1Qui, mieux que Rembrandt, a peint la mélancolie des puissants et des anonymes ? Dans son Saül et David, le maître a livré une leçon picturale et morale, pour ne pas dire politique. Trois messages se combinent, en effet, dans une seule image : la musique adoucit nos peines, la pudeur nous pousse à masquer nos affects, le repentir nous saisit parfois et nous transforme. Roi déséquilibré et habité par un « mauvais esprit » (2 Samuel, 16, 14‑23), Saül est soulagé par le talent de harpiste du jeune David. La délicatesse des sons qu’émet l’instrument le bouleverse tellement qu’il se met à pleurer et, pour masquer son émotion, il essuie son visage à l’aide d’un rideau à proximité. Ici, Rembrandt associe subtilement la sensibilité du monarque possédé à l’horreur des crimes dont il concevra plus tard les plans : tuer David, se débarrasser de celui qui, par son héroïsme et son talent, lui fait trop d’ombre. La honte politique se mêle à la délectation musicale, le tout servi par une palette à la fois terreuse, métallique et sanguine. Et, bien des siècles plus tard, on reste touché par cette icône d’un pouvoir qui s’efface, peu ou prou, devant le règne de l’émotion.

2Les rapports de pouvoir et de domination (sur le plan politique, économique psychologique ou symbolique) s’inscrivent dans une dimension sensible, s’exprimant par des émotions (adhésion, résistance, joie, tristesse, amour, haine, colère) individuelles et/ou collectives qui peuvent aussi bien renforcer les structures de décision que les fragiliser en cas de contestation.

3L’exercice du pouvoir et de l’autorité, de l’Antiquité à nos jours, pose ainsi la question des émotions : émotions ressenties par ceux qui gouvernent et par ceux qui sont gouvernés, mais aussi et surtout, représentation de ces émotions (représentation qui est, toujours, une interprétation, une réécriture, une transformation, voire un effacement des émotions) et manipulation de ces émotions au service de diverses finalités (par exemple, légitimer le pouvoir ou bien au contraire, le critiquer et inviter à des réformes).

Les émotions, un champ d’étude

4Depuis les années 2000, l’histoire des émotions fait l’objet d’une attention renouvelée de la part des historiens, avec de nombreux travaux comme ceux de Reddy (2001), Desjardins (2001), Nussbaum (2003), Macmullen (2004), Frevert (2011), Desjardins et Dumouchel (2012), Liliequist (2012), Boquet et Nagy (2009, 2011, 2015, 2019), Plamper (2012, 2013, 2014), Matt et Stearns (2013), Jorgensen, Mccormack et Wilcox (2015), Boehn, Ferrary et Franchet d’Espérey (2016), Baker, Cavagna et Clesse (2018), Downes, Holloway et Randles (2018), Gouk and Hills (2019), Ruys, Champion et Essary (2019), Barclay, Crozier-De Rosa et Stearns (2020), Schnell (2020), Méniel (2020) ou encore Guéret-Laferte, Lechat et Mathey-Maille (2021).

5Si l’histoire des émotions s’est tout particulièrement développée dans le monde anglo-saxon, notamment autour de la maison d’édition Routledge, il n’en reste pas moins que ce champ d’étude plonge ses racines dans la révolution historiographique opérée par l’École des Annales qui propose dès les années 1930-1940, une nouvelle histoire, une histoire des sensibilités, des façons d’être et de sentir. Dès 1941, Lucien Febvre proposait une histoire des sensibilités, visant à « reconstituer la vie affective d’autrefois » (Febvre, 1941). Ce projet a été suivi de multiples travaux, à partir de la fin des années 1980 et 1990, comme l’histoire du visage de Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche (1988), qui consacre une importante partie de ses analyses à la question de l’expression (ou de la dissimulation) des émotions ou encore la vaste étude que Jean Delumeau en 1990 consacre à la peur, à la honte et aux sentiments de culpabilisation, proposant dans cette constellation d’émotions une véritable clé pour appréhender la culture et les pratiques sociales en Occident sur le temps long, du xiii^e au xvii^e siècle.

6Les bases jetées par l’Histoire des Annales ont également rencontré d’autres courants, portés par des spécialistes de l’histoire culturelle ou religieuse, de l’histoire de l’art, de l’histoire de la philosophie, de la philologie ou encore des études littéraires qui ont orienté leurs analyses vers la représentation des émotions, l’étude des discours et des langages qui les configurent comme telles. On pourra ainsi citer les ouvrages de Susan James (1997) sur la philosophie des émotions au xvii^e siècle, d’Erich Auerbach (1998), de Gisèle Mathieu-Castellani (sur la rhétorique des émotions, en 2000), le volume collectif de François Lecercle et Simone Perrier (2001), les travaux de Pierre-François Moreau, Bernard Besnier et Laurence Renault (2015), ou encore le volume collectif publié par Ferrer et Ramond (2017) sur le langage, la manière de nommer les émotions. Car plus que jamais, l’émotion n’est pas uniquement un processus neuro-psychologique, mais aussi une construction culturelle, une pensée, une « pratique discursive », produits pas des langages variés, dans des contextes sociaux et historiques qui configurent sa représentation. Ressentir l’émotion est indissociable de la penser, de l’écrire et de la décrire, de l’exprimer, de lui accorder une valeur morale ou sociale.

7En 2012 et 2013 deux importants colloques ont été consacrés à ces questions : L’émotion, de l’espace privé à l’espace public, xix^e-xxi^e siècles (Paris, 11‑13 avril 2012, organisateurs : Anne-Claude Ambroise-Rendu, Anne-Emmanuelle Demartini, Hélène Eck, Nicole Edelman) et Une histoire intellectuelle des émotions, de l’Antiquité à nos jours (Paris, 23‑25 mai 2013, organisateurs : Piroska Nagy et Damien Boquet). En 2016, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello publient leur Histoire des émotions, en trois volumes.

8L’histoire des émotions a donné lieu également à des programmes de recherche qui ont permis des avancées notables en la matière et ont débouché sur la création de centres de recherche pérennes spécifiquement dédiés à ce sujet, dans diverses institutions. Le programme ANR EMMA (« Les émotions au Moyen Âge », 2006-2009), coordonné par Damien Boquet et Piroska Nagy, a eu un rôle pionnier en France et a contribué à explorer la question des émotions à l’époque médiévale. Il a été suivi par la création, en novembre 2008 du Queen Mary Centre for the History of the Emotions (<https://projects.history.qmul.ac.uk/​emotions>), du centre de recherche sur l’histoire des émotions (xviii^e-xx^e siècle) du Max Planck Institute (<https://www.mpib-berlin.mpg.de/​research/​research-centers/​history-of-emotions>) ou encore, en Australie, du Centre of Excellence for the History of Emotions (<http://www.historyofemotions.org.au>).

9Enfin, deux revues interdisciplinaires ont été consacrées à l’histoire des émotions et aux problèmes méthodologiques que pose ce champ historiographique : Emotion Review (<http://emr.sagepub.com>) et Passions in Context. International Journal for the History and Theory of Emotions (<http://www.passionsincontext.de>)

10Dans le domaine du politique, le champ de l’histoire des émotions a commencé à être investi par des chercheurs comme Geertz (1983), Ahme (2004), Boquet et Nagy (2010), Smagghe (2012), Lemmings et Brooks (2014) ou Origgi (2019) qui ont exploré des sujets comme le rôle des émotions dans la représentation du pouvoir, les émotions du prince, les usages politiques des émotions, la relation entre émotions et changements sociaux, la notion de « passions sociales ». La capacité du prince à susciter des émotions et aussi, à les manipuler, a été abordée par Barbier, Cottret et Scordia (2011). La charitas et la compassio analysées par Barclay (2021) et Delaurenti (2016) sont également étroitement reliées au champ du politique, les gouvernants devant faire preuve de cet amour du prochain qui caractérise la charité. Le manque de charitas ou encore de compassio est l’un des éléments clés et récurrents des discours critiques vis-à-vis du pouvoir et ce jusqu’à l’actualité la plus récente : la crise des gilets jaunes (France, 2018) a ainsi mis en évidence des représentations d’« indifférence », d’égoïsme, de manque de compassion de la part des dirigeants vis-à-vis des difficultés des classes populaires les plus touchées par la crise. Enfin, les usages politiques des émotions conduisent aussi à explorer et à interroger les notions d’« émotion collective » et de « communauté émotionnelle », qui ont fait l’objet de travaux de la part de Rosenwein (2006) et, plus récemment, de Boquet, Nagy et Zanetti Domingues (2022).

Émotions et pouvoir : enjeux et problématiques

12Les huit articles que nous avons le plaisir de réunir ici proposent d’aborder l’étude des émotions depuis la question du pouvoir. Le rapport entre émotions et pouvoir a longtemps été relégué au champ de l’anecdotique, inscrit dans l’instant, dans la spontanéité, l’irréflexion alors que, bien au contraire, les émotions sont un élément clé dans la dynamique du pouvoir.

13Il s’agit d’analyser, notamment, la représentation et le rôle des émotions dans les rapports de domination, dans les stratégies de légitimation du pouvoir mais aussi leur utilisation par des contre-pouvoirs, dans le but de contester des hiérarchies et de proposer des ordres nouveaux. Comment les émotions dans le champ des rapports de pouvoir, sont-elles représentées ? Par quels langages et dans quels buts ? Pour quels usages politiques et sociaux ? Ces questionnements conduisent ainsi à distinguer plusieurs axes ou problématiques qui permettent de nourrir la réflexion.

14En tout premier lieu se pose la question de la représentation des émotions dans le champ du politique, par des discours ou des images. Car l’émotion n’est pas qu’un processus sensible individuel, intérieur, elle est avant tout une construction culturelle, une pratique discursive qui s’inscrit dans des langages, qui convoque et manipule des signes, entre dans des traditions, des rapports d’intertextualité et d’intericonicité. Les émotions, dans le champ du politique, s’inscrivent ainsi dans des discours, et des contre-discours. Car ce serait une erreur de s’imaginer que les systèmes de représentation de l’époque moderne, produits sous des régimes que nous qualifierons maintenant d’autoritaires, ont pour autant suscité des discours et des représentations totalement uniformes et homogènes. Bien au contraire, le traitement des émotions dans le domaine politique s’ouvre à la diversité et à la contestation, laissant entendre toutes sortes de voix discordantes.

15La représentation des émotions au prisme des rapports de pouvoir conduit à aborder la question de leur visibilité (ou de leur invisibilisation). Les gouvernants, les puissants, peuvent-ils ou doivent-ils montrer leurs émotions ? Et si oui, lesquelles ? On voit ainsi qu’au-delà de l’idéal de gravitas et des images d’équanimité (particulièrement frappantes dans la production iconographique de l’époque moderne), certaines manifestations affectives peuvent être rendues visibles et orchestrées dans l’image publique des gouvernants. Les émotions participent nécessairement à la mise en scène du pouvoir et à ses stratégies de légitimation. Mais elles n’ont pas toutes la même valeur, et toutes ne sont pas légitimes sur le visage du gouvernant, toutes ne sont pas admissibles. Pourquoi ? En fonction de quels codes ? Il s’agira alors d’analyser les structures et les logiques qui sous-tendent ces représentations, définissant des émotions louables et acceptables chez le dirigeant, et d’autres qui sont à proscrire.

16La question demeure d’actualité : l’indifférence (largement reprochée par les médias et le public) d’Elisabeth II d’Angleterre lors de la mort de Lady Diana, Mitterrand prenant la main de Kohl, sans que le protocole l’ait prévu, en septembre 1984 lors d’une commémoration des morts des deux guerres mondiales, l’image d’un Balladur « indifférent », hautain et éloigné du peuple dans les caricatures politiques qui accompagnèrent l’élection présidentielle de 1995 en France, le fou rire de Bill Clinton et Boris Eltsine lors d’une conférence de presse à New York en 1995, la colère de Chirac lors de sa visite en Israël en 1996, les larmes médiatisées de Barack Obama en janvier 2016, lorsqu’il évoque les victimes d’une fusillade, ou encore, tout récemment, la polémique créée en août 2022 par une vidéo montrant la première ministre finlandaise, Sanna Marin, dansant follement lors d’une fête privée, ces quelques exemples montrent comment l’émotion des gouvernants peut être instrumentalisée, en leur faveur ou en leur défaveur et comment l’émotion s’inscrit résolument dans un langage politique, ainsi que dans un ensemble de valeurs et de représentations où la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable, le légitime et l’illégitime, est mouvante et sujette à discussion selon les époques et les sensibilités.

17Enfin, l’analyse des émotions au prisme du politique invite à se pencher sur le partage des émotions, leur transmission, leur circulation, entre dominants et dominés, entre élites et couches populaires, mais aussi à l’intérieur même de groupes sociaux déterminés qui s’identifient par le partage d’une émotion commune (ou au contraire, par leur capacité à « dominer » leurs émotions par opposition à une plèbe, émotive et irréfléchie). La question du partage des émotions conduit ainsi à la notion d’émotion collective, à la notion de communauté et aux stratégies de construction des identités : une communauté peut être aussi une communauté sensible, fondée sur le partage d’une émotion. L’émotion peut ainsi devenir le ciment d’une communauté. Plusieurs études du volume, comme celles de Stanis Perez et Nicolas Vidoni abordent cette question. L’article d’Emmanuelle Buvat analyse également le rôle des émotions, prises dans leur dimension collective, dans des manifestations publiques (les processions religieuses), instrumentalisées par les pouvoirs (pouvoir royal, religieux et municipal) et montre comment ces émotions sont encouragées et manipulées pour asseoir ces différents pouvoirs et consolider leur domination.

18Mais les émotions, leur partage et leur circulation sont aussi au cœur de stratégies de contestation du pouvoir. D’abord, par l’élan de colère ou d’indignation qui anime les révoltés : Rappelons par exemple que le grand mouvement de contestation qui naît, en Espagne, le 15 mai 2011 prend le nom des « Indignados » (« Les Indignés ») faisant écho, entre autres, au titre du livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous publié en 2010 en France et immédiatement traduit dans les principales langues européennes. L’émotion devient le ciment d’un élan contestataire qui s’exprime dans toute l’Espagne, et l’indignation est le signe, la marque identitaire d’un mouvement politique qui refuse toute récupération.

19Les émotions peuvent aussi être, de bien d’autres façons, au cœur de stratégies de contre-pouvoir et de mouvements de révolte : les révoltés peuvent dénoncer l’indifférence (autrement dit, l’absence d’émotion) des puissants vis-à-vis de la misère du peuple, ou mettre en scène, parfois de manière caricaturale, les groupes dominants animés par des émotions blâmables (cruelles colères, désirs cupides ou concupiscents).

20Dans tous les cas, il est intéressant d’analyser comment l’émotion, sa mise en scène, son utilisation, sa circulation (par quels vecteurs ?) s’inscrivent dans des systèmes de domination, d’exploitation et de marginalisation et comment l’émotion nourrit aussi l’élan de révolte qui dénonce ces situations de domination et les subvertit.

21L’articulation entre pouvoir et émotions invite donc à se pencher sur la circulation des émotions, entre le pouvoir et le public ainsi que, plus spécifiquement, sur l’utilisation, voire la manipulation, des émotions par le pouvoir mais aussi par des contre-pouvoirs. Complexe, l’interaction entre émotions et pouvoir, offre un angle d’approche original pour étudier l’histoire du politique et des formes de domination à travers le sensible.

Présentation des articles

22Le premier article, d’Audrey Becker, ancre la représentation d’une émotion (la colère) et sa relation avec le pouvoir dans l’héritage antique, qui est le substrat qui nourrit toute la pensée politique et historique de l’époque moderne. L’auteure y analyse le rôle de la colère dans l’idéologie du bon prince à partir de deux textes fondamentaux de l’Antiquité, qui seront largement repris et diffusés à la Renaissance, servant de modèle à d’autres productions littéraires, morales et philosophiques : le De ira (De la colère) de Sénèque et le De la colère de Dieu (De Ira Dei) de Lactance. L’analyse montre des perceptions différentes de la colère chez les deux auteurs, révélant l’ambiguïté et la complexité des représentations rattachées à cette émotion pendant la période antique. Pour Sénèque, qui s’inscrit dans la tradition stoïcienne, toute colère est répréhensible chez le prince, révélant son incapacité à se maîtriser et faisant de lui un potentiel tyran. En revanche, tout en insistant sur la nécessité, pour le gouvernant, de maîtriser ses passions, Lactance expose aussi l’idée d’une colère « juste », suscitée par de bonnes raisons, et même nécessaire à l’exercice du pouvoir. Cette colère n’est plus une passion, mais une colère réfléchie, motivée non par le désir de vengeance mais de justice, devenant alors un instrument légitime de l’exercice du pouvoir.

23Les contributions de Julien Le Mauff et de Renaud Malavialle analysent le rôle des émotions dans la pensée politique : les émotions sont-elles autorisées au prince ? Comment les articuler à la conduite des affaires de l’État ? Quel peut être leur rôle dans l’éducation du futur roi ? L’article de Julien Le Mauff analyse ainsi le rôle des sentiments dans la pensée politique à l’époque baroque et son articulation avec la notion d’État : sa contribution montre comment, depuis Machiavel, la politique est traversée d’une dimension profondément affective. Dès lors, les relations entre émotions et raison d’État ne peuvent être appréhendées sous la forme d’une antithèse schématique, mais font l’objet d’interactions complexes qui montrent comment la dimension affective est au cœur de l’État baroque. Ces analyses permettent dès lors de mieux appréhender la pensée de Richelieu, telle qu’elle s’exprime dans ces Mémoires et la relation qui y est établie entre politique et « sentiments ».

24En ce qui concerne les analyses de Renaud Malavialle, elles s’appuient sur le De rege et regis institutione du père jésuite Juan de Mariana et mettent en évidence la prudence dont il fait preuve au moment d’envisager la place des arts dans l’éducation du prince. En effet, dans la lignée de Platon et d’Aristote, mais aussi d’Augustin et de Tertullien, Juan de Mariana rappelle que la décence et la pudeur personnelles sont affaires politiques. Ainsi l’encadrement des arts à cause des émotions qu’ils provoquent est-il une nécessité non seulement pour l’image de la monarchie, mais aussi pour le maintien de l’ordre public et moral. La réflexion s’élargit donc de la place des arts et des émotions dans l’éducation du futur monarque à leur gestion dans l’espace public.

25L’article de Pierre Civil apporte un éclairage à la question depuis l’iconographie, analysant comment l’iconographie de l’époque moderne, en Espagne, met en scène des princes et monarques qui gouvernent leurs émotions.

26Stanis Perez et Christine Orobitg analysent la question de la mise en scène des émotions par le pouvoir et au service du pouvoir, mais aussi l’existence de contre-discours dans lesquels la représentation de l’émotion peut s’inscrire dans des perspectives critiques.

27L’article de Stanis Perez analyse comment certains discours, en l’occurrence celui de l’abbé de Choisy convoquent les émotions autour d’une pathologie très délicate (une très douloureuse fistule anale) qui frappe Louis XIV en 1686-1687. Sous la plume de Choisy, cet épisode génère en effet un éventail de réactions mettant en lumière à la fois le stoïcisme présumé du roi et la joie théorique de sujets émus. La vraie-fausse guérison de la fistule royale mobilise ainsi les différentes strates de la population en créant un événement mêlant manipulation de l’information et instrumentalisation de l’émotion : alors que Louis XIV n’aurait pas bronché au moment de son opération, de simples valets auraient pleuré de tristesse en songeant à la victime des chirurgiens… Cette reconstruction, due au talent de l’abbé de Choisy, nous permet de mesurer à quel point le corps et la souffrance physique du Prince peuvent devenir les alibis d’une émotion toujours politisée.

28La contribution de Christine Orobitg montre comment la représentation des émotions (en l’occurrence, les émotions du prince) est au cœur de stratégies de propagande et de manipulation politique et comment elle fait l’objet d’interprétations et de lectures très différentes alimentant des images du pouvoir qui peuvent être radicalement opposées. L’emportement de Philippe IV, qui abat un taureau lors d’une fête courtisane en 1631, est ainsi, pour une gazette madrilène publiée en 1632, le résultat de la capricieuse impatience d’un jeune monarque qui se livre à des fêtes dispendieuses, alors que les différents textes qui composent l’Anfiteatro de Felipe el Grande (1631), au contraire, insistent sur l’impassibilité du monarque et son parfait self-control ou bien réinterprètent l’emportement du monarque comme justa ira, l’inscrivant dans la sphère de la colère juste et légitime.

29Enfin, les articles d’Emmanuelle Buvat et de Nicolas Vidoni explorent la question des émotions collectives, leur orchestration par le pouvoir ou leur rôle dans la création de nouveaux ordres politiques.

30La contribution d’Emmanuelle Buvat met en évidence à quel point la scénographie des processions madrilènes constitue pour la monarchie un vecteur privilégié de manipulation des émotions populaires. Conçus comme des spectacles alliant visuel et sonore, ces événements dont la première vocation est en principe religieuse sont en réalité des opportunités pour le pouvoir royal (monarque et valido) de renforcer son image, sa légitimité et son ancrage dans l’espace et l’histoire d’une ville (ré)élevée depuis peu au rang de capitale. L’émerveillement, l’admiration, l’exaltation populaires sont autant d’émotions façonnées et instrumentalisées lors des processions pour mettre en scène une société unie derrière son souverain, notamment lors de l’assistance de membres de la noblesse ou des cours étrangères. Néanmoins si cette politique de création et de contrôle des émotions populaires est globalement efficace, l’étude menée montre que dans le dernier quart du xvii^e siècle, elle peut parfois donner lieu à des contestations populaires dont les manifestations vont de pair avec la progressive émergence d’une conscience politique.

31L’article de Nicolas Vidoni invite à relire, sous l’angle de l’analyse des émotions, les reconfigurations du politique qui sont opérées, dans la ville de Montpellier, pendant les deux années de période dite « tranquille » de la Révolution française, qui englobe les années 1788-1790, jusqu’à la fête de la Fédération. En s’appuyant sur l’analyse des registres de délibérations et des procès-verbaux de la ville de Montpellier, l’auteur montre l’expression, pendant ces deux années, d’émotions nouvelles chez la population urbaine, selon des modalités parfois originales qui permettent de comprendre les reconfigurations du politique qui sont opérées et qui préparent et annoncent pour partie les formes inédites de participation à la chose publique qui interviendront dans les années suivantes. Cette approche, qui propose de lire les événements à travers le prisme de l’analyse des émotions, montre à quel point celles-ci ont été partagées par la population urbaine et révèle l’émergence de nouvelles formes d’exercice du pouvoir, jusque-là négligées par l’historiographie traditionnelle.