- 1 Nous utilisons l’expression au pluriel pour tenir en compte la complexité de cette thématique.
- 2 Dirigée par Françoise Lantheaume (2015-2021), PU laboratoire Éducation, Cultures, Politiques (ECP), (...)
1La socialisation de tous les enfants par l’école en France est une question qui travaille le politique depuis les lois de Jules Ferry. Dès lors, en s’appuyant sur des valeurs universelles qui présupposent le traitement égalitaire et l’intérêt commun, l’école publique construit le futur citoyen. De l’assimilation au droit à la différence, en passant par la reconnaissance des différences avec l’inclusion de tous les élèves, comment les acteurs de l’Éducation nationale appréhendent-ils aujourd’hui la diversité ? Dans une société plurielle, la complexité des identités sociales et culturelles peut être une source de questionnement (non sans tension) chez les professionnels de l’éducation, d’une part parce que les injonctions de l’éducation nationale les somment de tenir compte des spécificités culturelles de tous les élèves et, d’autre part, parce qu’elles les incitent à la vigilance en refusant les prémisses de ce qui s’apparente politiquement et médiatiquement à un repli identitaire. Puisque les migrations sont en pleine évolution (Audren and al., 2018) et que les dynamiques participant à la construction des expériences scolaires des personnes issues de l’immigration ou des migrants donnent lieu à examen critique (Armagnague/Rigoni, 2018), nous avons souhaité analyser, à partir de données empiriques, les pratiques des professionnels de l’éducation vis-à-vis des questions migratoires1. Ce choix s’est effectué en lien avec le groupe de recherche “Religions, discriminations, racisme en milieu scolaire”2 qui a travaillé sur l’impact de la diversité sociale et culturelle des élèves sur les pratiques professionnelles (enseignants, CPE, chefs d’établissement, etc.) lorsqu’il est question de religions, discriminations, racisme. En effet, ces professionnels font partie des premiers acteurs concernés par l’inclusion sociale et par la scolarisation des jeunes migrants et issus de l’immigration. Ces enfants venus d’ailleurs, figures de l’altérité selon Jodelet (2005), questionnent la mission éducatrice de la Nation (Bisson-Vaivre/Klépal, 2020).
- 3 Ces derniers ont pu être évoqués dans les situations de travail répertoriées par les professionnels (...)
2Nous partons du présupposé selon lequel les migrants ou les personnes issus de l’immigration en contexte scolaire peuvent être à la fois des élèves, des enseignants, d’autres personnels ou des parents3. Les questions migratoires à l’école supposent alors la compréhension des échanges, des gestes, des sentiments ou des actions qui mettent en exergue l’étrangéité de l’Autre “porteur de cultures” (Camilleri, 1993). Cela conduit à envisager la relation pédagogique comme «une propriété qui s’élabore au sein d’une relation sociale et autour d’une différence» (Jodelet, 2005 :26). C’est-à-dire dans un rapport d’altérité qui gagne à aborder les questions migratoires d’un point de vue situé.
3De quelles manières les tensions qui entourent les questions migratoires sont-elles catégorisées chez les professionnels de l’éducation du système secondaire public ? Quelles ressources et quelles logiques d’action sont mobilisées pour faire “altérité” ? Enfin, les principes défendus par l’école de la République et l’inclusion de tous les élèves ne se heurtent-ils pas aux limites organisationnelles du système scolaire malgré l’engagement professionnel des acteurs de l’éducation ?
4L’hypothèse soutenue est que la compréhension du rôle social de l’école en tant qu’instance de socialisation et comme instrument d’unification nationale se conçoit au travers de la diversité culturelle. Cette approche se conjugue toutefois à un arbitrage chez les professionnels au nom de la scolarité de tous qui entraine parfois une mise à l’écart des diversités au nom du principe d’égalité et d’universalisme.
- 4 En moyenne les professionnels interviewés ont entre 10 et 23 ans d’ancienneté dans le métier. Parmi (...)
- 5 En l’absence de précision, l’établissement mentionné est localisé en zone urbaine. S’il s’agit d’un (...)
5La méthodologie utilisée, à défaut de reposer sur l’immersion des chercheurs dans la vie des établissements, conserve de l’approche ethnographique exposée par Woods (1990), un souci tout particulier pour les interactions qui régissent la réalité de la vie de la classe ou la perturbe. S’agissant d’une sociologie qualitative, à travers l’étude d’interactions concrètes (observées ou racontées), Woods insiste sur l’histoire de vie et l’autobiographie comme outils de connaissance des pratiques enseignantes. Ainsi, pour comprendre les acteurs de l’éducation interviewés dans leur globalité, nous avons utilisé la technique de l’entretien semi-directif qui offre une véritable source de compréhension du phénomène étudié en permettant de reconstituer le point de vue de l’acteur dans une situation donnée (Pontanier/Husser, 2019). Le matériau empirique mobilisé s’appuie sur l’analyse et la transcription intégrale de 36 entretiens. Ces derniers ont été recueillis entre 2016 et 2019 avec des personnels éducatifs4 de collège et de lycée publics classés ou non classés, en zone rurale, urbaine et périurbaine5 situés dans les académies de Grenoble, Lyon, Marseille, Paris et Versailles. Le choix de ces entretiens s’explique par la description de 47 situations de travail en lien avec les termes (im)migration ou (im)migrant et les questions migratoires. Elles nous fournissent des éléments qui permettent d’une part de rendre compréhensible les représentations des enseignants en la matière et d’autre part d’analyser les situations professionnelles dans leur contexte.
- 6 La situation est l’unité de base de la sociologie pragmatique (et non pas l’acteur). La situation e (...)
6L’analyse qui suit emprunte des concepts du cadre théorique de la sociologie pragmatique et du modèle des cités et des mondes de Boltanski et Thévenot (1991). C’est en nous saisissant des logiques argumentatives des enquêtés pour justifier leur action de manière “située” que nous analysons les régimes de justice qu’ils mobilisent pour trouver un accord et créer du commun. En effet, si un professionnel de l’éducation, dans une situation6 donnée, fait appel à une logique de justification, celui-ci ne peut être réduit uniquement à cette logique puisque les individus sont des êtres pluriels qui peuvent changer d’état, de logique d’action et de logique argumentative selon la situation et les acteurs ou les causes en jeux. Ainsi, à partir des 47 situations décrites qui ont fait l’objet d’une analyse de contenu (Bardin, 2001), les stratégies des professionnels sont analysées afin de comprendre comment ils agissent, par le biais de quelles ressources (documents, textes prescriptifs, connaissances religieuses, collègues, entourage familial, parcours de vie, etc…), selon quels principes de justice (Boltanski/Thévenot, 1991).
7Deux tendances se dégagent chez les professionnels enquêtés et sont analysées. La première, présentée dans une première partie, révèle l’attachement des enseignants a) au rôle historique de l’école en France “indifférente aux différences” et b) à la valorisation du sentiment d’appartenance nationale. La seconde tendance s’inscrit dans la mise en avant de la diversité d’origine des élèves comme une ressource mosaïque au service de la création du commun d’une France multiculturelle.
- 7 Les exemples mis entre parenthèses sont les plus cités mais ils ne sont pas exhaustifs.
8D’une manière générale, lorsque les professionnels interviewés répertorient ce qu’ils perçoivent comme des tensions liées à l’origine étrangère des élèves, celles-ci ne sont pas directement accolées à leur scolarité ou à leur inclusion, même si ces éléments peuvent avoir des incidences sur la vie scolaire (Ichou, 2013). Ces tensions sont principalement catégorisées comme relevant d’une problématique identitaire, d’abord rattachée à la nationalité de l’élève (ici : algérienne, française, marocaine, sénégalaise, tunisienne, chinoise, etc.), puis à sa culture d’origine (maghrébine, subsaharienne, asiatique ou française, etc.) et enfin à sa religion supposée (musulmane, catholique ou sans croyance7, etc.).
9La question identitaire renvoie plus largement à celle de l’appartenance nationale et à la fonction sociale de l’école, historiquement marquée par l’unification nationale et par le principe de “l’indifférence aux différences”. En effet, lorsque les professionnels interviewés abordent le thème de l’immigration, c’est par le biais des limites qu’il représente pour eux. À savoir, la crainte de la “baisse” du sentiment d’appartenance nationale chez les élèves, comme si celui-ci pouvait remettre en cause la fonction intégratrice de l’école. Cela est particulièrement palpable sous des formes et à des degrés variables lorsque des enquêtés soulèvent la question de la loyauté due au sentiment d’appartenance nationale français des élèves issus de l’immigration. Dans une logique civique de l’égalité qui implique l’absence de reconnaissance de leur multi-appartenance nationale, des enseignants sont conduits à contester leur revendication perçue comme identitaire, ce qui entraine des rappels à l’ordre et des contrôles qui doivent s’ajuster à celui d’un républicanisme classique (Laborde, 2010) et exclusif.
- 8 Conseillère principale d'éducation.
10Par exemple, une CPE8 de lycée général et technologique «s’inquiète» car, selon elle, ces élèves issus de l’immigration (nés en France) devraient, «s’accepter et se reconnaître comme Français avant tout». Elle considère que le corps enseignant devrait s’engager vers leur reconnaissance en tant que Français et non en tant que «Français issus de tel pays ou de telle culture ou de telle religion». Ce type de réflexion (qui réduit leur identité à leur seule nationalité et invisibilise d’autres caractéristiques socioculturelles qui pourraient les définir) est repris par cinq autres professionnels, comme cet enseignant de français en collège qui rapporte qu’une «très bonne élève se colorie au stylo-bille, tous les matins, le drapeau de l’Algérie et le drapeau de la Palestine sur les mains». Considérant la pratique de l’élève comme problématique et incompatible avec les principes républicains, l’enseignant de français au collège adopte une pratique répressive en la signalant à la CPE :
Nous avons conscience qu’elle est dans une problématique de recherche identitaire face à laquelle nous essayons de réaffirmer aussi par, dans le contenu de nos cours et dans les valeurs qu’on peut transmettre dans nos cours, certains principes auxquels on peut croire […] des principes de laïcité, des principes d’égalité.
- 9 Dans la logique civique, le principe supérieur commun est le collectif, l’intérêt général et le res (...)
11Les principes républicains apparaissent comme une ressource pour sensibiliser ces élèves à leurs devoirs de citoyens. Et bien que ces derniers semblent inaudibles parfois chez les collégiens, comme ce verbatim l’atteste, la citoyenneté est mobilisée à partir d’une logique civique9 pour contrer l’identité construite de l’élève. En effet, d’un point de vue constructiviste, l’identité est bien choisie, inventée et multiforme. Bien que ces multiples identités puissent se renforcer mutuellement tout en entrant en conflit les unes avec les autres, ici, c’est la multi appartenance nationale des jeunes issus de l’immigration qui apparaît suspicieuse (pour ce professionnel) et qui fait craindre un affaiblissement de l’identité nationale française. Ribert démontre toutefois que le déficit accordé à l’identité nationale n’est pas «propre aux jeunes issus de l’immigration» puisqu’il se retrouve aussi chez les adolescents nés de parents français (Ribert, 2006 :253). Ces jeunes comme tout ceux de leur génération adoptent surtout une attitude conforme à l’évolution globale des sociétés modernes de plus en plus individualistes (Ribert, 2006 :254), ce qui les conduit à bricoler une identité sur mesure qui concilie «revendication égalitaire et héritage culturel propre» (Ribert, 2009 :588-589).
12Or les enseignants interviewés déplorent uniquement la baisse du sentiment d’appartenance nationale chez ces jeunes immigrés ou issus de l’immigration et dès lors, ils prônent l’effacement de la diversité des identifications nationales et culturelles de ce public. Cette orientation peut s’expliquer par différents facteurs. Le premier est d’ordre sociohistorique et renvoie à l’histoire de la création d’un système éducatif unifié et centralisé qui s’est accompagné d’une vision du métier qui suppose la socialisation méthodique (Durkheim, 1922) des citoyens de demain. L’adaptation et l’intégration à la société en général, et à l’école en particulier, représente un certain défi chez les professionnels interviewés qui tend à masquer les discriminations ethniques indirectes (Fassin, 2010), comme en témoigne cet enseignant de sciences économiques et sociales en lycée général :
je dis : vous êtes tous des Français, vous vous sentez des Français, vous devrez vous sentir des Français quelle que soit votre origine, mais si vous allez peut-être à votre pays d’origine, vous allez trouver encore plus de discrimination.
13Un autre facteur explicatif lié au refus de certains enseignants de tenir compte de la multi-appartenance nationale des élèves pourrait être lié au curriculum scolaire et à ses programmes. En effet, les contenus d’enseignement laissent peu de place à la diversité et aux transformations sociales, comme le démontre les travaux de Lantheaume et ceux de Ménard qui attestent une tension entre la construction du commun et la valorisation d’une identité plurielle dans les programmes d’histoire (Lantheaume, 2003) et dans les programmes de l’enseignement moral et civique (Ménard, 2017) qui vont dans le sens de l’universalisme. Cet état de fait peut conduire des enseignants à concevoir la formation morale et civique des élèves selon un prisme unique et “exclusif” : viser prioritairement leur identification à une seule nationalité : la française et ses valeurs républicaines.
14Cette approche professionnelle universaliste, “d’indifférence aux différences”, s’inscrit bien dans l’horizon d’une logique civique (Boltanski/Thévenot, 1991), où l’égalité entre tous les élèves peu importe d’où ils viennent, apparait comme le principe supérieur pour les enrôler vers le sentiment patriotique et la défense d’un assimilationnisme républicain.
- 10 La dimension culturelle peut résulter d’un processus de socialisation et d’acculturation, tandis qu (...)
15Cette conception n’est pas la seule en jeu chez les professionnels interviewés. D’autres, plus nombreux dans notre échantillon, s’inscrivent dans une dynamique de valorisation de la diversité sociale, culturelle, voire de nationalité des élèves, pensée comme une ressource identitaire du multiculturalisme français, comme nous allons le voir dans la seconde partie. En effet, la reconnaissance de la diversité culturelle et d’origine10 des élèves n’est plus hors norme et en 2010, 24% des individus de 18 à 50 ans résidant en France métropolitaine ont un lien avec la migration : 10% sont immigrés et 12% sont des enfants d’immigrés (Lhommeau/Simon, 2010, cité par Ichou, 2013).
16Former les futurs citoyens se conçoit aussi en référence à une République “inclusive”, capable selon les enquêtés, de valoriser et de légitimer la diversité de la société française, tout comme ses transformations sociales. Cette approche s’explique soit par les trajectoires de vie des enseignants enquêtés (A), soit par l’organisation du système éducatif français (B et C).
- 11 Ce lien va au-delà du partage culturel ou de la vie personnelle de l’enseignant puisque certains vo (...)
17Sur les 47 situations professionnelles et contextuelles repérées, 15 sont traitées par la mobilisation de ressources liées au parcours personnel d’immigration de l’enseignant. Celles-ci permettent d’établir un lien11 avec des jeunes issus de l’immigration par un jeu d’effet miroir puisque le professionnel a connu une expérience migratoire, soit dans sa famille, soit dans son entourage proche, en tant qu’enfant ou adulte.
18Ces enseignants peuvent se prêter à une mise en scène de leur propre réussite sociale auprès des élèves au profil similaire, même si cela peut apparaître comme une forme de violence symbolique auprès de ceux dont l’expérience migratoire diverge. Autrement dit, si le parcours biographique migratoire des professionnels participe à la création de ponts avec les élèves identifiés comme tels et qu’il part d’un bon sentiment, la comparaison comporte des limites puisque ces enseignants ont vécu majoritairement une immigration européenne (en grande partie italienne) alors que les jeunes auxquels ils s’adressent sont le plus souvent (d’origine) maghrébins, mais aussi (d’origine) gabonais, sénégalais, tchéchène ou turque, dans les situations rapportées. Leur comparaison ignore les difficultés sociales, familiales des migrants et des jeunes issus de l’immigration postcoloniale et ils négligent les transformations sociales du processus de migration (Sayad, 2014). Ainsi, si leurs parcours personnels leur permettent de penser la France comme une société plurielle et une terre d’immigrés, les injonctions universalistes de l’Éducation nationale entravent toutefois la reconnaissance d’un pays d’immigrants (Lorcerie, 2002) ou des éléments pré-migratoires (Ichou, 2013). En effet, puisque cette société plurielle est un fait social (Abdallah-Pretceille, 2017), les enseignants “font avec”.
19Par ailleurs, comme la socialisation et l’expérience biographique des professionnels peuvent influer leur engagement citoyen et politique, cela a également des répercutions sur leur conception du métier, comme en témoigne le récit d’une enseignante de français en collège.
j’ai grandi dans une cité, moi, jusqu’à un certain âge (…). L’immigration était plus variée à l’époque, espagnole, algérienne, heu, voilà. (…) Ensuite, quand j’étais étudiante, j’ai participé à l’aide aux devoirs dans des associations pour les quartiers. J’ai toujours eu une sensibilité politiquement entre guillemets de gauche (…). C’est vrai que le métier, je le lie à une mission sociale et politique, ça c’est évident, ça me paraît la base de l’Éducation nationale. C’est la base de notre République, des valeurs qu’on doit défendre, à mon avis le travail il est là, le terrain il est là.
20La conception de l’engagement professionnel s’incarne ici dans et par l’établissement scolaire qui devient selon Van Zanten «le lieu de développement d’un “militantisme localisé” tant au niveau des pratiques concrètes que des finalités» (2001 : 256). Notre corpus ne permet pas d’établir de variable explicative entre l’engagement enseignant et le type d’établissement fréquenté, toutefois le “militantisme localisé” a été identifié dans des collèges et des lycées de centre-ville et périurbains, des petits et des grands établissements, avec des taux d’engagement variés :
Moi, fille d’immigrés, dans un établissement (…) “REP+”, je me disais : c’est vraiment tout à fait ma place. Forte population immigrée, c’est exactement là que je dois travailler. J’y suis restée cinq ans, c’était mon engagement au départ et je l’ai tenu. J’ai bien failli y laisser ma peau, vraiment, au sens propre du terme (Proviseure adjointe, lycée polyvalent).
21La volonté farouche de vouloir travailler en réseau d’éducation prioritaire s’explique ici par la trajectoire d’immigration de cette professionnelle. Malgré les épreuves du quotidien et un public d’élèves dont la posture est éloignée des normes scolaires, elle persévère pour faire honneur à la cause à “laquelle elle croit” : la promesse d’ascension sociale de l’école publique. Ces 5 années de labeur auront raison de son engagement initial et justifieront sa mutation dans un établissement capable de lui offrir de meilleures conditions de travail. Son investissement professionnel et affectif dans cet établissement “difficile” se solde alors par le sentiment d’une dette réglée avec son passé scolaire et son origine socioculturelle.
22L’histoire familiale et le parcours biographique des enseignants en lien avec une expérience migratoire est aussi une ressource pour créer de la proximité avec des familles. Un professeur de mathématiques d’un lycée général et technologique, né en France de parents commerçant dans le Maghreb, mobilise fréquemment les dialectes tunisien, algérien et marocain pour légitimer sa posture de professionnel auprès des parents :
Donc j’ai une facilité de communication mais il y a aussi, en fait, un lien de confiance et les parents sont très vite rassurés (…). Les parents sont rassurés de voir que l’enseignant parle leur langue, qu’il a la même origine et ça c’est un atout. […] Ce lien de confiance, pour moi, c’est ce qu’il y a de plus important. Une telle possibilité d’avoir un rapprochement avec les parents, je pense que c’est un bien pour l’enfant.
- 12 En nous inspirant de la sociologie pragmatique dans le domaine de l’éducation, nous proposons la lo (...)
23Telle une valeur ajoutée, le parcours biographique de l’enseignant, son origine socioculturelle ou ses compétences linguistiques favorisent le lien école-famille comme le préconisent les politiques publiques. Cela engendre des pratiques stratégiques ou intuitives, bricolées dans le quotidien scolaire et articulés au territoire, ce qui permet un agir professionnel tourné sur la scolarisation des élèves dans une logique professorale12.
24L’absence de proximité culturelle ou sociale entre enseignants et élèves est d’ailleurs l’objet de critique sur le terrain scolaire, tout comme les mécanismes socioéconomiques de la reproduction via l’école, ce qui peut être identifié dans le discours d’un principal de collège
Mais vous savez le problème de l’Éducation nationale c’est que les enseignants pour la plupart sont des anciens premiers de classe. / Aujourd’hui les jeunes enseignants viennent presque tous des classes favorisées alors qu’à mon époque il y avait des prolétaires (…). Du coup, c’est plus difficile pour eux d’être dans l’empathie et de se mettre à la place des familles. C’est pas de leur faute hein ? Mais c’est plus difficile pour eux ! Ils partent avec un handicap pour être enseignant !!
- 13 Cet accompagnement implique un suivi des élèves dans leur parcours et leur orientation scolaires, t (...)
25Effectivement la capacité à faire altérité (Jodelet, 2005) apparaît comme un levier pour stimuler la réussite scolaire des élèves. Elle s’incarne par un accompagnement qui compose le plus souvent avec le contexte socioculturel et économique, tout comme l’histoire biographique des collégiens. Cela s’explique d’autant plus que cet accompagnement est une des compétences professionnelles officiellement attendues (BO Officiel, 2013)13. Telle une aptitude qui ne s’apprend pas dans les formations académiques de l’Éducation nationale, l’altérité nourrie par la trajectoire individuelle serait un atout pour un accompagnement efficient, capable de considérer la diversité sociale et culturelle de tous les élèves. En effet, lorsque des élèves issus de l’immigration ont des difficultés scolaires ou de vie scolaire, il apparait que la sensibilité liée à l’histoire de vie des enseignants issus de l’immigration (ou en lien avec) représente une opportunité de taille pour créer du commun et pour gérer ce type de situation.
26Bien sûr les enseignants qui n’ont pas été marqués personnellement par la migration ne sont pas sans ressource comme en attestent les entretiens recueillis. Ils ont la possibilité de faire appel aux collègues, à leur réseau, aux principes républicains et à l’éthique professionnelle lorsqu’ils doivent solutionner une situation en lien avec les questions migratoires. Ces dernières peuvent toucher à la construction identitaire (Sayad, 1991) de l’élève et/ou de l’enseignant, être liée des difficultés d’orientation scolaire (Felouzis, 2003 ; Brinbaum/Guégnard, 2012) et transformer les pratiques enseignantes (comme nous verrons ensuite), autant d’entraves à partager une vision commune de la citoyenneté et du “vivre ensemble”.
27Les professionnels interviewés qui s’inscrivent dans cette démarche inclusive s’orientent vers un républicanisme tolérant (Laborde, 2010) qui tend à valoriser les différences culturelles. C’est en s’emparant de la question du “vivre ensemble” que les professionnels sensibilisent leurs élèves à l’altérité mais cela ne se fait pas sans heurts et des conflits d’opinion peuvent apparaître. Quelques moyens mobilisés pour “désamorcer” ces tensions sont : la collégialité, des projets socialisateurs (comme les activités sportives) et des activités disciplinaires et interculturelles.
28La collégialité entre professionnels s’avère fondamentale pour parvenir à lever les difficultés individuelles de gestion des élèves dans un établissement rural en raison des processus systématiques de distinction groupal (Elias, 1997) que les collégiens établissent entre “le groupe établi et le groupe marginal”. L’enseignant de français d’un lycée général et technologique remémore son expérience :
on était face à une situation où on avait une majorité qui se pensait comme enracinée, et une minorité qui venait d’ailleurs. […] Donc du coup, y’avait un contexte politique aussi très fort, qui était le poids du vote FN […]. Un tout petit peu maghrébine, un tout petit turque ou kosovar / (…). Des jeunes gens avaient la peau noire (…) : des enfants adoptés. Et donc du coup, le travail de la communauté éducative dans ce collège, c’était quand même d’essayer de permettre à ces enfants perçus comme issus d’ailleurs, de pouvoir respirer et de pouvoir exister dans le collège. Parce que y avait quelques fois des situations un peu violentes verbalement, essentiellement, [mais] c’était pas un collège violent.
29Travailler pour et avec la communauté éducative présuppose le maintien d’une cohésion sociale dans ces espaces éducatifs où se retrouvent des familles avec des profils socio-économiques divers, ce qui est favorisé d’autant plus par l’ancienneté dans le métier et l’habitus professionnel. Une enseignante de français en lycée général témoigne des bienfaits des activités socialisatrices en la matière :
Y a-t-il une curiosité de leur part, vivent-ils cette rencontre [avec l’Autre] (…). Il y a du repli, il y a de la peur, on se retrouve dès qu'on peut avec ceux qu'on connaît et c'est pour ça qu'on développe de nombreuses activités fédératrices, d'ouverture et d'intégration dès le début de l'année.
- 14 Même si cette pratique commanditée par les politiques publiques comporte des limites. cf. Eurobarom (...)
30Apprendre à se (re)connaître passe alors par des actes de socialisation (ici) sportive qui apparaissent comme un levier pour créer du commun et de la cohésion entre élèves (Gasparini, 2008)14. L’inclusion des activités d’intégration est une source de satisfaction dont les professionnels interviewés sont fiers puisque, selon eux, elles participent à la création du commun et à leur vision de l’école publique et laïque.
- 15 Inspirée par le modèle de cités, Gautherin (2005) ajoute d’autres logiques d'action pour l’analyse (...)
- 16 Dans la logique industrielle, le principe prévalant est l’efficacité. L’argument de poids est celui (...)
31La reconnaissance de la diversité de la classe passe aussi par la mise en avant des singularités nationales des élèves issus de l’immigration dans le cadre d’une approche disciplinaire, surtout dans le cadre de la discipline d’histoire/géographie. Une enseignante de cette discipline dans un lycée général nous fait part de son étonnement : «une grande population de seconde génération, troisième génération d’immigré, euh d’Afrique du Nord […] connaissaient peu l’histoire du pays […], c’était une surprise». Elle poursuit en expliquant que le cours d’histoire-géographie dépasse les objectifs fixés par l’Éducation nationale pour ouvrir un espace d’apprentissage sur l’histoire des immigrés en France. Cette approche est comparable à l’objectif de l’éducation interculturelle qui propose aux élèves la possibilité d’«assumer sereinement le métissage de la société et la complexité de son identité» (Lorcerie, 2002 :39) dans une logique libérale15 où chacun est libre de constituer son identité. Connaître et comprendre l’histoire du pays d’origine et celle des parents est également une manière de contribuer au processus de construction identitaire des élèves. Elle s’inscrit aussi dans une volonté de reconnaissance dont l’objectif est d’éveiller aux questions migratoires : d’une part, pour sensibiliser les élèves à l’altérité et à la possibilité de transformation de la culture française de l’intérieur, par sa diversité, construisant ainsi une culture (plurielle) inclusive ; d’autre part, pour les enrôler dans le travail scolaire, une manière de les accompagner et de les socialiser au métier d’élèves (Queiroz, 2011) dans une logique civique hybridée à une logique professorale et à une logique industrielle16 (Boltanski/Thévenot, 1991) de performance. Un enseignant de sciences économiques et sociales en lycée général explique : «Moi, ce qui m’intéresse finalement, c’est que ces élèves-là se concentrent sur la réussite et qu’ils voient la réussite, qu’ils ne voient pas l’échec, c’est tout». Cela révèle que les pratiques enseignantes n’échappent pas à l’influence de «l’efficacité éducative» des nouveaux modèles de régulation du système scolaire (Maroy, 2012 :2) qui coexiste avec d’autres logiques professionnelles.
32Si d’un point de vue déontologique (Prairat, 2005) les professionnels interviewés s’inscrivent dans une vision méritocratique de l’école, certains, surtout ceux des lycées professionnels, déplorent les limites structurales du système éducatif français. En effet, lorsque les conditions d’inclusion sociale et scolaire sont réunies, la structuration du système scolaire, son organisation, l’emprise des diplômes et le manque d’opportunités égales entre élèves d’origines nationales différentes (Dubet/Vérétout, 2010) sont telles, qu’elles ne permettent pas réellement d’ascension sociale via la trajectoire scolaire. Un proviseur de lycée polyvalent témoigne.
[Les filières] sont rares et je ne pense pas que les parents d’élèves issus… effectivement issus de l’immigration aillent si loin faire leurs études et ça c’est ce que j’appellerais le plafond de verre et il est beaucoup plus important que ce qu’on pourrait imaginer.
33Disposant d’outils d’analyse fondés sur leur expérience, ces professionnels savent que l’après collège implique parfois une forme d’orientation subie qui pousse des élèves issus de l’immigration, surtout les garçons, à concevoir l’institution scolaire comme injuste et discriminante, ce qui peut aboutir chez eux à une forme d’autocensure (Jellab, 2020) et d’auto-exclusion du système scolaire général. Consciente de la situation, une CPE d’un lycée général et technologique rappelle le rôle émancipateur et d’ascension sociale de l’école publique, qui, selon elle «doit être encore plus important et performant pour les élèves issus de l’immigration» :
Quand on regarde les statuts de gamins qui viennent de banlieues, en classes préparatoires aux grandes écoles, les chiffres sont là, quoi. […] Après moi j’essaye de susciter l’ambition aussi. (…) Je leur dis que l’école c’est leur passeport, en fait. C’est ce qui va leur permettre d’accéder à un emploi, à un salaire, à un statut social…
- 17 Dans la logique marchande (Boltanski/Thévenot, 1991), le bien commun est le désir de biens, ici, le (...)
34Pour les professionnels enquêtés, lorsque ces élèves issus de l’immigration arrivent en lycée général, la valorisation de leur réussite scolaire et de leur effort individuel n’est pas perçue comme relevant d’une logique civique et méritocratique mais comme celle d’une logique libérale et marchande17, c’est-à-dire, résultat d’une conquête solitaire de la réussite scolaire. La CPE poursuit :
On a TRES peu d’élèves issus de l’immigration, quand on en a UN par classe c’est le maximum. (…) Ce qui veut dire que clairement là ils sont orientés vers le lycée professionnel. Et quand on a des élèves noirs, ce sont des élèves qui sont d’Afrique, qui viennent d’Afrique récemment. On en a deux-trois, 7 maghrébins et trois turcs, c’est une infime minorité. Et on n’a pas de phénomène […] de regroupement, forcément vu le nombre c’est impossible […]. On n’a pas de questions de voile, on n’a pas ce genre de choses.
35Ici, “l’intégration positive” des élèves issus d’immigration n’est pas la conséquence d’une adaptation d’une pratique professionnelle quelconque mais bien celle d’une sorte de conséquence positive et involontaire résultant de la logique de sélection même du système éducatif français. Pour ces élèves, avoir le bac n’est pas reconnu comme un droit à l’éducation mais comme une chance, fruit de l’effort individuel dans la compétition d’un système sélectif. En effet, faire partie d’une minorité sociale et culturelle au sein d’un établissement général peut être l’achèvement d’une grande persistance scolaire pour ces élèves issus de l’immigration : «ils sont vraiment dans une logique : j'ai de la chance d'être ici quoi» (enseignante d’histoire-géographie d’un lycée général et technologique) car ils rallient ainsi les comportements et les mœurs du groupe majoritaire, ce qui leur permet de se conformer aux exigences scolaires et aux attentes familiales (Vallet/Caille, 2000). La structure du système éducatif français et sa logique méritocratique sont telles, qu’elles prennent parfois le dessus sur l’éthique enseignante. Ainsi, lorsque la diversité culturelle des élèves est valorisée par les enseignants et qu’elle apparaît comme révélatrice de celle de la France ; elle génère son lot de contraintes, raison pour laquelle les professionnels tentent de maintenir le cadre scolaire pour que la diversité culturelle ne puisse pas venir perturber l’équilibre et les principes défendus par l’école de la République, ce qui peut se révéler comme une cause de la souffrance enseignante (Lantheaume/Hélou, 2008).
36Les situations réunies dans cette section attestent que les professionnels de l’éducation mobilisent la diversité culturelle à la fois pour i) désamorcer la disqualification de l’Autre ; ii) créer du lien entre élèves d’origines diverses, gérer l’hétérogénéité socioculturelle du public scolaire ; iii) contribuer à la construction et à la reconnaissance identitaire de tous les élèves ; iv) produire des activités de socialisation fédératrice au-delà des frontières ethno-nationales ; et, v) contribuer à la réussite scolaire. Par ailleurs, la diversité de l’origine nationale des élèves est une ressource apprise ou mobilisée à partir d’un vécu antérieur des acteurs ou d’un habitus professionnel (connaissances liées au métier, à la gestion de classe et à la compréhension du contexte). Si les enseignants mettent en valeur l’individualité de l’élève et ses caractéristiques identitaires dans une logique libérale, parallèlement, ils cherchent à garantir sa trajectoire scolaire, à partir d’une logique professorale (Valente, 2021).
37Les questions migratoires ont été abordées sous la focale de l’altérité à partir des représentations des enseignants et de leur expérience professionnelle. Deux tendances ont été analysées : la première a permis d’identifier un attachement de quelques professionnels de l’éducation à l’objectif historique de l’école en France, à savoir : l’unification sociale et nationale. Elle s’inscrit dans la défense d’une République exclusive au nom de l’égalité entre tous les élèves. La seconde, plus importante dans notre corpus, s’appuie davantage sur une République inclusive au nom de la reconnaissance de la diversité de tous.
38Les deux approches servent la même cause : enrôler les élèves vers une conception de la citoyenneté française que présume la socialisation scolaire. Cette tension entre universalisme et reconnaissance des particularités et spécificités culturelles s’explique lorsque la promesse scolaire de l’égalité rencontre un plafond de verre et que le système éducatif est à l’origine même de la sélection scolaire. Cela entraîne chez les professionnels de l’éducation interviewés une tendance au déplacement de la logique d’action civique en faveur de la logique libérale, ce qui implique une flexibilisation du modèle d’universalisme historiquement présent dans l’école française au nom de l’inclusion de tous les élèves (Lantheaume, 2021). Ajoutons que ce ne sont pas seulement des élèves ou des familles qui impulsent cette dynamique, mais aussi des enseignants qui entendent inclure et être inclus à une société démocratique multiculturelle et plurielle. Et c’est en puisant dans leur histoire biographique et selon une éthique professionnelle singulière en fonction des situations rencontrées qu’ils vont créer du commun avec les élèves ou les familles issues de la migration.
39Enfin, les situations analysées montrent que la compréhension de l’école en tant qu’instrument d’unification sociale et nationale n’est pas en contradiction avec l’entendement de l’école comme espace de valorisation de la diversité sociale. Cela est rendu possible par un principe supérieur dans le métier enseignant : celui de la scolarisation. La scolarisation permet d’articuler instruction et socialisation des publics issus de l’immigration. Néanmoins, à partir de pratiques enseignantes de mise en altérité et d’un idéal de citoyen reproduit par la structure scolaire, la fonction socialisatrice de l’école est privilégiée au détriment de l’instruction notamment lorsqu’il s’agit de jeunes plus vulnérables socialement, en raison de leur origine nationale ou sociale (Carra, 2013). L’école, pour les enseignants interviewés, étant l’espace de socialisation où les jeunes issus de l’immigration apprennent différents codes sociaux pour intégrer la société française plurielle.
Flux RSS
