- 1 Voir par exemple Bantigny L., Hayat S., Gaudillière JP., 2019 ; Bantigny L., 2019 ; Todd E., 2020 ; (...)
1Les Gilets jaunes ont plongé la France dans un climat insurrectionnel sans précédent depuis les révoltes étudiantes et ouvrières de mai 19681. Au milieu du mois de novembre 2018, ils furent presque trois cents milles, à bloquer les routes au niveau des ronds-points et péages. « Cette mobilisation fit notamment suite à la pétition en ligne “Pour une baisse des prix du carburant à la pompe !” lancée fin mai 2018 par Priscillia Ludosky, auto-entrepreneuse de 32 ans, résidente de Seine-et-Marne. La pétition, ensuite largement relayée sur les réseaux sociaux, atteint 200 000 signataires en quelques jours, et plus d’un million » au final (Collectif sur les Gilets jaunes, 2019 :869 ; Blavier, 2020 :219). Après le 17 novembre, les actions se poursuivirent et perdurèrent « encore en novembre 2019, après un an de mobilisation » (Ibid.). Mais à partir du printemps 2019 (soit presque un an avant le début du coronavirus), les manifestations de Gilets jaunes ne regroupaient plus que quelques milliers de personnes. À l’aube de la pandémie et du premier confinement, la plupart des ronds-points occupés avaient été désertés. Cependant, il reste que, encore aujourd’hui, la mobilisation des Gilets jaunes a surpris par son ampleur, ses formes et sa durée.
2Les politistes qui ont enquêté sur la mobilisation soulignent que sur bien des aspects, elle « questionne les analyses établies sur les mouvements sociaux » (Collectif sur les Gilets jaunes, 2019 :869). Ce mouvement social que n’a initié aucune organisation partisane ou syndicale, a interrogé profondément le monde de la recherche, que ce soit sur ses modes de mobilisation, sur ses types de revendications et sur les grilles de lecture et d’analyses susceptibles d’être mobilisées pour leur donner sens (Blavier, 2020).
3Concernant les modes d’action engagés d’abord, la plupart des chercheurs/chercheuses ont relevé le caractère innovant des mobilisations.
L’occupation continue des ronds-points [s’est doublée] souvent d’opérations “péages gratuits” ou de blocages (routes, hypermarchés, fret, raffineries) et [s’est articulée], dès la fin du mois de novembre 2018, à des manifestations hebdomadaires visant parfois les lieux du pouvoir politique (Collectif sur les Gilets jaunes, 2019 :870).
Comme le précise le collectif d’enquête sur les Gilets jaunes, ces rassemblements,
- 2 Voir aussi Fillieule O., Tartakoswky D., 2013.
sont venus questionner les codes institués de la manifestation, n’ayant longtemps eu ni trajet déclaré, ni organisation, ni service d’ordre, ni aucun des attributs symboliques traditionnels de la manifestation depuis un siècle (cortège structuré, banderoles, drapeaux...) (Ibid.2).
4À ces rassemblements sont venues s’ajouter les pétitions dans les centres-villes, les permanences pour les personnes handicapées et même la participation à des marchés de producteurs, autant de formes de mobilisations venant, elles aussi, « enrichir le registre de l’action collective » (Ibid.).
5Concernant les revendications ensuite, il est apparu rapidement que la contestation des Gilets jaunes fut largement portée par des personnes issues des classes moyennes et populaires. La demande initiale d’annulation de la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE) qui était la leur s’est progressivement élargie à des demandes sur le pouvoir d’achat et la justice sociale, ainsi que sur la représentation et la démocratie.
- 3 Par exemple : Winnie L., 2020.
- 4 Par exemple : Mazeau G., 2019.
6Enfin, il faut relever que cette hétérogénéité des formes de mobilisations et de revendications a donné lieu à des « interprétations contradictoires » (Ibid.), tantôt vues comme réactionnaires ou populistes3, tantôt comme révolutionnaires4. Comme le rappellent encore ces enquêteurs, certains historiens y ont vu une jacquerie contre l’État (Vermeren, 2019). D’autres, immédiatement contestés, y ont vu un mouvement poujadiste et antifiscal soulignant les similarités avec le mouvement des Bonnets rouges en 2014 (Winnie, 2020 ; Wilkin, 2018 ; Spire, 2019, 2020 ; Blavier, 2021 :45-49). Ils furent aussi nombreux à rapprocher le mouvement des Gilets jaunes des luttes pour les libertés démocratiques au 19ème siècle (Marlière, 2019 ; Riot-Sarcey, 2019 ; Wahnich, 2020 ; Zancarini-Fournel, 2020) alors que certains y voyaient le symptôme d’une crise plus large articulant question sociale et environnementale (Latour, 2019) ou une forme de municipalisme populaire (Jeanpierre, 2019 ; Collectif sur les Gilets jaunes, 2019).
- 5 Aussi exhaustive que possible, car les textes consacrés au mouvement se comptent déjà par centaine (...)
- 6 Nous pensons par exemple aux péages bloqués, aux manifestations sauvages (et aux destructions de vi (...)
- 7 Voir aussi par exemple : Raymond de A. B., Bordiec S., 2019. Sur le rapport à Nuit Debout et à Mai (...)
7Dans cet article théorique, nous proposons une revue de la littérature, aussi exhaustive que possible5, des analyses qui se sont concentrées sur les rassemblements des Gilets jaunes sur les ronds-points. Si nous nous sommes ainsi concentrés sur les ronds-points, c’est pour une double raison. D’une part, il serait difficile de faire tenir sur la longueur d’un simple article une analyse de toute la littérature produite sur toutes les formes d’action des Gilets jaunes depuis les origines du mouvement, à moins de restreindre considérablement l’espace dévolu à l’analyse de ce que ces travaux ont politiquement en commun et dont nous formulons l’hypothèse6. Ensuite, nous partageons l’avis des auteurs qui ont coordonné le récent Sur le terrain avec les Gilets Jaunes (Béroud et al., 2022). Dans le sillage de Magali Della Sudda et de Christine Guionnet, ils indiquent que la forme occupation est investie par une nouvelle génération de mobilisations, apparues au 21ème siècle. Du mouvement Occupy, aux Indignés et à Nuit Debout, cette forme qui a également pris corps sur les ronds-points permet de dénoncer de manière plus visible, plus audible et plus originale que les formes classiques (manifestations, pétitions, etc.) « la captation des richesses par une infime minorité de citoyens » (Ibid. :137). Il importe d’en ressaisir l’originalité, laquelle tient, selon nous, en l’expression nuancée d’une double conception de la solidarité que l’on ne retrouvait pas dans les manifestations plus hybrides et moins attachées à un lieu, qu’il s’agisse d’une place publique ou d’un rond-point.
8Pour ce faire nous avons construit notre corpus à partir de deux types de travaux qu’il convient de distinguer : les travaux ethnographiques, souvent entrepris à chaud, à l’occasion des tout premiers rassemblements sur les ronds-points, d’une part et les travaux plus surplombants (philosophiques ou historiques) rédigés par des auteurs éloignés du terrain d’autre part. Nous chercherons à faire dialoguer ces deux types de textes entre eux afin de montrer qu’ils se caractérisent par une même toile de fond. Après avoir étudié l’ensemble de ces textes, il nous a semblé possible de dégager les arrière-plans épistémologiques et les présupposés idéologiques qui sont à l'œuvre dans le champ académique à propos des Gilets jaunes. La fécondation réciproque de ces deux types de sources permet de tirer le fil durkheimien – que beaucoup d’ethnographies ont déjà utilisé pour relier les occupations des divers ronds-points entre elles – vers une compréhension politique et historique beaucoup plus vaste du phénomène et de la conception de la solidarité qu’il donne à voir .
9Ainsi, développons-nous dans un premier et dans un second temps l’hypothèse d’un premier point commun entre ces différents travaux, ethnographies et commentaires réunis (point commun que leurs auteurs confesseraient du reste probablement eux-mêmes) : tous diagnostiquent la volonté des acteurs en présence de réaffirmer une forme de solidarité mécanique et communautaire au sens de Durkheim.
10Ensuite, dans un troisième et quatrième temps, nous montrons que les études du mouvement sur les Gilets jaunes ne s’arrêtent pas pour autant à une approche en termes de logique communautaire, même si elles peinent à qualifier plus avant ce qui, dans le mouvement, transcendait celle-ci. Tout se passe en effet comme si les textes consultés n’insistaient sur cette solidarité du proche, observable dans les pratiques vécues sur les ronds-points, que pour la présenter comme le préalable nécessaire à l’avènement de critiques discursives exigeant, à un plus haut niveau de généralité, que l’État se remette à jouer le rôle clair qui fut le sien durant les “trente glorieuses”, à savoir celui d’un régulateur économique susceptible de pourvoir aux injustices du marché. Et nous voudrions montrer que les auteurs eux-mêmes partagent en réalité cette requête à travers leurs analyses.
11Pour appuyer notre démonstration, nous montrerons que les publications, qu’elles soient ethnographiques ou plus détachées du terrain, insistent sur le fait que les Gilets jaunes se seraient par exemple moins caractérisés par de quelconques replis identitaires ou xénophobes que par l’ouverture à diverses préoccupations (notamment celles des minorités) et par l’amplification du désir de contraindre l’État à renouer avec quelques velléités de justice sociale, bien au-delà d’un simple rejet de la fiscalité (par exemple sur les carburants). C’est ici que les travaux sur les Gilets jaunes font indistinctement montre, selon nous, d’une seconde dimension durkheimienne, cette fois beaucoup plus rarement assumée ou même repérée par leurs auteurs. Devenu “social”, on peut en effet considérer que l’État avait fait de la solidarité organique une forme de solidarité englobant bien au-delà des travailleurs (les malades, les handicapés, les pensionnés, les personnes sans emploi). Cette solidarité, semblent rappeler les articles sur les Gilets jaunes, était devenue aussi “ordinaire” que la solidarité communautaire. Et les acteurs étudiés sont présentés comme ceux qui ont voulu, d’une certaine manière assez modestement, le lui rappeler.
12Le mouvement des Gilets jaunes, dans son espoir de voir se redéployer une solidarité politique au-delà de cette solidarité communautaire, incarnerait un élan romantique de résistance à la dépersonnalisation hypermoderne de la vie ordinaire, toujours plus déshumanisée et délestée de toutes formes de solidarité seulement possibles. Cette asepsie ne laisserait plus place au collectif, qu’il soit vécu dans l’immédiateté du quotidien ou dans des institutions qui disent sa cohésion et l’interdépendance de ses membres, résumerons-nous dans un cinquième et dernier temps. Les rassemblements sur les ronds-points viendraient donc (ré)affirmer bien davantage son homogénéité de classe qu’un quelconque fantasme d’homogénéité ethnique.
- 8 Pour de telles interprétations : Shultziner D., Kornblit I.S., 2020 ; Mahfud Y., Adam-Trioian J., 2 (...)
13C’est une chance immense pour les chercheurs qui, comme les auteurs de ces lignes, n’ont pas eu la possibilité de se rendre sur le terrain lorsque le mouvement battait son plein, plusieurs ethnologues et anthropologues ont pris le parti de se rendre sur les ronds-points occupés par les Gilets jaunes. Et ce, plusieurs fois par semaine. Invariablement, leurs récits rapportent des scènes de solidarités naissantes, ou plus précisément de solidarité performative, se créant progressivement du fait de partager un même espace d’occupation. Nous sommes généralement ici à l’inverse des lectures expéditives qui, sans enquête sur le terrain aucune, ont réduit le mouvement des Gilets jaunes à la violence de quelques manifestants d’extrême-droite qui avaient infiltré le mouvement à l’occasion des manifestations (comme celle des Champs Elysées fin 2018)8.
14Tous s’accordent sur la population qui fréquente les ronds-points : on y a découvert des ouvriers, actifs ou retraités, des militants “de base” et revendiqués comme tels, notamment de la CGT – qui ne comprenaient d’ailleurs pas que leur centrale ne soutienne pas ce mouvement. Mais aussi des agents des services publics, des cadres, des enseignants, des bibliothécaires, des artistes, des cadres du privé reconvertis, des agriculteurs, de jeunes ouvriers de l’artisanat et du bâtiment, des agents de sécurité, des chauffeurs-livreurs, de jeunes précaires et surtout beaucoup de femmes : des aides à domicile, des aides-soignantes, des ATSEM, des assistantes de vie scolaire, des employées de restauration. « Le salariat des services marchands était donc largement représenté » (Fillieule/Hayat/Monchatre, 2020 :2 ; Devaux et al., 2022). Et ces représentants ont pour commune caractéristique la précarité quand bien même souvent ils travaillent. En effet, la plupart des Gilets jaunes, indiquent Gwiazdzinski et Floris dans leur ethnographie des ronds-points,
cumulent plusieurs emplois et des horaires de travail atypiques. D’autres sont autoentrepreneurs et c’est pire encore. Tous revendiquent leurs origines modestes. Nombreux sont ceux qui viennent là par solidarité pour les plus jeunes comme les retraités ou les mères de famille célibataires venues “se battre pour de meilleures conditions de vie et pour l’avenir de leurs enfants” voire de leurs “petits-enfants” (Gwiazdzinski/Floris, 2019 :2).
- 9 Pour quelques données chiffrées concernant cette précarité commune, on consultera notamment Blavier(...)
Si l’on peut ainsi parler de solidarité performative au cœur de cette population bigarrée, c’est parce qu’un sentiment de cohésion sociale fort a émergé de l’expérience de l’occupation des lieux. Ainsi, poursuivent-ils en s’inspirant de Dewey, les conditions d’occupation difficiles ont scellé une véritable « communauté d’expérience » (Ibid. :69).
15La présence presque permanente d’un brasero, souvent annexe à une cabane plus ou moins robuste, incite à se serrer autour du feu ce qui conduit à abolir les distances entre les personnes. De même, les tables et chaises et le reste du matériel autorisant l’occupation installés selon un dispositif en “U” favorisent également les échanges en face à face. Cette esthétique du campement aide à construire un sentiment d’appartenance commun
renforcé par la couleur emblématique, la signalétique, les panneaux, les tracts et les petites mises en scène. L’appartenance territoriale est sous-tendue par une relation d’identification des Gilets jaunes au rond-point (« Je suis du rond-point »), mais aussi une relation d’appropriation : « je me sens chez moi », c’est « mon rond-point », « notre rond-point ». Les rassemblements constituent des « micro-territoires », « agencements de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité » […] (Ibid. :3-4 ).
- 10 «… que certains Gilets jaunes qui circulent d’un lieu à l’autre s’amusent même à classer avec de (...)
16Le rond-point est un « dispositif de l’hospitalité » (Ibid. :4)10, suggèrent d’une manière ou d’une autre les auteurs ici rassemblés. « Il y a toujours une main tendue, un mot de bienvenue et un café pour briser la glace et se réchauffer. Le site est ouvert et les panneaux disposés en amont invitent les automobilistes à s’arrêter » (Ibid. :4). D’ailleurs
durant les mois de mobilisation, les manifestations de solidarité au sein des Gilets jaunes et entre le mouvement et la population n’ont pas manqué. Elles confirment que la mobilisation a produit des interactions nouvelles et des liens inattendus (Jeanpierre, 2019 :99-100).
Par exemple,
des dons de nourriture de la part des agriculteurs, de restaurateurs ou de commerçants ont permis aux occupants des ronds-points de maintenir leur action collective en novembre et en décembre 2018 (Ibid. :100).
Et des cagnottes et des caisses de solidarité lancées « sur les réseaux sociaux ou sur les lieux d’occupation ont contribué à consolider le mouvement et à le faire durer, au moins pendant ses deux premiers mois » (Ibid.). Elles lui ont notamment
permis de lutter contre la répression en finançant des frais de justice, de même qu’elles ont libéré du temps pour certaines figures de proue ayant cessé leur activité afin de se consacrer totalement à l’aventure collective (Ibid.).
17On comprend pourquoi la plupart des ethnographies (mais aussi des commentateurs plus extérieurs au mouvement) ont relevé que la solidarité qui se vit sur les ronds-points fait plus que largement écho à la solidarité chaude des sociétés pré-modernes évoquées par Durkheim dès De la division du travail social (1893). Ces sociétés, anciennes, primitives, ou dites “segmentaires”, sont généralement marquées par la similarité de ses représentants, laquelle était revendiquée par ceux-ci et leur permettait de se considérer comme membres d’une même communauté. Ce mécanisme de reconnaissance était décrit par Durkheim comme relevant d’une solidarité mécanique. La similarité des individus qui la constituent devait sans cesse être rappelée car elle était la condition même de la cohésion sociale. De faibles différences sont tolérées, mais les différences excessives sont aussi considérées comme une menace pour le groupe, la similarité marquant qui lui appartenait et qui ne lui appartenait pas (Durkheim, 1998 :73-78). Chez les Gilets jaunes les marqueurs de reconnaissance communautaire se multiplient : « je suis chez moi », « on partage la même galère », « on a fait les mêmes expériences », et « nous sommes une famille »…
18Comme y insistait déjà Durkheim, la solidarité mécanique a persisté dans les sociétés modernes, même si elle n’y est plus dominante (Ibid. :162). La conscience collective qui émerge de la similarité, en tant que source de cohésion sociale, n’a même jamais été menacée de disparaître. Simplement, avec l’avènement des sociétés démocratiques et du sujet moderne, « elle consiste de plus en plus en des manières de penser et de sentir très générales et très indéterminées, qui laissent la place libre à une multitude croissante de dissidences individuelles » (Ibid. :147).
- 11 Pour une thématisation de cette effervescence collective, voir Knops L., Petit G., 2022.
- 12 Bien qu’ils ne citent pas Durkheim, L. Knops et G. Petit (2022) suggèrent que les Gilets jaunes bel (...)
19La solidarité mécanique persiste, même si c’est sous une forme à la fois affaiblie et plus généralisée, autorisant un individualisme accru et la floraison d’une diversité d’expériences singulières possibles pour les sujets. Durkheim maintiendra cette analyse jusque dans ses travaux plus tardifs. Ainsi, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), il confirme que l’homogénéité de la conscience collective dans une communauté donnée conduit les individus à partager des représentations et des sentiments communs, lesquels doivent prendre appui sur une série de symboles (Durkheim, 1991 :403-40411). Ronds-points, braseros, pancartes, cabanes, les Gilets jaunes comme bien d’autres acteurs collectifs de la vie sociale, et ce quelle que soit la société, éprouvent le besoin par le truchement de ces symboles « d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font (leur) unité et (leur) personnalité » (Ibid. :709). C’est vrai, le mode de vie périurbain de certains d’entre eux, est-il probablement par ailleurs l’indice de l’individualisation croissante des sociétés modernes dont parle Durkheim. Néanmoins, c’est bien à l’affirmation d’une communauté soudée et d’une identité populaire que l’on assiste sur les ronds-points. Les gilets eux-mêmes y sont devenus des totems qui constituent et représentent la communauté, transformant les individus en manifestants dans une effervescence collective pleine de désarroi face à un mode de vie en dépérissement, mais aussi pleine d’un plaisir communautaire retrouvé (Da Silva/Rogenhofer, 202312).
- 13 Des observateurs pourtant assez éloignés du mouvement font le même parallèle. Les ZAD «assurent leu (...)
- 14 La dimension “assembléiste” est d’ailleurs très revendiquée puisque la tentative de coordination im (...)
- 15 Pour saisir toute la portée de l’originalité des innovations politiques et démocratiques des Gilets (...)
20Si tous les travaux ethnographiques ne vont pas jusqu’à faire le lien, la grande majorité diagnostique explicitement dans le mouvement des Gilets jaunes, à l’instar des essais plus théoriques, l’expression d’une résurgence singulière de solidarité mécanique. La plupart relèvent aussi la similitude du mouvement des Gilets jaunes et des zones d’autonomie à défendre (ZAD) dans le mode d’action que constitue l'occupation durable de lieux publics ouverts13. « Ce mode d'action, déclinant dans toutes ses variétés la pratique du campement, a pour vertu de contribuer à créer du commun et de la solidarité entre les personnes, participant à une structuration des groupes et à l'éventuelle émergence d'une identité collective », soulignent les uns (Fillieule/Hayat/Monchatre, 2020 :12). On peut parler, pour rendre la façon dont la diffusion d’idées démocratiques peut être due à des formes localisées de sociabilité, de « politisation par imprégnation » (selon les termes d’Agulhon). Les ronds-points étant devenus de véritables « agoras » (Gwiazdzinski/Floris, 2019 :4 ; Zakaria et al., 2019 :167 ; Kipfer, 2019 :21614) sur quelques mètres carrés, insistent les autres15.
21Ces assemblées, réunissant jusqu’à une cinquantaine de personnes, ont la plupart du temps la dimension idéale pour pouvoir se parler. C’est à leur occasion que se sont progressivement trouvées dépassées les revendications pour le pouvoir d’achat ou la démocratie directe des débuts du mouvement. Les occupants, revenant partager un espace commun de simplicité et de bien-être collectif ont aiguisé leurs arguments, nuancé et approfondi leurs doléances, comme nous y reviendrons.
- 16 On relèvera que si les Gilets jaunes dans leur majorité entretiennent un lien plutôt distant avec c (...)
22Cette politisation in situ (Blavier, 2021), par la fréquentation progressive des ronds-points, explique les raisons pour lesquelles certains Gilets jaunes ont refusé d’être approchés par les syndicats et les partis politiques16 : ils n’en avaient pas besoin pour venir donner une cohérence secondaire à un mouvement qui avait déjà construit sa propre forme de solidarité dans le proche (Royall, 2020). Les liens de proximité et les ressources liées à l’ancrage territorial constituent la matrice d’une solidarité mécanique réamorçant, pour ainsi dire, la chose politique dans la vie quotidienne, dans le “local”. C’est d’ailleurs probablement parce que les structures instituées (parlement national, direction des partis et syndicats, etc.) au sein desquelles ont lieu les grands débats relatifs à la solidarité publique ou organique (redistribution, système de santé, sécurité sociale, etc.) semblent traiter de questions de plus en plus lointaines et qu’elles confirment tous les jours être devenues inaccessibles aux plus faibles que ces derniers réinvestissent des formes de solidarité typiques d’un monde dans lequel de quelconques formes de solidarités institutionnalisées n’existaient pas. Cependant, si elle ne manque pas de pertinence et de fondement, il semble nécessaire de ne pas s’arrêter à cette première analyse durkheimienne “mécanique” largement partagée. À notre sens, les riches travaux publiés sur les Gilets jaunes depuis l’éclosion du mouvement nous disent aussi autre chose.
23La plupart des travaux historiques ou philosophiques sur les Gilets jaunes refusent de réduire ces derniers à un mouvement exclusivement préoccupé d’une politique du proche ou de l’ordinaire, peu conscient (ou peu intéressé) des enjeux politiques plus globaux. À l’inverse, insistent-ils, les Gilets jaunes ont rapidement orienté leurs revendications contre les inégalités sociales, et pour conserver au centre du jeu politique l’exigence d’une meilleure redistribution des richesses. Ils sont nombreux à supposer, comme Jeanpierre par exemple, que quelque chose comme une nouvelle classe sociale prend conscience d’elle-même à travers la pratique de cette solidarité immédiate sur les ronds-points plutôt qu’à travers l’identification commune à un sujet historique dans les usines (Bantigny/Hayat/Gaudillière, 2019 :18-20).
- 17 Ces préoccupations plus globales transcendent du reste l’espace et le temps : les manifestants expr (...)
24Les ethnographies aboutissent à la même conclusion, mais en prenant le temps de l’enquête et en révélant surtout que la préoccupation à l’égard d’enjeux politiques plus vastes s’est construite dans le temps long. L’accent est d’abord mis ici sur la dimension expérientielle de la “politique du rond-point”. On essaie d’abord de saisir la dimension vécue, à la fois locale et communautaire, des pratiques de solidarités plutôt que de saisir a priori le sens global du mouvement. C’est ce qui permet notamment à certains de faire la différence entre le modèle des Gilets jaunes et la série des mouvements altermondialistes qui se sont déployés 20 ans auparavant par exemple (Camell Galí/Polleri/Puletti, 2020 :867). Ici, le mouvement n’est pas parti de réflexions critiques théoriques pour ensuite chercher à rassembler les expériences pratiques susceptibles de venir donner corps à la dénonciation (par exemple à travers l’organisation d’un grand forum social à Porto Alegre). Il s’est précisément construit dans l’autre sens. C’est la raison pour laquelle il faut aussi insister, avec ces travaux empiriques, sur la façon dont la pratique de la solidarité immédiate a conduit à la mise au point d’un discours politique critique, mais plutôt dans un second temps. Leur composition sociale et spatiale étant indissociable de leurs pratiques de rassemblement et des échanges discursifs qui y virent le jour, « les Gilets jaunes ont su subvertir la frustration et les passions tristes du déclassement social et géographique, pour en faire une lutte économique et une réappropriation du politique. Ils ont ainsi réussi à constituer un cas sans précédent de contre-pouvoir démocratique au sein de la société française » (Ibid. :868), désireux de s’ouvrir à la transversalité des luttes17. Il est progressivement devenu clair aux yeux d’un certain nombre d’enquêteurs que, après des semaines passées à occuper les ronds-points et à déployer diverses formes de solidarités mécaniques, le mouvement a adressé à l’État des exigences de solidarité institutionnelles toujours plus fines, argumentées et portant sur des catégories de personnes ou de secteurs très diversifiées.
- 18 “Cahiers des propositions prioritaires des Gilets jaunes de Toulouse suivant un questionnaire remis (...)
- 19 À ce sujet, les Gilets jaunes ne se distinguent pas des autres mouvements sociaux analysés par C. T (...)
25À titre d’illustration sont souvent cités Le cahier des propositions des Gilets jaunes de Toulouse et celui des Gilets jaunes de la Sarthe, respectivement publiés en novembre 2018 et en décembre 2018. Ni l’un ni l’autre ne s’en prennent tous azimuts à l’État ni n’en font une critique radicale à la manière de certains collectifs anarchistes dans la mouvance altermondialiste. Ils le rappellent plutôt à ses prérogatives en matière de solidarité : intervention en faveur des SDF, augmentation du salaire minimum, augmentation du minimum vieillesse et du RSA, aide aux ménages pour isoler leur domicile, interdiction de l’usage de glyphosate et de pesticides nocifs, protection du système de retraite par répartition français, taxation des multinationales (MacDo, Google, Amazon et Carrefour sont cités), vote de l’âge légal de la retraite à 60 ans pour les métiers difficiles, interdiction du travail détaché, suppression des avantages fiscaux dévolus à certaines entreprises (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi : CICE), accueil correct des demandeurs d’asile, plafonnement des hauts salaires, refinancement de la justice, arrêt des privatisations de biens publics, encadrement strict des revenus des gouvernants, etc.18. Les Gilets jaunes font partie de ces mouvements qui ne demandent pas moins, mais plus de gouvernement comme y insistent des auteurs comme Fillieule, Monchatre, Hayat ou Jeanpierre19. Un gouvernement plus sensible aux injustices sociales et environnementales ; un gouvernement qui sait que ce n'est pas le peuple qui doit être puni, obligé de porter le fardeau de la régulation climatique par le biais de nouvelles taxes, mais plutôt ceux qui ont créé les problèmes, c’est-à-dire les élites économiques. Ce sont elles qui, en effet, échappent souvent à la redistribution tout en profitant largement des revenus que permettent les investissements dans les énergies fossiles (Driscoll, 2023).
26C’est d’ailleurs parce que les Gilets jaunes ne prétendent pas renverser l’État et qu’ils ne sont pas à proprement parler “révolutionnaires” que Badiou écrit :
Les Gilets jaunes “combattent la Bourgeoisie”, comme le dit Marx, c’est vrai. Mais ils le font pour restaurer un ordre ancien et périmé, et non pour inventer un nouvel ordre social et politique, dont les noms ont été, depuis le 19ème siècle, “socialisme”, ou, surtout, “communisme” (Badiou, 2019 :40).
- 20 Cervera-Marzal montre bien que les Gilets jaunes, en transitant de la dénonciation de la « fiscalit (...)
27En somme, Badiou n’a pas tort peut-on se dire en lisant également Bantigny, Hayat, et Gaudillière : « Il s’agit de revenir à un “avant” qui est un “avant” les réformes néolibérales pour restaurer un pacte entre l’État et la société qui aurait été trahi20. C’est très différent d’un horizon utopique comme en 1968 ou de l’insubordination ouvrière » typique de la fin du 19ème siècle (Bantigny/Hayat/Gaudillière, 2019 :16). Ce que ne voit peut-être pas Badiou c’est que les insurrections ouvrières à l’époque ne pouvaient pas regretter un État social qui n’avait jusqu’alors jamais existé.
- 21 Si Durkheim qualifie la solidarité au travail d’organique c’est parce que ce droit coopératif «joue (...)
28C’est la raison pour laquelle plusieurs analyses des Gilets jaunes nous semblent poursuivre, par-devers elles, l’analyse durkheimienne au-delà de ce qu’elles laissent elles-mêmes entendre. Ce sur quoi l’État est convoqué ici c’est bien sa responsabilité organique à l’égard d’une très grande diversité d’acteurs et d’actrices supposés constituer le corps de la société française. La solidarité organique, on le sait, est originalement définie par Durkheim dans le cadre du travail : les hommes, dans les sociétés occidentales industrielles, voyant leurs individualités obtenir une valeur toujours croissante, au-delà de leur communauté d’origine (où prévalait la solidarité mécanique), se sont divisé le travail pour rester solidaires les uns des autres. Des rapports de coopération « dérivent (alors) de la division du travail. (Ces rapports) sont régis par un système défini de règles juridiques qu'on peut appeler le droit coopératif » (Durkheim, 1998 :40921). Ce droit coopératif sera amené à s’institutionnaliser notamment dans le droit du travail et la sécurité sociale (allocation de chômage, de vieillesse, etc.). Il deviendra une prérogative de l’État, lequel deviendra le garant de la solidarité organique.
29Mais à l’époque de Durkheim, ce pacte social entre l’État et la société n’est encore qu’à l’état purement théorique. Dans sa tête, celui-ci serait destiné à transcender
les solidarités plus anciennes qui devaient encore beaucoup à la reproduction d’un ordre fondé sur la tradition et la coutume. Pour Durkheim, à l’aube du 19ème siècle, la solidarité devait devenir une prise en charge volontaire de la société par elle-même, et l’État social s’en faire le garant (Castel, 1995 :32).
Après Durkheim il le deviendra effectivement un temps, jusqu’à ce que ce même pacte social, au grand désarroi des Gilets jaunes, soit remis en question.
30Ce qu’il faut retenir ici c’est que, bien que le passage d’un État primitif à un État social promoteur et régulateur de la solidarité ne sera qualifié comme tel que par Bourgeois (Ibid. :447), Durkheim notait déjà que plus un État parvenait à concentrer parmi ses attributions des fonctions sociales jusqu’alors diffuses, plus il se rapproche des « types sociaux supérieurs » (Durkheim, 1998 :200).
31Filant la métaphore organiste, on devine que Durkheim aspirait à un État moderne et redistributeur, lequel pouvait devenir le cœur du corps social et le garant potentiel des solidarités qui émergeaient de la division du travail. Observant la France de son temps, il se réjouissait de voir que
le soin de veiller à l’éducation de la jeunesse, de protéger la santé générale, de présider au fonctionnement de l’assistance publique, d’administrer les voies de transports et de communications rentre peu à peu dans la sphère de l’organe central (Ibid.).
- 22 La modernité des “Droits de l’homme” avait jusqu’alors “estreint” ses bienfaits aux seules catégori (...)
- 23 Ewald F., L’État-providence, Paris, Grasset, 1985.
32Au moment où Durkheim écrivait, on en était encore qu’à l’amorce de la prise en compte par l’État de la question sociale. Mais la progression subséquente du droit du travail, des protections individuelles et de la Sécurité sociale, bref, l’extension organique de la modernité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme l’a analysé Wagner (1996)22, ne firent que lui donner raison. Or la plupart des contributions sur le mouvement des Gilets jaunes le montrent sans pour autant utiliser le lexique : c’est à la restauration d’une telle fonction organique des pouvoirs publics que le mouvement en appelle, au-delà des formes de solidarité mécaniques que ses acteurs se sont vus contraints de réinvestir. La plupart des Gilets jaunes ont connu, dans leur ordinaire, diverses expressions de la solidarité publique, que ce soit à la suite d’un accident de travail, d’une maladie, d’un passage par la case chômage ou en jouissant de diverses formes d’allocations. Pour eux, il était devenu « naturel » (Wagner, 1996 :128-129) que l’État assume, pour toutes les catégories de la population, cette fonction “assurantielle” qu’a disséquée F. Ewald au milieu des années 198023.
33À présent, le sentiment d’observer la disparition de toute préoccupation des pouvoirs publics à leur endroit les trouble profondément, témoigne la littérature scientifique. Alors même qu’ils constatent, à l’aube du 21ème siècle, que les régulations mises en œuvre par les institutions sociales dans le cadre de la société industrielle sont profondément ébranlées, c’est à la redéfinition de ce contrat social avec l’État convoqué par Durkheim et signé dans les décennies qui suivirent sa mort qu’en appellent les Gilets jaunes, se dit-on en étudiant cette littérature.
Pacte de solidarité, pacte de travail, pacte de citoyenneté : penser les conditions de l’inclusion de tous pour qu’ils puissent avoir commerce ensemble, comme on disait au temps des Lumières, c’est-à-dire “faire société” (Castel, 1995 :32).
- 24 Voir aussi les enquêtes suivantes : Collectif, « Qui sont vraiment les Gilets jaunes ? Les résultat (...)
- 25 Pour une étude approfondie de la façon dont les groupes de Gilets jaunes et les groupes anti-racist (...)
34Cette revue de la littérature ne pouvait pas faire l’impasse sur la question raciale au sein des Gilets jaunes, laquelle a fait couler beaucoup d’encre, tant dans les journaux scientifiques que dans la presse courante. On a eu tôt fait de vouloir rapprocher le mouvement de l’extrême-droite populiste de Marine Le Pen. Mais les enquêtes rapportent que, la plupart du temps, sur les ronds-points du moins, l’exclusion et le racisme n’ont pas trouvé leur place. Citant les chiffres de l’Institut Montaigne, Todd indique que 29 % des Gilets jaunes auraient voté Le Pen aux présidentielles (Todd, 2020 :297), ce qui est inférieur de 5 points à la moyenne nationale (33,94 %). Il y eut certes des propos xénophobes ou conspirationnistes au début du mouvement, comme le relève Corcuff, mais ils ne durèrent pas ou restèrent extrêmement minoritaires (Corcuff, 2020 : 323-32424). Noirel cite les travaux des sociologues de Bordeaux qui prouvent la quasi-absence de la question migratoire dans leurs 160 entretiens auprès des Gilets jaunes et l’absence totale de propos racistes dans les tweets échangés (Noirel, 2019 :52). À l’issue de leur travail de terrain, Gwiazdzinski et Floris se souviennent : sur les ronds-points visités, « pas de propos xénophobes, mais le souvenir de recadrages par le groupe unanime en cas de dérapage verbal et des exclusions éventuelles » (Gwiazdzinski/Floris, 2019 :4). Au même titre que l’arrivée du comité Adama, l’une des associations antiracistes les plus importantes de France qui rejoint le mouvement en décembre 201825, cette exclusion des questions raciales a empêché ou limité l’émergence des paroles ouvertement racistes. Elle a d’ailleurs amené beaucoup de militants d’extrême-droite à se détourner du mouvement, passé un premier engouement (Fillieule/Hayat/Monchatre, 2020 :22). Ce fut le cas dans des petites villes de régions comme la Meuse (Nord-Est) où l’on a pu constater une forte hétérogénéité raciale sur les ronds-points. Cela alors que Marine Le Pen était arrivée en tête à l’occasion des présidentielles de 2017 et que le tissu des organisations politiques locales était distendu depuis plusieurs années de désindustrialisation. La similarité dont dépend la solidarité évoquée par Durkheim fut ici bien davantage repérable dans la précarité que dans l’origine ethnique.
35Le mouvement a recréé, au moins provisoirement note Jeanpierre, une cohésion perdue entre des fractions populaires de la population qui s’évitaient de longue date dans les rues et les cafés de la ville. Sur les ronds-points
la composition sociale du groupe de celles et ceux qui se réunissaient est devenue de plus en plus populaire au fil des semaines : certains individus issus des groupes sociaux les plus défavorisés et isolés s’y sont progressivement intégrés. À partir de décembre, le rassemblement local des Gilets jaunes a accueilli des sans-emploi, des précaires, des mères au foyer disposant (…) de plus de temps que les premiers mobilisés (Jeanpierre, 2019 :101).
Ces nouveaux participants n’étaient pas jugés en arrivant. S’ils restaient ensuite, c’est probablement parce qu’ils
- 26 Pour une analyse discursive de ce que recouvre ce “nous”, on lira Legris S., 2022. L’auteur remarq (...)
obtenaient une forme de reconnaissance sociale dont ils étaient d’habitude privés ainsi que la possibilité, peut-être passagère, de ne plus avoir honte de leur condition. Dans un univers où l’interconnaissance entre les habitants de la bourgade est ancienne, et forte, malgré les divergences de trajets de vie et les différences de plus en plus marquées de statuts, le mouvement est ainsi parvenu à reconstruire un “nous” populaire qui s’était effacé (Ibid.26).
- 27 Plusieurs enquêtes ethnographiques montrent ainsi comment la répression a contribué à solidifier ce (...)
La répression policière et le manque de soutien des intellectuels français les plus en vue (qui ont rapidement et sans enquête qualifié le mouvement de “populiste” et de “poujadiste” (Tomès, 201927)) ont renforcé le sentiment dans tous les groupes Gilets jaunes d'appartenir à une même catégorie sociale déclassée.
- 28 Pour l’écrire avec M. Cervera-Marzal, «les Gilets jaunes signent en quelque sorte le retour à l’act (...)
Ces deux dynamiques intergroupes (les actions policières et les frontières plus nettes entre les “victimes d'inégalités” et les “élites”) ont non seulement renforcé les dynamiques “nous” contre “eux”, mais (...), elles ont également conduit à une plus grande solidarité entre tous ceux qui s'identifient comme des "victimes d'inégalités" (Jenten et al., 2020 :728).
Certains diagnostiquent même à la suite de Marx que c’est
ce processus fragile et réversible par lequel certains membres des classes subalternes passent de la “classe en soi” à la “classe pour soi” (…) qui s’est manifesté en particulier sur les ronds-points (Challier, 2022 :61).
36Si le mouvement des Gilets jaunes fut l’indice de la mise en mouvement d’une classe populaire en tant que telle, la plupart des publications insistent sur le fait que cette classe sociale est d’abord périurbaine avant d’être qualifiable par l’origine ethnique ou religieuse. Comme l’analyse très bien Genestier :
À l’inverse des citadins-citoyens friands d’ ‘urbanité’, avec les liens sociaux faibles, multiples et éphémères qu’offre la centralité urbaine […], les ‘périurbains’ ont une prédilection pour des liens forts, mais peu nombreux, offerts par un ancrage familial et local (le choix de la localisation dans tel ou tel secteur de grande banlieue ayant été fait en fonction de la localisation des parents ou de la fratrie). Il s’agit de la France de ceux qui entretiennent […] un rapport concret à l’espace, qui valorisent l’échelle de la proximité, contrairement aux couches plus éduquées qui ont, quant à elles, un rapport abstrait aux lieux, qu’elles appréhendent de manière esthétique, paysagère, en fait selon un paradigme touristique (Genestier, 2019 :28).
- 29 D’ailleurs, l’ethnologie des processus d’intégration sociale de la deuxième ou troisième génér (...)
37Le “nous” fut donc loin d’incarner « une poussée trumpiste de “petits Blancs” arborant le drapeau tricolore et chantant l’hymne national », nombre de « ménages issus de l’immigration en ascension sociale (ayant) choisi le périurbain en adhérant aux valeurs et aux représentations que celui-ci véhicule » (Ibid. :2729).
- 30 Et l’approche statistique n’est pas en reste. M. Combes montre ainsi que la taxation du gasoil rout (...)
38L’approche démographique donne raison à ce parallèle ethnographique posé entre résurgence de la solidarité mécanique et sédimentation d’une nouvelle classe sociale populaire encore floue, multiethnique, mais dans tous les cas bien distincte de la bourgeoisie urbaine, ultra mobile et connectée. Todd estime à 1000 euros le salaire moyen d’un Gilet jaune sur les ronds-points. Ils furent certes rejoints par des catégories socio-professionnelles moins mal loties à l’occasion des manifestations. Mais celles-ci regroupaient des personnes au salaire moyen de 1400 euros, ce qui est inférieur dans les deux cas au revenu médian en France qui en 2018 était de 1700 euros par mois (Todd, 2020 :29730).
39Les ronds-points sont devenus les lieux où se rencontrent des individus divers, extrêmement fragilisés et isolés, mais qui pourtant subissent identiquement la colonisation de leur monde ordinaire comme dirait Habermas (1981). Que ce soit par le truchement de la précarisation du marché du travail (temps partiel, revenus parcellaires de petit indépendant, de jeune assistante médicale payée au lance-pierre) ou par le contrôle administratif (suivi forcené des chômeurs, fiscalité accrue sur les PME, administration managériale et fonctionnelle du territoire, etc.).
40Face à ces violences c’est aux formes de socialité communautaire que l’on revient pour tenir le coup “ensemble”. En organisant des barbecues sur les ronds-points et en les équipant sommairement de cabanes de rangements, de braseros, de tables bricolées ou de sapins de Noël, les Gilets jaunes entendent rappeler la vie ordinaire qui est la leur et à laquelle ils tiennent. Les témoignages convergent dans un grand nombre d’enquêtes et l’on entrevoit
les valeurs qui font la communauté et dont l’invocation participe de la légitimation du mouvement : solidarité (à l’intérieur du groupe, mais aussi à l’extérieur), hospitalité, authenticité, vérité des choses premières (manger, boire, dormir, parler) (Le Bart, 2020 :58).
41Le monde des Gilets jaunes s’organise en petites communautés, chacune fixée sur son rond-point. C’est la communauté qui permet d’affronter les épreuves imposées par des institutions dont on ne comprend plus la logique : pourquoi imposer une taxe sur le gazole qui de toute façon ne fera souffrir que les plus pauvres (et pas les industries françaises ou les ménages les plus riches largement plus polluants) ? Pourquoi la technocratie européenne ne peut-elle rien faire contre l’évasion fiscale des plus fortunés qui échappe toujours davantage à la redistribution des richesses ? Pourquoi rien n’est fait pour éviter à quelqu’un qui pourtant travaille de tomber sous le seuil de pauvreté ? Les réponses à ces questions sont complexes et, en tout état de cause, inacceptables pour les Gilets jaunes qui trouvent refuge dans ce foyer (à présent à nouveau) élargi que constitue le rond-point. Le rond-point est un espace de rencontres et de partages où l’on redécouvre la possibilité d’une solidarité qui précisément transcende les violences vécues comme à la grande époque des mobilisations de masse.
42Le gilet est devenu un symbole puissant qui au-delà de la signification de l’appartenance à une communauté de base, illustre l’union dans un combat politique de nature bien plus générale. Certes, « il permet des familiarités fondées sur une présomption de ressemblance, il suffit à rendre possible une solidarité mécanique fondée sur la commune appartenance à la France des oubliés et des invisibles ». Mais cette lecture communautaire ne se suffit pas à elle-même. Le mouvement est passé « d’une simple logique de mobilisation ponctuelle, typique des solidarités sociétaires, à une logique de mobilisation totale : refus d’inscrire le mouvement dans une parenthèse temporelle claire, occupation jour et nuit de lieux publics, attachement à la famille et endossement d’un vêtement spécifique, volonté en un mot de se donner tout entier au mouvement, d’aller … jusqu’au bout pour faire entendre sa cause » (Le Bart, 2020 :60-61) et éventuellement également de nouvelles causes (comme celles des minorités ethniques ou des migrants). Beaucoup de contributions consultées rapportent ces éléments, mais elles sont plus rares à mentionner clairement que l’on peut y voir l’écho des caractéristiques des grands mouvements ouvriers passés qui à l’époque parvinrent à contraindre l’État à s’engager vers une redistribution minimale des richesses et une régulation sociale partielle de l’économie. À cette différence près que les Gilets jaunes ont le sentiment que cette solidarité organique, publique et assurée à un haut niveau de généralité institutionnelle, ils ont pu en connaître le goût (et, si pas eux, du moins leurs parents). Alors qu’à l’époque de l’avènement des luttes syndicales passées, elle était de l’ordre d’un espoir encore quelque peu utopique de socialistes dont certains avaient pu fréquenter les œuvres de Durkheim.
43En fin de compte, le mouvement des Gilets jaunes, constitué pour la cause momentanément en classe sociale et rejoint par les auteurs qui ont enquêté sur eux, aurait finalement surtout et avant tout voulu rappeler, au milieu d’espaces livrés au marché et à l’individualisme forcené, la nécessité de reconstruire une conscience politique commune. Si du moins l’on ne désire pas voir disparaître les (pourtant bien minces) formes de redistribution des richesses et les (pourtant insuffisants) filets de sécurité sociale devenus “ordinaires” dans le dernier quart du 20ème siècle.
44Sous quelques aspects, on ne le niera pas, le mouvement de Gilets jaunes a pu illustrer certaines dimensions de l’hypermodernité diagnostiquée par G. Lipovetsky comme le lui ont reproché d’ailleurs ses principaux thuriféraires. Et les premières revendications ont pu faire penser à un mouvement d’individus exclusivement inquiets de voir leurs conditions de vie petites-bourgeoises se dégrader.
45Cependant, nous avons pu voir dans nos deux premiers points que les observations plus “chaudes” des symboliques et des émotions réalisées par les enquêtes ethnographiques montrent en général bien autre chose que de l’individualisme. Toutes renvoient au final au moins autant sinon davantage « à une nostalgie pré-moderne, celle des temps communautaires pré-institutionnels. L’avant- et l’après-institution se rejoignant donc ici paradoxalement » (Le Bart, 2020 :65). Le rond-point, symbole même de la fluidité urbaine individualiste, non-lieu hypermoderne par excellence (tout le monde y passe, personne n’y vit ni ne s’y arrête), « est réinvesti comme lieu au sens fort : on y construit un logement de fortune, on y dort, on y mange, on y discute, bref on y vit (certains y passeront même Noël). Faire ainsi communauté sédentaire en détournant ce qui symbolise l’hyper-modernité individualiste et connectée » (Ibid. : 64-65) a constitué une première stratégie de repli dans la communauté. En célébrant la diversité populaire sur les lieux mêmes que le marché ne cesse d’homogénéiser et de standardiser, les ronds-points se sont mis à refuser de rester ces lieux de passages anonymes, propres, vierges de toute humanité réelle si ce n’est celle des panneaux publicitaires.
46Cependant, dans un troisième et quatrième temps, nous avons montré que plusieurs travaux, de politistes notamment, permettaient d’aller au-delà dans l’analyse. Ces travaux laissent aussi entendre que ces engagements communautaires porteurs d’une solidarité mécanique que Durkheim n’aurait pas désavouée, ne se sont pas suffi à eux-mêmes. Si on a pu écrire que les Gilets jaunes s’inscrivent également dans un temps post-institutionnel, c’est précisément parce que le mouvement a émergé à l’issue d’un lent mouvement d’érosion des institutions sociales auxquelles on s’était pourtant habitué. Celles-là mêmes qui ont fait de l’État, durant un temps, le vecteur d’une solidarité organique regrettée. Ce avec quoi on voudrait renouer est ce mode de vie (Blavier, 2021 :222), atteint dans les années 1960-1970, et qui aujourd’hui se trouve heurté de plein fouet par les restructurations d’entreprise, l’avènement du multi-emplois, l’allongement du temps de travail et le retrait de l’État social de moins en moins perçu comment étant le garant de cette sécurité sociale que les mouvements sociaux passés mirent des décennies à lui arracher. Face à ce retrait de l’État et à la déstructuration du droit du travail, le sentiment diffus d’appartenir à ce que d’aucuns appellent le précariat (Standing, 2014) se partage toujours davantage. Parfois parce qu’ils ont rencontré d’autres personnes sans emploi, parfois parce qu’ils ont réalisé qu’ils n’étaient pas seuls à en cumuler plusieurs, mal rémunérés et avec des horaires rendant toute vie sociale impossible, de nombreux périurbains ont entr’aperçu la façon dont la communauté du rond-point faisait aussi classe sociale. Il ne s’est pas agi d’une classe constituée dans le long terme et tendue vers des objectifs de création institutionnelle de solidarité. Mais bien plutôt d’une classe sociale qui s’est furtivement rassemblée pour manifester la volonté de sauvegarder des institutions créées par le passé. Bien que la littérature consultée ne le formule pas en ces termes, ce qui s’est dit sur les ronds-points, au-delà de la solidarité mécanique, c’est la nostalgie de la solidarité organique que les classes populaires avaient contraint l’État à incarner et dont tous partagent le sentiment qu’elle s’est sérieusement effritée. Naturellement, on le sait, le modèle du “compromis social-démocrate” consécutif à 1945 fut obtenu à travers des luttes socio-politiques féroces qui se poursuivirent durant ce que l’on a pris l’habitude d’appeler ensuite les “trente glorieuses”. Durant cette même période, le monde ouvrier était encore soumis à rude épreuve en termes de conditions de travail et ce n’est que lentement qu’elles s’améliorèrent (Capdevieille, 2005). De plus, ce modèle social-démocrate fut dès les trente glorieuses attaqué par la droite politique (et plus encore après). On pourrait poursuivre la nuance en rappelant que les sociétés contemporaines n’ont jamais été aussi florissantes qu’aujourd’hui (Supiot, 2022).
47Pourtant le sentiment de déclassement vécu par les Gilets jaunes et l’appel de l’État à reprendre ses responsabilités sont réels. Tout se passe comme s’ils convoquaient une utopie révolue colorée d’une certaine conception de la justice économique. Cette conception de la justice, campée sur un désir de solidarité organique et publique forte, n’existe peut-être plus que dans un passé fantasmé (Jaster, 2021) dont la réalité reste encore aujourd’hui difficile à mesurer. Mais elle est la leur.
48C’est vrai, aujourd’hui, cette
France rurale et périurbaine est celle-là même qui autorise tous les diagnostics sur l’individualisation des sociétés occidentales : déclin des relations de voisinage, idéologie pavillonnaire, centralité de l’automobile … (Le Bart, 2020 :62).
C’est encore vrai, « les mondes syndicaux, religieux, associatifs et même professionnels (y) sont marqués par des formes d’individualisation assez convergentes » (Ibid.). Et c’est toujours vrai, les Gilets jaunes incarnent à certains égards ces modes de vie hypermodernes, symbolisés par la fréquentation des centres commerciaux (Lipovetsky, 2006). Mais à ce jour la littérature sur le sujet dispose également de tous les éléments permettant de montrer que le mouvement incarne également une réaction à l’encontre de ces mêmes modes de vie. Les rassemblements sur les ronds-points illustrent autant de moments d’effusion collective où se conjuguent regret des solidarités communautaires d’antan et exigence de voir l’État renouer avec son rôle de régulateur public, outil dont la tâche n’aurait jamais dû cesser d’être celle de la réduction de la fracture sociale. La politisation par imprégnation de diverses catégories précaires, réalisée à l’occasion de la fréquentation assidue et corporellement éprouvante des ronds-points, semble avoir conduit à une prise de conscience collective et à la collation de revendications de niveau supérieur.
49Là où les États sociaux-démocrates ont accompagné la montée en puissance du référentiel des droits de l’homme, ils semblent aujourd’hui très impactés par la remise en question du modèle politique du citoyen universel que charriait ce référentiel. Aujourd’hui, les Gilets jaunes, atteints par la précarité et l’altération des conditions de vie qui furent les leurs ou celles de leurs parents, ne sont-ils pas le signe d’une quête universaliste relancée ? Celle de devenir à nouveau aux yeux de l’État des citoyens politiques à part entière détenteurs de droits et devoirs, plutôt que de simples consommateurs (Michaels, 2009). Seul l’avenir nous dira si, face à l’État, ce précariat – qu’il soit vêtu de jaune ou non – parviendra à emporter avec lui encore suffisamment de forces sociales pour contraindre à la signature d’un nouveau pacte social. Un pacte social susceptible de réhumaniser à la fois les territoires, le travail et une vie collective peuplée de citoyens réellement égaux.
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