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Le corps au Moyen Âge : anthropologie, histoire, littérature (2e partie)

Conclusions, suivies d’une bibliographie de cent titres pour approfondir l’histoire du corps au Moyen Âge

Patrick Henriet
p. 311-323

Texte intégral

  • 1  Foucault (1976-2018) ; Bynum (2007) ; Brown (1995) ; Le Goff (1983) ; Le Goff (1989) ; Kantorowicz (...)

1Depuis les années 80 du xxe siècle, les études sur les usages et les perceptions du corps au Moyen Âge se sont multipliées dans tous les pays. L’influence de Michel Foucault, les travaux de Caroline Walker Bynum, de Peter Brown ou encore de Jacques le Goff, ont orienté de nombreuses recherches vers un sujet qui, d’un point de vue théologico-politique, avait déjà fait l’objet d’un traitement classique, dès 1957, par Ernst Kantorowicz1. Ces études ont parfois donné le meilleur et parfois, lorsque les problématiques étaient ou sont encore trop directement marquées par des préoccupations contemporaines, le pire. Les deux livraisons de la Revue des langues romanes consacrées au sujet sous le titre « Le corps au Moyen Âge : anthropologie, histoire, littérature » n’entendaient évidemment pas proposer une synthèse ; elles prétendaient en revanche combiner des approches historiques, littéraires et anthropologiques, si tant est que l’on puisse toujours bien distinguer ce qui ressort de chacun de ces domaines.

  • 2  « Le Corps au Moyen Âge : Anthropologie, histoire, littérature, RLR, t. CXXII, n° 1 », 2018 ; voir (...)

2La première section2 avait pour titre « Fondements anthropologiques de la corporéité médiévale ». Daniel Heller-Roazen y rappelle que dans une longue tradition aristotélicienne, les perceptions sensorielles étaient toutes ramenées à un seul sens, le « sens commun », dont étaient supposés dépendre les cinq autres. Pour saint Thomas, c’est par ce sens commun que l’Homme perçoit le fait qu’il est vivant. Jérôme Baschet, de son côté, analyse les rapports entre corps et âme au Moyen Âge. Il importe ici de bien distinguer dualité (toujours présente) et dualisme (réservé aux groupes hétérodoxes). Plus qu’une véritable opposition, l’articulation entre le corps et l’âme reflète à la fois un dynamisme et une complémentarité hiérarchisée. Elle est indissolublement liée au développement de l’institution ecclésiale au cours du Moyen Âge central. Le texte de Gilbert Dagron (†) nous rappelle quant à lui tout ce que les sociétés de l’Occident et de l’Orient chrétien pouvaient avoir de commun au-delà de leurs apparentes différences. Dans le monde byzantin aussi, le traditionnel dualisme antique a été rapidement rejeté en même temps que le corps était valorisé. Il était en réalité « constitutif de la personne » et la théorie des « deux Adam » illustre bien ce qui apparaît en définitive comme une « refondation de l’homme charnel ».

3La deuxième section était consacrée au jeu complexe du montrer/cacher. Le corps n’est pas mauvais en soi, il est un instrument et non un ennemi, comme on l’a rappelé en introduction, mais il reste évidemment subordonné au principe spirituel. Est-il possible, est-il souhaitable de le montrer, et si oui, de quelle façon ? Michel Zink traite cette question à travers la poésie des troubadours, qui apparaît ici tantôt timide, tantôt fiévreuse, mais qui n’est pas aussi désincarnée qu’on l’imagine parfois. Si le poète hésite à dire le corps féminin, surtout dans sa nudité, il ne l’oublie jamais, comme nous le rappelle Guilhem Adémar en parlant de « La plus belle qui jamais naquit nue ». Gil Bartholeyns aborde quant à lui de la question cruciale du vêtement, « métaphore de tous les corps ». À côté du corps et de l’âme, il constitue un « tiers terme », alors même que l’enveloppe charnelle est « déjà un vêtement ».

4La troisième section, cette fois-ci dans ce numéro, est consacrée au corps « lointain », qu’il se situe dans un espace foncièrement étranger à l’œkoumène chrétien ou bien, tout simplement, dans l’Au-delà. Dominique Boutet s’interroge en lisant pour nous le récit des voyages de Marco Polo sur la façon dont celui-ci percevait les corps des peuplades asiatiques. De façon assez surprenante, le ton n’est pas uniquement dépréciatif et il préfigure même parfois, tout en restant dans un cadre chrétien, une approche que l’on serait tenté de qualifier d’anthropologique avant la lettre. C’est même l’usage des corps qui permet de hiérarchiser les différents types d’humanités, l’approche étant le plus souvent sociale et culturelle. La corporéité de l’Au-delà chrétien ne pouvait être totalement absente. Alban Gautier la traite pour le monde anglo-saxon, particulièrement riche en récits de visions. Si la résurrection effective des individus dans leur condition charnelle ne fait aucun doute, ici comme ailleurs, on note tout de même, dans la poésie cléricale anglo-saxonne, une certaine réticence à évoquer le corps matériel : peut-être est-ce par souci de bien se distinguer des traditions héroïques païennes.

  • 3  Voir la référence supra, p. 304, note 64.

5La quatrième et dernière section aborde la question des corps mutilés, imparfaits, infirmes, abîmés. Les médiévaux pensaient un peu le corps comme les mots : il existait une identité profonde et naturelle entre l’apparence et la réalité. Les mots, tout au moins avant la montée du nominalisme à la fin du Moyen Âge, renvoyaient à une réalité qu’ils contenaient intrinsèquement. De son côté, l’apparence physique traduisait la valeur et les dispositions intérieures. Les saints étaient beaux, de même que les preux chevaliers. Peut-être y a-t-il là un élément d’explication à l’extraordinaire déchaînement de violence qui caractérise le Perlesvaus ou Haut livre du Graal. On coupe dans cette œuvre étrange les têtes et les membres comme on peut le faire de mauvaises herbes, on noie les ennemis dans le sang de leurs guerriers et les dames ne sont pas en reste. Analysant cet étonnant roman, Armand Strubel le rapproche du genre « gore », qui s’épanouit surtout au cinéma. Il n’esquive pas pour autant les questionnements de fond. En définitive, on se demande jusqu’où les violences décrites par l’auteur prennent place dans un système de pensée chrétien et dans quelle mesure elles relèvent du divertissement. Corinne Leveleux étudie quant à elle les empêchements physiques à l’exercice de la prêtrise. En effet, le droit canonique a régulièrement abordé la question de savoir si les infirmités, voire la laideur qu’elles entraînaient, devaient constituer un empêchement pour les prêtres. Les réponses sont nuancées et montrent bien qu’au-delà de cas qui apparaissent parfois presque absurdes, il y a un discours ecclésiologique. Le prêtre représentait l’Église et devait donc présenter une image digne d’elle. En aucun cas il ne devait être objet de scandalum. Le corps de l’officiant, image en réduction du corps mystique de l’Église, était bien « une instance de rencontre entre le sacré et le profane », ce qui faisait de lui à la fois un « signe » et un « agent », sur le double plan de la « sémantique » et de la « dynamique ». Comme cette construction cléricale apparaît loin de certaines convictions « rustiques », tels laïcs croyant par exemple, ainsi que le rapporte Hostiensis, qu’un prêtre châtré ne pouvait célébrer la messe qu’en portant sur lui, dans une bourse, ses testicules desséchés et réduits en poudre3 !

  • 4  Renan (1880), p. 281. Pour le texte en français, Billy (1957) ; Fournier et Notz (2005).
  • 5  Tétart (2004).

6Si cette anecdote prête à sourire, elle permet aussi d’attirer l’attention sur un point capital : les hommes du Moyen Âge avaient une perception du corps essentiellement différente de celle des Modernes et des Postmodernes : perception gouvernée par l’articulation hiérarchique du rapport corps/âme, mais aussi plus directe, paradoxalement moins puritaine et ouverte à tous les comportements extrêmes du moment qu’ils étaient justifiables. Ainsi, tout au long du Moyen Âge, des clercs défeseurs de l’ordre ecclésial nous décrivent des saints qui se bardent de chaînes de fer, qui enserrent leurs membres dans des anneaux métalliques, puis, à partir de la deuxième moitié du xie siècle, qui s’auto-flagellent. Ces hagiographes n’hésitent pas à décrire le sang qui jaillit ou bien les vers qui grouillent sous les artefacts métalliques rouillés. Dans un texte consacré à son amie Christine de Stommeln († 1312), le dominicain Pierre de Dacie († 1289) rapporte entre autres qu’un démon fit choir une pluie d’excréments sur son extatique et sur ceux qui l’entouraient. Lorsque le vieux Renan écrit en 1880 un sublime article sur la relation de la sainte et de son confesseur, il ne décrit pas ces faits mais précise qu’« aucune plume ne voudrait plus transcrire ces pages, que le bon Bollandus a copiées sans s’arrêter »4. Pour tout ce qui concerne le corps, le xixe siècle était infiniment plus pudique que le xiiie. Nous le sommes assurément moins que Renan, mais nous ne nous en situons pas moins beaucoup plus près de lui, et pas seulement chronologiquement, que de Christine et de son ami dominicain. Les « aberrations » que décrivent les hagiographes étaient prioritairement interprétées à l’époque de Charcot, en dehors des cercles catholiques conservateurs, d’un point de vue psychiatrique et médical. Elles le sont parfois encore aujourd’hui, non sans raisons, reconnaissons-le (voir par exemple les cas de coprophagie chrétienne5). Cependant, c’est bien lorsque l’extrême est perçu comme une attaque ou comme une grâce, et alors même que nous y discernons quant à nous, immédiatement et comme instinctivement, une pathologie, que l’on peut pointer, recenser, analyser ce qui sépare profondément la culture médiévale du corps de celles de nos contemporains.

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Notes

1  Foucault (1976-2018) ; Bynum (2007) ; Brown (1995) ; Le Goff (1983) ; Le Goff (1989) ; Kantorowicz (1957).

2  « Le Corps au Moyen Âge : Anthropologie, histoire, littérature, RLR, t. CXXII, n° 1 », 2018 ; voir désormais https://journals.openedition.org/rlr/507.

3  Voir la référence supra, p. 304, note 64.

4  Renan (1880), p. 281. Pour le texte en français, Billy (1957) ; Fournier et Notz (2005).

5  Tétart (2004).

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrick Henriet, « Conclusions, suivies d’une bibliographie de cent titres pour approfondir l’histoire du corps au Moyen Âge »Revue des langues romanes, Tome CXXIII N°2 | 2019, 311-323.

Référence électronique

Patrick Henriet, « Conclusions, suivies d’une bibliographie de cent titres pour approfondir l’histoire du corps au Moyen Âge »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXIII N°2 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 20 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rlr/2244 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rlr.2244

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Auteur

Patrick Henriet

École Pratique des Hautes Études-PSL, Section des Sciences historiques et philologiques, Saprat (EA 4116)

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