• 1 Lordon F., “Pleurnicher le vivant”, Blogs Le Monde Diplomatique : La pompe à phynance,
• 2 On peut citer les réactions, en 2021, de Patrice Maniglier dans Usbek & Rica
• 3 Kazic D., Quand les plantes n’en font qu’à leur tête, Paris, La Découverte, 2022.
• 4 Morizot B., Raviver les braises du vivant, Arles, Acte Sud, 2020.
• 5 Martin N., À l’Est des rêves, Paris, La Découverte, 2022.
• 6 Latour B., Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Descola P., Par-delà natu (...)
• 7 C’est le geste anthropologique réalisé par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture (Ibid.) (...)
• 8 On peut ici penser également à l’ouvrage de Baptiste Morizot, Les Diplomates. Cohabiter avec les Lo (...)

1En 2021, Frédéric Lordon publie : Pleurnicher le vivant1. Ce texte au ton provoca­teur qualifie les « penseurs du vivant » – considérés comme héritiers d’une vision poli­tique latourienne de la nature – de « radicaux de l’insignifiance ». Il déclenchera une série de réactions virulentes au sein de la gauche francophone2. Deux ans plus tard, Vincent Rigoulet et Alexandra Bidet, avec leur ouvrage : Vivre sans produire. L’in­soutenable légèreté des penseurs du vivant, s’inscrivent dans la relative continuité de cette critique. L’auteur et l’autrice y proposent une analyse plus théorique et moins provocatrice, mais non moins radicale, passant par la critique de trois ouvrages récents, considérés comme représentatifs de ce courant politico-écologique du vivant : Quand les plantes n’en font qu’à leur tête, de Dusan Kazic3 ; Raviver les braises du vivant, de Baptiste Morizot4 ; À l’Est des rêves, de Nastassja Martin5. Sous la bannière des penseurs du vivant, ces auteurs/autrices ont en commun une volonté de “préser­ver”, de “sauver”, ou de “mieux vivre avec” ce dernier, directement menacé par la crise écologique. Mais ils/elles partagent surtout des attaches théoriques inspirées de la pensée de Bruno Latour et de Philippe Descola, concernant, notamment, la remise en cause du dualisme naturaliste moderne et la nécessité de repenser nos modes d’exis­tences6. Dans la pratique, il s’agit de décentrer le regard pour saisir, à la fois, dans une démarche proprement anthropologique, d’autres ontologies non-modernes concernant la nature7, mais, également, par le biais de démarches plus expérimentales, d’autres modes d’existence non-humains8. Rigoulet et Bidet résument ainsi le raisonnement fondamental qu’il/elle assignent aux penseurs du vivant : 1) le partage nature vs cul­ture moderne n’est pas universel ; 2) ceux qui ne le partagent pas entretiennent un rap­port plus durable que nous à la nature ; 3) nous gagnerions à nous inspirer de ces mo­dèles ontologiques. Il/elle considèrent ce raisonnement comme trop simpliste et vont produire dans cet ouvrage une critique matérialiste de la survalorisation scientifique et médiatique récente de ces théories. D’abord, parce que l’auteur/l’autrice semblent laisser penser qu’il suffirait d’un changement ontologique, c’est-à-dire d’un change­ment de nos manières de voir et de penser le monde, pour résoudre les problèmes du “vivant”. Mais, surtout, parce que ces analyses font l’impasse, voir refusent sciemment de considérer, un élément matériel fondamental de nos sociétés humaines : la produc­tion.

• 9 Latour B., Schultz N., Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, La Découverte, 2022, p.17.
• 10 Malm A., Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, La Fabrique, 2023.

3Pour Dusan Kazic, il « serait […] possible, dès lors que l’on parle à ses blés, d’être hors du “monde de la production” » (p. 32). En effet, les penseurs du vivant tendent à prendre la production comme problème primaire à dépasser. « Entre vivre et produire, il faudrait choisir » (p. 10), semblent-ils/elle annoncer, alors qu’« écarter la production aurait valeur d’antidote » (p. 33). Pour Morizot, notamment, l’idée même de production est propre à la modernité, alors que, pour Latour, la classe écologique appelée de ses vœux « conteste la notion de production »9. Or, pour Rigoulet & Bidet, il est à la fois impossible et contreproductif de chercher à se débarrasser de cette notion. Impossible, d’abord, car il/elle montrent que les cas étudiés par les auteurs/autrice ont eux-mêmes du mal à le faire. L’activité hors production des agriculteurs/agricultrices étudiés par Dusan Kazic repose, par exemple, en dernière analyse, sur un système de production donnant aux classes supérieures les moyens matériels d’acheter ces produits de niche. Contreproductif, ensuite, car il/elle affirment, en échos à la pensée d’Andreas Malm10, la nécessaire distinction matérialiste entre « le vivant et l’humanité, comme deux types de notions incommensurables » (p. 131). On touche ici au cœur théorique de leur criti­que. Rigoulet et Bidet rejettent l’idéalisme latourien pour réaffirmer le particularisme humain et la différence entre nature et société. Promouvoir la fin du Grand Partage en incorporant indistinctement l’être humain au vivant est pour eux plus déroutant qu’éclairant. À l’inverse, mieux vaut reconnaitre les particularités proprement humaines – dont la production fait partie – pour mieux les mesurer et les limiter selon les nécessités de la crise écologique. À titre d’exemple, il/elle s’opposent à la vision de l’agriculture développée par Morizot en tant que processus hybride partagé entre humains et non-humains : « n’ayant inventé ni le soleil si la photosynthèse, l’Homme ne pourrait produire des végétaux », affirme-t-il (p. 53). Pour Rigoulet et Bidet, « c’est la confondre l’invention des processus avec leurs usages et leurs effets [...]. L’usage d’un processus, afin d’en orienter les résultats, est, en matière agricole comme dans d’autres secteurs, loin d’être négligeable, quand il n’est pas essentiel » (p. 53). L’onto­logie moderne de la nature a incontestablement une influence historique majeure. Pour autant, est-ce à dire que la nature et la société doivent dorénavant être analytiquement confondues ? En favorisant le geste esthétique considérant à le penser, la théorie du vivant devient, selon Rigoulet et Bidet, un obstacle pour l’action. « Le brouillage entre réalité et fiction, la réanthropomorphisation du monde où tout se joue dans l’esprit, soit bloque l’action, soit ne change rien aux pratiques et ne permet pas d’en mesurer les effets positifs ou négatifs sur les écosystèmes […] » (p. 39).

• 11 Convafreux J., “Nastassja Martin : « L’effondrement de l’URSS a permis à l’inimaginable d’ad­venir  (...)
• 12 Pour approfondir la question, notamment concernant remise en cause de la vision de la nature pro­mu (...)
• 13 Pontille D., Denis J., Le soin des choses. Politique de la maintenance, Paris, La Découverte, 2022.
• 14 Bonnet E., Landivar D., Monnin A., Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Edition Di (...)

4Finalement, Rigoulet et Bidet, en plus de caricaturer certaines de leurs idées, vont parfois trop loin dans la critique des penseurs du vivant. Il est en effet difficile de les suivre lorsqu’il/elle associent la volonté de sortie du naturalisme à celle de sortie des sciences modernes. Les penseurs du vivant réfuteraient cette idée avec force, étant entendu qu’ils/elles s’inscrivent eux et elles-mêmes dans des parcours scientifiques reconnus. D’autant qu’il est important de noter l’aspect par ailleurs contrasté de certai­nes positions d’auteurs/autrice étudié·e·s, à l’image de Nastassja Martin, reconnais­sant, par exemple, qu’il existe « actuellement une injonction à se relier au “vivant”11 ». Pour autant, cet ouvrage illustre la fertilité des débats théoriques existants actuelle­ment au sein de l’écologie politique. Sa prise de position forte nous donne à penser concernant la manière dont la « lutte ontologique contre le monde de l’artifice » (p. 129) peut devenir motif de confusion face à l’urgence climatique lorsqu’elle devient objet esthétique peu capable de critiques structurelles. L’ouvrage participe ainsi d’un débat à la fois fondamental sur la définition de la nature12, et empirique quant aux program­mes scientifiques capables d’éclairer la crise climatique en cours. Rigoulet & Bidet, montrent que « développer notre sensibilité au vivant [ne peut nous dispenser] de nous soucier directement de l’impact sur celui-ci de nos activités productives » (p. 11). Ce faisant, il/elle se placent du côté de programmes de recherche capables d’allier analyses sensibles plus-qu’humaines et pensée structurelle de la production, comme ceux récemment ouverts, par exemple, par Pontille & Denis13 autour de la politique de la maintenance, ou par Bonnet, Landivar & Monnin14, autour de l’écologie du démantè­lement.