1Dans cet ouvrage, Alizée Delpierre, chercheuse au CNRS, poursuit son travail sur les domesticités avec l’objectif de dessiner de façon globale une sociologie historique­ment ancrée des travailleurs et travailleuses domestiques à travers le monde. Bien que cela ne soit pas précisé tel quel, l’autrice prends dans ce court ouvrage de 123 pages une position résolument intersectionnelle. En effet, si l’autrice rend compte avec une grande précision des enjeux qui caractérisent les domesticités, elle le fait en nous ramenant en permanence aux dominations de genre, de race et de classe. La cher­cheuse nous trace à la fois les contours des domesticités, mais aussi, et peut-être surtout, des rapports de pouvoir qui les traversent.

2A partir d’une bibliographie précise et fournie, Alizée Delpierre tente, dans la pre­mière partie de son ouvrage, de définir un objet parfois difficile à cerner. En effet, les domesticités désignent « autant de tâches qui contribuent à entretenir le foyer et les corps » (p. 8). En s’appuyant sur les définitions données par l’Organisme International du Travail (OIT), la chercheuse pointe le lieu de travail comme élément essentiel de la définition des domesticités : le foyer. Perçues par l’autrice comme une des multiples formes que peut prendre le care, les domesticités sont avant tout un travail au sens pro­pre du terme, ce qui permet une « reconnaissance sociale, politique et économique d’une activité longtemps pensée sans valeur et féminine par essence » (p. 10). Un autre défi, au-delà de la simple définition, est aussi de pouvoir mesurer ce type de travail. En effet, les domesticités contiennent de nombreuses pratiques informelles, notam­ment effectuées par les travailleuses migrantes, qui échappent aux différentes adminis­trations nationales.

3Dans la deuxième partie de son ouvrage, Alizée Delpierre s’attache à un retour his­torique sur les ruptures et les continuités qui caractérisent les domesticités. Depuis la quasi-généralisation du travail domestique aux XVIII^ème et XIX^ème siècles jusqu’au début du XX^ème siècle et la fameuse “crise de la domesticité”, l’autrice retrace les trajectoires, les conditions de travail et la sortie des femmes de la sphère reproductive du foyer qui cristallise les logiques de rationalisation de la méthode ménagère. L’après-guerre est quant à lui marqué par l’histoire de l’immigration et l’avènement de la domesticité à temps partiel, prédominante de nos jours. Par ce retour historique, Alizée Delpierre démontre également comment les populations marginalisées (femmes et personnes racisées) sont progressivement devenues les populations les plus repré­sentées dans le travail domestique en occident, ce phénomène n’étant pas sans lien avec l’histoire de la colonisation, de l’esclavage et de l’abolition de ce dernier. De fait, « la domesticité est traversée par des rapports de classe, de sexe et de race qui, partout, sont géographiquement et historiquement situés » (p. 31) et qui alimente une hiérarchie claire entre les domestiques et leurs patrons.

4L’autrice s’attache ensuite à décrire les conditions et les rapports de travail domes­tique. En effet, la domesticité est un travail « qui fait partie de ceux où la tension entre gratuité et salariat est à son paroxysme » (p. 37) et où, de tout temps, elle a constitué soit un moment transitoire, soit une carrière se prolongeant sur du plus long terme avec un fort turnover caractéristique. Par ailleurs, pour de nombreux et nombreuses travailleurs/travailleuses, la domesticité est également imbriquée dans une carrière migratoire. Dans tous les cas, la protection sociale est faible, d’autant plus pour les populations migrantes. Si les employeurs font parfois preuve d’une apparente généro­sité, notamment par la prise en charge à vie des domestiques, les conditions de travail de ces derniers/dernières s’inscrivent toutefois généralement dans des rapports de domination, la situation des second·e·s dépendant du bon vouloir des premiers. Le tra­vail domestique est par ailleurs souvent un travail pénible et dévalorisé : pénibilité physique, confrontation au sale, travail dans l’intimité du domicile à l’abri de tout regard extérieur, abus et violences corporelles, fatigue … sont autant de maux aux­quels les travailleurs/travailleuses sont confronté·e·s ; sans oublier les stigmates dont ils/elles sont victimes. Le travail domestique ne se réduit toutefois pas à la souffrance ni à la honte. En effet, « les domestiques ont de réelles marges de pouvoir dans les rap­ports de travail et (…) parviennent à mobiliser des sources de valorisation de leur tra­vail » (p. 48) notamment par le biais de l’écoute et du soutien psychologique que leurs employeuses peuvent leur témoigner. Ce lien entre travailleuse et employeuse est décrit par Delpierre comme complexe car prenant place au domicile de l’employeuse, où se mêlent affects et relations professionnelles, cette dernière visant alors constam­ment à établir la bonne distance avec l’employée pour le maintien de l’ordre social. Le domicile devient ainsi un « lieu créateur d’une double tension physique et sociale » (p. 51), ou encore de domination rapprochée, du fait de la proximité des corps d’individus de classes sociales éloignées. Dans le travail domestique, le corps est mis à l’épreuve et les émotions sont mobilisées. Marquées par les ambivalences, les conditions d’exer­cice de la domesticité sont également empruntes de pater(mater)nalisme, pour repren­dre l’expression de l’autrice. S’il y a une prise en charge à la fois économique et affec­tive des domestiques, allant parfois jusqu’à les considérer comme des membres de la famille, ils/elles ne sont jamais à l’abri d’être relégué·e à leur infériorité et leur exté­riorité. Toutefois, et bien que la littérature sur les familles employeuses soit relative­ment pauvre, il apparaît que le fait d’employer des domestiques n’est pas qu’un luxe, mais aussi une façon d’articuler le travail et les charges familiales. Un large public recourt en effet aux domesticités : les employeurs dits “fragiles” (qui ont recours à la domesticité du fait de leur dépendance à autrui), les parents d’enfants en bas âge, les couples bi-actifs, les familles monoparentales, mais aussi des personnes plus aisées qui font appel à des “services de confort”. Plus spécifiquement, il appert que les rapports de domesticité se déclinent au féminin. Les hommes sont en effet souvent absents de ceux-ci, sauf en ce qui concerne les violences sexuelles qui constituent « un trait saillant de “la condition de bonne à tout faire” (…) elles incarnent la quintessence de la soumission féminine contrainte » (p. 58-59).

5Dans une quatrième partie, Alizée Delpierre analyse l’organisation des domestici­tés. L’autrice observe que « les rapports de travail semblent s’organiser en dehors de toute institution, et même de toute loi » (p. 63). Comment s’organisent donc les cadres juridiques ? Quelles sont les négociations interindividuelles entre employeurs et domestiques ? Quel est le rôle des intermédiaires ? En analysant les cadres fournis par l’OIT ou l’Union Européenne, l’autrice montre que ces cadres sont souvent contour­nés, voire favorisent paradoxalement ce contournement. Par ailleurs, les institutions régulent ce que l’autrice désigne comme « l’économie du care » (p. 67) et la mondiali­sation des domesticités qui font également apparaître la place des intermédiaires sur le marché, censés offrir un cadre juridique aux rapports de domesticités. Toutefois, l’ex­istence d’intermédiaires sur le marché des domesticités n’est pas sans lien avec l’his­toire coloniale et ne signifie pas non plus que le travail est davantage déclaré, recensé, surveillé ou conforme aux droits du travail et aux droits humains. En réalité, ces inter­médiaires encouragent la flexibilité du travail et font souvent de l’origine ethno-raciale des domestiques un critère de sélection central. Alizée Delpierre conclut que « les entreprises intermédiaires réitèrent donc les hiérarchies sociales entre domestiques, ainsi que la domination patronale qui en émane dans les rapports de domesticité » (p. 78). Par ailleurs, dans ce chapitre, la chercheuse analyse par un retour historique comment les domesticités se sont professionnalisées, notamment via les « écoles du care » (p. 80) apparues dans les années 1970 visant les femmes migrantes et entière­ment prises en charge par l’état. Alizée Delpierre, reste toutefois critique quant à cet apprentissage de la servitude qui contribue à normaliser les rapports de domination et « justifie l’infériorité économique, sexuée et raciale de la main-d’œuvre domestique » (p. 81).

6Dans son cinquième et dernier chapitre, Alizée Delpierre s’attache aux « domesticités en lutte » (p. 85) en démontrant que les domestiques ne sont pas en marge de la société. Les mobilisations collectives sont toutefois sinueuses. Les domes­tiques ont longtemps été exclues tant du droit du travail que des luttes ouvrières. His­toriquement, cela s’explique notamment parce que les employeuses, participant elles-mêmes à ces luttes, ont toujours craint l’émancipation de leurs domestiques, celle-ci risquant d’affecter la qualité de leur travail et de leur comportement. Toutefois, si la France connait une faible représentation syndicale des domestiques, l’organisation col­lective de travailleuses migrantes est fortement développée, notamment en ce qui con­cerne les travailleuses philippines. « La syndicalisation existe donc, mais de manière très parcellaire et isolée » (p. 90), notamment parce que les milieux sociaux desquels les domestiques sont issu·e·s sont peu dotés en capital économique, culturel et social. « Les mobilisations sont très inégales ; elles n’émergent pas partout et leur aboutisse­ment est incertain » (p. 91). Cela ne signifie pas pour autant que, de façon individuelle, les domestiques ne contestent pas à leur échelle ce qui ne leur semble pas acceptable. Alizée Delpierre l’écrit très justement : « le rapport de “domination rapprochée” n’écrase pas toute capacité à résister » (p. 96).

7En conclusion générale de son ouvrage, l’autrice pose la question du sens « d’une société où tout ce qui relève du domestique et du soin au domicile se marchandise » (p. 99). Cela fait de la domesticité un sujet conséquent pour la recherche. Alizée Del­pierre rappelle par ailleurs que les travailleurs domestiques ne sont pas uniquement un produit ou une cause de l’économie capitaliste car les domesticités sont aussi emprun­tes de diverses significations qui sont socialement et culturellement construites. Les domesticités ont ainsi une « portée éminemment philosophique et politique » (p. 100).

8Par cet ouvrage, Alizée Delpierre propose les bases de compréhension à toute per­sonne, chercheur/chercheuse ou non, qui s’intéresse aux domesticités. A travers le tableau qu’elle brosse, très large, mais néanmoins précis et rigoureux, l’autrice nous invite à considérer les domesticités sous le prisme de la domination sociale, raciale et sexuée. Son livre participe par ailleurs à mettre sur le devant de la scène académique un sujet jusque-là relégué aux marges de la recherche en sciences sociales.