- 1 Notamment à la Direction générale des finances publiques (DGFIP).
- 2 Des baromètres réguliers sont publiés par l’Admical ou encore Probonolab et l’Alliance pour le Mécé (...)
- 3 N=172
- 4 En France, ces politiques sont menées par la direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et (...)
1Le mécénat de compétences (MDC) se caractérise par la mise à disposition par une entreprise d’un salarié sur son temps de travail au profit d’une structure d’intérêt général. Il est encadré en France par la loi relative au mécénat, aux associations et fondations dite Aillagon (2003), qui règle les incitations fiscales pour les entreprises. S’il n’existe pas de statistiques publiques permettant d’en mesurer précisément la volumétrie1 en France, des enquêtes régulières sont menées par les promoteurs du mécénat d’entreprise2: en 2020, 54% des grandes entreprises mécènes pratiquent le MDC, pour 18% des PME3 (Admical-ifop, 2020). Sa progression semble également récente puisque 52% des entreprises mécènes répondantes mobilisent le dispositif depuis moins de trois années. Le déploiement du mécénat de compétences en France s’inscrit dans un contexte de brouillage des frontières entre secteur public et privé, où les entreprises sont invitées à contribuer à l’intérêt général par leur rôle dans l’action publique ou encore en soutien financier au secteur associatif à l’image des contrats à impact (Cottin-Marx et al., 2017). Son déploiement accompagne également celui des politiques publiques4 d’incitation à “l’engagement tout au long de la vie” sous différentes formes : bénévolat, volontariat, service national universel, MDC ou bénévolat d’entreprise (Renault-Tinacci, 2020).
- 5 Entendu comme une activité productive non marchande exercée de manière libre et consentie autour d’ (...)
2 L’objectif de l’enquête, dont les résultats présentés dans cet article sont tirés, était de déconstruire les discours institutionnels des promoteurs français du mécénat de compétences mais également celui des entreprises lucratives qui y font appel. En effet pour ces dernières, il s’agit «d’engager davantage les collaborateurs» tout en soulignant les aspects mélioratifs du MDC pour les collaborateurs (sens, épanouissement et adhésion à la culture d’entreprise). Mais alors que le cadre du MDC est donné principalement par l’entreprise, on s’interroge quant à la nature de cet engagement. Aussi, cet article propose d’étudier en quoi le mécénat de compétences peut relever d’un “engagement” au même titre que le bénévolat5. Mais, interroger ce qui relève de l’engagement dans le mécénat de compétences est un défi en soi, tant sur le plan théorique que celui de l’analyse, car ce dernier s’applique aussi bien à des “pratiques” qu’à “des représentations”, (Muxel/Zulfikarpasic, 2022).
- 6 Nous choisissons, à l’instar de Camille Hamidi, de reconstruire une configuration des raisons en mê (...)
- 7 Ce dernier point qui apparaît comme lacune de cette première phase de recherche, constitue l’ossat (...)
3 Pour y répondre, nous avons choisi de nous concentrer sur le niveau microsociologique en adoptant une approche processuelle de l’engagement (Fillieule, 2001 ; Agrikoliansky, 2001) visant à dépasser la dichotomie entre un acteur rationnel libéré des déterminismes sociaux et un acteur assujetti par des mécanismes structurels qui le dépassent. Nous recourons aux notions de dispositions, raisons (Hamidi, 2002)6 et représentations sociales (Darbus/Hély, 2010), afin d’articuler caractéristiques sociales, rétributions du militantisme et construction identitaire, explications objectives et subjectives de l’entrée en mécénat de compétences. Considérant la courte temporalité de la recherche, toutes les dimensions que couvrent habituellement la sociologie de l’engagement et l’étude des carrières militantes n’ont pu être étudiées. Ainsi les effets de contexte, la prise en compte de dispositions multidimensionnelles à l’échelle de la vie d’un individu, l’interface entre perceptions et pratiques individuelles expérience et institution collective, ont été écartés7. Nous avons également choisi d’analyser l’entrée dans le dispositif de MDC de manière compréhensive c’est-à-dire d’après les catégories par lesquelles les acteurs définissent leurs pratiques et rendent compte de la rationalité de leurs actions (Vermeersh, 2004). Cette perspective nous permet de rendre compte de l’interpénétration de l’engagement et des logiques professionnelles, du bénévolat et du salariat (Dussuet/Loiseau/Flahault, 2010 ; Simonet, 2012).
4 Cette recherche a privilégié une approche qualitative en s’appuyant sur 52 entretiens biographiques réalisés par l’INJEP et le laboratoire LISE-CNRS avec des salariés issus de moyennes et grandes entreprises françaises, engagés en association par ce dispositif [voir encadré 1] en 2019. Par une logique abductive (Hallée/Garneau, 2019), et à des fins «d’élargissement de la comparaison des formes a priori différentes d’engagement associatif» (Vermeersch, 2004 :708) nous souhaitions vérifier l’hypothèse selon laquelle le mécénat de compétences s’apparenterait à une forme d’engagement. Qu’est-ce qui entraîne l’entrée en mécénat de compétences associatif et motive le choix d’une organisation plutôt qu’une autre ?
5 L’article est composé de trois parties : la première montre combien les frontières entre mécénat et bénévolat sont ténues, à l’instar du bénévolat et du salariat (Simonet, 2012). Elle s’attèle aux représentations sociales des enquêtés sur le mécénat de compétences et l’engagement, et à l’organisation temporelle du mécénat de compétences. La seconde s’intéresse aux dispositions sociales des enquêtés (héritages familiaux, ou expériences préalables) et le rôle qu’elles jouent dans l’entrée en MDC à l’image du rôle décisif des facteurs dispositionnels dans le bénévolat associatif (Prouteau, 2018). La troisième partie interroge les raisons de l’engagement exprimées autour de dimensions personnelles ou de dimensions professionnelles. Elle montre qu’au travers de l’entrée en MDC s’opère un véritable bricolage identitaire ainsi qu’un apaisement des tensions et ruptures professionnelles. Les éléments analysés dans ces trois parties s’imbriquent empiriquement mais par clarté conceptuelle, nous les distinguons.
Encadré 1. Dispositif méthodologique
La méthodologie est basée sur une enquête qualitative privilégiant l’échelle microsociologique (voir note 6). 52 volontaires en MDC ont été interrogés par le biais d’entretiens biographiques entre avril et juillet 2019 et ont duré entre 1h30 et 4h. L’entretien biographique associé à une démarche compréhensive permet de capter le sens que les enquêtés donnent à leurs expériences, les liens qu’ils tirent entre les fragments de leurs existences et la manière avec laquelle ils relient ces éléments à leur entrée en MDC. Cette approche nous semblait opportune pour éviter l’écueil d’un placage normatif du chercheur sur son objet ou du discours des acteurs spécialisés sur ce que doit être l’engagement. Les enquêtés sont issus de 19 entreprises mécènes et 31 associations basées sur le territoire métropolitain principalement sur la région Île-de-France : 12 associations relevaient du champ de l’insertion socio-professionnelle, 6 de l’action sociale, 5 de la solidarité internationale, 4 de l’éducation et 2 du médico-social. Les deux tiers des associations ont une aire d’intervention nationale et plus de la moitié avait moins de 20 ans d’ancienneté au moment de l’étude. Les entreprises étaient de taille moyenne ou importante et relevaient des secteurs d’activités classiques pour le MDC (finances, assurance, communication, BTP, transport, formation, énergie et pharmaceutique). Au regard de la méthodologie choisie, de l’absence de liens directs avec les entreprises lucratives dans le cadre de l’enquête, les données relatives au nombre de salariés mis à disposition par chacune des entreprises n’ont pu être recueillies. Le corpus a été étudié au moyen de l’analyse de contenu thématique après retranscription intégrale des entretiens et traitement par le tableur Excel au moyen d’une grille (thèmes et sous thèmes) via la méthode de description qualitative (Sandelowski, 2000). Celle-ci a permis de distinguer des traits communs entre certaines trajectoires sociales d’acteurs et que nous avons isolés par des typologies dans l’article. L’usage heuristique des portraits est dans le présent article d’une double nature : tout d’abord il sert à illustrer un type afin de rendre compte d’un profil social. Ensuite, une attention particulière est apportée par ce biais à la singularité des parcours et au travail qu’effectuent les acteurs sur eux-mêmes pour se constituer en tant que sujet. Les participants de l’étude sont âgés de 26 à 65 ans mais une grande partie du corpus est composée de séniors en fin de carrière (60% du corpus). Cela peut être expliqué par l’obligation pour les entreprises de plus de 50 salariés de mettre en place un plan d’action séniors et dont le MDC peut faire partie (Décret N°2009-560 du 20 mai 20098). Pour 42 enquêtés sur 52, le dernier niveau de diplôme obtenu est supérieur au niveau baccalauréat. Les cadres et cadres supérieurs sont largement surreprésentés. Cela est lié à la fois au nombre d’entretiens réalisés sur le territoire francilien, et au type d’entreprises présentes dans le corpus (principalement de grandes entreprises françaises). Toutefois, nous ne disposons pas de données nous permettant de dire si le corpus est fidèle à la population mère de volontaires en mécénat de compétences puisqu’aucune statistique publique, ni enquête scientifique quantitative n’ont été réalisées en France à ce sujet. Le corpus est équilibré du point de vue du sexe des répondants. L’ensemble des répondants a été exhaustivement anonymisé au moyen d’une application susceptible de rendre compte de l’origine sociale des répondants9.
Encadré 2. Présentation du Mécénat de compétences et des différents types de missions
Le mécénat de compétences connaît un véritable essor en France depuis une dizaine d’années même si son développement en France débute dès les années quatre-vingt-dix (Bory, 2013 ; Gautier, 2015) inspiré par les politiques de bénévolat d’entreprise étasuniennes plus anciennes ou corporate volunteering – développées dans les années soixante/soixante-dix. En France, l’inspiration américaine est presque mythique : en prenant exemple sur les États unis, il s’agit pour ses promoteurs de “renouveler” un bénévolat à la française toujours plus vieillissant et de lutter contre l’inefficacité bureaucratique et étatique trop interventionniste. C’est à ces fins que sont importées des politiques d’entreprises porteuses d’innovations (Bory, 2013) au travers de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et permettant une meilleure contribution des entreprises à l’intérêt général. Le développement du MDC en France est largement plébiscité par les décideurs nonobstant leur position dans l’échiquier politique10. Dans un contexte de raréfaction des ressources publiques par voie subventionnelle, le MDC devient un soutien indirect au monde associatif pour les pouvoirs publics par la voie fiscale. Si le MDC est aujourd’hui facilité par un dispositif fiscal incitatif (réduction de l’impôt sur les sociétés ou de l’impôt sur le revenu basée sur le nombre d’heures dédiées par le salarié à l’association11), sa mise en place peut prendre différentes formes. Le collaborateur continue de toucher un salaire et peut passer soit l’ensemble, soit une partie de son temps de travail dans l’association. Il peut également partager son temps de travail entre l’entreprise et l’association. Il peut être réalisé en milieu de carrière ou en fin de carrière.
Au sein de l’entreprise, il peut être géré soit par la direction des ressources humaines, soit par la direction en charge des politiques de responsabilités sociales des entreprises voire dans certains cas par les deux. Il s’appuie généralement sur une convention entre l’association et l’entreprise. Il existe différents types de missions qui se distinguent tant du point de vue de la durée, que de l’activité effectuée ainsi que des modalités d’intégration des collaborateurs dans la structure d’intérêt général. Au cours de l’enquête exploratoire, nous avons pu distinguer 4 types de missions :
Les “missions flash ”, sont relativement courtes, parfois itératives annuellement et collectives.
Les “missions conseil” ont un format apparenté à de la prestation de service sur une courte durée. Le salarié réalise une mission au cœur de l’association en y dédiant plusieurs journées sur un ou plusieurs mois.
Les “missions de parrainage” correspondent à l’accompagnement de personnes (jeunes et adultes en réinsertion) sur une durée allant de quelques mois à plusieurs années. L’association comme lieu physique mais aussi en tant que collectif est peu fréquentée par le salarié.
Enfin les “missions longues” sont caractérisées par une prise de poste effective du salarié au sein de l’association où il côtoie généralement l’ensemble des équipes de la structure.
6Nous avons cherché à comprendre dans quelle mesure le MDC relevait ou non d’une logique d’engagement au travers des représentations sociales des enquêtés et de leur regard sur le monde associatif (à l’instar de Darbus/Hély, 2010 concernant l’ESS) mais également au travers de l’organisation temporelle du MDC : se sentent-ils engagés au travers de leur mission de mécénat et de quelle manière ? (a) Et en pratique le volontariat en mécénat de compétences se distingue-t-il du bénévolat ? (b)
7 Les salariés en général voient le MDC comme une forme d’engagement associatif mais plutôt atténuée car «c’est beaucoup plus laborieux». Cette nuance peut être expliquée par trois dimensions relevées dans le discours des enquêtés : la présence d’une rémunération entachant l’aspect a priori désintéressé de l’engagement associatif, le peu de temps personnel dédié et enfin, dans certains cas, l’influence trop conséquente de l’entreprise sur le choix de l’association. Cette nuance est plus forte lorsque le salarié côtoie des bénévoles dans le cadre de sa mission. Le sentiment d’être engagé dans le MDC est également relatif au temps et à la périodicité de la mission ou encore à la notion de contrainte. Ainsi, un investissement en temps important et des difficultés pouvant être liées à la mission comme des déplacements fréquents sont évoqués comme la confirmation d’un engagement plus sacrificiel; conditions rarement retrouvées dans le volontariat en MDC, et davantage dans le bénévolat d’après les enquêtés. Certains témoignages sont dans cette lignée révélateurs d’une vision de l’engagement dans les associations comme expérience qui exige des sacrifices et à laquelle on ne peut pas associer la satisfaction personnelle. C’est le cas de Sonia Legoff, 60 ans, auparavant chargée de clientèle dans l’antenne locale d’une grande banque, en mission longue de deux années dans une branche locale d’une association caritative où elle est en charge de la coordination du pôle de formation : «Un engagement pour moi, c’est beaucoup plus laborieux que ça. [...] J’ai beaucoup de bons côtés, donc je n’appellerais pas cela un engagement».
8 Enfin, la spécificité de l’entrée en MDC repose sur le fait qu’elle est précédée d’un engagement institutionnel : si l’intervention de l’entreprise est perçue par les salariés comme un moyen de lever totalement ou partiellement les contraintes professionnelles et familiales à leur engagement dans le monde associatif (Vasconcelos/Bucolo, 2021), le MDC est avant tout un engagement institutionnel qui conditionne au moins partiellement les formes de leur implication. Ainsi certaines entreprises choisissent les thématiques ou les causes défendues par les associations bénéficiaires. Dans d’autres cas, une liste d’associations “partenaires” est transmise aux collaborateurs souhaitant recourir au mécénat de compétences, et toute dérogation à cette liste doit être instruite par la direction RSE ou générale. Ce conditionnement peut être parfois vécu comme un frein par les enquêtés. Claude Ims, 56 ans, auparavant cadre en charge des ressources humaines dans une société de production et de fourniture d’électricité, en mission de quatre années dans une association de lutte contre le décrochage scolaire et pour laquelle elle s’occupe du recrutement des volontaires en service civique, l’exprime en ces termes : «C’est ça, qui est compliqué, c’est qu’il faut que le mécénat corresponde à des engagements de l’entreprise. [...] Les choix que l’on fait ne correspondent pas forcément à ceux de son entreprise».
9 Dans le cas de Claude, la cause à «soutenir», ici l’éducation, lui a été imposée. Nous avons relevé par ailleurs que plus les enquêtés ont des dispositions (transmission familiale d’un héritage associatif) ou une sensibilité accrue au monde associatif par leurs expériences antérieures (Renault-Tinacci/Vasconcelos, 2020) plus ils ont une vision idéalisée de ce qu’est le “vrai” engagement associatif : total, sacrificiel et désintéressé. En ce sens, le MDC apparaît comme une forme “euphémisée” d’engagement pour les enquêtés.
10Le cadre réglementaire, distingue le bénévolat du mécénat de compétences en raison des caractéristiques temporelles et financières qui y sont rattachées : le bénévolat se fait sur le temps personnel alors que le MDC recouvre le temps professionnel rémunéré (voir encadré 2). Pourtant, plusieurs enquêtés ont témoigné d’un débordement de leur «travail» associatif sur leur temps personnel. Nous avons pu remarquer qu’avec les missions flash ou courtes, fortement encadrées par l’entreprise, les durées sont bordées et le salarié les réalise effectivement sur son temps de travail. Dans le cas des missions longues, cela dépend de la volonté d’implication du salarié dans la structure d’intérêt général et des tâches confiées par l’association à ce dernier ; certaines associations demandent ainsi des présences obligatoires en maraude (en soirée) ou en distribution alimentaire (le week-end). Il est courant par contre que les missions de parrainage soient réalisées en majorité sur le temps personnel. Les temps dédiés à l’expérience associative dans ce type de mission (parrainage) étant plus ou moins prévus par l’entreprise, c’est au salarié de prévoir cet engagement dans son emploi du temps. Les salariés volontaires étant généralement plutôt des cadres moyens ou supérieurs, il leur est plus facile d’ajuster leurs horaires pour se rendre disponible pour les besoins de l’association. Ainsi, les heures supplémentaires peuvent être fréquentes. Pour Blandine Acci, 53 ans, responsable de la responsabilité sociale des entreprises dans un organisme bancaire, la mission de parrainage dans une association d’aide à l’intégration des réfugiés a été réalisée chez elle et ce pour ses deux missions de mécénat, soit le weekend, soit en fin de journée. Les deux mentorés accompagnés (à des fins d’insertion professionnelle, ou encore d’apprentissage du français) ont ainsi rencontré sa fille et ses amis.
Non, je n’aurais pas voulu que cela soit toujours pris sur le temps de travail, il ne faut pas exagérer. C’était mon choix. Je ne me suis même pas dit que je faisais du bénévolat. Je me suis dit que je faisais mon devoir et que je faisais ce qu’il y avait à faire. C’est marrant, je disais toujours à Mehmet: “Le bonheur est dans l’action”.
11C’est sans doute la justification par l’enquêtée elle-même de ce débordement temporel qui mérite l’attention. En effet, elle semble avoir pleinement intégré l’éthos de l’engagement bénévole ou “logique de don” (Falcoz/Walter, 2007) justifiant le dévouement et le désintéressement en dehors du cadre donné par le MDC et la convention d’entreprise alors même qu’elle fréquente peu physiquement les locaux et les membres de l’association. Mais si ce “bonheur dans l’action” semble librement choisi le fait qu’il soit décliné bénévolement en dépit des ajustements fiscaux dont profite l’entreprise et de la convention, interroge. Pourquoi la charge de travail n’a-t-elle pas été ajustée à la mission en MDC et ce même s’il s’agit d’une cadre supérieure ? Ici, délimiter ce qui relève de l’engagement et/ou du travail est délicat, tout comme les notions de “consentement” et de “contrainte” (Simonet, 2018), même si ce bénévolat adossé au volontariat, pour les cadres en mécénat de compétences, se trouve davantage du côté du “cumul” que du “sacrifice” (Ibid. :138) en apportant sens, épanouissement et sociabilités.
12L’incidence de la transmission familiale et de la socialisation par les pairs sont classiques en sociologie des carrières militantes et de l’engagement, pour qui souhaite interroger les mécanismes à l’œuvre à l’entrée dans le monde associatif (Nicourd, 2007 ; Hamidi, 2010 ; Prouteau, 2018). Si nous convenons que l’entrée dans une association ne dépend ni d’une décision monolithique et individuelle, ni d’un ensemble de facteurs déterminés œuvrant à la destinée associative d’un individu, cette partie étudie les dispositions sociales des volontaires salariés en mécénat de compétences et leur possible influence sur l’entrée en mécénat de compétences et sur le choix de l’association à partir des entretiens biographiques. Aussi, nous avons cherché dans les entretiens, les discours (énoncés) et les indices (allusifs) nous permettant de reconnaître une sensibilité héritée ou construite en faveur du monde associatif voire plus largement vers d’autres mondes de l’engagement – partisan, électoral, non conventionnel (Renault-Tinacci, 2018). La participation électorale n’a pas été discriminante dans la construction des types. Nous verrons que l’investigation des raisons (notamment professionnelles) nous permet de relativiser la part des dispositions à l’engagement sur l’entrée en MDC.
13On peut affirmer l’importance de la “sensibilité associative” dans les parcours de vie de nos enquêtés car près des 2/3 ont déjà été bénévoles, bénévoles responsables ou volontaires en service civique dans une association. Pour les enquêtés qui ont déjà été en lien avec le monde associatif, le MDC apparaît souvent comme une opportunité de concilier confortablement une activité associative tout en continuant d’être rémunéré par leur employeur. Dans ce cas nous sommes davantage dans le «plus social et symbolique» décrit par Maud Simonet (2018 :138) où l’expérience en mécénat de compétences est pourvoyeuse d’avantages sociaux et identitaires.
- 12 Ici le type est une «combinaison particulière d’attributs multiples» ayant pour objectif de livrer (...)
14Nous avons choisi de rendre compte de la diversité des trajectoires préalables à l’engagement en MDC via une typologie12 de 5 parcours d’engagement à partir d’une diversité d’indicateurs repris en majeure partie dans la littérature sur les engagements associatifs (héritage/socialisation, éducation religieuse, expériences associatives, expériences politiques, absence d’engagement).
- 13 Correspondant aujourd’hui à un baccalauréat + 2.
15Le premier type intitulé “Expérience d’engagements successifs et/ou multipositionnalité avec dispositions familiales” correspond à des profils de militants “complets” c’est-à-dire qu’ils ont été/sont encore actifs simultanément sur diverses scènes d’engagement qu’il s’agisse d’associations, de partis politiques ou encore de syndicats. La socialisation au milieu politique partisan se fait généralement par le truchement d’un engagement associatif au niveau local. Une socialisation primaire familiale marque durablement la carrière militante : «c’est de famille !». Il s’agit ici majoritairement d’enquêtés de plus de 60 ans avec un niveau d’éducation supérieur au DEUG13 (diplôme d’études universitaires générales) et issus d’une catégorie socioprofessionnelle supérieure.
Jean Journe a 60 ans est en mécénat de compétences en mission longue de trois années dans une association d’action sociale locale. Il y intervient sur la maîtrise d’ouvrage de programme de logements sociaux destinés à des personnes en situation de précarité. Ingénieur de formation, cadre salarié d’un grand groupe de téléphonie mobile, il est engagé dans la vie associative depuis que ses enfants sont entrés à l’école. Après avoir participé à l’association de parents d’élève, il entre dans la gestion d’une école de danse associative. C’est au travers de cette expérience qu’il découvre le monde de la politique institutionnelle locale : il monte une liste citoyenne aux municipales et reste élu en charge du plan local d’urbanisme pendant 13 années dans une ville de l’Essonne. Cette vie politique institutionnelle locale ne lui est pas étrangère : son père a été conseiller municipal pendant un mandat, son grand-père a lui-même été conseiller municipal et son cousin, maire de son village. Il estime toutefois ne «découvrir le sujet» que lors de sa propre entrée dans le paysage de la politique locale. Sa femme et l’un de ses oncles s’investissent par ailleurs dans la vie associative locale (de manière plus ou moins épisodique). Dans le cadre de ses responsabilités et activités municipales, il découvre l’association d’action locale pour laquelle il s’engagera à la fin de son mandat en tant que bénévole et dans laquelle il poursuivra en mécénat de compétence. Si des dispositions familiales mais également un fort lien avec l’association participent à l’entrée en mécénat de l’enquêté, la relation avec la sphère professionnelle n’est pas absente. En filigrane dans son récit, il apparaît que l’entrée en MDC est accélérée en raison d’une inadéquation entre le dernier poste qu’il a choisi dans son entreprise et son caractère «déshumanisé» : «[Je faisais de la] relation client grand public où comme je vous le disais, c'était une erreur de casting. Parce que, je me suis très vite rendu compte que faire des statistiques tous les jours, découper les gens en statistiques, cela ne m'intéresse pas».
16Le second type intitulé “Expérience associative exclusive avec dispositions familiales” se rapporte à des individus ayant une pratique associative exclusive empreinte généralement d’une socialisation primaire verticale c’est-à-dire de la génération antérieure vers la suivante. Les enquêtés sont imprégnés des attitudes et des valeurs transmises dès le plus jeune âge par leur famille qui fréquentait une voire plusieurs associations et ce de manière au moins mensuelle. L’engagement associatif – sous des formes diverses allant du bénévolat au mécénat – accompagne la trajectoire de ces derniers. Les pratiques politiques – plutôt rares – sont non-conventionnelles (manifestations, boycott). Ce type n’est pas associé à une classe d’âge particulière. Les enquêtés relèvent tous de catégories socioprofessionnelles supérieures.
Emilie Aram a 34 ans et est en mécénat de compétence en missions ponctuelles ou flash dans diverses associations. Elle est diplômée d’une grande école de commerce en contrôle de gestion et pilotage d’entreprises. Elle a «baigné très tôt dans le bain de l’humanitaire». Ses parents ont eu en effet des postes dans le domaine de la coopération internationale : sa mère était fonctionnaire du ministère de la Coopération, puis cadre de l’Agence française du développement et son père a travaillé à l’étranger pour des coopératives, des hôpitaux et des écoles. Emilie a ainsi vécu trois années au Cameroun. L’engagement associatif lui paraît être une évidence. Elle affirme en ce sens s’être orientée vers le conseil avant tout pour «conseiller plutôt des associations et le secteur public que les grosses entreprises du CAC 40». Son lien avec le monde associatif avant son entrée en mécénat est important : elle a été bénévole dans l’unité locale d’une association caritative à Paris. Pendant deux elle a donné des cours de français a des personnes en situation d’immigration. Elle aide également une association qui fait de la distribution alimentaire à Gare de l’Est. Elle a cherché à devenir salariée du monde associatif sans succès auprès d’une grande association caritative, car elle n’avait pas assez d’expérience pour se faire recruter. Le MDC lui permet, selon elle, de maintenir un lien avec le monde associatif et d’atteindre un équilibre entre des activités jugées inutiles pour la société (ce qu’elle fait dans le cadre de son travail) et utiles pour la société (bénévolement dans les associations ou en mécénat de compétences). Emilie a pris la direction de la fondation de son entreprise quelques temps après la fin du terrain de cette recherche.
17Le troisième type intitulé “Parcours associatif sans prédispositions familiales” caractérise les trajectoires de volontaires en MDC ayant eu des implications dans des associations en amont de leur mission. Ces implications s’inscrivent dans ce que nous avons appelé une logique de consommation/intéressement c’est-à-dire qui répond au besoin d’épanouissement des individus par le biais d’activités sportives ou de loisirs. Les projets des associations concernées sont tournés vers la satisfaction des membres. Lorsqu’il y a prise de responsabilité dans l’association, elle est généralement contrainte par la nécessité de faire perdurer ces activités (bureau, conseil d’administration ou encore tâches gestionnaires) et/ou l’association. Ces implications ne s’accompagnent ni d’engagements politiques, ni d’expériences syndicales. Elles ne répondent pas non plus à un héritage associatif ou politique. C’est le type qui caractérise la plus grande partie de notre corpus ce qui explique la grande diversité des caractéristiques sociales qu’on y retrouve.
Serge Vauran, a 42 ans et a été en mission longue de trois années avec un TPAS sénior. Il a été en MDC dans une association qui distribue de l’alimentation à des personnes en difficulté. Il s’y est occupé de la gestion des stocks et de la mise en place d’un logiciel et a participé aussi à la vie de l’association. Titulaire d’un BEPC, il a passé de très nombreux concours au sein de son entreprise publique pour devenir cadre en fin de carrière et directeur d’établissement. Son parcours associatif est avant tout local : il a été le secrétaire d’une association dans le sport automobile et bénévole de manière épisodique pour les associations de son village. Autour de lui personne n’est engagé dans le monde associatif ou le monde politique, que ce soit du côté de ses parents ou de son enfant. Aujourd’hui, il lui arrive encore de donner quelques coups de mains à l’association bénévolement, lorsque ses membres le demandent. Ses expériences préalables ne semblent toutefois pas avoir influé sur son entrée en mécénat de compétences. En effet, c’est lors d’un arrêt maladie de longue durée, lié à un épuisement professionnel très important que Serge va se voir proposer le MDC par une conseillère mobilité dans le cadre des aménagements collectifs pour les séniors de l’entreprise. Ce choix lui permet de ne plus revenir dans les locaux de l’entreprise. Il en est soulagé même s’il doit faire 70 kilomètres en voiture pour rejoindre l’association.
18Le quatrième type est nommé “Parcours religieux exclusif”. Il spécifie le parcours de quelques membres du corpus qui se sont engagés exclusivement auprès d’institutions religieuses telles que la paroisse ou encore des associations cultuelles (loi de 1905) ou œuvres charitables en amont de leur mission. L’entrée en mécénat de compétences se fait soit dans une association à vocation sociale, soit à vocation humanitaire. Comme le montre le portrait ci-dessous, il s’agit exclusivement de personnes en fin de carrière de plus de 60 ans. Ce portrait reste toutefois particulier dans sa forme paroxystique car Joseph est sans doute plus pratiquant que les autres enquêtés associés à ce type.
Joseph Marchand a 65 ans et est en mission longue sur trois années. Ingénieur de formation, il était cadre supérieur d’une entreprise américaine de gaz et chargé de l’approvisionnement des filières européennes. Il contribue actuellement à une association cultuelle pour laquelle il s’occupe de la collecte des dons pour financer les activités du diocèse. Ses parents sont décédés alors qu’il était très jeune, et il n’a pas l’impression d’avoir baigné dans l’engagement associatif ou politique. Il a été proche des mouvements d’inspiration chrétienne dans le monde du travail. Il n’a jamais ressenti le besoin de s’engager dans le monde associatif ou dans la politique pendant sa carrière. Mais aujourd’hui c’est une véritable chance car «Il se trouve que là je peux mettre mes compétences professionnelles à disposition de l’église. Ce sont des moments bénis des dieux». Son entrée en mécénat de compétences n’est toutefois pas exhaustivement reliée à cet engagement religieux. En effet, son employeur lui a fait comprendre qu’il souhaitait se séparer de plusieurs cadres supérieurs de l’entreprise en fin de carrière et lui a proposé des «portes de sortie» dans le cadre des aménagements séniors de fin de carrière. Le mécénat de compétences ne lui est pas tout de suite proposé, mais après avoir échangé avec une personne qui en a eu l’expérience (en dehors de son entreprise), Joseph le propose à sa conseillère RH en mobilisant un argumentaire qui souligne les mérites fiscaux du dispositif pour l’entreprise.
19Le cinquième type est appelé “Parcours sans engagement” et relève d’une absence stricte d’implication antérieure à la fois dans le monde associatif mais aussi dans le monde politique. L’entrée en mécénat de compétences relève d’une découverte du monde associatif.
Yvette Noel, a 62 ans et est en mission longue de trois années. Elle a un baccalauréat littéraire et est entrée très tôt dans son entreprise au début de sa carrière. En fin de carrière, elle était cadre formateur en management après avoir monté les échelons par des concours internes dans une entreprise publique. Elle intervient aujourd’hui dans une association qui a pour but de lutter contre le décrochage scolaire. Elle y est déléguée départementale et est la correspondante de nombreux collèges du territoire avec lesquels elle monte des activités et des projets. Si elle a toujours eu une participation électorale régulière, elle n’a «jamais fait partie d’un syndicat, je n’ai jamais fait partie d’une association. (…) Je n’ai jamais aimé, ça m’agace !». Ses parents n’ont jamais été impliqués dans le monde associatif. Seul l’un de ses frères s’est engagé bénévolement dans une grande et célèbre association d’aide sociale aux plus démunis et en a retiré du «dégoût». Son entrée en mécénat de compétences a été souhaitée et organisée par ses soins. Elle ne voulait pas «rentrer en retraite» du jour au lendemain mais souhaitait au moyen du dispositif «se préparer» aussi bien physiquement que psychologiquement à cette nouvelle étape de vie. Elle a proposé le MDC à son employeur.
20Par le truchement de cette typologie, nous avons pu montrer à la fois la diversité des parcours d’engagements antérieurs mais surtout la prégnance du monde associatif dans les trajectoires des enquêtés de notre corpus. Si les dispositions sociales héritées ou un contact préalable avec le monde associatif semblent jouer un rôle c’est surtout sur la poursuite du bénévolat après l’expérience en MDC. Les raisons de l’entrée en mécénat de compétences se trouvent ainsi largement du côté professionnel, qu’elle soit choisie c’est-à-dire à la demande du collaborateur (type 1, 2 ou 5) ou plus ou moins contrainte, c’est-à-dire sur demande/proposition de l’entreprise (type 3 ou 4). Pour mieux comprendre ce rôle limité des facteurs dispositionnels, nous proposons de révéler par l’étude des motivations individuelles, le contexte professionnel et les différentes logiques qui s’entrecroisent dans l’action de “s’engager” en mécénat de compétences.
- 14 Nous empruntons ces termes à C. Hamidi (2002). Voir à ce sujet la note de bas de page 6.
21Manque de temps, impossibilité familiale ou calendaire, nombreux sont les enquêtés à avoir souligné les freins à l’engagement associatif au cours de leur carrière professionnelle. Mais l’entrée en mécénat de compétences trouve son origine bien au-delà d’un engagement empêché pendant la carrière professionnelle. En nous intéressant plus particulièrement au récit des individus impliqués dans le monde associatif, à la manière dont ils illustrent et définissent leurs engagements, nous avons étudié les formes et les reconstitutions narratives réalisées par nos enquêtés sur l’arrivée de l’association dans leur trajectoire. Nous analyserons dans cette partie à la fois la manière avec laquelle le monde associatif est investi pour répondre de soi, de la cohérence de sa propre histoire sociale (c’est-à-dire les raisons personnelles) mais aussi du rapport au monde du travail dans des contextes aussi particuliers que la fin de carrière ou les volontés de reconversion professionnelle (c’est-à-dire les raisons professionnelles).
22La volonté de contribution à une association résonne souvent avec la perception qu’a l’individu de sa propre trajectoire biographique et les difficultés qu’il a rencontrées. Il s’agit de retrouver dans la relation d’aide une possible utilité sociale, non présente dans l’activité professionnelle mais surtout de manière plus souterraine, de se doter d’une «représentation unitaire et cohérente de soi» (Martuccelli, 2002 :367). Les éventuelles dissonances biographique sont ainsi surmontées dans le récit de soi. Ainsi, si l’association permet de retrouver du sens dans son existence (“faire le bien”, “retrouver une utilité sociale”), c’est surtout en donnant l’illusion d’une continuité biographique ou en aidant à la réparation symbolique de trajectoires blessées (Havard Duclos/Nicourd, 2005). En d’autres termes, expliquer son choix d’entrée en mécénat de compétences en association, revient ici à rendre intelligible pour soi sa propre vie (et donc effectivement, littéralement lui donner du “sens”) au-delà des conditions sociales concrètes et professionnelles de son existence. Nous avons pu isoler trois types de justifications à l’entrée en mécénat de compétences données par nos enquêtés que sont la proximité par expériences/épreuves partagées (maladie, deuil, divorce), l’identification à un groupe social et enfin le contre don biographique. Ces types sont illustrés au moyen de portraits. Nous analysons enfin le rôle des justifications d’un point de vue sociologique. Le premier type de justification est appelé proximité par expériences/épreuves similaires. Il désigne l’analogie entre une situation rencontrée par le volontaire au cours de son existence et la cause défendue par l’association.
Daniel Cavi, 58 ans, cadre de banque, peut illustrer notre première dimension de proximité par expériences/épreuves similaires. Rentré dans son entreprise actuelle à l’âge de 21 ans il est doté d’un CAP “brevet de banque”. Lors de notre terrain, il est en mission longue grâce à un temps partiel sénior de trois ans. Au sein de l’association, il s’occupe de régler tous les problèmes techniques liés à internet et aux réseaux sociaux. Lorsqu’il a cherché une association, il a commencé par se tourner vers une association de patients qui luttent contre le cancer car au même moment sa femme combat également la maladie. Il souhaite également travailler dans une structure importante afin que cela ne soit pas trop “déstabilisant”. Mais les premiers contacts avec cette association sont difficiles. L’association demande un travail présentiel total ainsi qu’un passage obligé par du «bénévolat» le samedi matin pour faire des «quêtes» en supermarché, ce qui rebute le volontaire. En passant par le site d’intermédiation “Tous bénévoles” il découvre une association qui propose du soutien aux aidants.
La similarité entre les difficultés rencontrées au travers de la maladie de sa femme, son rôle d’aidant et la cause défendue par l’association sont les premiers éléments d’explication qu’il donne lors de l’entretien pour expliquer son entrée en mécénat de compétences. Pourtant, au fur et à mesure du déroulement de l’entretien, et en filigrane, la relation conflictuelle qu’il entretient avec son employeur vient nuancer ce discours. L’entrée en mécénat de compétences a été en effet la conséquence d’un double refus d’augmentation et de promotion de Daniel auprès de son employeur. Démotivé depuis longtemps au sein d’une entreprise qu’il ne connaît que trop bien «les gens ne sont pas heureux dans ces boites», fatigué physiquement par de longs trajets pour se rendre à son travail, il est en quête de reconnaissance. Plutôt que de continuer à avoir le sentiment d’être maltraité alors qu’il est bientôt à la retraite, Daniel préfère les conditions avantageuses du mécénat de compétences proposées par l’association qui soutient les proches aidants : télétravail quasi-exclusif, moins de temps de transport, et une quotité de temps travaillé moins importante (50%).
23Dans ce premier type, nous pouvons mettre en évidence deux processus : le premier est celui d’une stratégie narrative, entendu comme travail de l’individu sur lui-même pour se doter d’une cohérence identitaire à un moment de brouillage des statuts sociaux lié à sa sortie du marché du travail. Il montre ainsi sa capacité à gérer une bifurcation biographique et la présente comme quelque chose de “souhaité”. Le second est propre à la situation d’entretien et que l’on pourrait rapprocher du «biais de désirabilité sociale» (Parizot, 2012 :107). L’enquêté ne pouvant proposer comme justification première le conflit avec son employeur et la recherche de conditions de travail mélioratives, il cherche à se valoriser en présentant à l’enquêtrice une forme de désintéressement et d’altruisme dans l’acte de volontariat en mécénat de compétences, correspondant à la norme sociale attendue. Le second type est l’identification à un groupe social présentant des caractéristiques sociales communes avec soi ou sa famille et participant de la construction identitaire de l’individu.
Ainsi pour Blandine Acci, cadre de banque de 53 ans, c’est aussi l’identification à des personnes en situation d’immigration «en proie au déracinement et à la perte de repères» qui l’a conduite, selon elle, à choisir une association qui propose du mentorat à ces populations. Diplômée d’un DUT Technique, Blandine travaille en tant que responsable RSE (responsabilité sociale des entreprises) dans une grande banque. Depuis 11 ans, elle y a occupé différents postes, et elle a au fil du temps monté les échelons. Lors de l’entretien, elle est en mission de mentorat pour une association d’aide aux réfugiés qui les accompagne dans leur insertion professionnelle. Selon elle, c’est son histoire familiale qui l’a poussée à l’accompagnement de réfugiés et ce bien au-delà des cadres temporels fixés par l’association. Son père a, en effet, quitté l’Italie à l’âge de 30 ans et a conservé le sentiment d’être toujours un étranger en France. D’autres épreuves rencontrées font écho à ce sentiment de déracinement et d’exil : alors qu’elle est en licence dans le Nord de la France, ses parents font face à une faillite de leur entreprise. Dépossédés de leur domicile, ils sont recueillis chez leur oncle dans l’Eure. Blandine est contrainte d’arrêter ses études et de trouver rapidement du travail pour subvenir aux besoins de sa famille. Même si des années plus tard, elle a l’opportunité grâce à un FONGECIF (Fonds paritaire interprofessionnel de gestion du congé individuel de formation) de reprendre des études, cette étape de sa vie va durablement la marquer et renforcer ce processus d’identification concourant selon elle, au choix de cette mission de MDC.
24L’histoire de Blandine est celle d’une promotion sociale qui passe par le parcours professionnel. Son engagement apparaît comme une façon de concilier l’histoire des siens – ses origines sociales – à sa position sociale actuelle. On retrouve les développements de Catherine Leclercq et Julie Pagis (2011 :15) dans lesquels «l’engagement agit comme un moyen d’assumer les dissonances vécues : en apportant un sens collectif à des expériences individuelles de désajustement, il a des effets réparateurs et libérateurs». En ce sens l’engagement fournit des ressources identitaires qui permettent l’acceptation de l’ascension sociale et la réduction des dissonances avec le milieu d’origine. Le troisième type est le contre don biographique qui correspond à la volonté d’aider autrui lorsque l’on a eu une vie professionnelle ou sociale favorisée, sans difficultés particulières.
Le contre don biographique est illustré par le cas de Catherine Levannes, 56 ans, diplômée d’un doctorat en pharmacologie. Elle est cadre dirigeante pour un grand laboratoire où elle travaille depuis 33 ans. Elle s’occupe des programmes de santé pour les pays émergents. Elle a été longtemps bénévole pour une fondation religieuse pour la communauté juive de France et pour laquelle elle est aussi donatrice. Elle estime qu’elle n’a cependant pas d’engagement religieux et qu’elle n’est pas pratiquante. Aujourd’hui, elle réalise sa mission de mécénat dans une association d’aide aux réfugiés (qu’elle suit depuis 3 années). Elle n’est plus vraiment mentor car elle encadre les binômes de salariés. Le choix de l’association s’est avant tout fait «par opportunisme» car elle connait mal le public de l’association. Son entrée en mécénat de compétences, elle l’explique par l’envie de «redonner» aux moins chanceux, car elle s’estime particulièrement privilégiée dans son existence : «J’ai été très privilégiée à tout niveau : affectif, financier, j’ai envie de rendre, cela me paraît logique. J’ai toujours pensé comme ça, même quand j’étais jeune».
25Si l’on parle ici de contre don, ce n’est pas exactement dans une perspective maussienne dans laquelle il y aurait une relation d’échange interindividuelle ou entre groupes sociaux, mais plutôt dans un sens quasi spirituel pour l’individu. Notre enquêtée se donne un rôle valorisant de «pèlerin» (Iori/Nicourd, 2014 :104), en se montrant capable d’agir et détentrice d’une solution pour améliorer ladite situation problématique. Cette posture adoptée par Catherine, concerne aussi bien des enquêtés en milieu de carrière qu’en fin de carrière – même si plus nombreux – et plus généralement des cadres à hautes responsabilités et dotés d’un dernier diplôme obtenu supérieur ou égal au niveau master 2. Dans ce dernier type, on retrouve la perspective charitable des classes plutôt privilégiées et teintées d’une éducation religieuse ; ici le judaïsme. La solidarité charitable apparaît dans les entretiens comme le moyen de faire résonner à nouveau des valeurs ou des principes religieux transmis dans le cadre familial même s’ils sont souvent euphémisés (Siméant, 2009) et qui n’ont pas trouvé le moyen d’être traduits dans des pratiques concrètes (pour les non pratiquants). L’action pour l’autre est perçue comme une véritable fierté : il s’agit de se destituer – ne serait-ce qu’à un moment donné – de ses propres privilèges et d’en faire profiter ceux qui en ont «le plus besoin» ; discours prenant dès lors «une claire résonance ascétique» (Ibid., 2009 :117).
26L’étude des justifications subjectives de l’entrée en mécénat de compétences fait apparaître des éléments similaires à l’entrée dans le monde associatif bénévole (réduction de dissonances identitaires, réalisation de soi, gratifications symboliques) mais laisse également entrevoir des entremêlements majeurs avec la sphère professionnelle.
27Le rapport au travail constitue une autre dimension expliquant le passage à l’expérience en mécénat de compétence. Il peut s’inscrire dans une visée négative et constituer une réponse à une forme de souffrance au travail. Il peut également s’inscrire dans une visée positive vis-à-vis de l’entreprise : le mécénat de compétences est alors vécu comme le prolongement de l’activité salariée ou encore une «suite logique» susceptible de servir les intérêts d’une entreprise à laquelle on adhère.
28De nombreux salariés reviennent en effet sur les difficultés rencontrées dans l’exercice de leur fonction professionnelle qui expliquent selon eux – et de manière exhaustive – les motifs de leur entrée en mécénat de compétence. Le premier type de difficultés mis en évidence se rapproche de ce que Dejours (2006 :132) appelle «la souffrance éthique». En d’autres termes, la souffrance qui naît chez le salarié d’un décalage entre ses pratiques professionnelles (“ce qui lui est demandé”) et ses valeurs morales ou ses convictions propres. On observe ce décalage plus largement dans les entreprises ayant opéré une bascule du service public vers le fonctionnement marchand/gestionnaire. Ici, le terme de souffrance est rarement directement convoqué, on lui préfère les termes de «perte de sens» ou des figures de style d’atténuation «ce n’est plus ce que c’était». La comparaison entre «l’avant et l’après» en constitue un exemple.
29La critique portée à l’encontre des nouvelles politiques ou orientations menées par l’entreprise est souvent perceptible. La nouvelle organisation du travail et l’avènement d’un management plus brutal sont aussi soulignés par nos enquêtés. Les logiques de performance, les réorganisations successives empruntées au néo-taylorisme ont particulièrement touchées les salariés d’entreprises de service public aboutissant à la remise en question de l’appétence même pour le poste ou l’entreprise. Comme le relevait Marie Hélène Lechien à propos d’EDF (2002 :93), dans les deux grandes entreprises présentes dans notre enquête «le management ne vise pas, comme dans le privé, à créer une culture d’entreprise, mais à défaire celle qui existe déjà». Le vocabulaire change. La notion de service est remplacée par celle de “clientèle”, de “résultats” ou encore “d’objectifs” à atteindre. Les conseillers sont évalués sur leur “relationnel client”. Et de l’autre côté, la relation avec le client elle-même change de nature : les exigences sont plus marquées, les menaces verbales au guichet deviennent habituelles. La vocation initiale pour le “service public” est alors déplacée vers l’associatif. Une douzaine d’enquêtés retrouvent par ce biais, la relation d’aide, perdue avec l’évolution de leur entreprise.
Sandra Viard a 44 ans. Elle était, avant de débuter sa mission de mécénat de compétences, adjointe à un membre du comité exécutif en charge de questions d’assurance dans une banque française. Elle a commencé par étudier un an à l’École du Louvre après deux années d’école préparatoire avant de s’orienter finalement vers une maitrise de droit pénal. Après un dernier diplôme de master deux à l’EMlyon business school, elle débute sa carrière dans le conseil et s’intéresse rapidement au développement durable et à la RSE. Elle entre dans cette banque en gestion des risques et des crises pour le milieu assurantiel. Elle obtient par la suite un poste en gestion de projets. Elle est actuellement en 5ème année de mécénat de compétences alors que la durée moyenne des missions longues est de 1 à 2 ans. Elle a commencé par un premier mécénat dans une association de développement durable en tant que directrice de projet puis adjointe de direction en charge du développement et de la stratégie. Elle est mise au bout de deux ans à disposition par la banque auprès de la Fondation d’entreprise. Elle y est en charge de la montée en compétences des filières spécialisées dans l’électrification des communautés reculées. Cette immersion longue, elle l’explique d’une part, par une lassitude de son travail au sein du groupe où elle est depuis 11 ans – lassitude renforcée par le départ de sa cheffe qui lui laissait beaucoup de «libertés et d’autonomie» mais d’autre part, par le besoin de retrouver l’utilité sociale et le sens perdu au sein de cette entreprise, qui relevait jadis du service public et de l’intérêt général.
«Je suis rentrée dans ce groupe ***, qui à l’époque était un service public, (…) qui est devenu une SA.(…) J’ai vu les valeurs de service public s’effacer».
Face à ce besoin et grâce au soutien en interne d’une gestionnaire RH attentive, elle prend le chemin du mécénat tout en sachant que le retour dans le groupe lui sera difficile voire impossible. Selon elle, c’est avant tout une question de «culture humaniste» qu’elle retrouve aujourd’hui dans le milieu associatif.
- 15 Cette question du rapport au travail mériterait un développement plus conséquent mais la problémati (...)
30A cette “souffrance éthique” peut aussi s’ajouter d’autres formes de plaintes au travail plutôt associées au surpassement de soi ou encore à la fatigue physique ou psychique engendrée par des conditions de travail altérées ou encore une forme d’obsolescence des compétences nécessaires à l’évolution de poste. Cette altération, si elle ne remet pas forcément en question l’attachement pour l’entreprise d’origine, induit le sentiment d’une incapacité à s’adapter aux demandes de l’entreprise sur le long terme15.
- 16 En milieu de carrière, les missions flash ou courtes en association sont les plus répandues. Le pri (...)
31Lorsque le mécénat est vécu comme le prolongement de l’expérience professionnelle et non comme une rupture, il est souvent associé à un sentiment de pleine intégration à l’entreprise chez le salarié. Cette intégration que l’on peut définir comme l’association idéale de la satisfaction dans le travail et la sécurité par l’emploi et dans l’emploi (Paugam, 2008) montre l’adhésion à la fois à l’entreprise comme collectif social mais aussi à la culture de l’entreprise. Les salariés mêlent ainsi les valeurs de l’entreprise aux leurs et soulignent les conditions de travail de manière méliorative. Cette posture dans notre corpus est plus largement l’apanage des cadres ayant de hautes responsabilités dans l’entreprise. Pourtant, derrière une description positive de leur relation à leur entreprise d’origine, se cachent des réalités différenciées selon l’âge des enquêtés. Chez les plus jeunes salariés, et comme le montre Marie-Hélène Lechien avec l’expertise humanitaire chez EDF (2002), l’expérience en mécénat de compétences permet de faire la démonstration d’un surinvestissement et d’une solide loyauté envers son employeur. Cet “engagement” professionnel apparaît également comme un moyen d’acquérir si ce n’est des compétences avérées – ce dernier trait n’étant jamais formulé ainsi – une «preuve de mobilité personnelle» (Ibid., 2002 :96) et surtout de faire la démonstration de sa capacité à résoudre des “défis” notamment lors de missions de courtes durées16. Plusieurs jeunes salariés soulignent également l’apport du mécénat de compétences en termes de networking (à la fois pour renforcer les liens à l’intérieur de l’entreprise mais aussi au-delà) utile, là aussi, au développement de la carrière.
32Chez les salariés les plus âgés, le mécénat de compétences est décrit par les enquêtés comme l’affirmation d’une fidélité morale héritée d’une carrière entière passée au sein de la même entreprise.
Alain Paris a 60 ans et est directeur de service dans une grande banque. Ingénieur des mines, il débute sa carrière comme fonctionnaire au ministère de l’Industrie. Il quitte rapidement la fonction publique pour une première expérience dans une petite banque aujourd’hui disparue. Alain va la quitter au début des années quatre-vingt-dix au profit de sa grande rivale et au sein de laquelle il passera le reste de sa carrière. Il y change souvent de poste passant du back office (métiers de financements et d’acquisition, salle des marchés) dans un premier temps au front office (c’est-à-dire en contact direct avec la clientèle) à la fin de sa carrière par un poste à hautes responsabilités à la direction des risques. Confronté à d’importants problèmes de santé, et sur conseils des médecins qui le suivent, il va devoir «ralentir le rythme» et donc changer de poste. Il consulte donc sa hiérarchie afin d’obtenir un poste «moins exposé». Une demande qui sera aisément exaucée. Ce soutien de son employeur le marque car il s’estime particulièrement bien traité et écouté.
«lls m’ont donc mis, sans que ce soit totalement sur la touche, mais en poste de senior advisor. […] Puis à un moment donné, la banque a serré un peu ses budgets et donc il y avait moins de choses [à faire]. Je trouve que je suis sûrement plus utile ici que je ne l’étais dans mon poste précédent.(...). Mais j’aimais bien ça, je reste salarié de ****mais je fais ce mouvement en excellents termes avec la banque».
33Son choix d’entrée en mécénat de compétences, il l’explique par une appétence géographique mais surtout il estime que cela se fait en cohérence avec son employeur. En effet, parce qu’il n’occupe plus un poste à responsabilité à cause de ses problèmes de santé, parce qu’il est bientôt à la retraite, et parce que la banque a déjà un partenariat avec l’association dans laquelle il réalise sa mission, il reste fidèle à sa «belle entreprise».
34Pourtant derrière l’affichage discursif et les euphémismes – «sans que ce soit totalement sur la touche», une autre interprétation est possible : c’est la situation d’impasse professionnelle faisant suite aux problèmes de santé rencontrés qui a poussé Alain vers le mécénat de compétences.
35Finalement, l’étude du rapport au travail montre que l’entrée en mécénat de compétences va bien au-delà d’une logique de dévouement ou de volonté d’expertise à destination du monde associatif. Dans certains cas, il s’agit de se stabiliser à un moment de rupture (fin de carrière) notamment au travers de nouveaux réseaux de sociabilités mais aussi de faire la démonstration d’une cohérence professionnelle auprès de l’entreprise en participant au travail éthique et solidaire de l’entreprise et à sa légitimation. L’enquête a également mis en évidence que pour les plus jeunes collaborateurs, cette expérience professionnelle est pourvoyeuse d’aptitudes utiles pour la poursuite de la carrière professionnelle notamment pour les cadres. Dans d’autres cas, le mécénat de compétences permet de résoudre des conflits interindividuels ou avec l’employeur, le désengorgement «des chômages internes» (Lechien, 2002 :91) ou encore d’atténuer les souffrances éthiques.
- 17 Brevet d’Aptitude aux Fonctions d’Animateur.
36L’objectif de cet article était d’analyser à partir d’entretiens biographiques en quoi le mécénat de compétences peut relever d’un “engagement” au même titre que l’engagement associatif. A l’heure où le terme d’engagement est décliné sous bien des formes – volontariat de service civique, service national universel, BAFA17 – dans les politiques publiques à destination de la jeunesse, puis repris dans les discours des promoteurs du mécénat d’entreprise ou de la responsabilité sociale des entreprises (IMS-Entreprendre, Admical, Alliance pour le mécénat), il s’agissait d’interroger empiriquement son association au mécénat de compétences.
37L’étude des représentations des salariés volontaires montre tout d’abord que le volontariat en mécénat de compétences apparaît comme une forme euphémisée d’engagement au sein du monde associatif. Cette dimension est d’autant plus forte chez les enquêtés ayant déjà côtoyé le monde associatif même dans une perspective de consommation d’activités. Cette euphémisation s’explique d’un côté par la représentation idéalisée mobilisée par les enquêtés et dans laquelle l’engagement est premier, sacrificiel et viendrait à rebours d’un plaisir dans l’action. Mais elle peut aussi être expliquée par l’encadrement institutionnel qui préside au volontariat : le poids de l’entreprise dans le choix de l’association (liste d’association, thématiques imposées) ou encore le maintien du salaire sont autant de dimensions qui portent atteinte à cette conception idéale.
38Pourtant, comme entre salariat associatif et bénévolat (Dussuet/Flahault, 2010), les frontières temporelles sont ténues entre volontariat de mécénat de compétences et bénévolat. Pour une partie des missions d’accompagnement ou de parrainage mais aussi de longue durée, les enquêtés indiquent que les heures supplémentaires ou les dépassements d’horaires sont un choix librement consenti, qui ne saurait concerner leur employeur et ce, même si ce dernier est contractuellement engagé auprès de l’association (et fiscalement de l’État). Cela fait reposer l’engagement de l’entreprise, “sa responsabilité sociale” sur ses collaborateurs. La moralisation des entreprises ne se ferait-elle pas finalement à la condition de l’appropriation non-distancée des discours éthiques et du surinvestissement de ses collaborateurs ?
39Les trajectoires d’engagement de nos enquêtés sont rarement militantes que cela soit dans le monde associatif, syndical ou partisan même si des socialisations initiales et secondaires associatives marquent ces parcours. Toutefois, ces dispositions jouent un rôle limité sur l’entrée en mécénat de compétences en dépit de procédés d’affichage discursifs : c’est bien souvent le contexte professionnel qui précipite le recours au dispositif. Le rôle de la transmission familiale dans la fabrique des idées ou des valeurs, la sensibilité à des sujets plutôt qu’à d’autres aura davantage une incidence importante sur le choix de la cause lorsque cette possibilité est laissée par l’entreprise ou la poursuite du bénévolat après l’expérience de MDC.
40Si le mécénat de compétences peut induire des engagements de longue durée, permettre la découverte du monde associatif (Bucolo/Vasconcelos, 2021), réduire des dissonances identitaires, il trouve également ses origines dans le contexte professionnel et le rapport au travail des futurs salariés volontaires. Il reste toutefois à distinguer les expériences des enquêtés selon le caractère plus ou moins contraint – indépendamment des discours parfois tenus – sur leur entrée en mécénat de compétences. Si le mécénat de compétences n’apparaît jamais comme un «sacrifice», il constitue une porte de sortie en corrigeant «le fonctionnement défaillant du marché du travail» (Simonet, 2018 :138) ou en le rendant tout du moins supportable : soit pour certains en trouvant un sens dans des emplois qui n’en ont plus, soit de fuir un lieu, ou un cadre professionnel maltraitant. Le monde associatif devient finalement «un espace thérapeutique» pour des travailleurs en souffrance (Renault-Tinacci/Vasconcelos, 2020 :158).
41Les motivations des seniors méritent d’être mises en évidence tant leur dimension professionnelle est à replacer dans des enjeux plus généraux du maintien des travailleurs âgés en emploi et de ses conséquences sociales et économiques (Farvaque, 2011). Dans l’enquête, même s’il nous a été possible d’observer des pratiques de gestion des ressources seniors en tant que variable d’ajustement de politiques RH d’entreprise, nous avons surtout pu relever les volontés des seniors de ne pas rester dans l’entreprise soit parce qu’ils se sentent physiquement voire psychologiquement dépassés dans leur vie professionnelle, soit parce qu’ils perçoivent leur obsolescence dans la gestion managériale interne. L’entrée en mécénat est ainsi vécue comme le moyen d’assurer une transition plus douce vers la retraite, voire de permettre une “fuite” de l’entreprise.
42L’entrée en mécénat de compétences semble ainsi avantageuse pour l’ensemble des parties prenantes du dispositif. Aux entreprises, elle induit des avantages fiscaux, assure le départ d’un collaborateur sénior avec parfois des réductions de coûts salariaux (selon accords), et enfin un profit symbolique en termes d’image et de partenariats. Pour le monde associatif, elle apporte une main d’œuvre gratuite, présente durablement dans le cas de mission longue. Enfin pour le salarié, elle agit comme un moyen de concilier rémunération et sens au travail ou encore de dénouer une situation psychologiquement et socialement intenable. En ce sens et au travers de l’entrée en mécénat de compétences, c’est le statu quo qui prévaut : les transformations du management dans les entreprises, l’imbrication des politiques GRH et de la RSE notamment pour les fins de carrières, la responsabilisation éthique des salariés, sont peu remises en cause en dépit des souffrances ou des dissonances entre actes et valeurs. Finalement, le mécénat de compétences ne serait-il pas le moyen de contenir les acteurs «au sens où [il] leur permet de s’accommoder du capitalisme, d’y trouver une place» (Bosvieux-Onyekwelu/Boussard, 2022 :8) ?