• 1 [Laisant, 1906, 4].

1La puissante formule de Laisant mise ici en exergue1 résume ses convictions à la fois intellectuelles, pédagogiques et politiques les plus profondes. Figurant dans la brochure L’Éducation de demain, dont la 1^re édition paraît en 1906, elle revêt une double signification. La première renvoie à l’essence même de l’instruction : si une éducation se donnait vraiment pour but de développer une pensée critique dans les jeunes générations, alors celles-ci seraient conduites à analyser le fonctionnement de la société et à juger l’injustice sociale intolérable, estime Laisant. Cette idée, maintes fois reprise, traduit le rôle crucial qu’il accorde à l’éducation dans l’évolution de la société et traduit son optimisme politique. La deuxième signification de ce slogan concerne le fondement même de l’indignation qui mène à la révolte : cette indignation n’est pas d’abord de l’ordre de l’émotion et de la colère, elle résulte d’un jugement réfléchi. Chez Laisant, l’élan révolutionnaire n’est pas pulsionnel mais rationnel. D’un style souvent pamphlétaire – à la mesure de la vigueur de ses engagements –, sa pensée se construit cependant dans un cadre rigoureux. Au-delà de la rhétorique incisive de ses textes, il faut discerner la façon dont Laisant conduit ses analyses et rend compte des contradictions qu’il observe dans les processus politiques et éducatifs alors en cours.

• 2 [Laisant, 1892, 171-172].

2Les critiques que Laisant développe à propos de l’œuvre scolaire de la iii^e République illustrent la radicalité de son positionnement et l’originalité de ses analyses. Après le vote des lois Ferry, durant sa période boulangiste, Laisant dénonce une contradiction entre le projet scolaire déclaré et les conditions de sa mise en œuvre. La loi qui organise l’enseignement laïque lui paraît alors « excellente – en théorie », reconnaît-il dans L’Anarchie bourgeoise : « arrachée au législateur par la manifestation d’une opinion démocratique très résolue », cette loi « pourrait produire en peu d’années de merveilleux résultats, si elle était appliquée ». Mais il constate le dévoiement de l’institution2 :

• 3 [Laisant, 1892, 177].
• 4 En minuscule dans le texte.
• 5 [Laisant, 1892, 172].

3Pour Laisant, les limites à la mise en œuvre des lois scolaires ne sont pas seulement circonstancielles. En dépit d’un contexte politique orchestré sous la forme d’une ‘guerre scolaire’, Laisant accuse le gouvernement républicain de mettre en scène un anticléricalisme de façade et de se montrer complaisant à l’égard des propensions cléricales. L’ambition républicaine proclamée de former des citoyens libres se trouverait démentie par les orientations idéologiques de l’enseignement, sur le plan intellectuel comme sur le plan moral : « [la bourgeoisie] a le plus grand intérêt, sous n’importe quelle forme de gouvernement, à ne pas laisser le peuple s’affranchir et s’émanciper. Or, quel plus merveilleux instrument de domination morale et d’asservissement intellectuel que la hiérarchie catholique3 ! » Les contenus mêmes de l’enseignement républicain témoigneraient ainsi d’une alliance avec l’Église : « Qu’il s’agisse de former l’intelligence des petits enfants du peuple ou des fils de la bourgeoisie, l’esprit philosophique de l’enseignement officiel est saturé d’un dogmatisme spiritualiste qui prépare admirablement les cerveaux à subir l’influence de l’église4 catholique5. »

• 6 [Laisant, 1906, 4].
• 7 [Laisant, 1906, 4].

4Lorsqu’il se rallie à la pensée libertaire dans les années 1890, sa critique de l’institution scolaire se renforce. « Si la plupart des enseignements officiels ont fait appel aux secours des religions révélées, ou d’une métaphysique nuageuse non moins dépourvue de raison, c’est parce que les gouvernements se donnent pour but de former des gouvernés, non pas des hommes6 », explique-t-il. Ce sont les républicains eux-mêmes que Laisant qualifie désormais de cléricaux. À la différence du cléricalisme religieux, le cléricalisme républicain s’emploie à sauver les apparences : il consiste en une « tentative de conserver l’esclavage en ayant l’air de faire des concessions à la liberté7 ».

• 8 [Laisant, 1912a, 237].

5Dans La Barbarie moderne, en 1912, Laisant décrit le « mensonge éducatif » de la république bourgeoise. Ordinairement présentée « comme une institution ayant pour but l’accroissement des connaissances et des facultés cérébrales chez chaque individu », l’éducation officielle « entretient soigneusement les préjugés par un enseignement dogmatique ». Elle vise en réalité à « éteindre chez l’individu, la faculté de raisonner, la possibilité d’observer, le développement du sens critique ». Laisant ajoute que « cette œuvre est poursuivie bien au delà de l’enfance, car on sait bien que si le grand nombre des humains voyaient seulement la vérité, la société actuelle, profitable aux oppresseurs et aux menteurs, disparaîtrait8 ».

• 9 [Anonyme, 1906].
• 10 [Lettre de Laisant à Buisson, 21 novembre 1906, Fonds Buisson, Bibliothèque Diderot, Lyon].

6Les virulentes attaques contre Jules Ferry – concernant en particulier sa politique scolaire et sa politique coloniale – sont fréquentes dans l’œuvre de Laisant. À l’automne 1906, à l’occasion d’un projet de monument en l’honneur de l’ancien ministre de l’Instruction publique9, Laisant écrit à Ferdinand Buisson, député radical-socialiste, ancien directeur de l’enseignement primaire – et à ce titre architecte des lois scolaires – qui venait de diffuser en tant que président de la Ligue de l’enseignement une souscription en faveur de ce projet. Tout en rappelant à son interlocuteur « les points de théorie qui [les] rapprochent » et en l’assurant reconnaître en lui un « honnête homme », Laisant déplore son « aveuglement » et lui explique tout le « dégoût » que lui inspire la « figure sinistre » de Ferry10 :

• 11 [Lettre de Laisant à Buisson, 21 novembre 1906, Fonds Buisson, Bibliothèque Diderot, Lyon].
• 12 [Laisant, 1905, 12].

7Laisant ajoute avoir fait auparavant, au sujet de Ferry, les mêmes remarques à Jean Macé, fondateur de la Ligue de l’enseignement – et dont il rappelle la vénération qu’il éprouvait pour lui – mais celui-ci « n’avait rien trouvé à [lui] répondre11 » (indiquons ici que Laisant regardait L’Arithmétique du Grand-papa de Macé comme « un véritable petit chef d’œuvre12 »). Il conclut sa lettre en assurant à Buisson que sa « franchise un peu brutale est une preuve d’estime de plus ». On ne connaît pas la réponse de celui-ci.

• 13 [Laisant, 1912a, 160-161].

9Au premier abord paradoxale, l’analyse de Laisant révèle une dimension dialectique. Selon lui, la création d’une instruction gratuite, laïque et obligatoire pour tous a constitué, de la part de la bourgeoisie, une prise de risque considérable qui ne manquera pas de la conduire à sa perte. Comment la classe dominante a-t-elle a pu « laisser s’instituer l’instruction populaire, même sous la forme la plus diluée, la plus insuffisante » ? Laisant explique cette « colossale sottise », apparemment incompréhensible, de la façon suivante. Après s’être alliée au catholicisme et lui avoir laissé « toute latitude pour la déformation des cerveaux », la bourgeoisie a cru pouvoir « se passer du secours de la tyrannie religieuse, se faire voltairienne, jouer à la libre pensée ». Elle a cru qu’elle pouvait impunément « laisser pénétrer quelques lueurs de raison, quelques fragments de vérité dans les cerveaux des petits enfants du peuple ». Mais ce « mince filet d’eau […] a grossi déjà » et, prédit Laisant, « demain, il deviendra torrent ; et ce torrent dévastateur emportera la classe des exploiteurs, des mangeurs d’hommes13 ».

• 14 [Laisant, 1906, 7]. En italique dans le texte.
• 15 [Laisant, 1906, 6].
• 16 [Laisant, 1910a, 13].

10L’analyse met au jour une double dimension politique de l’école. Destinée à garantir la subordination de classes socialement dangereuses, l’instruction publique est cependant susceptible d’y instiller la pensée critique. Bien que Laisant décrive l’école primaire et le lycée comme « deux abrutissoirs14 », il soutient aussi que la « possibilité de lire et d’écrire, donnée à tous les prolétaires des jeunes générations, est le plus terrible des germes de révolution sociale15 ». Si elle avait su faire preuve de clairvoyance, la « bourgeoisie oppressive » aurait dû « maintenir ses esclaves dans l’abrutissement, ne pas permettre que le moindre rayon de lumière pût pénétrer dans le cerveau des pauvres », mais « le mal est fait ; il n’y a plus à revenir en arrière16 ».

• 17 [Jaurès, 1893, 490-493].

11Cette analyse des contradictions entre les visées des lois scolaires et leurs effets sociaux prédictibles (ou… espérés) présente certaines similitudes avec celle que Jean Jaurès développait dans son célèbre discours à la Chambre de 1893, intitulé « République et socialisme »17 :

• 18 [Laisant, 1912a, 162].
• 19 [Laisant, 1912a, 163-164].

12Si l’enseignement primaire a marqué « d’incontestables progrès » – malgré la « scélératesse18 » de Ferry –, le mérite en revient, estime Laisant, aux « jeunes générations d’instituteurs » qui, « groupés en amicales, en syndicats, prenant contact avec le peuple d’où ils sortent, […] s’affranchissent chaque jour davantage de la domesticité politicienne où l’on se flattait de les maintenir19 ».

• 20 [Laisant, 1910a, 13]. En italique dans le texte.

13Concernant l’enseignement secondaire, l’erreur politique de la classe dirigeante est du même ordre. La prétentieuse référence aux « humanités » dissimule, là encore, une conception instrumentale de l’instruction et conduit à la formation d’élites appauvries intellectuellement et moralement, ne sortant du lycée que pour trouver une place favorable dans les rapports de force sociaux. L’enseignement secondaire, qui prétend former une « aristocratie bourgeoise », « n’aboutit en moyenne qu’à déformer les cerveaux »20 :

• 21 [Laisant, 1912a, 161].

14La propension au dogmatisme se révèle donc aussi bien dans des registres d’enseignement censés relever d’une culture désintéressée et préparer une élite intellectuelle. Mais il faut s’en réjouir, estime Laisant, car « l’enseignement qu’a institué la bourgeoisie pour ses propres enfants […] est aussi déprimant, aussi dégradant, aussi contraire à ses intérêts que nous pouvons le souhaiter21 ».

• 22 [Laisant, 1906, 4].
• 23 [Laisant, 1913, 5].

16Par la création de l’institution scolaire républicaine, le pouvoir politique exprime à la fois sa force et sa faiblesse. Le droit à l’instruction fait partie de ces « concessions » qui, « même apparentes », ont été « imposées par la peur ». En affirmant que chacune de ces concessions « correspond à un pas de plus vers les idées d’affranchissement22 », Laisant fait de l’éducation le fondement d’un optimisme politique : une condition majeure de l’émancipation de la classe ouvrière. Il faut simplement, explique-t-il, que le monde ouvrier prenne conscience qu’avec l’éducation « il tient le germe de sa libération future », et que cette libération « dépend de lui et de lui seul » : « Quand l’éducation aura pu être poussée assez loin, quand elle aura suffisamment pénétré les esprits, la transformation sociale sera chose faite23 ».

• 25 [Laisant, 1905, 27].

17En dénonçant l’enseignement dogmatique et en faisant le pari d’un pouvoir libérateur de l’éducation, Laisant est amené à rechercher les conditions pédagogiques de l’enseignement nouveau qu’il appelle de ses vœux. Dans L’Éducation fondée sur la science, ouvrage qui rassemble quatre conférences prononcées entre 1899 et 1903, il critique les méthodes traditionnelles d’enseignement à partir d’une réflexion sur l’enfant25 :

• 26 [Laisant, 1905, 113].
• 27 [Laisant, 1905, 2], [Auvinet, 2011, 464-473 ; 2013, 179-181].
• 28 [Laisant, 1905, 3].
• 29 [Laisant, 1905, 25].

18Une pédagogie dogmatique, selon Laisant, c’est d’abord une pédagogie qui écarte toute expérimentation par l’élève, qui nie la nécessité d’une phase d’expérience sensible et d’exploration dans l’appropriation des savoirs. « La véritable peste de l’éducation intellectuelle, c’est le dogme ; et je n’entends pas donner à ce mot l’acception étroite qu’il emprunte à l’idée religieuse […]. Il y a des dogmes en histoire, en arithmétique, aussi bien que dans les catéchismes26. » Si, par exemple, les mathématiques suscitent « effroi et épouvante » chez « 99 personnes sur 100 », si elles sont perçues comme des notions « compliquées difficiles à acquérir », cela tient au fait que l’enseignement dogmatique les présente toujours comme une « suite d’opérations de pure logique », quand il faudrait les considérer d’abord comme faisant partie des « sciences expérimentales », c’est-à-dire fondées sur l’observation du monde extérieur (voir chap. 10). Si toute acquisition de savoir suppose une phase expérimentale, c’est parce que, selon Laisant, « il n’existe pas une notion, pas une idée qui pourrait pénétrer dans notre cerveau sans la contemplation préalable du monde extérieur et des faits que ce monde présente à notre observation27 ». C’est donc « à ce monde extérieur qu’il faut emprunter les premières notions mathématiques, auxquelles, plus tard, devra succéder une abstraction28 ». Mais l’abstraction construite à partir de l’expérience sensible est alors une « abstraction bienfaisante », qui simplifie et qui « délivre [l’enfant] de toutes les complications29 » liées à l’observation de la vie réelle. On peut considérer que Laisant s’inscrit ici dans une tradition empiriste et sensualiste en éducation, représentée par exemple par Pestalozzi, dont d’ailleurs il se revendique.

• 30 [Laisant, 1905, 2-3].
• 31 [Laisant, 1905, 6].
• 32 [Laisant, 1905, 51].

19Ce qui explique l’effet d’asservissement que porte en lui tout enseignement dogmatique, c’est précisément que celui-ci renverse l’ordre des choses et qu’il commence par l’abstraction. En assénant des vérités sous forme de « définitions abstraites et confuses que [l’enfant] ne peut comprendre30 », il établit une barrière entre l’enfant et le savoir. On comprend ici les liens indissociables que Laisant voit entre les questions pédagogiques et les questions politiques : c’est par un « enseignement tout hérissé de formules et de règles […], imposant la fatigue, et ne produisant que le dégoût31 » que sont créées les conditions d’une subordination intellectuelle. Contre une instruction publique tendant à « maintenir [les esprits] dans une situation d’engourdissement et d’ignorance les mettant hors d’état de penser par eux-mêmes32 », il faut déterminer les conditions rationnelles d’un accès des enfants aux savoirs et ainsi contribuer à préparer des hommes libres. Et s’il est rationnel de commencer à découvrir les connaissances par le jeu, c’est parce que cette activité peut être considérée comme adaptée à la nature intellectuelle de l’enfant et aux conditions psychologiques de son développement (voir chap. 11).

• 33 [Laisant, 1905, 97].
• 34 [Laisant, 1905, 50].

20La psychologie de l’enfant devrait ainsi entrer dans la formation des instituteurs, afin que chacun porte « son attention sur les enfants qui lui sont confiés » et puisse « s’apercevoir que les procédés qui peuvent être utilement employés pour l’un ne réussiront pas aussi bien pour l’autre33 ». Là encore, il y a un enjeu politique : une « observation consciencieuse des facultés cérébrales de l’enfance » permettrait de former des « générations conscientes d’elles-mêmes34 ».

• 35 [Laisant, 1906, 15].
• 36 [Mole, 2010, 149-165].
• 37 [Laisant, 1911a, 3-4].

21Quant à l’éducation morale, elle présente les mêmes tares et les mêmes contradictions que l’éducation intellectuelle. Les manuels d’instruction civique et morale sont « plus bêtes que des catéchismes » (ceux-ci « au moins n’ont pas la prétention de faire appel à la raison ») : « on dit à l’enfant : soit bon, et on lui fait l’apologie de la méchanceté ; soit juste, et on lui apprend à respecter l’injustice triomphante ». Ce n’est donc pas par des préceptes ou des injonctions qu’on peut transmettre une « morale rationnelle35 ». Dans le long débat sur l’éducation morale qui divise les instituteurs syndicalistes durant les premiers mois de L’École émancipée36, périodique de la Fédération nationale des syndicats d’institutrices et d’instituteurs publics, Laisant soutient que « la morale ne s’enseigne pas » et que l’instituteur est « par la force des choses un éducateur » : qu’il le veuille ou non, il donnera « une direction morale à ses élèves […] en se montrant bon, […] en se montrant juste », ainsi que « par des lectures, par des exemples, par des récits ». L’optimisme pédagogique de Laisant se lit aussi ici : « Libérés des préjugés, des ignorances, des dogmes, les enfants devenus hommes ne peuvent, usant de leur raison, faire autrement que de reconnaître le grand principe de la solidarité37. »

• 38 [Mole, 2011].
• 39 [Laisant, 1910b, 1-3].

22La recherche de conditions pédagogiques nouvelles conduit aussi Laisant en dehors des réseaux de l’institution scolaire publique. Il noue des relations avec les pédagogues libertaires : Francisco Ferrer en particulier, pédagogue anarchiste catalan avec lequel il crée en 1908 la Ligue internationale pour l’éducation rationnelle de l’enfance. Il collabore ainsi à L’École rénovée38 fondée par Ferrer. Après l’exécution de celui-ci en 1909 à Barcelone, Laisant dit toute son émotion dans L’École émancipée : « nous sentirons toujours en nos cœurs une sorte de vide glacial, en pensant à l’ami si cher qui nous a été enlevé. […] Ce fut l’un des plus ardents et des plus dévoués amis de l’enfance39 ».

• 40 [Laisant, 1912b], [Buttier, 2021].
• 41 [Laisant, 1912b].

23Laisant soutient également d’autres expériences pédagogiques libertaires – La Ruche, de Sébastien Faure et L’Avenir Social de Madeleine Vernet – ainsi que les publications à destination de l’enfance, notamment le journal Les Petits bonhommes40. Il explique que le syndicalisme ouvrier aurait tort de négliger l’éducation de l’enfance au motif qu’elle serait seconde par rapport aux revendications sociales : « c’est la chair de sa chair qu’il s’agit de conserver et de défendre », et si on livre la jeunesse « aux ennemis de l’émancipation sociale », « les efforts libérateurs du présent resteront vains41 ». L’éducation est première.

• 43 [Mole, 2010, 225-252].
• 44 [Laisant, 1909, 224-227].
• 45 [Laisant, 1912a, 167].

24Durant toute cette période, Laisant occupe une place originale dans les débats scolaires. En particulier autour de deux questions qui divisent et même déchirent les gauches françaises. La première question concerne l’opportunité d’un rapprochement entre l’école et le monde du travail. Certains instituteurs syndicalistes ruraux, se référant à Pierre-Joseph Proudhon et Georges Sorel, déplorent l’absence de liens entre ce que les élèves apprennent à l’école et ce qu’ils vivent dans leur milieu familial, tout particulièrement dans le monde rural : une culture scolaire trop livresque serait contraire au projet d’émancipation. Ils conçoivent une « école des producteurs »43, qui se caractériserait par une meilleure adaptation à son milieu environnant et par une prise en compte des métiers prévisibles des élèves. Lançant la controverse dans L’École rénovée, Laisant s’insurge contre un tel projet : il refuse qu’on assigne ainsi comme but à l’enseignement primaire de donner à chacun des connaissances « dans les limites que le travail fixe à sa vie ». Cela reviendrait à dire : « ouvriers et paysans, restez dans la vie ouvrière et paysanne […]. Autrement dit, exploités, restez exploités, esclaves, restez esclaves ». Laisant s’étonne d’un projet qu’il juge contraire à l’idéal d’émancipation : « Je croyais qu’en développant la raison, qu’en libérant les cerveaux, nous nous proposions de donner aux êtres humains formant la majorité, la puissance nécessaire pour sortir de leur classe, et de toute classe, et pour se débarrasser un jour de l’oppression des classes dirigeantes44. » Il voit dans l’éducation intégrale la « seule solution rationnelle et harmonieuse », consistant dans « l’association du travail intellectuel et du travail manuel, menés de front » dès l’enfance. Mais il refuse – comme beaucoup d’instituteurs, au demeurant – d’envisager une « spécialisation pratiquée dès l’enfance45 ».

• 46 [Mole, 2010, 255-323 ; 2013].

25L’autre question en débat concerne les projets d’unification scolaire, portés en particulier par Buisson au sein du radical-socialisme. Les lois Ferry avait maintenu le cloisonnement napoléonien des ordres d’enseignement et ainsi pérennisé un double réseau de scolarisation primaire, assurant la persistance de classes élémentaires payantes dans les lycées, réservées aux enfants des classes sociales les plus favorisées. Contre cette injustice sociale, et aussi pour élargir la base de recrutement des élites, plusieurs projets d’unification voient le jour. Ils sont rejetés par une droite socialement conservatrice, mais aussi par la plupart des socialistes et des syndicalistes. Ceux-ci redoutent que la possibilité offerte aux meilleurs élèves issus du prolétariat d’accéder à l’enseignement secondaire ne conduise à le déposséder de ses forces vives et ainsi à anéantir toute perspective d’émancipation collective46.

• 47 [Laisant, 1906, 6].

26Sur cette question, la position de Laisant est nuancée. Sans exprimer un ralliement aux projets d’unification, il dénonce clairement le cloisonnement des ordres d’enseignement : « La vérité, c’est que les établissements d’enseignement secondaire sont réservés aux enfants de la bourgeoisie, les écoles primaires, aux enfants du peuple. C’est une coupure sociale, et pas autre chose. Il faudrait être aveugle pour se refuser à la voir ». Et il énonce les raisons, selon lui, de cet état de fait47 :

• 48 [Laisant, 1906, 3. En italique dans le texte]. Signalons deux variantes de cette définition : [Lais (...)
• 49 [Laisant, 1911b].

28« Étant donné un être humain venu au monde, développer harmonieusement toutes ses facultés, de manière à porter au maximum son activité, dans une direction utile à lui-même et à ses semblables48 », telle est la définition que Laisant donne d’une éducation intégrale et rationnelle. Porté par la conviction qu’une transformation pédagogique rendrait possible l’avènement d’un monde meilleur, il a ardemment travaillé à cette transformation qui devait principalement consister à mettre en œuvre un enseignement renonçant à toute tendance dogmatique, et garantissant aux générations nouvelles la possibilité de développer librement leur raison. Dépassant l’antinomie ‘école asservissement/école émancipation’, il voyait dans l’instruction publique une conquête qui devait pouvoir constituer une ressource pour l’affranchissement du peuple, mais à la condition que cette instruction publique fut reconstruite sur des bases rationnelles. « L’éducation, par essence, est révolutionnaire ; la vérité est subversive49 », déclarait-il en 1911 dans La Bataille syndicaliste. Cela ne signifiait évidemment pas, pour lui, que l’éducation devait imposer des doctrines politiques aux jeunes générations, mais seulement leur apprendre, par la seule raison, à observer, à interroger, à réfléchir, à penser par elles-mêmes.