• 1 Alain Cabantous, La Vergue et les Fers. Mutins et déserteurs dans la marine de l’ancienne France, (...)
• 2 Depuis notamment les travaux de Markus Rediker, Between the Devil and the Deep Blue Sea, Cambridg (...)
• 3 Un tournant océanique interrogé récemment par Hélène Artaud dans son livre Immersion. Rencontre d (...)

1La désobéissance constitue-t-elle un trait spécifique des marins et, de ce fait, est-elle constitutive d’une identité particulière ? Dans son dernier livre, Alain Cabantous reprend le chantier lancé en 1985 avec La Vergue et les Fers, cet ouvrage fondateur, au croisement de l’histoire sociale et culturelle, qui a contribué à faire de son auteur le grand spécialiste des gens de mer de l’époque moderne1. Cette analyse brillante et documentée sur les mutineries et les désertions qui ont agité la marine française aux xvii^e et xviii^e siècles, s’enrichit aujourd’hui de données et de problématiques nouvelles, issues notamment de la recherche anglo-saxonne2. Elle permet à l’auteur de réaliser un tableau comparatif particulièrement stimulant des mouvements contestataires qui ont touché les flottes européennes de cette époque. Surtout, à l’heure du « tournant océanique » qui interroge nos interactions avec la mer dans tous les champs disciplinaires3, Alain Cabantous pose à nouveau la question centrale de son œuvre depuis plus de quarante ans. Qui sont les gens de mer ? Que nous apprennent-ils de leur époque, eux que tant de leurs contemporains ont décrits comme des « gibiers de potence » ? Et que disent-ils en écho de nos propres représentations ?

• 4 André Zysberg, « Entre soumission et résistance. Le système des classes et les levées des gens de (...)

3C’est surtout depuis les quais, au rythme des campagnes, du recrutement des équipages et de la distribution des gages que la rébellion des gens de mer apparait le plus nettement. Le second chapitre décrit avec précision les résistances des gens de mer au service de l’Etat, en comparant les contextes français et britanniques. En France, la résistance au système des classes est surtout manifeste à ses débuts, lors du règne de Louis XIV, provoquant parfois des soulèvements massifs comme l’a montré André Zysberg pour la Provence et le Languedoc4. En Angleterre, la résistance à la presse est à la fois plus diffuse et plus récurrente au cours des grands conflits du xviii^e siècle. Elle donne parfois naissance à des véritables combats comme en 1744, quand l’équipage du Tarleton entre sur la Mersey et ouvre le feu sur un navire de guerre venant à sa rencontre. Marins français et britanniques se rejoignent en revanche dans le recours massif à la désertion, particulièrement au moment de l’embarquement. Des désertions qui sont fréquentes également dans la marine de commerce et participent d’une forme de régulation du marché du travail. Elles rejoignent en cela les mouvements contestataires qui éclatent pour le paiement ou l’augmentation des gages, au cours desquels les femmes jouent un rôle essentiel. Ces désertions bénéficient d’une relative mansuétude de la part des élites portuaires, conscientes des difficultés de la population maritime et de la nécessité de pouvoir disposer, par cette souplesse, d’une main d’œuvre devenue précieuse à l’intensification et à l’internationalisation des échanges.

• 5 Pour une analyse différente des mutineries, voir par exemple Nicholas A. M. Rodger, The Wooden Wo (...)

4L’hypothèse qui ferait du marin de l’époque moderne, conscient de sa valeur et capable de se mobiliser pour améliorer ses conditions de travail, la figure de proue de la lutte prolétarienne du xix^e siècle est au cœur des réflexions de Markus Rediker et de l’école de Pittsburg, comme de celles de leurs contradicteurs5. À ce débat historiographique aux accents idéologiques marqués, Alain Cabantous oppose les lacunes éventuelles des sources quand il évoque cette fois les mutineries qui éclatent en mer. Ces dernières, si prégnantes dans l’imaginaire collectif, posent d’abord un problème de définition, depuis le refus individuel d’obéir à un ordre jusqu’au soulèvement menant à la prise du navire. Quelles que soient les définitions retenues par les chercheurs, l’auteur relève à la fois le faible nombre de ces séditions et la récurrence de leurs causes. La dégradation des vivres arrive en premier lieu avec l’allongement des campagnes, l’incompétence ou la brutalité du capitaine. Autant de motifs qui convergent et rendent illégitime l’ordre social dont le navire est le microcosme. Dans le quatrième chapitre consacré à la période révolutionnaire, l’auteur relève des mouvements plus massifs et touchant davantage les flottes de guerre. Les motifs demeurent cependant. L’originalité de ces mouvements réside, notamment en France, dans l’organisation politique qu’ils revêtent désormais, avec la désignation de délégués et la rédaction de pétitions.

• 6 David Graeber, Les pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia, Montreuil, Libert (...)
• 7 Niklas Frykman, The Bloody Flag. Mutiny in the Age of Atlantic Revolution, Oakland, University of (...)

5Gilbert Buti participe au chapitre suivant consacré à la piraterie, un domaine où l’imaginaire l’emporte bien souvent sur les faits, depuis les portraits de Daniel Defoe, alias capitaine Johnson. Il est difficile cependant, au vu de la documentation, de faire du passage en piraterie le prolongement ultime de la mutinerie et du pirate le symbole d’un idéal démocratique, malgré le mythe de Libertalia auquel David Graeber a consacré un livre remarquable6. Quel est en effet le portrait type du mutin ? Alain Cabantous relève dans le sixième chapitre, comme il l’avait fait dans la Vergue et les Fers, le rôle souvent déterminant des officiers mariniers dans le déclenchement et la réussite des soulèvements à bord. Ces derniers occupent une position charnière entre les officiers supérieurs et les matelots. Ils maîtrisent les codes de la culture dominante et formulent des doléances en recourant notamment à l’écrit. La pratique du Round Robin, bien que peu attestée, est à cet égard intéressante. Les membres d’équipage apposent leurs noms de façon circulaire sur une grande feuille de papier portant leurs revendications, de sorte qu’il est impossible de savoir qui à signer en premier, les marins maîtrisant l’écrit signant pour ceux qui ne le savent pas. Sans y voir nécessairement la naissance d’une conscience de classe et d’un « radicalisme maritime7 », ces papiers subversifs, comme tant d’autres aspects de la mutinerie, montrent bien l’élaboration d’un culture populaire née de cette expérience extrême qu’est le navire de l’époque moderne. En définitive, et c’est le septième et dernier chapitre consacré aux lectures sociales et culturelles des mutineries qui développe cet aspect, c’est à l’aventure que le marin est associé, qu’elle soit pernicieuse ou salvatrice. Depuis les premiers romans maritimes jusqu’aux films et aux bandes dessinées d’aujourd’hui, la mer offre en effet un miroir à l’imaginaire : celui du combat contre les éléments ou celui du combat entre les hommes. Et c’est à ce voyage, dans une démarche à la fois rigoureuse et ambitieuse, qu’Alain Cabantous nous invite.