• 1 Stéphanie Dechézelles et Stéphane Cadiou, « La problématique de l’émergence pour l’étude des mobi (...)
• 2 Sophie Wahnich, « De l’économie émotive de la Terreur », Annales, Histoire, Sciences Sociales, n^o(...)
• 3 C’est ce qu’a réalisé récemment Robert H. Blackman, 1789. The French Revolution Begins, Cambridge (...)
• 4 L’étude la plus nette sur cet aspect est celle de Micah Alpaugh, « Les émotions collectives et le (...)
• 5 Nicolas Soulas, « Conflits, circulations et constructions du politique : le Midi de la France au (...)
• 6 Jean-Claude Gégot, « Une révolution ‘tranquille’ ? », in Gérard Cholvy, dir., Histoire de Montpel (...)
• 7 C’est la thèse développée par Melvin Edelstein, qui fournit pourtant une étude détaillée du vote (...)
• 8 Timothy Tackett, Anatomie de la Terreur. Le processus révolutionnaire, 1787-1793, Paris, Seuil, 2 (...)

1Les ruptures révolutionnaires interviennent dans des contextes d’expression vive d’émotions collectives et individuelles. Ces émotions ne sont plus appréhendées dans les sciences humaines de manière individuelle et dans un schéma d’opposition à la raison. Elles sont le résultat de configurations sociales, et elles révèlent pour cela l’ordre social tout autant qu’elles l’informent, notamment par le fait qu’elles permettent la constitution de « collectifs » qui peuvent nourrir l’émergence de mobilisations plus larges1. L’étude de l’expression des émotions permet donc de renouveler le champ des études révolutionnaires en se déprenant, pour la France, du cas modèle parisien2. Un moment intéressant à étudier est ainsi celui qui précède les grands événements qui sont l’occasion d’un surgissement d’émotions3. C’est le cas des années 1788-1790, période qui englobe la « Pré-Révolution » et l’année 1789 jusqu’au mois de juillet 1790 (Fête de la Fédération) et qui est appréhendée dans certaines villes comme le moment tranquille de la Révolution. En réalité, l’expression d’émotions nouvelles et selon des modalités parfois originales permet de comprendre les reconfigurations du politique qui sont opérées et qui préparent et annoncent pour partie les formes nouvelles de participation à la chose publique qui interviendront dans les années suivantes4. C’est nettement visible à Montpellier, capitale administrative de la province de Languedoc (avec Toulouse), dont l’importance décroît en 1789, ou ailleurs dans le Midi5. L’idée d’une « révolution tranquille6 » qui s’y déroulerait masque en réalité une polarisation forte du champ politique, qui explose à la fin de 1790 avec la mise en œuvre de la constitution civile du clergé. Or, cette opposition ne naît pas d’elle-même. Elle est le fruit d’une politisation d’une partie de la population qui est elle-même le résultat – entre autres – d’une acculturation politique par le biais des émotions. Loin de rester indifférente, la population urbaine se révèle au contraire « intranquille », et l’on ne peut réduire à la participation électorale les formes d’engagement7. C’est la raison pour laquelle il convient de relire, sous l’angle de l’analyse des émotions, les formes d’expression qui ont eu cours pendant ces deux années. Ces expressions permettent d’enrichir et nuancer la compréhension d’événements que l’historiographie traditionnelle a jugé avec dédain ou sous l’angle de l’anecdote, et invite à envisager combien ces émotions ont en réalité été partagées par une large partie de la population et ont induit des formes nouvelles d’exercice du pouvoir8.

• 9 L’Assemblée des représentants réunit les citoyens désignés au sein des assemblées électorale prim (...)

2D’un point de vue formel, les institutions qui dirigent la ville de Montpellier ont laissé des traces quasiment identiques avant et au début de la Révolution. Les registres du Conseil des Vingt-Quatre pour l’Ancien Régime, de l’Assemblée des représentants de la Commune9 entre août 1789 et janvier 1790, puis du Conseil de Ville à partir de la fin du mois de janvier 1790, obéissent à un ordre formel très proche. Les procès-verbaux des séances se suivent et sont structurés par la présentation du jour, de l’heure, du lieu et du type d’assemblée réunie ; puis par les décisions prises, sans retranscrire l’intégralité des débats. Pour autant, c’est bien dans le registre de l’expression des émotions, et ce qu’elles peuvent dévoiler de l’agencement des pouvoirs, qu’une rupture réelle intervient entre le Conseil des Vingt-Quatre et la municipalité révolutionnaire, avec une phase d’adaptation – d’acculturation ? – au moment de l’Assemblée des représentants de la Commune.

• 10 Archives Municipales de Montpellier (AMM), série BB, pour le dernier BB 446 (1787-1790). À propos (...)
• 11 La synthèse la plus récente sur ce contexte d’oppositions multiples en Languedoc, et au sein des (...)
• 12 Robert Laurent et Geneviève Gavignaud-Fontaine, « La révolution municipale dans le département de (...)
• 13 Sur la politique du cœur, Josiane Barbier, Monique Cottret et Lydwine Scordia, dir., Amour et dés (...)

3Les registres de délibérations du Conseil des Vingt-Quatre n’enregistraient que très peu les sentiments ou les émotions de ses membres10. L’absence d’émotions a pris fin à partir de 1788, quand ce conseil, lié par l’appartenance de ses membres aux cours souveraines de la ville (Cour des Comptes, Aides et Finances, Hôtel des Monnaies), a été entraîné dans l’opposition des officiers du roi à la monarchie à propos de l’enregistrement des nouveaux impôts11. Il s’est doublé, en Languedoc comme en Provence, d’une opposition de la part des oligarchies urbaines à la désignation des députés aux États généraux par les États provinciaux, et par des projets de réforme qui ont trouvé un soutien populaire dans les villes12. À cette occasion, les registres de délibérations ont enregistré l’expression de sentiments politiques qui combinaient la fidélité au roi et à la monarchie, l’amour du bien public et une politique fondée sur le cœur dans le but de régénérer le royaume13. Ce nouvel ordre des choses a permis l’émergence d’un nouveau type de légitimité. Le bien public ou le « bonheur des peuples » est en effet devenu un argument fort de justification politique.

• 14 AMM, BB sans cote, registre de l’Assemblée des représentants, liste p. 3.
• 15 AMM, BB sans cote, BB 446 et 1D1, Registres des délibérations du conseil municipal (1790). À prop (...)
• 16 Anne-Marie Duport-Auzas, « Club et société populaire à Nîmes : l’impossible fusion », in Michel P (...)
• 17 Micah Alpaugh, art. cit.
• 18 AMM, 1D1, p. 247
• 19 AMM, 1D1, p. 275. Sur l’ambivalence du rapport au people, Déborah Cohen, La nature du peuple. Les (...)
• 20 Nous empruntons cette expression à Barbara H. Rosenwein, « The political uses of an emotional com (...)
• 21 AMM, 1D1, p. 278.

4L’émergence d’une institution qui s’est emparée du gouvernement urbain à l’été 1789, l’Assemblée des représentants, a inscrit dans le paysage politique montpelliérain – mais le cas est similaire dans d’autres villes – le nouveau régime de légitimité, et a permis l’accession à la scène publique d’un personnel politique nouveau14. Mais cette émergence a créé un appel d’air pour la population. Cette dernière s’est investie et a participé, à travers la Garde nationale née à Montpellier de l’Association patriotique, à la prise en charge de la sécurité de la ville dans le contexte de « Grande Peur », en particulier des « brigands » dénoncés comme fauteurs de troubles dès 1789 et jusqu’en 179115. Ce contexte de confusion et d’événements rapides explique la polarisation de sentiments entre deux partis opposés, à savoir les acteurs de la « régénération » et leurs opposants. Mais il explique également que pour constituer la légitimité de ce nouvel ordre, l’expression de ces sentiments s’est révélée primordiale. Les « cérémonies révolutionnaires » ont dès lors scandé la vie politique de la cité, sans dépendre obligatoirement de l’évolution politique nationale. En effet, on constate que des cérémonies en accord ou en écho aux événements parisiens ont eu lieu. Mais d’autres, plus locales, et qui ne peuvent être appréhendées qu’en relation avec des événements provinciaux, ont également redéfini le paysage politique de Montpellier. C’est en particulier le cas lorsque les patriotes montpelliérains ont fait le choix d’intervenir ou non dans des conflits locaux à l’échelle régionale. Ainsi, en octobre 1789 à Lodève, à Castelnau, au Crès et à Salezon, en novembre à Monoblet, Sommières ou Gignac. De même, la « bagarre de Nîmes16 », survenue du 13 au 15 juin 1790, a contribué à renforcer les positions respectives des groupes pro et anti-Révolution à Montpellier, sans pour autant que cette affaire n’occupe beaucoup des délibérations montpelliéraines. Le cas se pose à nouveau le 25 août 1790, lorsque la ville de Montpellier accueille des délégations de toutes les gardes nationales du département. La visée de cet événement est bien de fonder et montrer une unité à la fois à la population de Montpellier, mais encore à l’extérieur de la ville17. Pour cela, un échange de drapeaux est effectué la veille avec la ville de Pézenas et prolongé par la décision prise par la municipalité de Montpellier d’offrir également un drapeau qui sera envoyé par une délégation de la Garde nationale montpelliéraine18. L’alliance avec Pézenas se fait contre Béziers, qui prétend obtenir le tribunal de l’Hérault, et l’ensemble de ces réjouissances constitue une série de moments où les nouvelles émotions politiques sont exprimées. Réunies, elles dessinent un nouveau régime émotionnel qui reconfigure les rapports de pouvoir. La foule, le « peuple », y tient un rôle ambivalent mais plus actif qu’auparavant, ce que l’on perçoit nettement quand les discours du maire sont rapportés, par lesquels il vante l’union entre les citoyens, mais encore entre les « cités » dont les « intérêts » et les « sentimens » seront associés19. Au-delà du caractère convenu du discours et l’inscription dans une tradition remontant à l’Antiquité, les émotions exprimées ont une utilité double. Tout d’abord, elles créent véritablement un lien émotionnel à la fois dans la cité et aux échelles locale et nationale, et peuvent à ce titre être envisagées comme des « communautés émotionnelles20 » qui permettent une identification commune des acteurs et l’inscription des « cœurs » dans un nouveau commun politique. C’est pour cela que les registres insistent sur l’union des corps et des sentiments, en particulier quand le corps municipal (élu) se joint aux membres des districts (les électeurs) pour accueillir les bannières aux portes de la ville au matin du 25 août. À cette occasion, le corps municipal, ici identifié comme un acteur en soi, « a été le témoin de la Joie et des applaudissements de tous les Citoyens, il les a partagés avec l’auguste drapeau et le Cri vive la municipalité s’est uni dans les acclamations du peuple, à ceux de vive la nation vive notre bannière21 ». Il n’y a pas ici la réitération stéréotypée des fêtes urbaines d’Ancien Régime, où le lien entre le peuple-spectateur et les acteurs rappelait la soumission du premier à l’autorité des dominants. Le nouvel ordre émotionnel qui est ici exprimé a bien pour finalité de montrer et de justifier un nouvel ordre politique qui englobe des acteurs nouveaux, et fonde ainsi une nouvelle légitimité politique – c’est la deuxième utilité – qui s’inscrit dans le nouvel ordre des choses. La référence au cœur n’est donc pas anodine, puisqu’elle engage les « citoyens » au plus profond d’eux-mêmes en faisant appel à leur « patriotisme », ce qui permet de fixer un horizon politique commun duquel se dégagent deux catégories de personnes : les patriotes et les contre-révolutionnaires. Le « peuple » qui suscite toujours des craintes, joue désormais un rôle plus positif de soutien et de légitimation sans pour autant qu’il accède pleinement aux droits politiques. De plus, les tensions exacerbées qui ont cours dans la province font peser une incertitude sur le devenir du nouveau régime. Cette incertitude est ainsi conjurée par l’expression publique des nouvelles émotions et leur inscription dans les registres.

• 22 Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 47.
• 23 Ibid., p. 53.
• 24 Sur l’importance de l’expérience sensorielle, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigare (...)
• 25 AMM, 1D1, p. 275 et suiv.
• 26 AMM, 1D1, p. 275‑276.

5Mona Ozouf, dans son ouvrage La fête révolutionnaire, ne tait pas sa déception à la lecture des procès-verbaux des fêtes de la Fédération, qui ne traduisent pas selon elle le caractère spontané de ces fêtes et l’irruption des foules dans le but de marquer l’unanimité22. Sa perspective, qui retient comme moteurs essentiels de cette unité quelque peu forcée la peur et l’enthousiasme23, peut être complétée par une démarche plus attentive aux émotions, sans délégitimer les prises de parole pour les réintroduire dans un invariant anthropologique de la fête. Un des espaces où s’inscrit ce nouvel ordre politique et émotionnel est celui des registres de délibérations, qui n’ont pas pour seul objectif de rendre compte de l’événement, mais ont également pour finalité de l’enregistrer comme un modèle, à la fois moment de rupture et moment fondateur, sans pour autant faire table rase du passé. Le récit insiste à cette fin sur la perception sensorielle que les acteurs ont de ce moment24. Le « premier sentiment » est d’admirer la conduite de la troupe parvenant à la porte de la ville et d’en faire la métonymie d’un corps parfaitement mû au service d’une « patrie » qui réunit les citoyens présents25. Par la suite, « un sentiment plus doux encore » succède à cette première impression à la lecture des mots inscrits sur la bannière offerte par la Garde nationale de Pézenas : « Fraternité d’armes le 25 août L’an second de la Liberté françoise ». Ce n’est qu’ensuite que « l’émotion si douce » vantée par le maire dans son discours intervient. Certes, le défilé emprunte à l’ordre des cérémonies militaires d’Ancien Régime, et il n’y a rien ici d’une proximité avec l’émeute. Cela n’empêche pas une participation spontanée du « peuple », auquel le drapeau est présenté, ce « qui excite dans tous les cœurs la plus vive satisfaction » et suscite un « applaudissement [effectué] avec énergie » puis des « cris répétés Vivent nos frères ! Vive Pézenas ! Vive la Légion du département de l’Hérault26 » qui font écho au discours du maire basé sur « l’amitié » générale entre les présents et tous les Français. Ce mode d’enregistrement des émotions devient rapidement un modèle, puisque les registres suivants composés et conservés par la municipalité en 1790 et 1791 le reproduisent. Au-delà du stéréotype, mais sans doute grâce à celui-ci, ils permettent d’inscrire dans le temps et dans l’espace politique de la cité le nouvel ordre politique en cours d’élaboration. C’est la raison pour laquelle ils font une part plus grande à l’émotivité populaire, ou du moins montrent plus fréquemment le « peuple » actif, non pas pour traduire une logique univoque de manifestation émeutière, mais bien pour enraciner dans le temps le rôle nouveau désormais dévolu aux citoyens. Mais avant de replonger dans ces registres et les documents officiels, il convient de noter que cette émotivité populaire a surgi dans d’autres types de récits.

• 27 Henri Perchellet, Journal d’un Bourgeois de Pithiviers pendant la Révolution française, Pithivier (...)
• 28 Arthur Young, Voyages en France, 1787, 1788, 1789, éd. Henri Sée, Paris, Armand Colin, 1976, 3 t.
• 29 Ibid., t. 1, p. 360.
• 30 Ibid., t. 1, p. 410‑411.
• 31 Ibid., p. 434.
• 32 Young fait paraître à Londres en 1793 The Example of France. Warning to Britain, dans lequel il m (...)

7Le phénomène d’expression plus fréquente des émotions, notamment en lien avec des questions politiques, est perceptible partout en France, spécialement dans les villes où des revendications plus poussées que celles portées traditionnellement dans les campagnes contre les seigneurs sont exprimées. On le perçoit notamment dans les témoignages de l’époque, soit par les rares acteurs eux-mêmes dont des écrits sont conservés, soit par des observateurs extérieurs, à l’instar celui d’Arthur Young. Dans la première catégorie, le témoignage de Henri Perchellet, garde national à Pithiviers, a été utilisé par Macah Alpaugh pour comprendre les émotions à l’œuvre lors de la fête de la fédération à Orléans au printemps 179027. Dans la seconde catégorie, Young fut un observateur méticuleux des paysages et des routes françaises entre 1787 et 1791. Il ne manque pas d’indiquer, dans ses écrits, les lieux d’hébergement qu’il a fréquentés et les conversations qu’il a pu – ou non – y lier28. Dès la fin du mois de juillet 1789, à Dijon, il est frappé par les discours politiques que peuvent tenir les « bourgeois » de la ville, en particulier la menace exprimée à l’encontre du gouverneur de Bourgogne, le « prince de Condé » et « l’intendant » qui s’est enfui en « Allemagne ». Young est heurté par le fait que cette menace est formulée « positivement, et sans très peu de cérémonie », autrement dit publiquement à l’Hôtel de Ville où il se trouve29. La population, y compris le peuple, s’inscrit alors dans un processus de politisation, que Young retrouve en Avignon à propos de la rivalité avec l’Angleterre30, ou à proximité de Fréjus quand des loueurs de chevaux, des paysans, des femmes se déplaçant avec des mules – sans que l’on sache précisément qui prononce ces paroles – dénoncent le « gouvernement31 ». Ces personnes développent devant lui de véritables idées politiques et expriment, a minima, un mécontentement qu’on dénie souvent aux classes populaires ou que l’on analyse comme le résultat d’une instrumentalisation ou, dans le cas de Young, comme un danger32. Cette effervescence populaire relevée en différents lieux et espaces se retrouve à Montpellier.

• 33 René Desgenettes, Souvenirs de la fin du xviii^e siècle et du commencement du xix^e siècle, Paris, (...)
• 34 AMM, I-6, Révoltes, 1^er dossier : « 5 octobre 1789‑1790 ».
• 35 René Desgenettes, op. cit., « On voyait de jeunes mères de famille […] insulter le clergé constit (...)
• 36 Sur ces séances publiques : Jean-Claude Gégot, art. cit., p. 233.
• 37 Anne Quennedey, « Saint-Just amateur de théâtre d’après un poème inconnu. Les vers à M. Dorfeuill (...)
• 38 Jacques-René Hébert, La Lanterne magique, ou fléaux des aristocrates. Étrennes d’un patriote, déd (...)
• 39 Il faut ici se rappeler combien ce discours de justification écrit après la Révolution et l’empir (...)
• 40 René Desgenettes, op. cit., p. 71.
• 41 Ibid., p. 122.

8Plutôt que de rapporter une nouvelle fois les discours disqualifiant les foules ou le peuple, il semble plus intéressant de relever quelles pratiques sociales et communes permettent l’expression de ces sentiments. Le témoignage de Des Genettes, médecin célèbre par sa participation à l’expédition d’Égypte, mais également rédacteur du Courrier d’Égypte et membre de l’Institut, peut retenir notre attention. Il vécut en effet deux ans à Montpellier à partir de 1789 pour y faire sa médecine, et put s’insérer dans les cercles de sociabilité administrative, politique et scientifique, les trois étant mêlés à l’époque. Son témoignage rétrospectif permet de saisir des lieux et des moments d’expression d’émotions politiques, tout comme des espaces de socialisation politique et de politisation plus larges que les cercles traditionnels de l’Ancien Régime33. Ainsi, au-delà des dîners au cours desquels les officiers du roi s’affrontent verbalement, il mentionne des lieux particuliers que sont les cabinets de lecture, le club et les églises. Ces dernières s’animent à partir de la Constitution civile du clergé (juillet 1790) et l’attitude réfractaire d’une partie des curés de la ville donne lieu à diverses oppositions sur les parvis, oppositions dans lesquelles les femmes jouent un rôle majeur, et qui suscitent l’expression – parfois violente34 – d’émotions populaires catholiques35. Mais le lieu qui concentre l’attention de Desgenettes, tout comme la vindicte des opposants à la Révolution, est le Club des Amis de la Constitution fondé par Cambon père dès 1789, et aux séances duquel Desgenettes affirme assister36. Il s’y oppose à Goguet, autre étudiant en médecine à l’époque. Celui-ci, dont l’influence sur la jeunesse étudiante est très forte, est dépeint de manière ambivalente par Desgenettes. Il lui accorde des qualités d’orateur incontestables, mais estime qu’il en fait un mauvais usage pour défendre une conception extrémiste de la Révolution, tournée notamment vers le peuple. C’est dans un cabinet de lecture réservé aux étudiants qu’il le dépeint comme le « déclamateur le plus fougueux » et indique qu’il y lit publiquement La Lanterne magique, sans que l’on parvienne à identifier précisément de quel ouvrage il s’agit, celui de Hébert ou les feuilles complétées depuis Toulouse et intitulées La Lanterne magique patriotique, ou Le Coup de grâce de l’aristocratie, dont de multiples versions sont conservées37. Cette publication exprimait, au nom du « parti » patriote, des émotions populaires et prétendait fonder un nouvel ordre politique à partir de ces émotions communes : le patriotisme, la probité du Tiers état opposée à l’avarice et la lâcheté des ordres privilégiés, et surtout l’unité de la nation face à la division instillée par la noblesse et le clergé aux États généraux38. Le cabinet de lecture que dépeint Desgenettes est, dans son esprit, l’antichambre du club des Amis de la Constitution dirigé par les Cambon père et fils, dont il dénonce sans relâche l’influence néfaste à Montpellier39. Desgenettes ne manque d’ailleurs pas d’insister sur la constitution d’un « parti populaire » mené par Cambon et Luchaire, major de la citadelle. Il établit un lien étroit entre la Garde nationale, constituée d’abord d’un « noyau de douze à quinze cents hommes » puis de « quatre mille cinq cents » membres, et la politisation accélérée de la population après la fête de la Fédération à Paris le 14 juillet 179040. Les effectifs croissants des Amis de la Constitution, qui peuvent être le signe d’un engagement plus important de la population de la ville, au-delà des cercles bourgeois, sont le signe d’un processus de politisation qu’il faudrait mieux caractériser au niveau individuel. Desgenettes en dresse toutefois un tableau sous la forme d’« assemblées délibérantes » où les « hommes ardents » parlent les premiers, et s’inscrit dans le sillon d’une opposition entre des foules (populaires) exaltées par des meneurs et des individualités raisonnables et calmes qui l’emportent par leurs discours fondés sur des arguments véritables et non pas sur des émotions41.

• 42 Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, éd. D. Reynié, Paris, PUF, 1989 (1^re éd. 1901).
• 43 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gall (...)

10La sécheresse des registres de délibérations et des procès-verbaux dévoile les émotions politiques par deux moyens. Le premier se réalise lorsque des événements inattendus interviennent. Ces événements suscitent la création d’archives, mais déterminent également des narrations qui révèlent, lorsqu’elles sont mises en série, des inflexions dans le rapport que les individus et les groupes peuvent avoir à la chose publique. Cette discontinuité ne repose donc pas sur le surgissement d’acteurs isolés, mais dévoile au contraire des modalités d’appréhension du politique qui reposent sur des évolutions émotionnelles réelles. Le deuxième moyen apparaît par la comparaison avec des écrits publics ou, au moins, ceux diffusés plus largement. Cette comparaison est importante dans le contexte d’une « opinion publique » en pleine reformulation, qui ne consiste pas seulement en l’émergence d’une sphère sociale dans laquelle les individus imitent servilement des meneurs. Loin de la théorie tardienne42 et des discours disqualifiant le peuple, il faut au contraire comprendre comment des acteurs nouveaux interviennent dans le cours des choses, et le font en produisant des justifications43 dans lesquelles les émotions politiques comptent énormément.

• 44 AMM, DD 358.
• 45 AMM, BB sans cote, registre des délibérations de l’Assemblée des représentants, fol. 112 v^o.
• 46 Archives Départementales de l’Hérault (ADH), C 6922.
• 47 AMM, 1D1, p. 130.
• 48 Ibid., p. 133.
• 49 Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, La Révolution, Paris, Robert Laffont, 2 (...)
• 50 René Desgenettes, op. cit., p. 120‑124.

11Un lieu dans la ville polarise les attentions et suscite de grandes inquiétudes. Il s’agit de la citadelle. Construite à la suite du siège de Montpellier par Louis XIII en 1622, elle avait pour fonction de surveiller la cité protestante, toujours suspecte de se rebeller contre l’autorité du monarque. À la suite de la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, la question de la place et du rôle des forteresses dans les villes du royaume est posée à l’Assemblée nationale, mais également dans les provinces. À Montpellier, la citadelle ne semble devenir un sujet de débat qu’à la suite de réunions à la Société des Amis de la Constitution en avril 1790. Auparavant, elle n’a préoccupé les administrateurs que pour des questions d’hygiène et de salubrité44, à l’instar de ce qui se pratiquait ailleurs, ou pour des questions de dénombrement de la population45, les autorités ne sachant pas exactement combien de personnes y étaient logées. L’impression laissée par la documentation disponible est celle d’un ensemble immobilier abritant jusqu’en 1751 des « habitants indus », à savoir des civils, et qui reste en partie vide dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle46, les troupes de ligne présentes ne suffisant pas à l’occuper entièrement. Le marquis de Bouzols, qui dirige les troupes de la citadelle en 1789, demande qu’elle soit conservée, alors que la municipalité souhaiterait l’inclure dans les biens nationaux aliénables. Sur ce débat se greffe alors un mouvement politique fort parti de la Garde Nationale et d’une « assemblée nombreuse de citoyens actifs » tenue le 1^er mai 1790. Des pétitions y sont rédigées, apportées publiquement au maire, Durand, et appuyées ensuite par une députation de la « Société des Amis de l’Égalité et de la Constitution » qui représente au maire les « allarmes » que cette citadelle fait naître dans la ville puisqu’elle est vue comme le lieu d’une insurrection contre-révolutionnaire potentielle47. Les pétitionnaires demandent que la municipalité prenne en charge la citadelle et s’en rende responsable, ce que le conseil refuse. C’est pour cette raison que dans la nuit du 1^er mai au 2 mai, une petite troupe de jeunes gens s’empare de la citadelle, sans violence. Le récit des faits est de peu d’utilité, même s’il en ressort que la violence physique n’a pas été un moyen pour s’emparer de la citadelle, à la différence de Marseille – pourtant perçue comme un modèle – ou Valence. En revanche, les discours de justification construits par la suite, dès le 2 mai, révèlent la force des « sentiments » nouveaux qui ont proprement déterminé l’attitude des envahisseurs. Parmi eux, de jeunes étudiants en médecine, dont Goguet, ont joué un rôle déterminant. Ils ont agi au nom « de l’université des citoyens de Montpellier » et ont prévenu la « destruction de la cité ». Ils l’ont fait en connaissance de cause, c’est-à-dire qu’ils concèdent au conseil « ce que leur conduite avoit d’irrégulier aux yeux de la loi » mais la justifient « par les sentiments patriotiques qui les avoient animés », et qu’ils prétendent partager avec les membres du conseil. Ces derniers manifestent au contraire leur vive « improbation d’une voye de fait aussi contraire à la loi » et sont soutenus en ce sens par l’état-major de la Garde nationale qui refuse de monter la garde à la place de la petite troupe sans un ordre formel de la municipalité, alors même qu’une partie des troupes de la Garde nationale a participé à l’assaut. La municipalité, prise en étau entre une base populaire enthousiaste et des officiers réticents, imagine alors la solution de solliciter à nouveau auprès de l’Assemblée nationale l’aliénation de la citadelle au motif de son inutilité48. Loin d’obéir au schéma tardien d’une foule mue de manière inconsidérée, par mimétisme, ou agitée des plus vives passions comme les décriront Taine49 ou Gustave Le Bon, la troupe des assaillants adosse au contraire son action à un projet politique – lutter contre le despotisme – ancré dans un contexte particulier – celui d’une crainte des « brigands » et de la « contre-révolution » – et qui trouve dans la nécessité du moment la justification de sa réalisation. L’empathie patriotique réclamée auprès du conseil municipal ne ressortit pas uniquement à un discours stéréotypé. Elle s’inscrit plutôt dans le nouvel ordre politique et émotionnel qui autorise une action raisonnable, bien qu’illégale, que les assaillants s’empressent d’inscrire dans la nouvelle légalité municipale commune. Le récit de cet épisode que l’on trouve dans les mémoires de Desgenettes50, dans lequel il raille l’ardeur irréfléchie des membres de la Société des Amis de l’Égalité et de la Constitution, préfigure d’ailleurs l’ordre du discours contre-révolutionnaire qui réinvestira le topos d’une foule incontrôlable et mue par des passions folles pour délégitimer le caractère proprement politique du ressentiment des patriotes et leur participation au nouveau bien commun. La mise en exergue du rôle des sentiments patriotiques, soit pour justifier une action politique, soit pour la réprouver, montre qu’un nouvel horizon commun existe alors, certes instable et soumis à des forces opposées, mais assez puissant pour constituer un commun politique englobant, au point de devenir parfois la source de discours stéréotypés.

• 51 Sophie Wahnich, op. cit.
• 52 ADH, L 3732, « Motion faite à l’assemblée électorale par Pierre Capelle Electeur du canton de Mon (...)
• 53 Proclamation du roi du 18 juin 1790, et Archives Parlementaires, t. XV, séance du 29 mai 1790, p. (...)
• 54 ADH, L 3732, « Motion… », art. cit.

12La force du discours patriotique et la réaffirmation d’émotions et de sentiments nouveaux ne permettent pas de sonder les cœurs et les esprits en profondeur. Pour autant, comme d’autres l’ont fait, on doit relever leur caractère structurant, au point que leur réitération stéréotypée en devient parfois caricaturale. Mais c’est ce caractère répétitif qui doit être analysé. L’expression récurrente des sentiments patriotiques a progressivement construit un nouveau substrat politique qui a permis l’émergence de nouveaux types d’acteurs politiques, aussi bien à l’échelle du royaume puis de la République51, que dans les villes. Aussi, dans le cas montpelliérain, à la suite de la prise de la citadelle, l’assemblée primaire du canton qui réunit les électeurs décide-t-elle d’appuyer la justification de cet assaut52, alors que l’Assemblée nationale et le roi ont condamné les initiatives armées qui ont eu cours dans certaines villes53. Elle le fait au nom de « l’existence » humaine mise en danger par le despotisme qu’incarnent les Bastilles, et face auquel doit se dresser le « patriotisme ». Celui-ci a pris forme à Montpellier sous l’effet « de l’emportement d’un zèle le plus pur et le plus civique » qui émane du « vœu général de la cité54 ». La légitimité de l’action met ici en concordance les vues du roi et de la ville de Montpellier, mais le premier a été surpris par les « ennemis secrets » de la révolution et ainsi trompé. Cette décision de l’assemblée des électeurs fait écho à une pétition adressée à l’Assemblée nationale par la Garde nationale et les citoyens actifs de Montpellier du 30 mai 1789. Elle complète ainsi un commun politique fondé sur le cœur et qui lutte contre les « cruels souvenirs qui ne sont déjà que trop gravés dans tous [les] cœurs ». On constate de la sorte la structuration d’un champ politique dont les termes référentiels évoluent, et qui sont polarisés, du moins du côté des partisans de la régénération ou de la révolution, autour du patriotisme. L’expression publique de ces sentiments, et leur réitération auprès des institutions et de l’opinion publique, participent à la réélaboration d’un nouveau champ de participation politique, plus large, qui inclut une partie plus importante de la population. Il y a donc un véritable enjeu à répéter, y compris de manière stéréotypée, ces nouvelles émotions. On le constate notamment par le fait que ce nouveau sentiment patriotique devient également un référent pour les adversaires de la révolution.

• 55 Georges Lefebvre, La grande peur de 1789, Paris, Armand Colin, 2014 (1932).
• 56 Sophie Wahnich (« De l’économie émotive de la Terreur », Annales, Histoire, Sciences Sociales, n^o(...)

13La transformation des États généraux en Assemblée nationale, puis la redéfinition du régime politique sur la base d’une souveraineté de la nation, ont induit une transformation du rapport politique des individus à la « chose publique » et mis en chantier le rôle politique dont le peuple se saisit. Ce rôle n’a pas été défini uniquement à Paris ou de manière théorique. Les événements locaux ont concouru à réagencer les pouvoirs et à renouveler les pratiques politiques. Dans le cas de Montpellier, la « peur » est une des émotions les plus mobilisatrices, bien au-delà de 1789 et de la « Grande Peur55 ». Elle détermine des comportements anti-révolutionnaires et révolutionnaires. Combinée au patriotisme, elle forme le substrat d’un nouveau rapport au politique qui prend fin au cours de 1790, quand deux camps véritablement opposés se structurent56.

• 57 AMM, BB sans cote, registre des délibérations de l’Assemblée des représentants, séance du 17 nove (...)
• 58 Bien que ce thème demeure un élément de mobilisation puissant pour la Garde nationale, ce dont té (...)
• 59 AMM, 1D1, p. 236 (l’expression est utilisée par le curé de la cathédrale) et p. 339 (l’expression (...)
• 60 Ibid., 3 juillet 1790, p. 218.
• 61 AMM, 1D1, p. 340.
• 62 Cela peut compléter ces formes de conflictualité traditionnelles qui structuraient la vie politiq (...)

14La lecture des registres des délibérations de la municipalité, et son croisement avec les témoignages dont on dispose sur les révoltes en 1789-1790, permet d’infléchir le phénomène trop souvent présenté qui définit la peur comme le moteur de l’action, cantonnant cette dernière à une émotion réactive. Dans le cas de Montpellier, la peur, qui est exprimée de manière beaucoup plus diffuse et moins extrapolée, semble au contraire fait partir du nouvel ordre politique, sur lequel pèsent deux menaces majeures : celle des brigands et celle des menées contre-révolutionnaires, sans que l’une et l’autre soit précisément définies, hormis dans quelques situations exceptionnelles. Pour le brigandage, les membres de l’Assemblée des représentants craignent, dès 1789, que les tentatives de libéralisation du commerce des grains ne soient entravées par les brigands des campagnes, et que ces derniers trouvent refuge à Montpellier, en particulier la nuit, pour fomenter des séditions qui sont la « terreur des Citoyens »57. La peur est alors l’élément qui détermine la réactivation de la milice bourgeoise, mais cette dernière est supplantée par les volontaires de la Légion, qui constitue l’embryon de la Garde nationale. Or, le projet de cette dernière est plus large que la seule auto-défense face aux « brigands58 ». Il vise à assurer la défense de la cité par les « citoyens soldats59 » et pour cela à englober dans le service tous les citoyens de Montpellier, ce qui ne va pas sans poser problème aux autorités, qui se font alors l’écho du refus de bon nombre d’électeurs de participer à un service qu’ils assimilent à celui du guet. Mais le projet de la Légion est également politique, dans la mesure où le « comité » qui la dirige devient l’interlocuteur de la municipalité et du district, et joue le rôle de relais, ou de porte-voix, des revendications d’une partie de la population, en particulier des faubourgs, qui demande à être incluse pleinement dans la ville60. Ce rôle d’instance concurrentielle du pouvoir, autolégitimée, repose sur la mobilisation de sentiments politiques forts tels que la fraternité. La fraternité, qui supplante la peur, est entendue comme un moyen de nouer des liens sociaux et politiques indéfectibles. Ainsi, les « citoyens inscrits » pour la garde de la ville « dev[ront] former un faisceau, et qu’on ne pou[rra] le disjoindre sans briser le lien de fraternité qui l’unit61 ». La traduction visuelle de cette fraternité sera la fin de la différenciation vestimentaire entre bourgeois et volontaires, et l’adoption d’un uniforme, sans pour autant que ce choix soit appliqué, en raison notamment de problèmes financiers. La période des premières années de la révolution ne peut donc être appréhendée uniquement en termes de réaction à la peur. Elle doit plutôt être envisagée comme un moment exceptionnel propice à l’émergence, ou la formalisation, d’un projet politique nouveau qui investit positivement cette crainte diffuse pour reconfigurer localement la répartition des pouvoirs. Le système d’agencement des pouvoirs, reposant habituellement sur les clientèles et les partis politiques, s’enrichit alors d’une nouvelle forme de participation et de canalisation des émotions urbaines, qui permet de réguler autrement la conflictualité en redéfinissant les formes d’expression des émotions et des sentiments politiques62. Il est d’ailleurs intéressant de noter que de manière tout à fait symétrique, les opposants à la révolution justifient leur projet par la crainte que peut inspirer la situation nouvelle.

• 63 Le 25 juin 1790, le procureur de la commune dénonce au conseil la diffusion à Montpellier d’écrit (...)
• 64 Thématique reprise et amplifiée par Taine, puis par les tenants d’une histoire révisée de la Révo (...)

15Les registres de délibérations contiennent, de manière de plus en plus euphémisée, de vives critiques à l’encontre de l’influence potentiellement néfaste du peuple sur le cours politique de la « régénération » puis de la « révolution ». Les autorités craignent en effet la crédulité du peuple63. Mais un des éléments les plus intéressants de cette période est de constater que l’argument du « peuple » est utilisé de manière ambivalente. Il est à la fois un repoussoir dans une dénonciation qui assimile la démocratie à l’anarchie64, et une instance de légitimation de l’opposition à la Révolution. Dans les deux cas, les émotions justifient la rénovation ou la conservation pure et simple des formes de pouvoir connues. On le perçoit à travers des publications imprimées qui sont diffusées dans la ville, dans la province et en France.

• 65 Paul-Joseph de Barthez, Libre discours sur la prérogative que doit avoir la noblesse dans la cons (...)
• 66 Le « peuple ne seroit être ému puissamment que par des besoins physiques et des spectacles », ibi (...)
• 67 Ibid., p. 3.

16La première, qui date de 1789, est un pamphlet rédigé par Barthez, intitulé Libre discours sur la prérogative que doit avoir la noblesse dans la constitution et dans les États généraux de la France. L’auteur, conseiller d’État et conseiller-maître à la Cour des Comptes, Aides et Finances de Montpellier, est un des acteurs majeurs de l’opposition urbaine aux États de Languedoc. Dans le contexte des États généraux tenus à Versailles, il milite pour que les ordres ne soient pas réunis et pour que la noblesse conserve ou retrouve une « prérogative » dont la monarchie absolue l’a privée, en particulier sous l’action des mauvais ministres. Son propos n’a rien d’original, mais il diffuse l’idée selon laquelle deux modèles politiques doivent servir de repoussoir. Tout d’abord, la démocratie, dans la mesure où ce serait le « peuple » qui sanctionnerait les grands hommes. Et selon Barthez, le peuple étant sujet à des « caprices », il serait évidemment impossible de gouverner correctement la monarchie. L’opposé de cette vision infantilisante du peuple est le despotisme, dans lequel, au contraire, les pouvoirs sont concentrés dans les mains du roi et des ministres, ces derniers mentant au monarque pour conserver les fonctions essentielles. Le seul lien harmonieux peut être établi par une noblesse qui recouvrerait les prérogatives qu’elle exerçait au temps idéal de la Curia Regis médiévale. Ce rappel à un passé mythifié permet à Barthez d’enrichir son projet en se référant au modèle anglais – et non étatsunien – d’un bicamérisme qui permettrait d’éviter « l’anarchie démocratique65 ». Mais plus fortement, il dénie au peuple toute capacité politique, ce dernier étant soumis à des « passions » qui lui interdisent l’abstraction et la compréhension des grands « enjeux » politiques. Se référant à Juvénal, Barthez renforce le stéréotype d’un « commun » qui n’a besoin que de pain et de jeux, et qui ne peut s’émouvoir et se mouvoir que par ces moyens66. Pour autant, il ne nie pas la nécessité d’un nouveau « Pacte social », inscrivant son projet dans un champ politique reformulé par Siéyès et Mounier tout en s’opposant au premier. Son projet de conservation des privilèges refuse l’idée d’égalité, mais inscrit toute action politique véritable dans le cadre de la « Patrie », et appelle à renouveler le lien du « citoyen » vertueux à ses concitoyens dont le caractère moral doit être celui de la « modération » entendue comme le dépassement des vanités et des ambitions personnelles67. La différence de conséquence entre le projet de la Société des Amis de la Constitution et la publication de Barthez n’empêche pas que les deux positions politiques reposent sur un référent commun, la patrie, dans lequel les individus et les groupes doivent agir et s’émouvoir selon des principes communs. Cette convergence involontaire produit une légitimation des émotions nouvelles comme ressorts de l’action politique, et permet de comprendre comment le rapport au politique a évolué si rapidement en quelques mois.

• 68 L’opuscule intitulé Instruction pastorale de M. l’évêque de Boulogne, sur l’autorité spirituelle, (...)

17Dans cette convergence entre positions politiques opposées, le peuple tient d’ailleurs une place majeure. Il est en effet l’objet d’une attention réelle, alors même qu’on se méfie toujours de lui. Il constitue pourtant une instance de validation politique, tant au sein du « parti populaire » que dénonce Desgenettes dans ses écrits que pour le parti catholique qui cherche à susciter en lui une colère à la suite de la constitution civile du clergé68. C’est pour cette raison que le peuple devient la cible de discours politiques nombreux rendus publics par des discours ou des imprimés. Une véritable éducation émotionnelle se dégage de cette littérature tout au long de 1789 et surtout 1790, car à partir de 1791, les positions semblent figées et la répartition des émotions entre partisans et opposants à la Révolution semble achevée.

• 69 AMM, I-6, « La municipalité de Montpellier aux citoyens », Montpellier, imprimerie de Tournel, 4  (...)
• 70 Séance du conseil municipal du 20 décembre 1790, AMM, 1D2 et I-6 pour l’impression et la publicat (...)

18Ainsi, la municipalité base son discours et son rapport aux émotions sur le patriotisme et le cœur, mais dans un rapport qui se veut éclairé. Une proclamation du 22 mai 1791, tirée à 900 exemplaires, permet de le comprendre69. Elle intervient après une deuxième partie d’année 1790 agitée par les oppositions relatives à la constitution civile du clergé, et notamment des agressions physiques et verbales à l’endroit du maire et des membres du conseil. L’influence des oppositions religieuses à Nîmes et dans le camp de Jalès, attisent également les tensions à Montpellier. La proclamation rappelle la valeur et la légitimité de la « constitution » qui « s’affermit de jour en jour [et qui] bientôt se conciliera tous les cœurs ». La dimension programmatique du propos révèle combien l’argument du cœur ne fonctionne plus de manière univoque, mais combien il reste un élément mobilisateur. En effet, la « paix des biens » que procurera la constitution aura pour conséquence que « tous les cœurs seront pour elles ». De ces prémisses jaillit un appel à l’union pour la sûreté des biens. Ce n’est donc pas une soumission aveugle que réclament les autorités, mais bien une « soumission éclairée » qui reposera sur « une surveillance paisible [et] une confiance soutenue » entre elles et la population. Pour autant, cette dernière n’est plus envisagée de manière aussi englobante. Les populations marginales et considérées comme dangereuses sont toujours exclues de la sphère politique, et désormais, les « fanatiques » ne peuvent plus prétendre participer pleinement à la chose publique dans la mesure où « chaque jour le peuple s’éclaire, il apprend à connoître ses intérêts, à discerner ses vrais amis ; il n’accusera pas longtemps la loi des désordres qu’occasionne le refus de s’y soumettre ». Cette distinction affine ainsi le patriotisme et l’appel aux sentiments du cœur, et érige entre les citoyens et les autres une barrière incommensurable, qui se traduit désormais de manière visible par des serments, des votes et l’expression d’une adhésion « de cœur & d’ame »70. L’émotion, individuelle et collective, est désormais comprise comme un marqueur et un outil de différenciation politique. Elle permet de distinguer les individus citoyens mus par des émotions raisonnables et politiques, et ceux qui s’abandonnent à des passions (religieuses) inconciliables avec le nouvel ordre des choses.

• 71 Stéphanie Dechézelles et Stéphane, Cadiou, op. cit., p. 22‑24. Les auteurs montrent le caractère (...)
• 72 Sur la politisation en temps de crise, Laurent Bourquin et Philippe Hamon, dir., La politisation. (...)

19Dans les faits, les années 1788-1790 ont pu apparaître tranquilles et non-violentes à Montpellier. L’analyse par l’histoire des émotions permet d’affiner cette perspective en saisissant combien des groupes et des partis se sont pourtant constitués, contre l’image d’une société figée et en partie apolitique. Ils ont « émergé71 » sous l’effet de la peur et de l’enthousiasme révolutionnaire, en suscitant une adhésion du « cœur » au projet révolutionnaire. Ils ont porté de manière sous-jacente une violence potentielle, en particulier les groupes ennemis de la Révolution, bien réels mais vécus parfois de façon fantasmée, et cette violence a déterminé des formes de durcissement des positions respectives qui ont polarisé la société locale sans déboucher nécessairement sur des affrontements directs, du moins pas avant 1791-1792. Or, il ne faut pas occulter la dimension sociale. Dans le cas de Montpellier, la municipalité, dirigée par la bourgeoisie patriote, a tourné franchement le dos à la noblesse et maintenu une suspicion forte à l’endroit du peuple, au point de ne pas entendre le mécontentement populaire relatif au chômage et aux difficultés des temps. Les ateliers de charité ouverts pendant les hivers 1789 et 1790 ont attisé les mécontentements, car ils ont donné lieu à la réactivation de dispositifs policiers perçus comme agressifs par la population pauvre. La conjonction de ces oppositions multiples, dans le contexte d’une politique qui imposait de faire un choix en faveur ou contre la Révolution, a polarisé les attitudes, attisées par une émotivité collective et individuelle vives. Cela permet de comprendre que ces années 1789-1790 furent plutôt intranquilles, et qu’elles constituent le ferment sur lequel la constitution civile du clergé, et les choix qu’elle imposait tout comme le déséquilibre politique qu’elle introduisait dans les liens sociaux dans la ville, a cassé véritablement le consensus – fragile – qui semblait prédominer. L’analyse par une histoire des émotions permet ainsi d’affiner la chronologie de la Révolution et de mieux comprendre les processus de politisation à l’œuvre, tant la politisation rapide et parfois brutale au moment des crises, que la politisation plus sous-jacente et ordinaire, liée à des lieux ou des problèmes collectifs et communs72. Les années 1789-1790, par le recours à de nouvelles formes d’expression et de participation politiques, et la diffusion et la structuration de liens sociaux par les émotions, constituent à ce titre un moment expérimental inédit qui repose sur des temporalités multiples, des émotions renouvelées et structurantes, sans qu’un champ politique ne soit encore totalement autonome comme cela a pu être le cas à Paris. En ce sens, l’étude des émotions dans une ville d’une province permet de saisir d’autres formes de construction du politique.