• 1 Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau, Journal du marquis de Dangeau, Paris, Didot, 1854, I, (...)

1Au début du mois de février 1686, le marquis de Dangeau note dans son Journal : « Le roi se trouva assez incommodé d’une tumeur à la cuisse et garda le lit tout le jour1. » Quelques années plus tard, l’abbé de Choisy relata, avec moins de réserve, l’annonce de la délicate opération subie par le souverain :

• 3 D’ailleurs, les communautés d’émotion ne sont-elles pas des émotions communautaires ou, pour le d (...)

2Chacun en conviendra, il ne suffit pas d’opposer l’autocensure du diariste au style larmoyant du clerc. Si le premier a gardé le silence quant à la nature d’une pathologie mal placée (une fistule anale sans doute surinfectée), le second a insisté sur l’émotion collective provoquée par l’annonce d’une intervention surprise. Ce passage, tout à fait remarquable, résume tant d’éléments qu’il mérite une analyse approfondie des diverses connexions que ces phrases suggèrent, le tout au sein d’un discours à la fois émotionnel et événementiel. Choisy, en une dizaine de lignes, a évoqué trois mécanismes-clé de la monarchie d’Ancien Régime : l’importance symbolique du corps du roi, les stratégies autour de la circulation des informations et, bien entendu, l’impact social des émotions collectives par la communion, sincère ou non, des affects3.

• 4 On a longtemps parlé de « cérémonies de l’information » (travaux, désormais classiques, de Michèl (...)

4Choisy poursuivit en expliquant qu’en un instant, les églises se remplirent de fidèles venus prier pour la santé de leur souverain mais aussi pour remercier le Ciel de ses bienfaits. Des Te Deum, des processions, des messes, des fêtes privées se succédèrent, à peu près de façon identique à ce qui se produisait lors d’une grande victoire militaire, d’un mariage princier ou de la naissance d’un Dauphin4. Sourches remarqua même que cette liesse populaire ne fut pas sans occasionner certaines dérives :

• 6 L’opération était plus redoutée que le mal lui-même. Charles V passait pour avoir vécu longtemps (...)

5Soit. Dans ce cas, tout semblait indiquer que le roi avait triomphé d’un mal terrible et qu’il avait résisté vaillamment aux tourments d’une opération très délicate6. Pourtant, l’évocation des faits relatifs à cette « grande » opération ne suffit pas à éclairer la complexité de l’épisode. Car, avec beaucoup de finesse, Choisy souligne autant la grande surprise des Parisiens qu’il élude discrètement la question du secret maintenu à propos de la santé de Louis XIV. Car, en complément de la description de sujets attendris et en larmes, il manque surtout l’évocation du « manque de transparence », anachronisme mis à part, de la part de la Couronne. On pouvait autant se féliciter du succès présumé de l’opération que se lamenter de n’avoir pas été prévenu. Il ne s’agit pas, ici, d’un élément secondaire et un autre clerc, le père Loüis, a trouvé judicieux d’y insister dans un panégyrique célébrant la convalescence du roi. Le registre de l’émotion est très présent :

• 8 Cette idée, très commune depuis le Moyen Âge, est également valable pour un roi confronté à la sé (...)
• 9 « Monseigneur conservoit depuis longtemps les plus beaux cheveux du monde, qui étoient l’admirati (...)
• 10 Mathieu Lahaye, Le Fils de Louis XIV. Monseigneur le Grand Dauphin (1661-1711), Seyssel, Champ Va (...)

6Clarifions le propos de cet homme d’Eglise : gardons-nous, dit-il, de blâmer le monarque pour son mensonge par omission, et remercions-le, au contraire, d’avoir évité à ses sujets de ressentir trop d’inquiétude et d’appréhension. Louis aurait gardé, pour lui, « tout le mal », une expression suffisamment évocatrice et à destination de tous ceux qui assimilaient, de loin, tout souverain à un Christ régnant8. En fait, ce texte, judicieusement publié dans le Mercure galant de décembre 1686, témoignait d’une situation inconfortable : à l’exclusion d’un très petit nombre de courtisans, tout le monde avait été dupé. Et l’on doit au marquis de Sourches l’anecdote qui suit : quoique réputé pour sa belle et longue chevelure, le Grand Dauphin décida subitement de se faire couper les cheveux et de porter une perruque. Personne ne sut la raison exacte de ce geste mystérieux. Mais deux semaines après l’opération, il est possible que le fils de Louis XIV ait été vexé au point de se faire raser dans un accès de colère sans précédent9. Quoiqu’admis, à titre d’observateur, au sein du Conseil des dépêches et des finances – mais pas encore au Conseil royal -, Monseigneur n’avait pas été mis dans la confidence10.

• 11 Bien entendu, le récit témoigne également de la vision du « peuple » par l’auteur : Pierre Ronzea (...)

7Comment faire écran à un mensonge d’Etat que l’on est bien obligé d’admettre ? En utilisant la communion dans la souffrance : la méthode permet souvent d’accomplir des miracles en matière de désinformation. Qui ignore que les cris, les larmes et les sanglots neutralisent la réflexion, ou, tout au moins, qu’ils y font obstacle momentanément ? Choisy ne s’y est pas trompé. Au lieu de peindre un pauvre roi souffrant qu’il suffirait de plaindre, il a préféré s’intéresser à l’émotion de sujets faisant, un peu comme Monsieur Jourdain, de la « communication politique » sans le savoir. Or, qu’il soit vertical ou horizontal, tout système politique a besoin d’un lien (symbolique) et d’un liant (sociétal). Et, ici, tout est rassemblé : en indiquant que la nouvelle de l’opération rappelait à tout un chacun « combien la vie d’un bon roi est précieuse », l’auteur réaffirmait l’adhésion tacite des sujets au régime qui était le leur ; en rapportant les larmes d’un porteur de chaise impressionné par le stoïcisme d’un patient supportant « vingt coups de bistouri » (on se demande d’où il tenait ce chiffre…), l’abbé misait sur la dimension compassionnelle de tout groupe humain. Le groupe souffre ensemble, comme un seul homme, quand l’un des siens est meurtri, blessé ou sacrifié ; le groupe accepte l’ordre hiérarchique qui lui donne corps et, dans le cas évoqué, le fait que ce soit un simple porteur de chaise, que ce soient également « les moindres du peuple » qui plébiscitent l’événement et sa signification, tout ceci vaut pour quitus du régime et de ses fondements11. La souffrance endurée par le roi servirait de lien ; la communion de toutes les communautés affligées servirait de liant.

• 12 On retrouve une expression similaire, en 1562, lors de la chute accidentelle de Don Carlos, fils (...)
• 13 Louis-François de Bouschet, marquis de Sourches, Mémoires du marquis de Sourches, Paris, Hachette (...)
• 14 Stanis Perez, « Louis XIV, roi normal ? Absolutisme, intégrité et pouvoir souverain au xvii^e s. » (...)
• 15 « Chaque profession contribue, en sa manière, au soutien de la monarchie. Le laboureur fournit pa (...)

8Bien entendu, pour que cette transitivité de l’émotion fonctionnât à plein, il convenait d’y adjoindre deux ou trois éléments. Il faut que l’émotion traverse les catégories sociales pour être réellement efficace sur le plan politique, ce qui ne va pas de soi dans une société de rang aussi verticale que fragmentée. Choisy ne s’y est pas trompé et il a sollicité l’intervention de deux acteurs supplémentaires : le Grand Dauphin et Louis XIV lui-même. Le premier est décrit en larmes au chevet de son père récemment opéré, l’abbé le montre arrivant en toute hâte à Versailles mais apparemment incapable de parler tant l’émotion était grande – et sans doute obsédante l’idée qu’il serait devenu roi si l’opération avait mal tourné. Le second, le malade, tout en majesté mais les fesses écartées, s’adresse à ses chirurgiens épouvantés en leur disant : « Est-ce fait, messieurs ? Achevez, et ne me traitez pas en roi ; je veux guérir comme si j’étais un paysan. » Une formule, peu commune dans la bouche d’un monarque12, à comparer d’ailleurs au témoignage de Sourches qui ne parle pas de « paysan » mais du « moindre particulier de son royaume13 ». Il y a quelques années, j’avais réfléchi à ces formules dans une communication intitulée, non sans malice, « Louis XIV, roi normal ? »14. En l’occurrence, pour que la communion fonctionne, au moins sur le papier, il faut qu’elle joue sur deux tableaux complémentaires : l’intensité de l’émotion, qu’elle soit agréable ou non, et sa portée « universelle » parmi les sujets, Grands et petits confondus. Choisy a vu juste en donnant la parole à un porteur de chaise souffrant tel un roi qu’on opère, et, en parallèle, à un monarque exigeant d’être traité comme un paysan. Un tel raccourci sociologique peut faire penser au modèle unitaire d’une monarchie solidaire entre ses membres (du type Léviathan de Hobbes, pour simplifier), un thème d’ailleurs exposé par le roi dans ses propres Mémoires15.

• 16 Pierre Dionis, Cours d’opérations de chirurgie, 2^e éd., Paris, L. D’Houry, 1714, p. 352‑353.

9Enfin, pour couronner le tout, l’abbé abat une dernière carte. Non seulement les sujets ressentaient, par procuration, les douleurs de leur monarque bien aimé, mais le corps même du malade à opérer était comparé et ramené à celui du plus modeste des fistuleux. En effet, Choisy a signalé que pour préparer l’intervention, le chirurgien Félix avait dû s’exercer pendant deux mois et qu’il « l’avait faite (l’opération) plusieurs fois dans les hôpitaux de Paris ». Confirmée par Pierre Dionis dans ses Cours d’opérations de chirurgie, cette méthode consistant à utiliser des malades d’origine modeste comme cobayes plaçait le corps de Louis XIV au rang de n’importe quel sujet souffrant d’un abcès similaire16. On a même prétendu que les patients n’ayant pas survécu aux essais auraient été inhumés en toute discrétion… Le souverain semble avoir eu plus de chance ou avoir été plus résistant à la douleur que les anonymes sacrifiés sur l’autel de sa santé. Quoi qu’il en soit, ce qui aurait pu aboutir à un désenchantement de la monarchie a contribué, bien au contraire, à redorer son blason en faisant varier le curseur de la grandeur et du stoïcisme. Tantôt Apollon, tantôt paysan ; tantôt intouchable, tantôt martyrisé : mais le personnage insaisissable que décrit Choisy pâtit finalement d’un court-circuit symbolique et c’est ce qui explique les divergences observées entre les évocations successives. Pompeusement, l’abbé a déclaré que « le héros se comporta à son ordinaire », une expression qui acquiert tout son sens lorsqu’on la rapproche de l’extrait qui suit, un passage tiré de la Gazette de France :

• 18 Louis Van Delft, « Physiognomonie et peinture du caractère : G. Della Porta, Le Brun et La Rochef (...)

11Comme on s’en doute, opposer le vrai et le faux, la propagande et la vérité, l’intime et le spectaculaire, ne suffit jamais à comprendre les nuances entourant tout ce qui touche au pouvoir et à ce qu’il montre, exécute ou raconte. En matière d’émotion, il en va de même. La nature des sources peut être mise en cause sinon l’intention des auteurs ayant donné un écho spécifique aux événements qui nous intéressent. Si toute émotion est forcément spectaculaire, au sens littéral du terme, sa transmission, son expression, provoquent théoriquement une nouvelle émotion par un effet d’empathie somme toute banal quoique réversible. Si l’on tente de se placer du point de vue du lecteur des Mémoires de Choisy, on peut être partagé entre émotion et indifférence : l’évocation de la réaction spontanée des sujets peut attendrir comme elle peut susciter l’indifférence, voire le mépris, face à une chronique où la complaisance domine, où le style curial s’humilie par son recours immodéré à l’affectation. Or, tout tableau pathétique repose sur une ambiguïté fondamentale : si elle se signale sans trop de difficulté grâce aux artifices du langage et des gestes, l’émotion ne se commande pas. Choisy avait beau insister sur les larmes répandues par d’improbables porteurs de chaise, sur la mobilisation unanime et immédiate de tout un peuple cessant le travail pour méditer, à l’église, sur les souffrances d’un roi excessivement discret, une telle grandiloquence risquait fort de faire long feu. On peut se figurer la « douleur immodérée » de La Montespan et, même, parcourir le catalogue convenu des passions ressenties par les sujets étant donné que « la crainte, l’horreur, la pitié étaient peintes sur les visages », mais qui pouvait être dupe de cette inflation lexicale ? Ici, le mémorialiste-académicien se travestit en mauvais dramaturge et en piètre peintre d’histoire car il se borne à piocher dans l’éventail des affects défini par Le Brun et les théoriciens de l’expression des passions, ce poncif de l’historiographie classique qui n’explique pas grand-chose en vérité18. Car tout sonne faux dans le récit, comme si, d’ailleurs, les conventions servaient également de garde-fou psychologique en multipliant les signaux contradictoires. Trop d’émotion tue l’émotion ou, pour paraphraser Talleyrand, tout ce qui est excessif est insignifiant.

• 20 Ibid., p. 712.
• 21 Pierre Richelet, Dictionnaire françois, Genève, Widerhold, 1680, p. 277a.

13Comment partager ou susciter une émotion collective intense si le principal intéressé ne bronche pas face à ce qui épouvante tout le monde ? Choisy tomba lui-même dans ce piège lorsqu’il décrivit Louis XIV après l’opération : « On voyait pourtant (c’est moi qui souligne) la douleur peinte sur son visage ; son front était presque toujours en sueur de pure faiblesse […]. » De pure faiblesse, mais pas d’émotion… C’est la faiblesse physique ou la fièvre, et non la crainte de succomber aux coups de bistouri du maladroit Félix, qui faisaient suer le roi. Pourtant, ces petits accès de transpiration étaient déjà de trop et la Gazette, une fois encore, se fit plus prudente en répétant à ses lecteurs : « Sa Majesté n’a pas eu la moindre apparence de fiévre ny d’émotion20. » Naturellement, on m’objectera que, dans ce contexte, le terme « émotion » est un faux-ami. Il est vrai que le Dictionnaire de Richelet, en 1680, attribuait trois synonymes à ce mot : trouble, crainte et fièvre21. Mais tandis que la Gazette employait un substantif tiré de la médecine des humeurs, les lecteurs ne pouvaient s’empêcher de songer à ces passions, à ces tourments, à ces états d’âme que le roi domptait si aisément et surtout très officiellement. Il n’en demeure pas moins que le texte de Choisy, au diapason des célébrations ayant marqué l’année 1687, a souligné la cohésion de sujets confrontés à un événement faisant également écran aux conséquences de l’implacable Révocation et de la dangereuse coalition menée par la ligue d’Augsbourg. En somme, frémir publiquement pour la santé du roi et en faire état dans des Mémoires n’avait que des avantages, y compris celui de dissimuler ses propres émotions.

• 22 Journal de santé de Louis XIV, éd. Perez, Grenoble, Millon, 2004, p. 238 sq.

14Le talent littéraire de Choisy, au-dessus de Dangeau mais bien en-dessous de Saint-Simon, et sa relecture efficace des périodiques et des commérages du temps font des Mémoires de l’abbé une remarquable synthèse. Mais une synthèse de quoi ? J’ai beaucoup parlé de l’émotion suscitée par l’annonce du succès de la Grande opération ; mais qu’en était-il des sentiments de l’auteur lui-même ? Si ce dernier a mis en avant la figure conventionnelle d’un roi stoïque, il n’a jamais exprimé son propre ressenti qu’en le fardant de figures de style très scolaires. En ce qui concerne la fistule, bien à l’abri derrière les réactions de sujets interdits et de courtisans vexés, la plume de l’abbé a lissé les contours d’un épisode à la fois extraordinaire et commun. Cette vraie-fausse prouesse chirurgicale (en réalité, le patient fut encore opéré à deux ou trois reprises22) n’appelait, en retour, qu’une émotion factice, qu’une communion de façade qu’il était impossible d’évaluer de façon certaine. Les réjouissances sur commande qui rythmaient le quotidien des sujets (en créant des parenthèses « festives » mêlant fontaines de vin et processions baroques) imposaient à tout un chacun de pleurer à la mort des membres de la famille royale ou d’applaudir à leurs amours arrangées. Choisy n’a fait rien d’autre que déplacer le centre de gravité du royaume du côté de sujets qui paraissaient d’autant plus attristés qu’ils étaient humbles. Est-ce à dire, en négatif, que les Grands se seraient accommodés d’un changement de règne tardant à venir ? On a effectivement l’impression qu’entre le roi et le paysan, qu’entre l’Apollon convalescent et le porteur de chaise éploré, une communion émotionnelle inédite s’était instaurée, de quoi marginaliser, par ricochet, le clergé et la noblesse. Mais qui y aurait cru ? Louis XIV ? Sûrement pas, lui qui avait mis en garde son fils contre les dérives liées aux émotions dans l’exercice du pouvoir :

• 24 Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires complets de Saint-Simon, éd. Chéruel, Paris, Hache (...)

16En un trait d’humour aussi bref que cinglant, le roi semble avoir dévoilé son mépris à l’égard de la liesse populaire : à ce moment précis, les acclamations, très conventionnelles, des Parisiens lui rappelaient le refrain d’une chanson satirique composée par le comte de Fiesque (« Vive le roi ! Et Béchamel son favori »), un air se moquant de Béchameil, affairiste pompeux à l’affectation proverbiale24. Pourquoi Choisy a-t-il retenu cette anecdote potentiellement disgracieuse pour l’image de Louis XIV ? Le ricanement du souverain répondait-il opportunément, dans son esprit, aux transports de joie de la foule ou ne rétablissait-il pas, en une méchante phrase, l’infinie distance séparant un monarque glorieux de ses sujets anonymes ? Non, décidemment, l’émotion ne se commande pas ; non, décidemment, l’émotion de ceux qui commandent ne se commande pas davantage.