1Traduit du latin de l’édition de 1563 et édité par Jean Grevin une première fois en 1569, réédité en 1885 avec une préface de Bourneville et une biographie par Axenfeld, tous deux aliénistes, disciples de Charcot, dans leur « Bibliothèque diabolique », cet ouvrage n’avait pas d’édition moderne, et celle-ci est bienvenue. Serge Margel ne donne pas de nouvelle traduction des cinq livres, mais compare les différentes éditions de la traduction, qu’il analyse, « en suivant du regard le latin de Wier », qu’il reproduit parfois dans ses notes, très importantes, et qui donnent aussi les références des nombreuses citations du texte. Le volume s’achève sur trois index, nominum, rerum et biblicum, et une bibliographie.

2Jean Wier (1515-1588) a suivi à Bonn les cours d’Agrippa de Nettersheim – sur qui Serge Margel apporte d’intéressantes précisions – qu’il désigne comme son maître, et s’est formé à la médecine à Paris puis Orléans. Il deviendra médecin personnel du duc de Clèves, et pratiquera une fructueuse interrogation des « conditions du savoir ». Une longue préface (64 p.) offre une analyse très érudite ce « grand livre sur les pouvoirs de l’illusion et ses catégories sensibles », nourri par une « certaine pensée du démon » comme imposteur – la croyance au diable est bien soulignée comme essentielle – où « la question médicale joue […] un rôle déterminant ». Serge Margel souligne d’abord comment l’analyse de Wier relève d’une « philologie radicale », d’un « art de la lecture », qui confronte les discours savants dominants (Bible, textes démonologiques, préceptes et dogmes, etc.) à d’autres champs du savoir. Il reprend et commente par exemple le commentaire philologique de Wier sur le texte de l’Exode, « Tu ne laisseras point vivre la sorcière », et le confronte à celui qu’en donna Jean Bodin dans sa Démonomanie des sorciers. Il rappelle comment Wier s’est attaqué aux procès en sorcellerie, aux exorcismes, a réfuté l’argument juridique du pacte avec le diable comme frauduleux, et, via ses analyses, entre autres, du Marteau des sorcières, a déconstruit les constructions théologiques et juridiques des textes démonologiques, démontrant la supériorité de l’expertise des médecins sur celle des ecclésiastiques. Serge Margel rappelle aussi très justement que la défense des prétendues sorcières par Wier n’implique pas une « critique de la misogynie traditionnelle », mais qu’il s’agit surtout de présenter les accusées comme dotées d’un « esprit le plus souvent altéré ou aliéné », faciles victimes du diable, grand « manipulateur d’images mentales », dans la mesure où elles sont « prédisposées à la démence ou à la mélancolie ».

3Dans sa riche et subtile postface (32 p.), Éva Yampolsky rappelle la réécriture que produisirent les aliénistes de l’École de la Salpétrière, aussi bien des textes des démonologues que de celui de Wier. Leur « diagnostic rétrospectif » fait des sorcières et possédées, comme des convulsionnaires et extatiques, des hystériques, et leur permet de créer « des filiations épistémologiques de leur propre discipline », d’en construire l’histoire, et de légitimer « leur autorité sur les malades mentaux ». Elle relève bien le « nivellement » ainsi produit, et le « déni » des spécificités des phénomènes, de toute « légitimité propre », en particulier dans la réédition de Sœur Jeanne des Anges, ainsi que l’erreur de conférer à Wier « une posture laïque », quitte à regretter chez lui un reste de « préjugés religieux et superstitieux ». Elle offre un intéressant historique des 9 ouvrages de la « Bibliothèque diabolique » et de son fondateur, l’aliéniste Bourneville, et analyse la place symbolique qu’y occupe l’ouvrage de Wier, autour duquel se construit un « mythe fondateur », et qui permet « un plaidoyer documentaire qui légitime le savoir médical sur les croyances et les superstitions ». Elle évoque aussi les « enjeux archivistiques » de cette collection, même si des « indices » permettent de douter de « l’authenticité prétendue » de la réédition, vraie « simulation documentaire », au nom du progrès médical. La « prise en charge psychiatrique des phénomènes démonologiques » relève ainsi d’enjeux professionnels. Éva Yampolsky analyse enfin plus largement la place de la « démonomanie » dans les nosographies médicales et ses diverses évolutions, à partir d’Esquirol, en passant par le « regain religieux dans la communauté médicale » au cours des années 1840, où s’instaure un partage des savoirs entre médecins et ecclésiastiques pour « distinguer les cas surnaturels des cas pathologiques », jusqu’à la seconde moitié du xix^e siècle, où la démonomanie est reléguée « au statut de symptôme de différents états pathologiques ». À partir d’un texte passionnant de l’aliéniste Maurice Macario (1843) et plus largement de l’iconographie produite par les médecins, elle montre bien qu’il s’agit toujours de « démontrer et situer les effets des croyances délirantes dans le corps […], que seul le médecin peut soigner et faire disparaître », et conclut son analyse sur le rappel que le « diagnostic rétrospectif » des aliénistes du xix^e siècle relève d’une « réduction », de l’instrumentalisation, à des fins de légitimation professionnelle, des phénomènes vidés de leur historicité, aussi bien que d’un « rapport tendancieux avec les textes démonologiques ».