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Ce que ne mesurent pas les politiques publiques

L’exemple français des dispositifs de lutte contre le décrochage scolaire
What public policies don’t measure. The French example of resources in the struggle against students dropping out of school
Joël Zaffran et Juliette Vollet
p. 115-141

Résumés

La lutte contre le décrochage scolaire fait partie de la vague d’évaluation des politiques publiques (EPP) lancée en 2012 par le Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP). Alors que 110 000 jeunes quittent chaque année le système éducatif sans avoir obtenu de diplôme, certains d’entre eux raccrochent, quelques mois ou quelques années après leur rupture avec l’éco­le, à un dispositif palliatif du décrochage scolaire. L’évaluation de ces dispositifs porte toujours sur la capacité du dispositif à insérer ses bénéficiaires sur le marché du travail, parfois sur les effets in itinere de l’accompagnement réalisé, mais jamais sur les effets subjectifs ex post. En s’appuyant sur des entretiens réalisés avec des jeunes ayant eu recours à des dispositifs palliatifs au décrochage scolai­re, on montre qu’il y a un intérêt à apprécier, autrement que par les chiffres, ce que le dispositif fait aux bénéficiaires après qu’ils s’en sont servis, pour ne conclure ni à son inanité ni à son inefficacité.

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Texte intégral

I. Introduction

  • 1 En 2000, lors du conseil de Lisbonne, l’Union européenne se fixe l’objectif stratégique de mise en (...)

1Dans un document livré en 2008 par la division de la politique de la réglementation, l’OCDE présente un protocole d’analyse et de description d’un problème public. Ce protocole reprend les critères présentés en 1995 dans la liste de référence de l’OCDE pour la prise de décision en matière réglementaire. Munis de cette liste, les pouvoirs publics peuvent prendre des mesures en fonction des coûts et des avantages qu’elles supposent, ainsi que des effets attendus des réglementations nouvelles ou existantes. Le ca­dre d’analyse proposé permet aussi de réguler l’action publique par une évaluation ex ante du problème, et une évaluation ex post permettant de dire si les solutions alternatives et les stratégies d’action en vue de résoudre le problème ont été efficaces, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de la division de la politique de la réglementation, qu’elles apportent le plus grand avantage net aux citoyens. De sorte que le processus de contrôle et d’évaluation sont des dimensions constitutives de l’analyse d’impact de la réglementation (AIR). Les domaines concernés par l’AIR sont nombreux : la concurrence, l’ouverture du marché, les conditions d’investissement, les finances publiques, la santé, l’environnement et la pauvreté, la formation, les conditions de travail et d’emploi. En cela, l’AIR apparaît comme un instrument de la gouvernance et de la gestion des politiques publiques par ses liens organiques avec l’évaluation, a priori et a posteriori, des objectifs et des finalités assignés à ces domaines d’intervention de l’État providence. Or, cette évaluation procède de la rationalisation de l’action publique, désirée par l’État providence, et que les cadrages européens1 et le contexte économique national, pour le moins tendu, ont rendu social actif. De ce fait, le remplacement de la logique d’assurance par la logique d’activation ne transforme pas seulement la visée des politiques sociales. Il donne la priorité aux mesures actives plutôt qu’assistancielles (la formation et l’insertion plutôt que l’indemnisation) (Vielle/Pochet/Cassiers, 2005).

  • 2 L’évaluation de la lutte contre le décrochage scolaire s’était efforcée de donner la parole aux “us (...)
  • 3 La labellisation des E2C est soumise à des audits effectués annuellement. Une E2C qui n’a pas attei (...)

2Notre contribution relève du domaine de la formation et l’insertion des jeunes en difficulté, mais cible plus particulièrement les dispositifs de formation et d’accompagnement à l’emploi des jeunes sans diplôme. Le choix pour ce domaine s’explique par l’évaluation de la politique de lutte contre le décrochage scolaire menée en France. En effet, cette lutte a fait partie de la vague d’évaluation des politiques publiques (EPP) lancée en 2012 par le Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP). Parmi les actions de lutte contre le décrochage scolaire, on compte des dispositifs dits “deuxième chance” qui ont pour objectif d’accompagner les jeunes décrocheurs scolaires vers l’emploi ou la formation. Ces dispositifs sont dans l’obligation de mettre en rapport les moyens utilisés avec la mesure des effets attendus, et leur évaluation par la Cour des comptes évoque explicitement la logique du cost benefit analysis. Ce que le dispositif fait aux décrocheurs sur le plan de leur subjectivité cède toujours la place au taux de “sorties positives” qui, sur un plan formel2, traduisent la part de jeune qui, dans les 6 mois suivant la fin de l’accompagnement, sont soit en emploi (en CDI ou en CDD), soit en retour en formation (diplômante ou qualifiante). Ce taux est l’indicateur privilégié pour juger de l’utilité du dispositif. De ce fait, il en conditionne sa pérennité par le financement public reçu3. Autrement dit, l’efficacité est passée au crible de critères quantitatifs, en lien avec une mesure du nombre de “sorties positives” du dispositif (outcomes) rapporté aux moyens alloués (inputs), complété parfois par une mesure qualitative du processus (outputs).

3Cet article porte donc sur le problème de la mesure et des ambiguïtés qui peuvent s’attacher au “coût/avantage” de l’évaluation des dispositifs palliatifs au décrochage scolaire. Il comporte trois parties. Dans une première partie, il présente les actions d’accompagnement des jeunes sans diplôme qui ont été déployées depuis la mise à l’agenda politique de cette thématique et revient sur la manière avec laquelle celles-ci sont évaluées. Dans une deuxième partie, on fait usage des entretiens réalisés avec des jeunes ayant eu recours à deux types de dispositifs palliatifs au décrochage scolai­re – l’École de la deuxième chance (E2C) ou à l’Établissement public d’insertion dans l’emploi (EPIDE) (annexe 2) –, pour mettre en exergue les biens moraux que les jeunes ont acquis grâce aux dispositifs, et la manière avec laquelle ces biens pacifient le rapport des jeunes avec eux-mêmes et avec les autres, et permettent de réfuter l’image du dispositif comme le lieu d’une “orthopédie morale”, et une fabrique de jeunes dociles et flexibles. Dans une troisième partie, on montre que les bénéfices symboliques et les avantages pratiques que les jeunes retirent de leur passage par le dispositif y compris en cas d’abandons prématurés remettent pleinement en cause la dichotomie de la “réussite” induite par les évaluations chiffrées. A contrario, les difficultés rencontrées sur le marché du travail à la sortie du dispositif invitent à nuancer l’appellation “sorties positives”. En dernière instan­ce, et sur la base de ces résultats, notre contribution invite à dépasser deux approches : l’approche quantitative de l’évaluation d’une politique publi­que, et l’approche critique des dispositifs.

Méthodologie de l’enquête

Cet article s’appuie sur une double enquête menée d’abord dans le cadre d’un travail de thèse financé par la région Nouvelle-Aquitaine portant sur les parcours des jeunes sans diplôme (Vollet, 2016), puis prolongée à travers le programme de recherche de l’ANR TEDS (Territoires et décrochage scolaire). Cette recherche au long cours a permis la réalisation de plus de 200 entretiens au sein de huit dispositifs “deuxième chance” ainsi que des séquences d’observation du quotidien des jeunes au sein de ces structures. Au fur et à mesure de nos échanges avec les jeunes et les formateurs, il s’est révélé nécessaire de saisir les effets dans le temps des processus de décrochage et raccrochage scolaires sur les parcours biographiques, de manière à croiser les dimensions synchroniques et diachroniques des expériences.

Pour retrouver des jeunes ayant eu recours à des dispositifs “seconde chance”, nous nous sommes appuyés sur des listes de noms fournies par l’E2C et l’EPIDE. Toutefois, les changements de coordonnées (mails ou téléphone) et les informations inex­actes des listings ont réduit la part des jeunes joignables. Pour ceux-là, nous procédions par l’envoi préalable d’un message texte sur leur numéro de téléphone portable personnel, ce qui permettait de nous présenter et d’expliciter en quelques mots l’objet de notre prise de contact. Les jeunes donnant aussitôt leur accord étaient immédiatement contactés. En effet, nous avons observé que plus notre temps de réponse était lent, plus il devenait difficile de joindre le jeune pour effectuer l’entretien à proprement dit. Il fallait donc pouvoir être joignable à tout moment, et être réactif en tout lieu. Lorsque le premier contact par message restait sans réponse, nous appelions directement les jeunes. Lorsqu’ils ne rappelaient pas ou ne répondaient pas, un second appel était passé quelques jours plus tard. Nous laissions alors un message vocal, leur précisant à nouveau qui nous étions et l’objectif de notre recherche puis nous leur demandions de nous appeler ou de nous envoyer un message s’ils souhaitaient être recontactés. Aucun des jeunes contactés n’a explicitement refusé de nous répondre. Ceux qui ont répondu ont aussi accepté l’entretien. Il est donc difficile de distinguer les non-réponses liées à des numéros erronés (dont on sait grâce aux formateurs qu’ils sont nombreux sur les listings) des non-réponses liées à des refus d’entretien. Sur ce point, le fait que les jeunes contactés gardent de ces dispositifs un souvenir positif a pu contribuer à ce qu’ils acceptent de nous livrer leurs expériences. Du reste, nous avons été suffisamment convaincants, et persuasifs, pour avoir l’accord de jeunes qui furent réticents de prime abord. Nous leur assurions que leur témoignage était décisif pour la réalisation de notre enquête, que nous pouvions nous adapter à leurs disponibilités (en réalisant par exemple des entretiens à une heure avancée de la nuit). Obtenir un entretien de leur part a permis de ne pas courir le risque d’un biais de sélection trop important de notre échantillon.

  • 4 Millet M., Thin D., 2005.

Les entretiens se sont déroulés en face à face, lorsque cela était possible, ou par téléphone. Ils ont duré entre trente minutes et trois heures. La grille d’entretien portait sur les différentes étapes de leur parcours, depuis l’entrée dans le dispositif jus­qu’à la sortie, programmée ou anticipée. Sur environ 150 jeunes contactés, notre corpus se compose de 41 entretiens, dont 17 avec des jeunes ayant fréquenté un EPIDE, et 24 avec des jeunes ayant été inscrits dans une E2C. Si la diversité des expériences personnelles qui procèdent au décrochage scolaire oblige à ne pas considérer la catégorie des “décrocheurs scolaires” comme homogène4, il est à noter que les jeunes rencontrés se rassemblent autour d’une commune appréhension négative de l’école. Les souvenirs qu’ils en gardent sont particulièrement douloureux (humiliations, harcèlements, mauvais résultats scolaires, redoublements, conflits avec les enseignants, etc.). De plus, leurs caractéristiques sociales ne les distinguent pas des publics de jeunes en difficulté : une majorité d’entre eux est issue de classes populaires, réside dans des quartiers prioritaires, a quitté l’école au cours d’un cursus professionnalisant (BEP ou CAP), et estime que l’orientation scolaire a été subie. Au total, notre échantillon compte 11 décrocheurs au niveau CAP, 6 au niveau BEP, 7 en seconde générale, 3 en terminale STG, 1 en terminale L, 1 en terminale S et 12 au collège (9 en 3ème et 3 en 4ème).

II. Mesurer l’efficacité à l’aune de la subjectivité : hypothèses et méthodes

  • 5 Confer le texte intégral de la déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, sur les grand (...)
  • 6 Cette décision est en lien direct avec le décret du 22 janvier 1990 relatif à l'évaluation des poli (...)
  • 7 En France, on estime qu’un décrocheur coûte à la collectivité et tout au long de sa vie près de 200 (...)
  • 8 Publiée au Journal officiel le 9 juillet 2013.
  • 9 La lutte contre le décrochage scolaire repose donc sur deux types de dispositifs publics : des disp (...)

4En 2012, le Gouvernement français annonce, selon les mots du Premier ministre, sa volonté de rendre l’action publique à la fois plus juste par «la participation et la co-construction des acteurs des politiques publiques placées au centre des politiques publiques»5, plus efficace par l’amélioration de sa performance dans la durée6, et plus économe par un ratio coût-bénéfi­ces avantageux. En préalable, une vague d’évaluation est lancée par le Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP), dans le but de mesurer tout à la fois les résultats, l’utilité, l’efficience et la cohérence des politiques publiques. Parmi la soixantaine d’évaluations menées figure la lutte contre le décrochage scolaire. Il s’avère que chaque année, en France, 100 000 jeunes quittent l’école sans avoir obtenu un diplôme de l’enseignement secondaire. Face aux difficultés plus grandes des jeunes sans diplôme sur le marché du travail (Rose, 2012), et au coût du décrochage scolaire pour la collectivité7, la déscolarisation est un “problème” à résoudre (Oeuvrard/Glasman, 2011). Des plans de lutte sont élaborés en conséquence, le dernier étant, à ce jour, le plan interministériel de lutte contre le décrochage présenté le 21 novembre 2014 par le Premier ministre et la ministre de l’Éducation nationale. Adossé à la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École8 qui appelle de ses vœux une école juste, exigeante et inclusive, ce plan affiche une ambition préventive et réparatrice puisqu’il s’agit de «prévenir plus efficacement le décrochage afin de diviser par deux le nombre de jeunes sortant sans qualification du système éducatif d’ici 2017» (ministère de l’Éducation nationale de la jeunesse et des sports, 2016), mais aussi de leur permettre de «suivre un parcours d'insertion dans le monde de l'entreprise, et de construire un projet professionnel» (ministère de l’Éducation nationale de la jeunesse et des sports, 2020)9. Cela amène le ministre de l’Éducation nationale, la ministre déléguée à la Réussite éducative et le ministre de l’Emploi à mettre en place, dans le cadre de la MAP, une évaluation de la politique de lutte contre le décrochage scolaire.

  • 10 Il importe de noter que le plan d’action systémique issue de cette évaluation installe une politiqu (...)

5Cette évaluation donne lieu au “rapport Weixler” qui, sur la base d’un diagnostic de la lutte contre le décrochage scolaire, dégage 5 pistes d’action pour diminuer le taux de décrochage : créer une école bienveillante et exigeante, promouvoir une responsabilisation collective, assurer des alliances éducatives, prévoir une souplesse des parcours, faciliter le retour à la formation (Weixler, 2014)10. Dans le même temps, les Écoles de la deuxième chance (E2C) et les Établissements publics d’insertion dans l’emploi (EPIDE), deux dispositifs emblématiques de la réparation du décrochage scolaire, font l’objet d’un diagnostic. Celui commandité par la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail et de l’Emploi (DARES) vise à «connaître le fonctionnement et les pratiques des écoles de la deuxième chance» (DARES, 2014 :7). Les conclusions soulignent la capacité du dispositif à stabiliser le parcours des jeunes et à développer des liens étroits avec les acteurs économiques locaux. Elles pointent aussi la difficulté d’apprécier le devenir des jeunes à la sortie du dispositif, due à la grande hétérogénéité des pratiques de suivi entre les sites d’accueil (DARES, 2014). L’EPIDE, au même titre que l’E2C, est évalué par la Cour des comptes en octobre 2014, afin de jauger les dispositifs “Nouvelle chance”, et de rendre compte de l’utilisation des crédits mobilisés en faveur des jeunes sans qualification. L’objectif est «d’apprécier l’efficacité et l’efficience des dispositifs publics mis en place pour les jeunes “décrocheurs”, c’est-à-dire les jeunes sortis sans qualification du système scolaire». En outre,

le champ de l’enquête est d’une part les dispositifs pilotés par le ministère chargé de l’Éducation nationale à titre curatif, et non préventif, tels que les plates-formes de suivi et d’appui aux décrocheurs et les missions de lutte contre le décrochage scolaire, d’autre part les dispositifs dans le champ de l’emploi et de la formation professionnelle visant à donner aux jeunes décrocheurs une deuxième chance pour accéder à l’emploi (Cour des comptes, 2015 :5).

6Dans son rapport, la Cour des comptes pointe un ratio coûts/résultats modérément avantageux (confer annexe 1), et préconise un effort d’amélioration de l’efficience, et de rationalisation des moyens. Moins porté sur la dimension budgétaire, le rapport “Égalité des territoires, logement et ville” pour le Projet de Loi de Finances 2013, souligne que les sommes investies dans l’EPIDE, pour élevées qu’elles soient, se justifient par la fonction de (re)socialisation, par les insertions, même relatives, réalisées (Assemblée nationale, 2012 :33). L’argument sera repris par la directrice générale de l’EPIDE, lors de son audition devant la Commission parlementaire sur les dispositifs citoyens liés à la Défense, en session ordinaire : «sur un flux annuel de 3 500 jeunes, un peu plus de la moitié sortent en emploi ou en formation qualifiante. Cela peut paraître modeste ; en réalité, c’est beaucoup compte tenu de leur situation de départ» (Assemblée nationale, 2015).

  • 11 Il existe une obligation de suivi des bénéficiaires 6 mois après leur départ du dispositif. Les don (...)

7Si, dans les faits, l’approche sommative, centrée sur les effets tangibles de l’action publique, coexiste avec l’approche formative, axée sur l’implication des acteurs de la politique (Perret, 2014), aucune évaluation ne porte le regard plus loin que le terme de l’accompagnement, et aucune ne propose d’observer les effets induits de l’action publique sur les bénéficiaires (impacts) après leur passage par le dispositif, quand bien même celui-ci n’a pas produit le résultat attendu, en l’occurrence une insertion professionnelle ou l’entrée en formation11. Or, ce qui manque ne peut pas être compté, et le risque que les chiffres tronquent la réalité est fort quand la vue dégagée par l’évaluation est trop courte (Supiot, 2012), ou que le modèle de gouvernance de l’action publique, auquel aspire le SGMAP, ne parvient pas à sortir de l’optimisation des performances assurée par les chiffres.

  • 12 Il s’agit également d’un point aveugle de la recherche portant sur les parcours de décrochage scola (...)

8À n’en pas douter, l’EPP est une aide à la décision et au pilotage. Mais si l’on souhaite que ses conclusions restent une contribution à l'enrichissement du débat public, il importe de savoir ce que le dispositif de réparation du décrochage scolaire fait à la subjectivité des jeunes, après qu’ils l’ont quitté, et quand bien même la sortie n’est pas “positive”. Or, le problème posé par le processus de modernisation de l’action publique est qu’il limite l’évaluation aux effets objectifs ex post, parfois aux effets subjectifs in itinere, mais ne porte jamais sur les effets subjectifs ex post. En conséquence, elle n’est menée de conserve avec les bénéficiaires que dans l’espace-temps de l’accompagnement social et professionnel, rarement au-delà. C’est ce point aveugle des politiques publiques12 que nous souhaitons éclairer, après avoir présupposé que l’évaluation de leurs effets est irréductible aux critères quantitatifs d’efficacité appliqués au nombre de “sorties positives”, et au ratio coût/résultats.

9Considérer, comme on le propose ici, de mettre les jeunes sans diplôme sur un autre plan que les chiffres suppose de ne pas retenir les critères de “réussite” communs aux dispositifs, alors même qu’ils servent à évaluer leur efficacité. Il importe de donner du relief à un processus que les normes arithmétiques de l'action publique n’ont de cesse d’aplatir voire de fausser, car ces critères ne suffisent pas à saisir les dimensions subjectives qui interviennent dans l’expérience du dispositif par les bénéficiaires eux-mêmes (Roques, 2008).

III. Compétences acquises, capital social et biens symboliques

  • 13 Cela explique les écarts entre les taux de “sorties positives” affichés par les dispositifs, et le (...)
  • 14 Les dispositifs dotent les jeunes de compétences sociales et de connaissances scolaires, mais ils n (...)

10Les récents bilans d’activités indiquent qu’en moyenne 80 % des jeunes inscrits à l’EPIDE, et 67 % des jeunes inscrits à l’E2C, ont un emploi ou une formation dans les six mois qui suivent leur sortie. Ces taux sont si élevés qu’ils ne laissent pas d’interroger, et notamment la nature des indicateurs choisis pour mesurer l’insertion. En premier lieu, les taux ne concernent que les jeunes ayant signé un contrat d’engagement dans le dispositif. Or, la signature de ce contrat n’est proposée qu’après une période “probatoire” qui évalue leur capacité à endurer les règles du dispositif. De ce fait, les taux ne prennent pas en compte les jeunes qui abandonnent, qui démissionnent ou qui sont exclus du dispositif avant la signature de ce contrat13. En second lieu, le terme choisi, insertion en l’occurrence, est un élément de langage qui, selon le principe de non-contradiction, distingue les sorties “positives” des sorties “négatives”. Or, les sorties “positives” agrègent des situations de portée divergente : l’entrée en formation qualifiante ou diplômante, un CDD, un CDI ou un contrat en intérim. Le mot “positive” est subordonné à des issues différentes, et par conséquent à une diversité d’expériences post-dispositif, ce que l’évaluation quantitative ex post ne restitue pas. Ces taux interrogent ensuite la nature de l’accompagnement des bénéficiaires. Alors que ces dispositifs ne sont pas autorisés à délivrer un diplôme14, et que l’on connaît les difficultés d’insertion des non-diplômés sur le marché du travail, en quoi l’accompagnement facilite-t-il leur insertion ? Les entretiens montrent que si les jeunes ne peuvent se soustraire à l’emprise du diplôme sur le marché du travail, l’accompagnement a facilité l’insertion professionnelle de certains d’entre eux.

A. Dire et faire autrement

11Cette réussite provient, pour une part, de la capacité à dire autrement, et à faire différemment. À l’E2C comme à l’EPIDE, plusieurs heures hebdomadaires sont consacrées au projet professionnel et aux techniques de recherche d’emploi. Les stages en milieu de travail étant liés au projet, la prospection des lieux de stage fait logiquement partie de l’accompagnement des jeunes. C’est l’occasion de pointer les erreurs de langage ou de corriger, à l’oral et à l’écrit, les travers préjudiciables à une “bonne” présentation de soi. Les jeunes apprennent à rédiger des lettres de motivation. Des séances sont consacrées à la présentation du CV, qui, pour le coup, s’étoffe des sta­ges effectués grâce au dispositif, ce qui d’ailleurs ne manque pas de susciter leur fierté, et, pour certains, l’estime de soi. Si ce travail sur la communication verbale et non verbale permet une prise de conscience des enjeux symboliques du langage, il donne aussi l’occasion de parler de soi. Cette part discursive de l’accompagnement amène les jeunes à retravailler leur ethos dès lors qu’ils perçoivent que la présentation de soi ne se négocie pas seulement dans l’interaction immédiate avec les employeurs, et qu’elle est tributaire des conventions sociales qui organisent l’échange.

12Avant l’entrée dans le dispositif, la grande majorité des jeunes a très peu, voire aucun contact avec le milieu professionnel, et de faibles ressources, hormis les “connaissances du quartier”, pour espérer trouver une activité rémunérée. Le dispositif leur a permis de nouer des contacts directs avec des employeurs, et, lors des rencontres avec des chefs d’entreprise régulièrement invités à venir présenter leurs activités, à tisser des liens avec le monde de l’entreprise. Pour faibles qu’ils soient, ces liens permettent de diversifier les supports relationnels mobilisables dans la recherche d’emploi, et d’accéder à des informations nouvelles (Granovetter, 1973). Plusieurs jeunes ont ainsi intégré le marché du travail soit en convertissant un stage en emploi, soit en mobilisant un maître de stage pour obtenir un contrat d’apprentissage ou un contrat de professionnalisation. C’est le cas de Jibril qui considère que le principal apport du dispositif a été de lui «rapporter beaucoup de contacts avec les entreprises». Après avoir élaboré son projet avec les formateurs, et alors qu’il veut entreprendre une formation en alternance, il fait appel aux relations nouées lors de ses précédents stages pour obtenir de l’aide dans ses démarches, et trouver un employeur qui accepte de l’accueillir. L’un de ses anciens maîtres de stages, avec qui «il a noué de vrais liens», le recrute en alternance. Il quitte aussitôt l’E2C pour entamer sa nouvelle formation. Alia trouve quant à elle un emploi trois mois après son entrée à l’E2C, alors qu’elle avait postulé durant plus d’un an pour des offres d’emploi, sans jamais avoir de réponses positives. Après un stage de 3 semaines comme vendeuse, le directeur du magasin lui propose de sui­vre une formation de trois mois pour approfondir sa connaissance des produits vendus par l’enseigne. Elle accepte la proposition, et son employeur l’engage en CDI après cette formation. Outre les liens, transitoires ou dura­bles, tissés avec les employeurs, l’accompagnement des formateurs étaye le capital social des jeunes (Beaud, 1999). Pour Samuel, sa rencontre avec un formateur référent de l’EPIDE est à l’origine de son intégration à une préparation militaire à la sortie du dispositif. Alors que Samuel lui confie son désir d’intégrer l’armée, il lui propose de rejoindre la formation de préparation militaire qu’il coordonne à la marine nationale. Quand nous le contactons un an plus tard, Samuel annonce fièrement qu’il a achevé cette formation avec succès, qu’il a obtenu les meilleurs résultats de sa promotion, et qu’il dispose désormais d’«un vrai diplôme avec mention». Sur les conseils de ce formateur, avec qui il est encore en contact régulier, il a déposé un dossier pour intégrer l’armée, et a entrepris une formation en logistique pour obtenir un BEP. Il veut «mettre le plus de chances de son côté» pour que son dossier de candidature à l’armée soit retenu.

13Ces premiers exemples montrent que les stages ne sont pas que des “sta­ges parking”, et n’ont pas qu’une fonction occupationnelle (Paugam, 1993). Une majorité des jeunes rencontrés estiment que leurs stages ont joué un rôle décisif dans leur parcours post-dispositif, en permettant soit de constituer un réseau social mobilisable à la sortie, soit d’élaborer un projet professionnel.

B. Le travail du corps et ses prolongements

  • 15 Ce travail sur l’employabilité n’est pas propre aux dispositifs “deuxième chance”. Il se retrouve d (...)

14Les ressources du dispositif, mobilisables dans les recherches d’emploi ou de formation, sont aussi de nature subjective, et directement liées au travail socio-éducatif que les formateurs adossent à des normes tenues pour légitimes dans le monde professionnel15. À l’EPIDE et l’E2C, une partie de ce travail consiste à familiariser les jeunes aux exigences du monde professionnel, ce qui suppose une organisation stricte du temps, ainsi qu’une action au mieux sur les schèmes corporels, au moins sur les marqueurs sociaux du corps (Zaffran, 2015). À l’E2C, il n’est pas toléré que les jeunes se présentent dans la structure en jogging, avec des vêtements troués ou tachés, et ils sont rapidement repris quand les propos tenus sont jugés trop familiers. À l’EPIDE, le travail sur le corps transite par de constants rappels à l’ordre : ne pas mettre les mains dans les poches, se tenir droit, entamer une conversation avec un adulte par “Monsieur” ou “Madame”, etc. Dans les deux dispositifs, le refus d’obtempérer donne lieu à une explication du formateur sur l’importance du savoir-être dans le monde professionnel, et l’assurance que des compétences sociales sont incontournables s’ils souhaitent trouver un emploi ou une formation : «C’est pour toi que je dis ça ! Moi, je m’en fiche ! Mais tu crois que ça fait sérieux devant le patron ? Tu crois que tu arriveras à trouver un stage en étant habillé comme ça ?» (Échange entre un stagiaire et un formateur à l’E2C).

15Cette dimension de l’accompagnement confronte donc les jeunes aux codes sociaux du monde du travail. Une fois leur utilité (re)connue, ils sont en mesure d’ajuster leur conduite aux attentes sociales des employeurs. Sans aller jusqu’à dire que l’accompagnement inscrit une manière durable de sentir et de penser, ou que la morale du travail se niche au plus profond du corps, les manières de se tenir, de parler, de marcher, pour arbitraires qu’elles soient, sont les ingrédients dont les jeunes se saisissent pour une présentation de soi ad hoc. Disposant d’un «appareillage symbolique» acquis ou réactivé dans le dispositif, ils s’adaptent aux standards normatifs du monde professionnel. Le travail quotidien des formateurs les aide à ajuster la face au cadre de l’interaction (Goffman, 1973), et à s’exprimer convenablement devant un employeur. Si l’accompagnement dote les jeunes de qualités valorisées dans le monde professionnel (Dubernet, 1996), il donne lieu à des réalisations physiques qui attestent d’une convergence de la représentation du travail et la représentation de soi :

Ça m’a fait grandir parce que j’ai fait mes démarches toute seule, à aller aux entretiens, à me présenter correctement parce que j’avais jamais appris, présenter mon CV, à être convenable quoi. […] ça m’a vachement aidée quand j’ai passé mon entretien où je travaille actuellement. Je savais exactement ce que je devais dire, j’avais préparé et en plus on faisait des simulations d’entretien donc ça c’était bien et ça m’a beaucoup aidée pour mes entretiens après (Ève, 21 ans, E2C, auxiliaire de vie, CDI, sortie depuis 8 mois).

16À défaut d’avoir des diplômes à présenter à la sortie du dispositif, les jeunes considèrent que la maîtrise nouvelle des règles sociales est un “certificat de bonne conduite” appréciable. Ils pensent aussi pouvoir compter sur les savoirs pratiques acquis lors de leur formation, qu’ils mobilisent d’ailleurs dans les recherches d’emploi. Il reste que l’espoir mis dans cette maîtrise et ces savoirs n’a de valeur que parce qu’ils ne les possédaient pas à l’entrée dans le dispositif. Cela signifie que le jeune qui mesure de lui-même le chemin parcouru, et tire une satisfaction du progrès accompli, va devoir se confronter au monde du travail qui juge les postulants à partir de ce qu’ils sont, pas de leur marge de progression et de ce qu’ils sont devenus. Parmi les jeunes contactés et ayant refusé l’entretien avec nous, certains ont laissé entendre, avant de couper court à notre échange, que leur déception vient moins du dispositif en soi que des refus des employeurs alors même qu’ils ont joué le jeu de l’accompagnement. Le découragement, voire la rancœur, se nourrit d’un sentiment subjectif d’absence de reconnaissance objective hors du dispositif des efforts accomplis dans le dispositif.

C. Des jeunes “domestiqués” ou des acteurs stratèges ?

17Cette part symbolique interroge la fonction éducative du dispositif, et ce qu’il produit chez les jeunes. En l’espèce, l’action des formateurs peut être vue comme l’inculcation d'un “habitus entrepreneurial” propice à la flexibilité et la docilité d’un public en situation de vulnérabilité (Mauger, 2001). Dans ce cas, l’accompagnement serait l’instrument de transformation des propriétés morales des bénéficiaires, et d'acquisition des dispositions éthi­ques congruentes avec les besoins de l’entreprise (Ibid.). Il serait aussi un sas grâce auquel le bénéficiaire corrige les travers de sa socialisation antérieure, et intériorise des préceptes moraux qui facilitent son adhésion à une culture dominante (Jellab, 1998). Ces lectures critiques font de l’accompagnement un instrument d’inculcation d’une idéologie de l’entrepreneuriat, et de conversion des jeunes aux principes d’employabilité (Mazaud et al., 2015). Et, en effet, à écouter les formateurs, la volonté d’agir sur les dispositions antérieures des jeunes est explicite. Mais cela affaiblit-il pour autant le bien-fondé des objectifs de ces dispositifs, et cela discrédite-t-il le travail effectué ?

  • 16 Nous ne considérons pas, à la différence de Houdeville et al., que les dispositifs “seconde chance” (...)

18Comme le souligne Frétigné (2013), il n’y a pas lieu de s’étonner qu’un dispositif d’insertion sociale s’efforce de soumettre ses bénéficiaires à des règles communes et à des principes attendus. Il s’agit là de la seule finalité possible pour les formateurs qui n’ont ni le pouvoir de créer des emplois, ni celui d’agir sur les procédures et normes de recrutement (Orianne, 2008). À moins de croire que les dispositifs sont des institutions totales, voire des institutions totalitaires16, la dénonciation de leur fonctionnement a peu de sens, puisque d’une part les objectifs qui leur sont fixés portent précisément sur l’ajustement des compétences sociales et personnelles aux attentes du marché du travail, d’autre part les soft skills sont recherchées par les jeunes pour une raison instrumentale. En sorte que si les dispositifs reproduisent les normes entrepreneuriales, ils ne sont ni en mesure d’en produire d’au­tres, ni en capacité de s’y opposer. Contraints par les attentes des employ­eurs, et tenus par les financements qui dépendent des évaluations, les acteurs centraux d’un dispositif sont dépendants d’une logique d’activation (Erhel, 2012) qui les somme de trouver, d’une manière qui se voudrait efficace et rapide à la fois, les moyens de remplir les objectifs fixés par leurs tutelles.

  • 17 La vulnérabilité est universelle, probable, contextuelle, individuelle, et réversible. En conséquen (...)
  • 18 Plutôt que de parler d’ “institution”, il semble préférable de parler de “cadre” pour définir l’act (...)

19En outre, si nous rejoignons les constats de Mazaud et al. (2015) en considérant que les dispositifs “seconde chance” ont indéniablement une capacité d’inculcation, encore faut-il que cette capacité leur soit reconnue par les jeunes pour être effective. Le travail éducatif des formateurs n’est pas imposé, mais accepté ou refusé, et dans tous les cas négocié avec les jeu­nes – comme en témoignent les taux d’abandons – dans un échange symbolique mettant en jeu tout à la fois la trajectoire passée, la situation présente et les projets (Zaffran/Vollet, 2016). Il est donc difficile de considérer que les dispositifs sont en mesure, à eux seuls, de “formater” les jeunes. Sur un plan sociologique, la vulnérabilité n’est ni une soumission totale, ni une aliénation complète. Elle est irréductible à la vision disjonctive – actif/passif – des individus (Soulet, 2014)17. Croire que les dispositifs sont capables de rendre les jeunes “flexibles et dociles” revient à surestimer le pouvoir que détiennent les formateurs et/ou à déposséder les jeunes de leur réflexivité18.

20Le temps nécessaire à la conversion est un second argument qui empêche d’affirmer que les dispositifs d’insertion – du moins ceux étudiés ici – sont en mesure de transformer radicalement les jeunes, et de les soumettre à de nouvelles dispositions morales. Le temps long de la conversion n’est pas le temps court de l’accompagnement. La durée moyenne de la formation est de 7 mois. Il faut accompagner, et, si possible, insérer, dans ce laps de temps relativement court. Il faut aussi que les effectifs annuels de bénéficiaires soient élevés. De ce point de vue, la performance agrège le nombre de recrues avec le temps passé à les former et le taux d’insertion. Pour tenir ces trois bouts de l’évaluation publique, et exciper d’une efficacité qui assure au dispositif sa longévité, il importe de s’assurer ex ante, c’est-à-dire en amont du travail d’accompagnement à faire, que les jeunes remplissent les critères d’évaluation ex post de l’efficacité du dispositif. À auditionner les directeurs des dispositifs, pris dans un jeu d’acteurs et de contraintes institutionnelles, l’acceptation préalable par les jeunes d’un étayage moral joue pleinement en faveur de leur recrutement et de leur maintien dans le dispositif. De ce fait, les enjeux de l’admission dans le dispositif vont au-delà d’une démonstration par le jeune de son autonomie, qu’il atteste par sa capacité à se présenter aux formateurs comme un entrepreneur de lui-même. Lors de l’entretien de recrutement, le jeune qui insiste sur son désir de changement et sa volonté de “s’en sortir” est perçu comme une personne disposée à l’accompagnement des formateurs. La bonne disposition du jeune importe, sinon plus, du moins autant, que son autonomie, car elle présume un rapport plus expressif qu’instrumental au dispositif (Zaffran/Vollet, 2018b).

21L’EPP porte ainsi sur un compromis établi à partir d’intérêts bien compris entre d’un côté le dispositif qui doit prouver son utilité, de l’autre côté des jeunes qui ont conscience que les cartes en leurs mains ne sont pas suffisan­tes, donc que leur jeu doit être étoffé. Le temps est trop court pour une redistribution complète des cartes. Aussi, l’art du jeu est de tirer des cartes inédites, sans rebattre les anciennes. À ce titre, les formateurs eux-mêmes exercent les jeunes à la maîtrise des codes sociaux pour dévoiler le jeu qui convient selon les circonstances. Il s’agit donc moins de rectifier, par un travail long et méthodique, les “travers” des jeunes, que de les rendre capa­bles d’entrevoir les occasions où le dévoilement est permis, et les moments où la dissimulation est préférable à l’ostentation :

Je leur dis qu’il faut qu’ils contrôlent leur corps, leurs mimiques. Tout ça t’es obligée de leur dire. Par exemple, “bon ok vous vous êtes noir, vous vous êtes comme si, vous vous êtes comme ça, toi tu t’appelles Benahoub, t’as une tête de Benahoub, bah ça c’est là, c’est comme ça, tu vas pas le changer ! Et sur le CV ça va être vu et il va falloir faire avec !”. Je leur raconte pas d’histoire ! C’est pas acceptable mais on changera pas le système, je leur dis toujours que pour le changer le système, il faut déjà y rentrer ! Faire un cheval de Troie ! Je leur ai montré, vous serez à l’intérieur du système, vous serez un acteur, vous allez voter, vous serez peut-être recruteur ! Mais là il faut arriver à rentrer dans le système, ça veut pas dire perdre son âme mais c’est une partie d’échec ! Et c’est à vous de maîtriser la partie (Entretien collectif formatrices EPIDE).

22En quittant le dispositif, les jeunes sont en mesure de jouer la partie sans trop de fausses notes, c’est-à-dire d’adapter leur posture à la situation. Cette part subjective leur donne l’impression de peser sur la situation, voire de parvenir à la tourner à leur avantage. Convaincus du discrédit causé par leur décrochage scolaire, avant l’entrée dans le dispositif ils appréhendaient leur environnement avec ce fatalisme qui empêche d’entreprendre des démar­ches de recherche d’emploi. L’accompagnement a permis d’atténuer la mar­que infamante du décrochage scolaire qu’ils avaient intériorisée, donc de soulager leur subjectivité.

J’ai beaucoup changé parce que je voulais pas répondre aux questions. Si vous seriez venue au début, j’aurais pas répondu, c’est vrai ! J’aurais pas accepté, j’avais trop de trucs dans ma tête qui se bousculent, mais l’E2C m’a soulagée et je suis parvenue à me vider la tête, et j’ai compris qu’aller de l’avant c’était oublier ce qu’il s’était passé derrière moi (Sonia, 28 ans, E2C, en formation à l’AFEP, sortie depuis une semaine).

23Il est donc difficile de réduire l’objectif de ces dispositifs à la soumission immédiate à un ordre entrepreneurial dont ils ne seraient qu’un des bras armés. Les dispositifs les préparent à s’engager dans le monde du travail, et le monde tout court. Les “ateliers professionnels”, mis en place par l’EPIDE et l’E2C, sont l’occasion de parler du code du travail, de leurs droits et des leviers légitimes d’action. Rendre visibles les implicites sociaux, rappeler les devoirs et les droits de chacun, débattre les sujets d’actualité, participent au sens critique et à l’autonomie. En confrontant les jeunes aux attentes du monde économique, et en leur donnant les moyens de s’y glisser, les dispositifs les aident donc aussi à se produire autrement.

IV. Le taux de “sorties positives” : un indicateur galvaudé par le temps long des parcours

24Les catégories de “sorties positives” et de “sorties négatives” élaborées par les dispositifs à la demande de leurs financeurs dans un souci d’évaluation de leurs actions semblent peu pertinentes dès lors que l’on prend acte des effets symboliques précédemment décrits, qu’ils sont placés au même niveau que les effets sociaux, et surtout que l’on reconnait leurs interdépendances (Frétigné, 2013).

A. Des sorties “négatives” aux effets “positifs”

25Les apports symboliques et les transformations induites par le dispositif permettent de maintenir un regard positif sur lui, malgré les désillusions et les espoirs déçus. Les critiques ne sont pas absentes du tableau que les jeu­nes dressent de ces dispositifs. Toutefois, celles-ci ne suffisent pas à entacher le souvenir qu’ils en gardent. Kendra quitte ainsi précocement l’E2C, car elle estime que le dispositif ne lui donnera pas ce qu’elle espérait sur le plan de l’insertion professionnelle. En revanche, elle a repris confiance en ses capacités, puis a pris conscience que son retard scolaire était surmonta­ble, et par la suite a construit son projet de retour vers l’école “classique” :

Ça a ravivé les souvenirs scolaires, reprendre l’habitude d’écrire, de faire des choses, à ce niveau-là, ça m’a fait plaisir, je me suis rappelée que j’étais pas trop bête quand même. Donc c’est surtout sur la confiance, parce que quand ça fait longtemps qu’on n’a pas fait tout ça, on se dit “mais est-ce que je sais encore faire ?” et bah oui ! (Kendra, 20 ans, abandon E2C, animatrice en CDD, sortie depuis 18 mois).

26Malgré l’absence d’insertion “réelle” sur le marché du travail, et même s’ils ne vont pas au bout du parcours de formation, les jeunes ont découvert un métier ou un secteur d’activité qu’ils apprécient, et dont ils connaissent désormais les attentes grâce aux stages effectués. Benoit, qui n’avait «aucun projet en tête» au moment d’entrer dans le dispositif, découvre grâce à l’E2C le métier de vendeur en prêt-à-porter :

Q : Ce serait quoi les apports de l’E2C pour vous ?

R : De la confiance et le fait de m’avoir fait trouver un métier, c’est très bien ça ! Pour moi c’est ça !

Q : Donc, vous n’êtes pas resté très longtemps, mais ça vous a donc quand même apporté des choses …

R : Ah oui, oui, beaucoup de choses, pour moi ça restera gravé dans ma mémoire à jamais. […] En plus, j’ai vu que ça faisait ses fruits parce que moi j’ai pas trouvé un job mais j’ai trouvé une idée de métier donc ça me plait ! C’est déjà énorme ! (Benoit, 20 ans, E2C, abandon, en recherche de formation, sorti depuis 8 mois).

27On voit que l’abandon du dispositif ne signifie pas que les jeunes réinvestissent ex abrupto les activités qui étaient les leurs avant d’y entrer. Au contraire, le dispositif a pour effet de réorganiser la vie sociale, et de redéfinir les activités qui scandent la vie quotidienne. L’accompagnement pousse à entreprendre seul les démarches d’insertion, à se recentrer sur la construction, la présentation et la communication du projet professionnel. De sorte que les liens rompus avec la mission locale par la plupart des jeu­nes, estimant qu’elle ne leur était d’aucune utilité dans la recherche d’emploi et de formation, sont renoués à la sortie du dispositif. Désormais, la conviction est là que les compétences acquises sont des atouts à faire valoir. Il y a aussi la prise de confiance qui lève les inhibitions, et aiguise la curiosité :

Q. : Donc là vous allez à la mission locale ? Parce que vous me disiez que ça vous avait servi à rien avant l’EPIDE …

R. : Oui, mais parce que maintenant j’arrive à communiquer, je suis un peu plus fouilleur en fait. Je demande, quand je parle, je fais des phrases, je fais pas “oui, non, oui”. Maintenant, je cherche à compren­dre et à demander les choses, par exemple, “Est ce que vous pouvez me trouver ça ? Est-ce qu’il y a certaines possibilités ?”. J’utilise des mots que je n’utilisais pas en fait et maintenant les gens me comprennent, et ils peuvent m’aider. Et ça c’est grâce à l’EPIDE (Maxime, 19 ans, abandon EPIDE, en recherche d’emploi, sorti depuis 5 mois).

28Si tous les témoignages soulignent l’importance de la dimension symbolique du travail socio-éducatif, ils pointent aussi la contribution de ce travail à l’évolution de la perception que les jeunes ont de leur situation ainsi que d’eux-mêmes, et donc son rôle dans leur socialisation continue

Q. : Donc tu rentres à l’E2C parce que tu veux formuler un projet, tu n’en as pas à la sortie mais là tu me dis quand même que c’est super … [rires].

R. : Bah ouais parce que ça m’a apporté des trucs ! Là je sais que si je veux du travail, je vais y aller, sans aucun souci, avant ça je l’aurais pas fait. Et puis je ressors, j’ai quand même de l’expérience avec mes stages. Bon au début je me suis dit “merde j’ai fait ça pour rien” mais en y réfléchissant, non, non, parce que ça m’a quand même changée, ça m’a aidée (Marie, E2C, en recherche d’emploi, sortie depuis 6 mois).

29Ces considérations se retrouvent également chez les jeunes qui ont quitté prématurément le dispositif. Pour différentes raisons, ils estimaient que le dispositif n’était pas adapté à leurs attentes, et ils ont préféré abandonner la formation. Pourtant, sur les 22 jeunes concernés, 18 estiment que l’accompagnement fut une “expérience positive”, voire “très positive”.

B. Des sorties “positives” aux effets limités

30L’efficacité des dispositifs, passée au crible de l’EPP, ne révèle pas, ou insuffisamment, les effets subjectifs induits – y compris en cas de départs prématurés – du travail des formateurs. Être “en sortie positive”, quand il s’agit d’une insertion professionnelle, ne signifie pas une sortie de l’insécurité sociale. Elle ne s’accompagne ni d’une indépendance financière stable, ni d’une correspondance du poste occupé à l’emploi désiré, ni de l’assurance d’un emploi durable. Si le travail socio-éducatif aide les jeunes à s’adapter aux attentes des employeurs, voire à être perçus comme “employ­ables” par les signaux “positifs” qu’ils leur envoient, il reste difficile d’affirmer qu’ils sont plus “employables” qu’ils ne l’étaient avant d’entrer dans le dispositif. Porter un jean plutôt qu’un jogging, se raser pour les garçons et se maquiller pour les filles, être courtois, utiliser le vouvoiement et laisser de côté les formulations familières face à un employeur, tout cela ne compense pas le manque de qualifications. Les formations proposées restent courtes, et les enseignements, même adaptés au projet professionnel, ne permettent pas de rivaliser avec des jeunes qui détiennent un diplôme, fut-il peu élevé.

31Cela explique que si des sorties “négatives” peuvent produire des effets subjectifs propices à des bifurcations “positives” sur le long terme, des sorties “positives” peuvent donner lieu à des désillusions et du ressentiment. Les sortants “positifs” se sont à la fois investis dans le dispositif, pliés aux injonctions des formateurs, et sont parvenus, contrairement au parcours scolaire passé, à terminer leur parcours de formation. Cet accrochage au dispositif était encouragé par la croyance, consolidée par les formateurs, que les biens symboliques acquis dans le dispositif pallient l’absence de diplôme. Or, le temps passant, et les difficultés d’insertion se multipliant, la croyance faiblit, et le constat est fait que les promesses n’ont pas été tenues. Autrement dit, que le dispositif n’a pas été à la hauteur de leur engagement. Le mérite, qui est la valeur cardinale du travail des formateurs, se vide de sens, et amène à critiquer, parfois vertement, le dispositif.

32Après avoir fréquenté durant 8 mois l’E2C et y avoir effectué plusieurs stages, Samia souhaite devenir agent d’accueil. Elle finit son parcours de formation et sort du dispositif en ayant obtenu plusieurs entretiens d’embauche. Lorsque nous la contactons un an après sa sortie de l’E2C, elle n’a pas trouvé un emploi dans le secteur qui l’intéressait, car elle n’avait pas de diplôme et de qualifications à faire valoir. Découragée, elle accepte un emploi de baby-sitter à temps partiel, ce qui permet à la personne chargée du suivi des jeunes de la classer en “sortie positive”. Pourtant, cet emploi ne lui permet ni de quitter le domicile des parents ni de prendre son indépendance. Lorsque nous l’avons rencontrée deux mois après son entrée à l’E2C, elle tenait un discours particulièrement positif sur son expérience du dispositif. Un an après sa sortie du dispositif, elle réévalue son jugement, et conclut à son inutilité :

Alors ça fait un an que j’ai quitté l’E2C, et je me rends compte que l’E2C ça m’a servi strictement à rien, parce que ce que je fais maintenant, j’aurais pu le faire sans passer par l’E2C en fait. […] Je me suis rendu compte au fur et à mesure que j’avais des entretiens pour être agent d’accueil, qu’en fait j’avais toutes les compétences requises, mais il me manquait la formation quoi, en tant qu’agent d’accueil, donc du coup j’avais pas les postes, parce qu’il me manquait justement cette formation-là. […] C’est eux qui appellent ça une sortie positive, parce que je suis sortie avec plein de rendez-vous, plein d’entretiens, avec tout plein de choses à faire, mais j’ai toujours eu des réponses négatives, et, au final, je suis tout sauf ce que je voulais être (Samia, 21 ans, E2C, baby-sitter à temps partiel, CDD, sortie depuis 12 mois).

33Quand on se penche sur les emplois occupés et la nature des contrats signés à la sortie des dispositifs, il apparaît que les jeunes s’insèrent majoritairement dans des secteurs en tension pourvoyeurs d’emplois, mais qui proposent un travail parmi les plus précaires et les plus soumis aux aléas de la conjoncture économique. Certains jeunes sont donc en emploi six mois après être sortis du dispositif, mais parfois, et paradoxalement, à un poste auquel ils voulaient échapper par le recours au dispositif : un poste précaire, et qui les intéresse peu. Quand le poste est intéressant, il ne permet pas d’échapper à la précarité. Thomas se voit ainsi proposer un CDD à temps partiel pour être serveur après un stage à l’E2C, et l’accepte. Même si ce métier l’intéresse, et qu’il s’y épanouit, la faible rémunération et la précarité de son contrat sont incompatibles avec ses projets de vie. Après 8 mois en emploi, il démissionne, et s’inscrit à la mission locale.

34Le parcours post-dispositif est connu des directeurs et des formateurs, mais l’insertion des publics précaires étant un marché comme un autre (Zunigo, 2013), ils sont enjoints “à faire du chiffre”, pour afficher leur efficacité, et asseoir leur légitimité. Cette contrainte, à laquelle il est difficile d’échapper, conduit parfois à replacer certains jeunes dans un autre dispositif. Si, d’un point de vue formel, la sortie est qualifiée de “positive”, cette transition laisse sceptiques certains jeunes. Ainsi, Gina ne trouve aucun emploi et aucune formation adaptée à son projet. Après avoir fait face à plusieurs refus de la part des employeurs, elle sera dirigée par son formateur vers une autre formation professionnalisante proposée par un autre dispositif d’accompagnement. Gina est considérée en “sortie positive”, alors que la formation est peu différente de celle proposée à l’E2C, et qu’elle peine naturellement à en voir l’utilité.

35Le replacement des jeunes dans un dispositif différent, mais dans des conditions identiques aide à maintenir le taux de sortie positive à un niveau satisfaisant, mais donne l’illusion qu’un accompagnement de quelques mois suffit à produire une insertion pérenne sur le marché de l’emploi ou le marché éducatif.

V. Conclusion

  • 19 Voir le décret n°98-1048 du 18 novembre 1998 relatif à l'évaluation des politiques publiques.

36Cet article est moins une critique du chiffre qu’un tribut à l’analyse de la “fabrique des grandeurs” par les promoteurs et les évaluateurs des dispositifs (Martin, 2016). Son objectif est de démontrer d’une part qu’à mettre le social en nombre, l’évaluation prend le risque d’une perte du sens de l’action publique, lorsqu’elle oublie en chemin ses effets durables sur la subjectivité des usagers des dispositifs, d’autre part que toute évaluation étant située dans le temps, l’évaluation doit mesurer ce qui a été accompli, mais aussi ce qui a été produit pendant et après l’accrochage des décrocheurs au dispositif. De ce fait, il ne s’agit pas de substituer les vertus de l’approche qualitative aux “vices” du chiffre, autrement dit de ne pas exalter le registre émique mais de promouvoir une approche complémentaire susceptible d’é­clairer autrement les résultats de l’action publique, et de soulever un coin du voile que l’instrumentalisation de la statistique descriptive et normative a jeté sur le cognitif (Desrosières, 2008). Il s’avère que l’évaluation de la lutte contre les sorties précoces du système scolaire, et les diagnostics des dispositifs de réparation du décrochage scolaire, mesurent ex post, et parfois in itinere, la valeur ajoutée de l’action publique. Dans tous les cas, il s’agit d’apprécier l'efficacité d’une politique, par des critères standards qui comparent les résultats de l’action publique aux objectifs visés et aux moyens mis en œuvre19. Ce tropisme quantitatif fait glisser l’évaluation vers une fonction de production (quel est le ratio entre les ressources investies et les services produits ?), et de sanction (le problème posé par le décrochage scolaire est-il résolu par les actions menées ?). Si ce glissement a le mérite de dire si les coûts investis sont à la hauteur des résultats attendus, il écrase les différences, et empêche de voir au-delà des portes du dispositif.

37Une EPP sans un point d’équilibre entre la mesure de la performance par des indicateurs chiffrés, et l’appréciation qualitative des effets des politi­ques publiques concernées, se cantonnerait au calcul du ratio entre le montant des dépenses publiques et les taux de “sorties positives”, de surcroît, dans un laps de temps limité puisqu’il correspond à la durée de l’accompagnement. Ce mode d’évaluation minore les effets subjectifs, et néglige leur rémanence. Le sacrifice de cette dimension temporelle, irréductible au temps des mandats et des échéances politiques (Musselin, 2013), fait succomber l’EPP à la tyrannie des chiffres qu’impose la comparaison entre les dispositifs (Del Rey, 2013), voire institue leur mise en compétition par la logique ordinale qui préside à la mesure. Il s’agit donc de ne pas omettre ni les remaniements subjectifs des bénéficiaires de l’action publique ni leur persistance, totale ou partielle. L’intégration de cette rémanence dans le faisceau d’indices de validation des effets de la lutte contre le décrochage scolaire oblige à “étirer” l’évaluation, pour que le temps dans l’analyse des politiques publiques se superpose au temps du cheminement réflexif des jeunes.

38Qu’ils soient allés ou non au bout de leur parcours de formation dans le dispositif, qu’ils soient ou non en emploi, qu’ils entrent ou non en formation, les jeunes de notre corpus considèrent à une large majorité que l’expérience de l’accompagnement reste positive, et que le dispositif est une organisation bienveillante. Si celui-ci n’attribue aucun bien scolaire, il délivre des biens moraux comme l’estime, la fierté et la confiance. Ces biens compensent – au moins pour un temps – les désillusions ou les difficultés qui apparaissent lorsque la bifurcation biographique souhaitée à l’entrée du dispositif ne s’est pas réalisée à la sortie. C’est pourquoi les formateurs se désolent que leur travail socio-éducatif soit réduit à des évaluations quantitatives réalisées en interne – souvent sous forme d’audits – à la demande des tutelles. Les processus collectifs et personnels qu’ils insufflent ou dynamisent ne sont pas pris en compte pour “objectiver” l’utilité de leur implication. Ils sont nombreux à dire que l’évaluation sanctionne le résultat du parcours des jeunes, mais ne laisse aucune place aux progressions des jeunes ou aux compétences sociales et personnelles acquises, même si elles ne donnent pas lieu in fine à une “sortie positive”.

39À ce titre, les témoignages recueillis soulignent que l’accompagnement n’est jamais vain, et qu’une majorité des sorties, même prématurées, sont bénéfiques au regard du sens que les jeunes y trouvent, construisent ou renforcent. Or, les effets subjectifs de l’accompagnement sur les usagers sont dissous dans l’évaluation chiffrée des performances du dispositif, et l’on est forcé de voir dans les chiffres ce que l’objectif d’efficacité laisse apparaître : un accompagnement actif qui incite à un retour rapide à l’emploi ou à la formation. En conséquence, les indicateurs quantitatifs de sortie “positive” et “négative”, qui servent à la fois au pilotage des dispositifs et à l’évaluation des politiques publiques, sont incomplets sans le caractère décisif des remaniements subjectifs que les dispositifs provoquent sur le parcours post-dispositif des jeunes. La question se pose alors de la manière avec laquelle ce processus subjectif ex post, peut contribuer à l’examen du rôle réel joué par les dispositifs d’accompagnement des jeunes sans diplôme, et ce faisant aider les décideurs publics dans leur prise de décision.

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Bibliographie

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Annexe

Annexe 1 : Tableau du nombre de jeunes accueillis, des taux de sorties, du coût par jeune et des sources de financement selon le dispositif. Données 2013.

EPIDE

E2C

Nombre de jeunes (en flux annuel)

3 400 inscrits, 3 000 jeunes intégrés effectivement

9 700

Évolution depuis 2010

+ 4 %

+ 69 %

Taux de sortie en formation

14 % (incluant les éventuels retours en scolarité)

20 %

Taux de sortie en alternance

7 %

12 %

Taux de sortie dans l’emploi durable

17 %

Taux d’insertion dans l’emploi non durable

10 %

9 %

Taux d’insertion dans l’emploi durable hors alternance

17 %, dont 5 % en emplois d’avenir, et 4 % en autre emploi aidé

Coût annuel, tous jeunes confondus

81 M€ (hors éléments exceptionnels)

85 M€

Coût annuel jeunes sans qualification

67 M€

85 M€

Coût par jeune (coût annuel/flux annuel)

23 900 €, 27 000 € jeunes intégrés effectivement

8 700 €, incluant la rémunération (7 000 € hors rémunération), 11 200 € par jeune effectivement intégré

Coût annuel à la place (coût annuel/effectifs fin de mois)

42 900 €

19 300 €, incluant la rémunération (15 500 € hors rémunération)

Financement européen

13 %

13 %

Financement État

87 %

21 %

Financement régions

0 %

43 %

Financement autres collectivités

0 %

8 %

Financement entreprises et partenaires sociaux

0 %

5 %

Source : Cour des comptes, 2015.

Annexe 2 : l’Établissement Pour l’Insertion Dans L’emploi et l’École de la Deuxième Chance

Mis en place en 2005, l’EPIDE compte 18 centres répartis sur le territoire national. Placé sous la triple tutelle du ministère de la Défense, de la Ville et de l’Emploi, il revendique un accompagnement global des jeunes, facilité par leur prise en charge en internat. Il se distingue des dispositifs “Nouvelle chance” par les règles d’inspiration militaire qui organisent la vie en internat. La formation proposée par l’EPIDE s’étend en moyenne sur 10 mois, et se décompose en trois périodes : la période “évaluation” qui correspond à la socialisation des jeunes aux règles du dispositif ainsi qu’aux premiers cours d’enseignements généraux, la période “évolution” qui vise l’élaboration du projet professionnel et la découverte du métier envisagé par le biais de premiers stages, la période “insertion” au cours de laquelle les jeunes recherchent activement un emploi ou une formation. Durant leur accompagnement, les jeunes perçoivent une prime calculée au prorata du nom­bre de mois de volontariat effectivement accomplis (art. L. 130-3 du code du service national). En pratique, l’allocation mensuelle est de 210 €, et la fraction mensuelle de prime capitalisée est de 90 €. La création de l’École de la deuxième est adoptée en 1996 par le conseil des ministres de l'Éducation des États membres de l’Union européenne. L’E2C propose une formation professionnelle à des jeunes de 18 à 25 ans, sortis du système scolaire depuis au moins un an, sans diplôme et sans qualification. L’objectif de l’E2C est de faire acquérir des compétences favorisant l’insertion professionnelle. La formation, d’une durée moyenne de 7 mois, s’articule autour de l’alternance école/entreprise. Les stages en entreprise doivent permettre d’abord de confronter les jeunes “aux exigences du monde du travail”, ensuite de construire et “tester” un projet professionnel. Les séquences de remise à niveau visent l’acquisition de savoirs “de base” et de savoirs adaptés au projet professionnel. Les jeunes bénéficient du statut de stagiaire de la formation professionnelle. À ce titre, ils perçoivent une rémunération mensuelle variable selon l’âge (16/17 ans : 130,34 €, 18/20 ans : 310,39 €, 21/25 ans : 339,35 €)20.

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Notes

1 En 2000, lors du conseil de Lisbonne, l’Union européenne se fixe l’objectif stratégique de mise en place d’un État social actif et dynamique, présenté comme une transformation des États membres pour devenir les acteurs de «l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde» (Conseil Européen, 2000).

2 L’évaluation de la lutte contre le décrochage scolaire s’était efforcée de donner la parole aux “usagers”. L’intention fut forte, mais la mise en œuvre “timorée”.

3 La labellisation des E2C est soumise à des audits effectués annuellement. Une E2C qui n’a pas atteint les objectifs peut être invitée à quitter le réseau E2C, ce qui entraîne la perte d’une partie de ses financements, la réduction de son équipe pédagogique et une diminution de sa capacité d’accueil.

4 Millet M., Thin D., 2005.

5 Confer le texte intégral de la déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, sur les grandes orientations de la modernisation de l'action publique, à Paris le 18 décembre 2012 (https://www.vie-publique.fr/discours/186684-declaration-de-m-jean-marc-ayrault-premier-ministre-sur-les-grandes-o).

6 Cette décision est en lien direct avec le décret du 22 janvier 1990 relatif à l'évaluation des politiques publiques (qui fait suite au “rapport Viveret”) portant sur la recherche des moyens juridiques, administratifs ou financiers mis en œuvre en vue de produire les effets attendus d’une politique publique, et d'attein­dre les objectifs qui lui sont fixés. Le décret du 18 novembre 1998 peaufine cette définition en soulignant que «l’évaluation d’une politique publique consiste à comparer ses résultats aux moyens qu’elle met en œuvre, qu’ils soient juridiques, administratifs ou financiers, et aux objectifs initialement fixés. Elle se distingue du contrôle et du travail d’inspection en ce qu’elle doit aboutir à un jugement partagé sur l’efficacité de cette politique et non à la simple vérification du respect de normes administratives ou techni­ques». L’EPP est le pendant de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF), promulguée en août 2001, qui, dans le droit-fil de la Nouvelle Gestion Publique (NGP), introduite, avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP), constitue un nouveau paradigme budgétaire visant à instaurer une culture de la performance et de la responsabilité dans la gestion publique. Confer Varone F., 2008.

7 En France, on estime qu’un décrocheur coûte à la collectivité et tout au long de sa vie près de 200 000 euros, ce qui représenterait en cumulant l’ensemble de décrocheurs un coût de 30 milliards d’euros par an (voir https://www.gouvernement.fr/ce-qu-il-faut-savoir-sur-le-decrochage-scolaire).

8 Publiée au Journal officiel le 9 juillet 2013.

9 La lutte contre le décrochage scolaire repose donc sur deux types de dispositifs publics : des dispositifs internes à l’Éducation nationale qui visent à prévenir les arrêts scolaires prématurés, et des dispositifs palliatifs du décrochage scolaire qui proposent un accompagnement social des jeunes en vue de réaliser leur insertion professionnelle. Dans les faits, l’intervention publique privilégie un traitement du décrocha­ge scolaire en dehors de l’école, accentuant le volet insertion par la dimension réparatrice, plutôt que le volet scolaire par la dimension préventive (Denantes J., 2008 ; Bernard P. Y., 2011).

10 Il importe de noter que le plan d’action systémique issue de cette évaluation installe une politique publique intégrée et partenariale.

11 Il existe une obligation de suivi des bénéficiaires 6 mois après leur départ du dispositif. Les données issues de ce suivi sont critiquables, car elles ne concernent, là encore, que les indicateurs “positifs” (insertion ou formation), et qu’elles restent dépendantes de la capacité du dispositif de retrouver les jeunes. Notre expérience, acquise dans le cadre de cette contribution, montre que ce travail est difficile.

12 Il s’agit également d’un point aveugle de la recherche portant sur les parcours de décrochage scolaire. En effet, si les processus de décrochage sont désormais connus (Millet M., Thin D., 2012 ; Oeuvrard F., Glasman D., 2011), et que les enquêtes sur les raisons du raccrochage se multiplient (Zaffran J., Vollet J., 2018a), peu de travaux s’intéressent aux effets ex post d’un passage par un dispositif public dévolu spécifiquement aux décrocheurs scolaires.

13 Cela explique les écarts entre les taux de “sorties positives” affichés par les dispositifs, et le taux de 40 % environ relevé par la Cour des Comptes. Cette dernière s’appuie sur le nombre total de jeunes inscrits dans le dispositif, et non sur le nombre de jeunes ayant signé le contrat d’engagement.

14 Les dispositifs dotent les jeunes de compétences sociales et de connaissances scolaires, mais ils ne distribuent aucun diplôme. Les E2C délivrent des attestations de compétences acquises (ACA) à la sortie des dispositifs, mais celles-ci ne sont pas reconnues par l’Éducation nationale, comme les “attestations de parcours civique” délivrées par les EPIDE.

15 Ce travail sur l’employabilité n’est pas propre aux dispositifs “deuxième chance”. Il se retrouve dans de multiples dispositifs traversés par la logique “d’activation” de l’État social, et dans lesquels des professionnels orientent le traitement des individus perçus comme présentant des “troubles de l’employabilité” vers un accompagnement clinique dans le but de les mettre au travail sur eux-mêmes (Orianne J-F., 2008).

16 Nous ne considérons pas, à la différence de Houdeville et al., que les dispositifs “seconde chance” y compris l’EPIDE, produisent un «enveloppement moral total des individus» (2015, p.184). Même si ces dispositifs ont quelques caractéristiques communes avec les “institutions totales” (un certain contrôle du mode de vie des jeunes, une vie propre dans le dispositif, l’existence de rites), les jeunes les quittent tous les soirs pour rejoindre leur domicile, ils maintiennent des liens avec le monde “extérieur” et y passent un temps limité. Bien qu’accueillant les jeunes en internat, les ÉPIDE ne peuvent pas non plus être considérés comme des “institutions totales” ou des “institutions pénitentiaires”. L’entrée dans ce dispositif est libre, les jeunes ne sont pas coupés du monde extérieur dans la mesure où ils quittent l’internat tous les vendredis midi, disposent de surcroît de leur téléphone portable, et ils peuvent quitter définitivement le dispositif quand bon leur semble.

17 La vulnérabilité est universelle, probable, contextuelle, individuelle, et réversible. En conséquence, la vulnérabilité est un risque commun à tous, mais prend des formes inégales selon chacun (Brodiez-Dolino A. et al., 2014.).

18 Plutôt que de parler d’ “institution”, il semble préférable de parler de “cadre” pour définir l’action de ces dispositifs sur les jeunes, en reprenant la définition élaborée par Glasman D. (2012, p.125). Un cadre se caractérise à la fois par l’existence d’un espace délimité – mais pas nécessairement fermé – qui se distingue de l’extérieur, un découpage du temps rythmé, l’existence de permissions et d’interdits et la présence de personnes chargées de par leur fonction ou leur statut de les faire appliquer. Un «soubassement normatif» plus ou moins explicite légitime les traits de ce cadre et vise la transmission de certaines valeurs et l’acquisition de compétences (Ibid.).

19 Voir le décret n°98-1048 du 18 novembre 1998 relatif à l'évaluation des politiques publiques.

20 Voir en annexe 1 les taux d’insertion, le coût par jeune et les sources de financement selon le dispositif.

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Pour citer cet article

Référence papier

Joël Zaffran et Juliette Vollet, « Ce que ne mesurent pas les politiques publiques »Recherches sociologiques et anthropologiques, 52-2 | 2021, 115-141.

Référence électronique

Joël Zaffran et Juliette Vollet, « Ce que ne mesurent pas les politiques publiques »Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 52-2 | 2021, mis en ligne le 15 avril 2022, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/rsa/5094 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsa.5094

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Auteurs

Joël Zaffran

Prof. Joël Zaffran, Centre Émile Durkheim Science politique et sociologie comparatives, Université de Bordeaux., joel.zaffran@u-bordeaux.fr

Juliette Vollet

Prof. Juliette Vollet, Centre Émile Durkheim Science politique et sociologie comparatives, Université de Bordeaux., juliette.vollet@u-bordeaux.fr.

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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