1Les pensées animalistes bénéficient d’une attention croissante et sans précédent. S’invitant dans les médias et le monde académique, l’animalisme se développe également via la création de collectifs et de partis politiques qui cherchent à politiser la question animale en vue de la promouvoir comme un réel enjeu de civilisation (Josse, 2019 ; Thieme, 2019 ; Carrié et al., 2023). Cette émergence repose néanmoins sur un paradoxe, ici nommé le “paradoxe animaliste”, que le présent article entend mettre en lumière afin d’y apporter certaines clés de lecture. En effet, si la littérature sociologique sur la cause animale reconnait que le mouvement pour le droit des animaux combine deux approches militantes bien connues des Social Movements Studies, à savoir, une approche centrée sur la politique contentieuse par son versant antispéciste et une autre, inscrite dans la lignée des lifestyle movements via la tendance végane (Véron, 2016 ; Renard, 2019 ; Segal, 2020 ; Carrié et al., 2023), ce polymorphisme est invisible aux yeux du grand public qui appréhende principalement ce mouvement au travers des changements de consommation individuelle, soit, au travers de la centralité du Vegan Lifestyle. Le véganisme étant perçu comme le fondement et la finalité du mouvement animaliste contemporain, ce dernier est souvent appelé “mouvement végane” dans l’usage commun (Giroux, 2017 ; Lepeltier, 2019 ; Renard, 2019). Pourtant, comme Bertuzzi (2017) l’a démontré pour le mouvement italien et Renard (2019) pour le mouvement québécois, les militants animalistes de France et de Belgique francophone s’ancrent davantage dans une idéologie antispéciste, relayant le véganisme à une quête de cohérence entre leurs valeurs et leurs pratiques. Dès lors, bien que les écrits ne cessent d’abonder sur les liens continus et persistants entre ces deux répertoires de mobilisation (Haenfler et al., 2012 ; Portwoord-Stacer, 2012 ; Yates, 2015 ; Cherry, 2016 ; Ahlgrim, 2018), le paradoxe animaliste réaffirme les tensions qui existent entre eux. S’il ne s’agit en aucun cas de nier les imbrications et continuités tangibles entre ces deux visions et formes du militantisme, l’objectif est au contraire, de les mobiliser conjointement afin de mieux cerner les relations conflictuelles et/ou de solidarité présentes entre elles.
2Le “paradoxe animaliste” amène donc à questionner la place du véganisme au sein du mouvement animaliste contemporain. Ainsi, comment expliquer ce différentiel entre la façon dont les militants pensent et projettent leur lutte et la manière dont celle-ci est appréhendée par le grand public ? Autrement dit, pourquoi le véganisme occupe-t-il la centralité des débats en lieu et place de l’antispécisme qui est pourtant au cœur de l’idéologie animaliste ? Pour répondre à ces questions, une enquête qualitative de trois années a été menée au sein du mouvement animaliste de France et de Belgique francophone. Elle repose sur de l’observation participante, réalisée auprès d’organisations militantes sélectionnées en fonction de leurs stratégies d’actions, de leur représentativité dans le mouvement et de leur(s) finalité(s) revendiquée(s). L’enquête s’appuie également sur une dizaine d’entretiens semi-directifs, orientés sur la réflexivité des agents quant à leurs engagements dans le mouvement, c’est-à-dire, sur la compréhension et l’analyse de leurs objectifs et sur la manière dont ils se mobilisent pour les atteindre. Pour finir, une enquête netnographique (Sayarh, 2013) a été opérée sur 5 groupes et pages Facebook se revendiquant de l’animalisme. L’objectif étant de mieux orienter les entretiens et de croiser les données récoltées de façon structurée et relativement orientée avec d’autres, posées de manière brute et spontanée sur les réseaux sociaux.
3In fine, l’article montrera que le véganisme n’est ni le fondement, ni la finalité du mouvement animaliste contemporain, mais qu’il jouit d’une influence particulière en France et en Belgique francophone du fait que la mobilisation animaliste y compte une majorité de véganistes (Sigler/Bonnardel, 2013). Ces derniers cherchent à promouvoir la cause animale via une sensibilisation individuelle au Vegan Lifestyle. Dès lors, bien qu’animés par un objectif de libération animale dans une visée émancipatrice (antispécisme), les militants animalistes choisissent de s’ancrer majoritairement dans une approche “GO-VEGAN”, car ils y trouvent des intérêts stratégiques et la perçoivent comme plus efficace en termes de mobilisation. Cette dynamique militante tend à promouvoir le véganisme en lieu et place de l’antispécisme, un courant qui cherche, quant à lui, à impacter les structures sociales et institutionnelles en vue de rendre nos sociétés plus respectueuses des animaux non humains. La centralité du véganisme s’explique donc par une surreprésentativité des véganistes au sein du mouvement animaliste, pourtant porté par des acteurs antispécistes. Ainsi, bien qu’aucun militant ne s’auto-définisse comme véganiste, cet idéal type, théorisé par Sigler et Bonnardel en 2013, constitue le socle de notre analyse sociologique de ce mouvement, car il permet de comprendre les tenants et aboutissants du paradoxe animaliste.
4Pour démontrer cela, l’article s’articulera en trois parties. La première fera état de la dimension polymorphe du mouvement animaliste et démontrera que l’antispécisme est au cœur de son idéologie. La seconde posera le cadre d’analyse et présentera le bien-fondé d’une nouvelle typologie du mouvement, perçue comme capable d’éclairer les facteurs à l’origine du paradoxe animaliste. Enfin, la dernière partie analysera la place du véganisme au sein de l’animalisme francophone afin de saisir son rôle dans l’émergence et la politisation de la question animale. Cette articulation permettra de comprendre que la centralité du véganisme est une construction davantage stratégique qu’idéologique.
5Le mouvement animaliste qui se politise en Occident demeure principalement étudié dans la littérature et appréhendé par l’opinion publique via la centralité du Vegan Lifestyle, un style de vie exempt de toute exploitation animale (Giroux/Larue, 2017 ; Véron, 2017 ; Lepeltier, 2019). Si cette centralité peut s’expliquer par les origines et le développement du mouvement (Larue, 2015), elle tient également dans la facilité à mesurer les tendances citoyennes en faveur de l’alimentation végétale (sondages, etc.). La tendance végane étant facilement récupérable par l’agro-industrie, toujours en quête de nouvelles parts de marché, les offres de produits alternatifs à la viande croissent dans les rayons des supermarchés (Porcher, 2016 ; Audino et al., 2020), offrant une visibilité accrue aux produits non carnés. Néanmoins, l’étude empirique menée auprès des militants animalistes de France et de Belgique francophone amène à nuancer cette centralité apparente du véganisme. Ces derniers, véganes par conviction, sont animés par des considérations éthiques qui dépassent la question du recours à une consommation décarnée. En ce sens, poser le véganisme face à l’animalisme francophone conduit à s’intéresser à cette centralité et à l’étudier du point de vue des acteurs militants. À cet égard, le mouvement animaliste peut se concevoir comme un mouvement social composé de trois courants : l’antispécisme, l’animalisme et le véganisme (Véron, 2017 ; Bonnardel et al., 2018 ; Fougier, 2019 ; Deligne, 2020). Dès lors, même si le véganisme peut être vu comme la face la plus visible de l’iceberg animaliste, d’autres notions doivent lui être associées afin d’en saisir tous ses contours.
Figure 1 : Les courants de l’éthique animale contemporaine
- 1 Les chiffres mentionnés dans le graphique proviennent du site EVA ASBL qui reprend les résultats d’ (...)
Source : Diagramme réalisé par l’autrice1.
- 2 Consommation alimentaire (végétarisme, végétalisme), mais également vestimentaire, d’hygiène ou réc (...)
- 3 Pour plus d’informations sur le spécisme, voir Olivier D., 1992.
- 4 Pour plus d’informations sur le carnisme, voir Joy M., 2010.
6Si le mouvement animaliste se construit sur trois courants, le premier est essentiellement pratique puisque tourné vers la modification des habitudes de consommation2 (Giroux/Larue, 2017 ; Véron, 2017). Par le boycott, l’adoption d’un régime végétal se comprend comme un acte politique posé en faveur des animaux, de l’environnement ou de la santé (Portwood-Stacer, 2012 ; Lepeltier, 2019). Le second courant revêt un caractère philosophique et regroupe des acteurs qui cherchent, soit, à améliorer le bien-être animal dans les zones d’exploitation (animalisme welfariste), soit, à accorder un statut et une protection juridique aux animaux du fait de leur caractère “sentient” (animalisme abolitionniste). Ces animalistes sont principalement réformistes et légalistes, c’est-à-dire qu’ils tentent de modifier la loi pour la rendre plus favorable aux animaux non humains (Sunstein, 2003 ; Balluch, 2008). Enfin, le courant antispéciste promeut une modification ontologique de nos rapports aux animaux non humains. Par la mise en lumière de la hiérarchie spéciste, ses adeptes cherchent à critiquer et in fine, à abolir l’idéologie spéciste3 et le système carniste4 afin de promouvoir une libération animale tant physique qu’émancipatrice (Stolz, 2012 ; Bonnardel et al., 2018).
7À l’intersection de ces trois courants émerge la typologie de Francione (1996) qui divise le mouvement entre acteurs welfaristes et abolitionnistes. Les welfaristes s’intéressent à la façon dont les animaux sont exploités. Ils aspirent, par des améliorations gradualistes, législatives et réformistes, à rendre la vie des animaux moins pénible. En ce sens, ils plaident pour plus de bien-être animal (welfare) dans les sphères d’exploitation, mais sans remettre en cause l’exploitation animale en tant que telle. À l’inverse, les abolitionnistes s’opposent à l’existence même de cette exploitation puisqu’ils rejettent l’idée que les animaux sont “par nature” des êtres inférieurs. Pour eux, l’exploitation animale n’est idéologiquement pas justifiable, et la seule voie à suivre est celle de son abolition totale, directe et définitive. Puisque les antispécistes cherchent à abolir les hiérarchies spécistes, ces derniers sont à rapprocher du courant abolitionniste. A contrario, les animalistes ne se revendiquant pas d’une idéologie antispéciste peuvent s’accorder sur l’utilité de lutter pour l’amélioration graduelle des conditions d’exploitation (courant welfariste) (Balluch, 2008 ; Fougier, 2019).
8Le mouvement animaliste contemporain se construit donc sur trois catégories d’acteurs : les végétariens/véganes (courant pratique de l’éthique animale), les animalistes welfaristes (courant philosophique) et les antispécistes abolitionnistes (courant idéologique radical). Partant de ce constat, l’autrice s’interroge sur l’attention particulière accordée au véganisme par le grand public, les médias et les autres acteurs de la société civile. En ce sens, bien que le véganisme occupe une place centrale dans l’imaginaire collectif, qu’en est-il pour les militants animalistes étudiés ? Le véganisme est-il pour eux l’origine et la finalité de leur lutte ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de poser le véganisme face à l’animalisme francophone. Cette confrontation doit nécessairement retracer les relations historiques liant les animalistes aux pratiques de consommation végétale.
9À cet égard, les relations qui lient le véganisme aux acteurs de la cause animale sont évolutives (Traïni, 2011 ; Segal, 2020). Avant la fin du 19ème siècle, les acteurs de la protection animale ne percevaient pas le véganisme comme une démarche essentielle à leur implication dans le mouvement. Ils portaient leur attention sur les animaux de compagnie a contrario des animaux de ferme qui ne constituaient pas encore de véritables sujets de lutte. Leurs regards étant tournés vers les animaux visibles et culturellement non consommables, les premiers animalistes n’avaient pas tendance à recourir à l’alimentation végétale, car ils ne l’appréhendaient pas comme une question de cohérence entre leurs valeurs et leurs pratiques. À la fin du 19ème siècle, le mouvement va bifurquer vers un courant de défense animale et si cette redéfinition naît de la remise en cause des expérimentations animales, elle va progressivement permettre d’outrepasser la question des animaux de compagnie pour englober celle des animaux de rente. Cet élargissement va donner une impulsion certaine au véganisme. À l’aube du 20ème siècle, l’alimentation végétale a le vent en poupe et nombre d’animalistes vont proposer le véganisme comme fondement et finalité de leur lutte (Traïni, 2011 ; Segal, 2020). Depuis, le véganisme est perçu comme une pratique alimentaire cohérente qui revêt un caractère politique et stratégique par la pratique du boycott (Singer, 2012 ; Portwood-Stacer, 2012 ; Giroux/Larue, 2017). Cette vision sera progressivement renforcée par l’impact de la crise environnementale qui érigera le véganisme en un Lifestyle Activism capable, selon ses adhérents, de lutter au quotidien et par agrégation, contre le dérèglement climatique (Spriet, 2016 ; Véron, 2017 ; Renard, 2019 ; Segal, 2020).
- 5 Le slogan “GO VEGAN” est connu pour être un appel à la mise en place d’un style de vie exempt de so (...)
- 6 Pour Ryder, le spécisme consiste à «assigner des valeurs ou des droits particuliers à des êtres sur (...)
10Toutefois, la place du véganisme comme fondement identitaire et stratégique du mouvement animaliste va progressivement être remise en cause par l’émergence de l’antispécisme ainsi que par le sentiment d’inefficacité de l’approche “GO VEGAN”5 dans la lutte pour la reconnaissance des intérêts et des droits des animaux (Sigler/Bonnardel, 2013 ; Lepeltier, 2019 ; Segal, 2020). Ryder est à l’origine de cette réorientation puisqu’il formule, en 1970, une définition du spécisme6 qui sera ensuite popularisée par Singer, considéré comme le père fondateur de l’éthique animale moderne (Ricard, 2014 ; Bonnardel et al., 2018 ; Pelluchon, 2021 ; Carrié et al., 2023). Sur cette base, le militantisme animaliste se revendique progressivement d’une volonté de libération animale, entendue comme physique et émancipatrice par rapport à la domination humaine dite “spéciste”. Cette lutte pour l’émancipation animale réaffirme le caractère politique de la justice sociale antispéciste face à un courant végane perçu, par les militants antispécistes et certains auteurs animalistes, comme un facteur de dépolitisation des individus (Sigler/Bonnardel, 2013 ; Renard, 2019 ; Lepeltier, 2019 ; Segal, 2020).
- 7 Comité Radicalement Anti-Corrida.
11L’antispécisme représente, aujourd’hui et selon les acteurs animalistes mobilisés dans cette étude, le pivot central de l’éthique animale contemporaine européenne (Bonnardel et al., 2018 ; Josse, 2019 ; Segal, 2020). De leur point de vue, le véganisme s’apparente principalement à une dynamique de cohérence entre leurs valeurs (antispécisme) et leurs pratiques (Vegan Lifestyle). Le véganisme, longtemps appréhendé comme un acte de contestation, revêt aujourd’hui un caractère davantage symbolique et personnel (Carrié et al., 2023). Par exemple, le président du refuge Animaux en Péril partage le cheminement qui l’a conduit à adopter des pratiques de consommation cohérentes vis-à-vis de ses valeurs antispécistes. Il explique que, suite à une action organisée avec le CRAC7, la rencontre avec des militants (véganes) lui a donné l’impulsion pour se lancer dans une consommation exclusivement végétale.
Je suis responsable d’une association qui milite pour le droit des animaux de ferme et ces gens me donnent des leçons d’éthique dans le sens où eux sont véganes et moi je continuais à manger du fromage. Je me suis dit « comment je ne fais pas cet effort » ? Les mois et années qui ont suivi, ce côté cohérence a vraiment été l’élément qui m’a poussé à devenir 100 % végane (Entretien réalisé le 19 février 2020).
12L’enquête de terrain permet d’affirmer que les militants animalistes de France et de Belgique francophone sont animés par des considérations antispécistes et que pour eux, le véganisme s’apparente, avant tout, à une pratique de consommation cohérente vis-à-vis de leurs idéaux antispécistes. Ces derniers sont donc véganes par conviction, mais ils se définissent avant tout comme des antispécistes abolitionnistes, une position également défendue par les acteurs québécois (Renard, 2019) et italiens (Bertuzzi, 2017). Par conséquent, la finalité de leur lutte se situe dans le rejet des discriminations d’espèces et non (uniquement) dans la véganisation des modes de production et de consommation (Lepeltier, 2019 ; Segal, 2020 ; Carrié et al., 2023). Les seuls acteurs réellement ancrés dans une démarche de sensibilisation à l’alimentation végétale sont les membres de l’ASBL Végétik. Ces derniers, bien que portés par des attentes abolitionnistes, se donnent pour objectif de végétaliser l’alimentation de la population belge. Pour ce faire, ils développent une rhétorique stratégiquement éloignée des postulats antispécistes, comme en témoigne l’extrait d’entretien suivant.
On aborde l’ensemble des sujets et pas que la question animale qui finalement, en termes de motivation pour le grand public n’est pas l’impulsion première. Pour les personnes lambda, c’est d’abord, la santé et l’environnement (Entretien réalisé le 7 décembre 2019).
13Ce témoignage illustre l’intérêt stratégique lié à la sensibilisation au Vegan Lifestyle. En effet, la rhétorique végane fait écho à des problématiques sociétales devenues centrales dans les sociétés occidentales modernes avec, en tête de liste, la question des changements climatiques et celle de l’empreinte carbone liée à la consommation carnée (Spriet, 2016 ; Tirado et al., 2018). Cette dimension stratégique doit donc être au cœur de l’analyse sociologique de ce mouvement, car cet aspect est central dans le discours des militants de la cause animale. En conclusion, malgré une forte empreinte de l’idéologie antispéciste, certains militants de la cause animale agissent de façon stratégique lorsqu’ils axent leur mobilisation sur la promotion du véganisme. C’est donc par le prisme de la stratégie militante que le paradoxe animaliste sera étudié, compris et expliqué dans la suite de l’article.
14Si le mouvement animaliste est souvent compris comme une articulation entre welfarisme et abolitionnisme (Francione, 1996 ; Balluch, 2008), cette typologie ne parvient pas à expliquer le paradoxe animaliste dans son ensemble, tant elle n’est plus tout à fait représentative de la mobilisation animaliste contemporaine. Le paradoxe animaliste pourrait, néanmoins, trouver des éléments de réponse grâce à la mobilisation du cadre d’analyse porté par Sigler et Bonnardel (2013). L’originalité de leur proposition tient dans la présentation et la critique d’un acteur-type, nommé le véganiste, qui s’ancre dans une stratégie de sensibilisation et de conversion à l’alimentation végétale. Avant de justifier du bien-fondé de cette nouvelle classification, l’autrice établira les raisons à l’origine du rejet de la typologie de Francione quant à sa capacité à expliquer le paradoxe animaliste présentement étudié.
15La typologie de Francione (1996) qui, pour rappel, distingue les welfaristes des abolitionnistes est souvent mobilisée dans les écrits portant sur le mouvement animaliste (Balluch, 2008 ; Josse, 2019 ; Pelluchon, 2021 ; Carrié et al., 2023). Cependant, les jugeant contre-productives, les militants interrogés ont tendance à rejeter les frontières établies par Francione. En ce sens, ceux-ci peuvent être qualifiés de néo-welfaristes puisque même s’ils se situent dans une visée abolitionniste, ils saluent et ont parfois recours à des revendications welfaristes. Formulées à court terme, celles-ci ont pour but de progressivement conduire à l’abolition de toutes les sphères d’exploitation animale. L’approche welfariste est donc utilisée dans une visée échelloniste et non dans un objectif de finalité revendiquée (Balluch, 2008 ; Véron, 2017). Par conséquent, cette distinction peut, au mieux, rendre compte de la nature des revendications à court terme, mais elle ne propose nullement une vision concrète quant à la finalité de la lutte. De plus, elle n’explique pas le regard que posent les militants sur la centralité du véganisme et n’est donc pas un cadre pertinent pour penser le paradoxe animaliste. L’extrait d’entretien suivant permet d’illustrer le rôle stratégique lié au dépassement de cette catégorisation.
Je pense qu’il y a une scission entre ceux qui se pensent welfaristes et ceux qui se pensent abolitionnistes. C’est dommage, car en fonction de la cible, il faut parfois être welfariste et parfois être abolitionniste (Entretien réalisé le 17 février 2020 avec la présidente du refuge Le Rêve d’Aby).
16A contrario, l’analyse de Sigler et Bonnardel (2013) apporte un terreau d’analyse fertile pour comprendre le paradoxe animaliste théorisé dans cet article. Dans L’exploitation animale est une question de société (2013), les auteurs posent les bases de l’analyse et de la critique d’un acteur-type animaliste qu’ils nomment le véganiste. Si ce terme regroupe tous les partisans de la stratégie “GO-VEGAN”, il y a toutefois lieu de distinguer les véganes des acteurs véganistes. Et pour cause, si le véganisme fait écho aux comportements de consommation d’un individu, le terme véganiste illustre une posture militante, c’est-à-dire, une stratégie d’actions consciemment mise en œuvre pour atteindre certains objectifs. Les véganistes représentent une catégorie d’acteurs militants, animés par des ambitions antispécistes et qui, pour les atteindre, optent pour une stratégie de promotion du véganisme. À l’inverse, les véganes peuvent (ou non) être militants et ils peuvent (ou non) être portés par des idéaux antispécistes, mais ils ne sont pas, par définition, dans une dynamique militante et/ou prosélytique. Il reste à noter que dans l’article précédemment cité, les deux auteurs regrettent que la stratégie employée par les militants de la cause animale soit principalement tournée vers la promotion du véganisme. D’ailleurs, Bonnardel mentionne que « le développement du mouvement simplement végétarien ou vegan n’est pas l’avenir souhaité pour le mouvement animaliste » (Sigler/Bonnardel, 2013 :59), préférant sa portée antispéciste. Selon eux, la simple remise en cause de la consommation de chaire animale ne permettra pas d’ériger la question animale en enjeu politique, une critique également portée par certains acteurs de terrain. Cet article a donc été rédigé dans un but militant et vise à permettre aux acteurs animalistes de réfléchir aux modes d’action capables d’endiguer l’exploitation animale à grande échelle. Ce texte propose donc une critique de la stratégie véganiste par des acteurs promouvant l’approche antispéciste.
17Selon Sigler et Bonnardel (2013), la stratégie véganiste repose sur trois principes. D’abord, sur l’idée que consommer végane « constitue l’essentiel de ce que l’on peut faire pour les animaux » (Sigler/Bonnardel, 2013 :11). Ensuite, les véganistes voient la sensibilisation au Vegan Lifestyle comme la méthode la plus efficiente pour augmenter le nombre de végétariens/véganes. Dès lors, ce principe amorce le troisième, car pour les véganistes, plus il y aura de véganes, plus les industries animales seront affaiblies, ce qui conduira à leur disparition. Leur vision du changement repose sur la notion d’agrégation théorisée par Micheletti (2003), donnant à la pratique du boycott, par nature individuelle, une dimension collective par effet de masse. Par la promotion d’un style de vie végane, les véganistes tentent donc d’inverser la norme carniste et s’éloignant de la nécessité de justice dont se revendiquent les antispécistes, les véganistes estiment que l’appel à la vertu est un vecteur efficace pour mener à des changements sociétaux. Les acteurs de l’ASBL Végétik représentent l’exemple type de l’acteur véganiste et l’extrait d’entretien suivant résume une partie de leur stratégie :
Ce qui nous distingue des autres associations animalistes, c’est qu’on aborde l’alimentation végétale sur quatre thématiques. L’environnement, l’éthique animale, les aspects nutrition et la dimension géopolitique (Entretien réalisé le 7 décembre 2019).
18Cet extrait illustre une caractéristique centrale des véganistes, à savoir, la tendance à promouvoir la cause animale par le biais des externalités négatives de la consommation carnée. Cette dimension représente le point central de la contestation antispéciste à l’encontre de l’approche “GO-VEGAN”. Et pour cause, l’exploitation animale n’est guère pointée du doigt pour son injustice envers la capacité de sentience des animaux, mais pour ses effets néfastes sur la santé ou sur l’environnement. Selon certains antispécistes, dont font partie Sigler et Bonnardel, cela représente un frein à l’avènement d’une société antispéciste et c’est pourquoi, ils se montrent très critiques envers les véganistes. En outre, ils estiment que le Vegan Lifestyle détourne la lutte vers les aspects consuméristes des relations inter espèces (critique matérialiste) occultant, in fine, la réelle finalité de leur lutte, à savoir, la modification des hiérarchies inter espèces (critique idéologique). Selon eux, la question fondamentale n’est pas de savoir s’il faut ou non manger les animaux, mais s’il est éthique et légitime de les considérer comme inférieurs. Parmi les acteurs mobilisés, c’est la branche antispéciste la plus radicale qui développe le plus cette critique. En effet, la co-présidente du collectif 269 Libération Animale ainsi que la présidente du parti politique DierAnimal, estiment que l’approche véganiste n’inclut pas suffisamment les animaux dans la lutte. Au contraire, elle se centre une nouvelle fois sur l’Homme et ne remet nullement en cause le bien-fondé du statut subalterne des animaux. Selon elles, en axant les discours sur des considérations éloignées de la question du statut des animaux, les adeptes de l’approche “GO-VEGAN” réduiraient les perspectives réelles d’émancipation animale. La critique matérialiste de l’exploitation animale prendrait le pas sur sa critique idéologique. Le mouvement animaliste serait alors réduit à un objectif de véganisation du monde, semblable à un mouvement de consumérisme politique (Viguier, 2014). En ce sens, Porcher conclut que :
Le véganisme est une construction intellectuelle, médiatique et politique qui produit un enrôlement non pas en faveur des animaux, mais au profit de transformations économiques et sociales ancrées dans la dynamique historique du capitalisme (Porcher, 2016 :4).
19Cette vision rejoint les conclusions mises en exergue dans l’étude d’A. Dominick (1997) portant sur les ilots Veganarchists du monde anglophone. En effet, ces anarchistes (véganes) considèrent également que l’approche “GO-VEGAN” va à l’encontre de l’objectif d’émancipation des animaux, car elle ne peut, à elle seule, modifier la manière dont la société conçoit et intègre, en son sein, l’individu animal. Pour dépasser ce clivage, ils proposent de ne plus concevoir le véganisme comme un simple style de vie mais bien, comme un processus de révolution totale, basé sur une convergence des luttes sociales et animales et ce, dans l’objectif d’abolir le capitalisme qui demeure, selon eux, la pierre angulaire de toutes les formes d’exploitation (Dominick, 1997). Les militants du collectif 269 Libération Animale, qui se définissent eux-mêmes comme anarchistes, pourraient s’inscrire dans cette vision bien qu’ils n’usent jamais du qualificatif “végane”. Pour eux, parler d’antispécisme permet de porter le regard sur les hiérarchies d’espèces, sujet représentant le socle de leur lutte. Dès lors, même en attribuant une portée plus radicale au véganisme, tous les militants antispécistes ne souhaitent pas se rassembler sous cette bannière. De plus, la critique de la stratégie véganiste par les antispécistes ne s’arrête pas là puisqu’ils formulent deux autres arguments à son encontre.
20Selon la co-fondatrice de 269 Libération Animale, la question animale entendue uniquement dans un aspect de consommation tendrait à individualiser la lutte et à freiner l’investissement dans l’aspect contentieux du militantisme animaliste. Par la valorisation du Vegan Lifestyle, l’acte militant s’élabore dans la pratique quotidienne. Si cela permet une mobilisation citoyenne de masse se trouvant facilitée par la possibilité d’agir à l’échelle individuelle, cela aurait comme effet de restreindre l’engagement militant dans sa dimension collective et conflictuelle. Selon elle, en axant son discours sur la “chose privée” et non sur la “chose publique”, la stratégie véganiste aboutirait à un phénomène de dépolitisation des individus, une position en accord avec celle portée par Sigler et Bonnardel (2013). Le résultat est que la proportion de consom’acteurs (Verhaegen, 2011) véganes outrepasse grandement celle des activistes antispécistes alors considérés comme des radicaux isolés.
Le problème dans le mouvement animaliste c’est un problème de proportion. Vous avez très peu de personnes qui, déjà, font de la désobéissance civile non violente. Il faudrait inverser la proportion, il nous faudrait plus de gens qui s’engagent dans des voies peut-être plus risquées (Extrait tiré d’une conférence animée par Tiphaine Lagarde, co-fondatrice de 269 Libération Animale, réalisée le 15 mai 2018).
21Ensuite, les acteurs antispécistes étudiés estiment que même si tout le monde devenait végane, le sort des animaux ne changerait pas fondamentalement puisqu’ils seraient toujours considérés comme des êtres inférieurs soumis à la volonté humaine. Ici, se joue une nouvelle fois la question de la finalité animaliste qui oscille, selon les acteurs et leurs ancrages idéologiques, entre libération et émancipation animale. L’idée de libération se conçoit dans une dynamique d’abolition matérielle de l’exploitation animale alors que la question de l’émancipation prend racine dans la philosophie politique et morale (Dominick, 1997 ; Sigler/Bonnardel, 2013). En effet, l’émancipation animale, outre l’abolition de l’exploitation, vise également à promouvoir la valeur intrinsèque de l’individu animal et à la reconnaitre politiquement et juridiquement (critique idéologique). Cette dimension s’observe de façon manifeste dans le discours de la présidente du parti politique DierAnimal.
Ce qui est important de comprendre, c’est que manger végétal, c’est super ! Quelque part, on contribue, mais pour les animaux qui sont dans les élevages, ça ne change strictement rien. Les gens pensent que ce qu’ils font est la solution, alors que les animaux ont besoin de plus (Entretien réalisé le 24 février 2020).
In fine, la critique de l’approche véganiste par les antispécistes conduit à penser le mouvement animaliste comme une articulation de deux cultures militantes au sens de Pleyers (2016). Ce dernier définit cette notion comme :
une logique d’action basée sur un ensemble cohérent d’orientations normatives, une conception du monde, du changement social et de la nature et de l’organisation des acteurs sociaux qui portent ce changement (Pleyers/Capitaine, 2016 :53).
22Une culture militante conditionne ainsi les façons de se mobiliser et d’appréhender le changement social. Cette vision articulée du mouvement animaliste permet de comprendre le paradoxe animaliste étudié. En l’occurrence, si la majorité des militants animalistes cherchent à politiser la question animale dans une visée émancipatrice, les mécanismes mis en œuvre pour y parvenir reposent sur des logiques d’actions suffisamment disparates pour conduire à la création de deux cultures militantes telles que définies par Pleyers (2016). La stratégie véganiste, au contraire de la stratégie antispéciste, met en œuvre une logique d’actions basée sur l’idée que le changement social passe avant tout par l’individu et non par les structures sociales et institutionnelles qui le cadrent. La rhétorique mobilisée diffère également puisque les véganistes usent de l’ensemble des arguments qui gravitent autour de la problématique animaliste alors que les antispécistes promeuvent avant tout la sentience et la valeur intrinsèque des individus non humains. De ces postulats découlent des modes d’actions disparates puisque les véganistes tentent de convaincre individuellement les personnes d’adopter un style de vie végane (tractages, festivals véganes, cours de cuisines alternatives, etc.), comportements qui, par agrégation, conduiraient à des changements sociétaux de grande échelle (Micheletti, 2003). A contrario, les antispécistes cherchent prioritairement à s’attaquer aux structures sociales et institutionnelles qui soutiennent l’industrie carniste et l’idéologie spéciste (blocages d’abattoirs, libérations d’animaux, actions de désobéissance civile, etc.). Enfin, la vision du changement social oscille entre changements individuels pour les véganistes et modifications du cadre légal, éthique et culturel pour les antispécistes.
23En conclusion, le paradoxe animaliste qui, pour rappel, illustre le contraste entre centralité du véganisme pour le grand public et ambitions antispécistes pour les militants animalistes, trouve des explications dans l’observation des deux cultures militantes qui coexistent au sein du mouvement animaliste contemporain. En ce sens, si la majorité des acteurs étudiés poursuivent un objectif d’abolition des hiérarchies spécistes (antispécisme abolitionniste), certains choisissent de privilégier une approche véganiste, car celle-ci est perçue comme plus en phase avec les problématiques des sociétés occidentales modernes. Le paradoxe animaliste se comprend, dès lors, dans la surreprésentativité des acteurs véganistes au sein du mouvement animaliste, pourtant porté par des militants idéologiquement antispécistes. Au-delà de ce constat, il reste néanmoins à investiguer le rôle des véganistes dans la politisation de la question animale. Quels sont, finalement, les arguments en faveur d’une approche véganiste ? Ces arguments peuvent-ils, à eux seuls, expliquer l’engouement des animalistes pour cette stratégie ?
Ce qui va nourrir le véganisme, c’est que les membres de cette société vont être de plus en plus confrontés à la mort du vivant. C’est impactant au niveau émotionnel et le véganisme propose une échappatoire et une réponse à titre individuel (Entretien réalisé avec un activiste le 2 décembre 2019).
24Dans un article paru en 2011, Wrenn questionne les effets de la globalisation des sociétés sur les individus non humains. Elle présente ses impacts sur les façons de faire élevage et plus globalement, de penser les animaux au sein des élevages. En outre, elle critique l’idée de marchandisation du vivant ainsi que les dérives environnementales, éthiques et sociales liées à la modernisation des sociétés et à la globalisation du capitalisme néo-libéral. Elle propose d’analyser le “mouvement végane” comme un mouvement de résistance à ses dérives et à leurs effets sur le vivant. Carrié et al. (2023) estiment également que la spécialisation et la mécanisation des élevages ont intensifié l’exploitation des animaux, conduisant à un militantisme visant à réformer ces lieux d’exploitation. Cette position est également portée par Porcher, fervente défenseuse de l’élevage extensif. Cette dernière insiste sur le fait que la notion de bien-être animal ne peut exister que dans le cadre de l’élevage intensif et que la mouvance animal welfare a plutôt contribué à pérenniser les systèmes industriels en augmentant leur acceptabilité sociale (Porcher/Pelluchon, 2022).
25Cela signifie que malgré les effets dévastateurs de la modernisation de l’élevage et de la globalisation des sociétés sur la condition animale, ces phénomènes se sont indirectement montrés bénéfiques pour le développement du mouvement animaliste, car ils ont permis à l’approche “GO-VEGAN” de devenir une stratégie d’actions efficace, car temporellement adaptée aux problématiques des sociétés occidentales modernes. Ce postulat est également défendu dans l’étude de Renard (2019) qui porte sur le mouvement animaliste québécois, notamment, lorsqu’elle met en avant une renaissance du mouvement dans les années 60, sous l’effet conjoint des enjeux écologiques et des questionnements éthiques liés au développement de l’élevage industriel. Et pour cause, bien que les avancées scientifiques s’accordent sur la capacité de sentience animale, c’est avant tout la méfiance de la population envers les dérives de l’élevage industriel qui l’amène à questionner le bien-fondé de ce secteur de production (Treich, 2018 ; Fougier, 2019). Le véganisme serait donc une alternative aux problématiques initiées par la modernisation et la globalisation des sociétés occidentales modernes. Cette position se traduit par la mobilisation de deux arguments en faveur de l’approche véganiste. D’abord, une rhétorique environnementale forte créant un choc rationnel aux populations cibles. Ensuite, via le rôle des vidéos d’infiltration réalisées dans les élevages industriels et qui sont à l’origine de chocs émotionnels importants.
26L’élevage intensif (ou industriel) est l’une des premières causes du dérèglement climatique en cours. Pour preuve, la FAO le juge responsable de 14,5 % à 18 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique, faisant ainsi de ce secteur l’un des plus polluants en termes d’émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine (Steinfeld et al., 2006, 2013). L’élevage (intensif) est également critiqué pour son utilisation abusive et destructrice des ressources naturelles (Saporta, 2012 ; Spriet, 2016 ; Greenpeace, 2017). Il est, de surcroit, mis en cause pour la prédation qu’il exerce sur les espaces naturels, dont l’atrophie participe grandement à la chute de la biodiversité (Spriet, 2016 ; Treich, 2018). Les effets de la surconsommation de viande sur la santé des personnes (Saporta, 2012 ; Véron, 2017) et les dépenses publiques nécessaires au maintien du secteur (Saporta, 2012 ; Treich, 2018) sont autant d’éléments qui poussent la population à remettre en question le régime carné et les pratiques de production nécessaires à sa continuité. L’élevage intensif se voit donc stigmatisé de multiples critiques, ce qui amène les populations à modifier leurs comportements alimentaires et ce, sans nécessairement adhérer à l’idéologie antispéciste. L’adoption d’un régime décarné peut, en effet, s’assimiler à un Lifestyle activism (Segal, 2020), c’est-à-dire, à un acte du quotidien, pensé comme éminemment politique et posé, ici, en faveur de l’environnement. Grâce à cela, les militants de la cause animale parviendraient à mobiliser des personnes à l’origine non strictement antispécistes, mais attirées par la possibilité de réduire leur empreinte carbone. Le véganisme prendrait ainsi l’allure d’une consommation critique (Pleyers, 2011, 2020), perçue comme une alternative aux dérives de l’élevage industriel. Les personnes adopteraient un régime (plus) végétal dans l’optique de limiter leur impact sur le monde et, à l’image du petit colibri, le consom’acteur végane chercherait à “faire sa part” afin de lutter contre le dérèglement climatique et ses effets sur le vivant. Par effet d’agrégation (Micheletti, 2003), l’approche véganiste aurait comme principal effet de créer une “masse végane”, relativement inactive, mais donnant du crédit et de la légitimité aux pensées animalistes. La tendance flexitarienne serait directement héritée de cette volonté d’agir à son échelle afin de limiter son impact environnemental et c’est pourquoi les flexitariens sont un public privilégié pour les acteurs (véganistes) de l’ASBL Végétik, comme en témoigne cet extrait d’entretien :
Notre public cible, c’est les flexitariens, car on veut une transition de masse. Pour un réel changement, il faut que tout le monde puisse s’y retrouver (…) Pour que le végétalisme puisse devenir une norme, c’est la niche flexitarienne qui est importante (Entretien réalisé le 7 décembre 2019).
27In fine, la population, consciente des impacts initiés par ses modes de consommation, tenterait d’agir à son échelle pour limiter son impact écologique. L’alimentation étant au cœur de la vie quotidienne, celle-ci devient un terrain de lutte et de revendications politiques. En effet, les actes du quotidien, dont les styles de vie font partie intégrante, représentent des comportements politiques, expressifs et préfiguratifs qui sous-tendent, voire, renforcent la mobilisation collective. Dans la lignée des pensées féministes, les actes du quotidien acquièrent une dimension éminemment politique et s’agrègent aux formes de mobilisations présentées comme plus contestataires (Haenfler et al., 2012 ; Portwoord-Stacer, 2012 ; Yates, 2015 ; Cherry, 2016). Ainsi, le consom’acteur végane userait de ses pratiques de consommation pour envoyer un message politique et orienter les tendances du marché vers des produits moins coûteux sur le plan social ou environnemental. Dès lors, même si l’approche “GO VEGAN” subit de vives critiques de la part des antispécistes, il est nécessaire de lui reconnaitre un rôle stratégique dans l’émergence des débats autour de la question animale. Par l’élargissement de ses cadres de référence et notamment, par la valorisation de sa rhétorique environnementale, le mouvement animaliste parvient à toucher des personnes non strictement antispécistes, mais qui vont s’inscrire dans le mouvement afin de « devenir acteur de sa vie et de son monde » (Pleyers/Capitaine, 2016 :53). En conséquence et contrairement aux postulats de départ, la stratégie véganiste favoriserait bien une politisation à l’échelle individuelle qui, par effet d’agrégation, conduirait à une contestation collective, capable de modifier les normes de consommation à l’échelle de la société (Micheletti, 2003 ; Renard, 2019).
28Le second argument en faveur de l’approche véganiste se construit dans la combinaison entre globalisation et modernisation de l’élevage et développement des médias et des technologies de l’information. En effet, la modernisation de l’élevage a eu des impacts concrets quant aux façons de pratiquer l’élevage. La globalisation a rendu les conditions de transport et d’abattage beaucoup plus problématiques en termes de bien-être animal (Wrenn, 2011). Le développement de la toile, quant à lui, a permis aux associations animalistes de diffuser plus aisément des vidéos d’infiltration, dénonçant ainsi publiquement des pratiques d’élevage si cruelles qu’elles en deviennent insoutenables pour l’opinion publique. Cela conduit Giroux et Larue (2017) à présenter le développement de la toile comme un facteur de consolidation du mouvement animaliste. En effet, l’extension d’Internet favorise la déconstruction des positions carnistes et spécistes via la diffusion d’études, de rapports ou d’enquêtes d’infiltration allant à contre-courant des contenus mainstream. Le meilleur exemple de l’expansion de ces aires de déconstruction n’est autre que le site des Cahiers Antispécistes8, sans cesse nourri depuis ses débuts en 1991. Selon Celka (2020), les réseaux ont, en effet, modifié la manière d’être animaliste tout en permettant au phénomène végane de se populariser, notamment, grâce à la diffusion de savoirs anstispécistes ainsi que par la promotion du Vegan Lifestyle. Aujourd’hui, la question animale est débattue dans les médias et Internet regorge d’études portant sur la sentience des animaux ou sur les problématiques liées à l’élevage et à la consommation carnée. Cette jonction entre l’émergence de la toile et le durcissement des conditions d’élevage permet la diffusion de contenus très impactant sur le plan émotionnel. En d’autres termes, sans les dérives de l’élevage industriel, les vidéos diffusées par L214 n’auraient sans doute pas eu les mêmes impacts sur l’opinion publique. Pour les acteurs étudiés, ces vidéos ont un rôle prédominant à jouer dans la politisation de la question animale, car grâce à ce travail d’investigation, les pratiques intensives d’élevage, devenues progressivement problématiques, sont rendues visibles aux yeux de tous, ce qui concourt à l’émergence de comportements alimentaires alternatifs. En ce sens, cette stratégie rejoint l’idée développée en 1997 par Jasper qui fait de la confrontation aux chocs moraux un réel facteur d’engagement. Cette dimension transparait dans l’extrait d’entretien qui suit.
Ça évolue dans la conscience collective, mais surtout grâce au travail des associations (…) notamment les associations d’investigation dont le travail est plus que nécessaire. Ils infiltrent les élevages et montrent les images (Entretien réalisé le 19 février 2020 avec le président du refuge Animaux en Péril).
29Ainsi, par la combinaison entre rhétorique environnementale et diffusion d’images “chocs”, le véganisme s’apparente à une pratique de consommation critique et disruptive. Le durcissement des conditions d’élevage amène une remise en cause fondamentale des pratiques d’élevage dites “modernes”, qui sont rendues visibles aux yeux des citoyens par le travail d’investigation des militants animalistes. L’approche “GO VEGAN”, portée par les acteurs véganistes et basée sur l’axe de la dénonciation et du dévoilement (Traïni, 2011 ; Celka, 2020 ; Carrié et al., 2023), devient ainsi et malgré les critiques qui lui sont adressées, une stratégie d’actions concourant à la politisation de la question animale, c’est-à-dire, à la construction de l’animalisme en enjeu politique, lié à l’organisation de la société (Matonti, 2004). L’approche véganiste représente ainsi le bras armé de la contestation animaliste et les critiques qui lui sont adressées sous-estiment sa force stratégique. Certes, la sensibilisation au Vegan Lifestyle s’intéresse principalement aux aspects consuméristes de nos relations interespèces. Certes, elle mobilise une rhétorique plurielle et parfois éloignée des postulats strictement antispécistes. Toutefois, elle parvient, par sa dimension alternative, critique, individuelle et quotidienne, à mobiliser une “masse végane” capable de remettre en cause le système carniste dans son ensemble. Cette masse végane fait ainsi émerger la thématique et l’attention portée à la question animale peut ensuite être récupérée par les militants antispécistes.
30En conclusion, si le véganisme n’est pas le cœur de l’éthique animale contemporaine, il jouit d’une certaine adéquation avec les problématiques sociétales actuelles et offre, ainsi, des pistes d’actions applicables à l’échelle individuelle et capables de répondre aux angoisses liées au temps présent. Cette observation permet de mieux cerner la construction du mouvement animaliste moderne. En ce sens, même si les militants interrogés sont principalement animés par des considérations antispécistes, certains, à l’instar des acteurs de Végétik, décident, par souci d’efficacité militante, de promouvoir le véganisme en lieu et place de l’antispécisme. La promotion du véganisme par les acteurs idéologiquement antispécistes repose, en effet, sur l’observation des avantages initiés par les pratiques de dévoilement ainsi que sur une convergence des luttes animales, sociales et climatiques (Renard, 2019). En conséquence, du fait de son adéquation avec le temps présent, la stratégie véganiste devient l’approche militante la plus visible, car la plus mobilisée par les acteurs de la cause animale actifs en France et en Belgique Francophone.
31La politisation du mouvement animaliste repose sur un paradoxe que le présent article a cherché à décrire et à comprendre. En effet, composé d’une majorité d’antispécistes abolitionnistes, le mouvement animaliste demeure principalement compris dans l’opinion publique comme un mouvement de promotion du véganisme. Réduit à une volonté de véganisation du monde, l’objectif d’émancipation animale, pourtant au cœur de la mobilisation animaliste, n’est finalement que peu propagé dans la société. L’enquête de terrain est parvenue à dégager les facteurs à l’origine de cette centralité apparente du véganisme. En l’occurrence, le mouvement animaliste s’inscrit dans deux véritables cultures militantes (Pleyers/Capitaine, 2016) suffisamment divergentes pour conduire à la création de deux visions disparates du militantisme animaliste. La première est dite “véganiste” et se développe sur une volonté de convaincre les populations de la nécessité d’adopter un régime de consommation décarné. La rhétorique matérialiste est transversale, car elle est basée sur la critique des externalités négatives de l’élevage (santé, environnement, etc.). À l’inverse, la culture antispéciste vise principalement les structures sociales, politiques et institutionnelles qui soutiennent, voire entretiennent l’idéologie spéciste et le système carniste. L’argumentaire se situe dans une remise en cause idéologique, c’est-à-dire, éthique, philosophique et morale quant aux relations et processus de domination interespèces.
32Sur cette base, l’article défend le postulat que le mouvement animaliste tel que nous l’avons observé en France et en Belgique francophone, est aujourd’hui composé d’une majorité d’acteurs dits “véganistes”. Dès lors, bien qu’animés par des idéaux antispécistes, les militants animalistes choisissent, consciemment, de s’inscrire dans une stratégie de promotion du véganisme, car ils la perçoivent comme plus en phase avec les problématiques rencontrées par les sociétés occidentales contemporaines. Ce choix stratégique conduit à une surreprésentativité des véganistes dans le militantisme animaliste. Ainsi, puisque la mobilisation animaliste est principalement tournée vers la sensibilisation au style de vie végane, les effets directs de cette stratégie sont de promouvoir le véganisme en lieu et place de l’antispécisme, ce qui représente la principale critique des antispécistes à l’encontre des véganistes.
33Finalement, l’étude du paradoxe animaliste contribue à mieux comprendre comment véganisme et antispécisme se côtoient. La construction et la mobilisation des deux cultures militantes animalistes, permet, en effet, de saisir comment un mouvement de justice sociale se trouve assimilé à un mouvement de consommation critique. En l’occurrence et pour le mouvement animaliste, ce phénomène se produit lorsque la question de l’efficacité stratégique prend le pas sur celle de l’objectif à atteindre. In fine, si le véganisme est une construction davantage stratégique qu’idéologique, la question à se poser reste la suivante : en usant d’une stratégie perçue comme plus adaptée, mais éloignée de l’objectif final d’émancipation animale, les militants animalistes ne risquent-ils pas de restreindre les perspectives d’abolition des hiérarchies spécistes à une simple manœuvre de véganisation du monde ? Cette question reste saillante dans l’esprit des militants animalistes qui s’interrogent au quotidien sur les meilleurs moyens de promouvoir la question animale comme un réel enjeu de civilisation.
34Pour terminer, comme dans toute production scientifique, celle-ci a été sujette à certaines limites, liées au choix de son objet d’étude et à son contexte d’investigation. Et pour cause, cet article s’est efforcé d’étudier les relations entre animalisme et véganisme. Il n’a donc jamais été question de réaliser une étude d’impacts ou de mesurer l’efficacité présumée des deux cultures militantes présentes au sein du mouvement pour le droit des animaux. L’objectif était de conceptualiser l’engagement militant au sein du mouvement animaliste et il s’agissait, dès lors, d’établir un point d’ancrage plus proche de la réalité de terrain et pouvant servir de base d’analyse aux futurs écrits portant sur la question animale. Ainsi, au-delà de la présentation succincte des deux cultures militantes animalistes, l’article n’avait guère pour but d’en définir les contours de manière exhaustive. Cette étude mériterait donc d’être complétée par une autre, définissant plus précisément les deux cultures militantes, c’est-à-dire, leurs caractéristiques propres, leurs tenants et aboutissants ainsi que leurs imbrications effectives. Enfin, l’enquête étant centrée sur la France et la Belgique francophone, l’article aurait gagné en profondeur si le contexte socio-politico-économique dans lequel évoluent les militants avait été davantage mis en relief dans les conclusions proposées. Chaque mouvement et mouvances de ces mouvements étant tributaires du contexte dans lesquels ils se développent.
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