- 2 À partir de 2016, dans un souci d’harmonisation avec le cadre législatif européen, le terme de mi (...)
- 3 L’observation des chiffres sur les personnes qui se déclarent mineures et isolées et pour celles (...)
- 4 Je fais notamment référence à l’ouvrage collectif sous la direction d’Annalisa Lendaro et al., La (...)
- 5 Là encore, il est difficile de dresser des profils par périodes tant les données manquent. Toutef (...)
- 6 J’entends ici l’intersectorialité au sens de Pierre Muller (2004) et de Gérard Divay et al. (2013 (...)
1En France, le public des mineurs non accompagnés (MNA)2 est une des composantes des publics de l’aide sociale à l’enfance (Ase). Si ce fait est aujourd’hui reconnu, des années 2000 aux années 2010, l’augmentation du nombre de personnes se déclarant mineures isolées et reconnues comme telles3, corrélée à ce que d’autres ont appelé une crise de l’accueil à partir de 20154, a posé une série de défis en matière de protection de l’enfance. Cette série de défis s’est autant traduite dans l’identification de ce public5, autant que dans la mise en place de dispositifs d’accueil et de prise en charge spécifiques. Déjà, la loi du 5 mars 2007, réformant la protection de l’enfance, en redéfinissant de manière plus large la notion d’enfance en danger, a permis de reconnaître la compétence du conseil général en matière de protection de mineurs isolés (Daadouch et Martini, 2008). Toutefois, la quarantaine d’articles qui la compose n’introduit aucune nouvelle disposition quant à leur prise en charge. Quand pourtant, les rapports préparatoires au projet de loi en indiquaient les besoins spécifiques et d’harmonisation des pratiques d’accueil et de prise en charge par la mise en place de collaborations et de partenariats entre l’État, les départements, les services de la protection judiciaire de la jeunesse et le juge des enfants (ibid., p. 40). Aussi, devant la permanence des arrivées de jeunes se déclarant mineurs et isolés sur leur territoire et face à des services de l’Ase de plus en plus exsangues, certains présidents de conseils généraux ont-ils interpellé l’État. On se souviendra de la déclaration en juillet 2011 de Claude Bartolone, président du conseil général de la Seine-Saint-Denis, annonçant qu’à compter du 1er septembre 2011, les mineurs isolés étrangers ne seraient plus accueillis dans son département. Le 31 mai 2013 est publiée la circulaire, relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers : dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation, dite circulaire Taubira. En précisant les procédures d’évaluation, le rôle des départements, de l’État, de ses magistrats et administrations, la circulaire n’apporte qu’une réponse en demie teinte à la situation des mineurs isolés. Si la circulaire répartit le nombre de mineurs à prendre en charge par département à travers la mise en place d’une clé de répartition, elle laisse à charge des départements l’organisation totale de cette prise en charge. Ce qui ne sera pas sans prolonger un certain nombre de défis, ensuite. C’est ce que la scène mise en exergue cherche à décrire. À partir de l’étude locale d’un service de l’Ase dédié à la prise en charge des jeunes étrangers et isolés dans un département français, cet article documente les manières dont la mise en œuvre de partenariats et de collaborations intersectorielles6 concourt au travail en protection de l’enfance. On montre que c’est à partir de la prise en compte des vulnérabilités de ces jeunes, autant du fait de leur condition de mineur que d’étranger, et des problématiques – notamment en termes d’insertion professionnelle et de régularisation du séjour, parfois complexes – qui sont les leurs, que se mettent en place des dispositifs spécifiques et expérimentaux qui visent à un meilleur accueil et accompagnement, fondé sur le partenariat et la collaboration intersectorielle. On se situera du côté des pratiques, des postures et des positionnements professionnels (De Robertis et al., 2014) de travailleurs sociaux mais aussi de cadres en protection de l’enfance.
2La première partie de l’article revient sur la genèse d’un service dédié à la prise en charge des jeunes étrangers et isolés dans un département français. À travers l’examen des contextes de pratiques, on montre les ambivalences et les synergies qui ont conduit à sa création, et permis de faire entrer les MNA dans le champ de compétence de la protection de l’enfance. Dans la deuxième partie, on s’intéresse davantage au quotidien de travail du service. En pointant les difficultés d’exercice liées à un contexte quasi permanent d’urgence sociale au travail, on souligne les points d’achoppement sur lesquels bute une partie du travail en protection de l’enfance dans l’accueil et l’accompagnement des MNA. Dans la troisième et dernière partie, on montre comment se mettent en place certaines collaborations et partenariats visant la prise en compte des vulnérabilités et problématiques du public. On examine ainsi deux vulnérabilités et problématiques particulières : celle de l’insertion professionnelle et celle des faits de délinquance. C’est dire qu’en faisant l’étude d’une action publique en train de se faire, il est aussi question d’apporter un éclairage local sur les mécanismes et processus qui conduisent à l’action collective dans le champ de l’intervention sociale auprès de jeunes étrangers.
3Cet article s’appuie sur un travail d’enquête conduit dans le cadre d’une recherche collective et collaborative, fruit d’un partenariat entre un institut de recherche et un conseil départemental. S’il s’agit de mes observations d’enquête, certains entretiens ont été conduits collectivement. À partir de l’étude locale de la situation des mineurs non accompagnés (MNA), la recherche vise à questionner les trajectoires individuelles des jeunes pris en charge par le département et l’évolution des dispositifs afin de comprendre plus largement comment évolue la prise en charge de ces publics, les effets de ces évolutions sur le destin des jeunes et sur les professionnels. Cette recherche est principalement structurée autour de deux axes. Dans un premier axe, on s’intéresse aux dispositifs institutionnels, à leurs évolutions, ainsi qu’aux transformations des pratiques de prise en charge. Dans un deuxième axe, on interroge plus spécifiquement les parcours et trajectoires des jeunes, avant et pendant leur prise en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance (Ase). À travers une diversité de méthodes (observations du quotidien du service, entretiens auprès de cadres du département mais aussi de travailleurs sociaux, analyses d’archives concernant la création du service, études quantitatives et qualitatives de dossiers d’anciens jeunes étrangers pris en charge, ateliers-formations auprès de professionnels en protection de l’enfance, ateliers de cartographies sensibles auprès des jeunes pris en charge, etc.), il s’agit aussi d’inviter les équipes de professionnels et les jeunes pris en charge à prendre part à la recherche.
4Inscrite dans le premier axe de la recherche, l’enquête sur laquelle s’appuie cet article porte sur l’ethnographie du quotidien d’un service dédié à la prise en charge des MNA. Bénéficiant d’un cadre à la fois institutionnel et scientifique, l’ethnographie mise en place a commencé en mars 2020 et s’est achevée en mars 2021, à raison de deux journées d’observation par semaine. Elle a permis de réunir différents types de matériaux : des observations du quotidien du service et du travail des professionnels, des réunions d’équipe, des accompagnements au tribunal pour enfants pour les audiences, des ateliers-formations organisés pour les professionnels autour de thématiques de la prise en charge, etc. Dans la tradition de l’ethnographie, les discours ont été recueillis dans le cours de l’enquête, quand bien même des entretiens ont aussi été conduits. L’étude du quotidien du service se situe ainsi davantage du côté d’une approche centrée sur « les acteurs, [...] leurs pratiques et les relations au travers desquelles l’action publique se réalise » (Dubois, 2012, p. 84). Il est ainsi question de : « considérer que les politiques [...] existent concrètement à travers ce que font les agents de terrain […]. Leurs pratiques ne sont pas seulement l’application plus ou moins fidèle d’orientations politiques préexistantes, mais sont parties prenantes du processus continu de fabrication de l’action publique dans lequel elles peuvent jouer un rôle décisif (Lipsky, 1980, p. 13-25) » (ibid.). En outre, et parce qu’il s’est agi d’une recherche action collaborative, dans le sens qu’en donne Stéphane Rullac (2018), les analyses présentées ici s’inscrivent dans une démarche partagée de production de connaissances. C’est-à-dire qu’elles prennent place dans : « une déclinaison des savoirs universitaires, professionnels et d’usage de tous les acteurs du travail social » (Foucart et Marynowicz-Hetka, 2018, p. 7). Quand ces analyses ont aussi été soumises à l’ensemble des acteur·rices (chercheur·ses et professionel·les) du projet dans le temps même de l’enquête, particulièrement dans le cadre d’ateliers-formations, et partant de cet énoncé : « Toute recherche-action collaborative commence par l’identification d’un problème qui gêne la mise en œuvre du projet institutionnel. C’est bien parce que quelque chose “coince” qu’il est nécessaire d’étudier les moyens de résoudre ce problème en mobilisant la démarche scientifique » (Rullac, 2018, p. 43). Enfin, il faut souligner que la production de l’ethnographie qui soutient tout l’article s’allie intimement à la conduite de la recherche action collaborative. C’est-à-dire que cette ethnographie a été autant le moyen de rendre compte pour partie de ce « quelque chose [qui] “coince” », autant que l’élément qui a permis la mise en place des ateliers-formations. Ces ateliers ont visé à la réunion des professionnels en protection de l’enfance du département et du service, et de chercheurs autour du développement de thématiques ciblées de la prise en charge des MNA, dont les difficultés de mises en place de collaborations et de partenariats ont pu être au centre, comme on le verra.
- 7 Notamment de jeunes demandant l’asile : « Selon Eurostat, entre 2008 et 2013, le nombre de MNA so (...)
5Depuis les années 1990, il y a eu toute une série d’appellations selon les administrations et les institutions pour catégoriser les jeunes étrangers : « Jeunes errants » pour l’Aide sociale à l’Enfance (Ase), « Mineurs demandeurs d’asile » pour l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), ou bien « Mineurs étrangers sans-papiers », même si cette catégorisation est juridiquement incorrecte. En apparence communes, ces dénominations appellent pourtant à des régimes de représentation particuliers de ces jeunes selon les époques, instaurent des régimes administratifs et juridiques différents de prise en charge (Paté, 2018). Aussi, avec l’augmentation des arrivées de jeunes se déclarant mineurs et isolés et des prises en charge tout au long des années 2000 et 20107 et la diversification des profils et motifs migratoires (Etiemble, 2002, 2008 ; Bonnet et Delanoë, 2019), la question de la reconnaissance et de la prise en charge de ces jeunes a-t-elle été le cœur de débats de la fin des années 2000 aux années 2010.
6À la retraite, Zina est une ancienne cadre juridique du département préposée à l’aide sociale à l’enfance (Ase). Avant d’être à ce poste, elle était cadre de terrain dans les années 2000. Elle se souvient : « Y avait beaucoup de tensions au sein du service, dans les équipes éducatives avec des conflits entre professionnels : “C’est bien notre public”. “Non, c’est pas notre public”. “C’est à l’État de prendre en charge”. “Non, c’est à nous”. “C’est des mineurs en danger, il faut qu’on s’en occupe comme les autres”. Enfin, voilà. On a eu ces débats-là, par moment assez douloureux, qui ont traversé le service pendant plusieurs années ».
7Ce qu’explique ici Zina renvoie à la fois au bras de fer qui a longtemps opposé certains départements à l’État (ce dernier renvoyant les départements à leurs compétences en termes de protection de l’enfance, les suivants, l’État à sa politique migratoire), et donc à l’entrée dans le champ de compétences de la protection de l’enfance des jeunes étrangers isolés et des ressources humaines, matérielles et financières disponibles. Poursuivant, Zina rapporte ainsi la situation avant 2007 :
« Tant qu’on était sur quelque chose d’assez sporadique... Enfin, le môme, il était admis. En plus à l’époque, on n’avait pas de tensions sur l’accueil. C’est-à-dire qu’on n’avait pas de mal à trouver une place d’accueil d’urgence, une place chez une assistante familiale pour dépanner. Enfin, voilà, on n’avait pas de difficultés pour trouver une place d’accueil. On avait des établissements qui étaient capables de pousser les murs, de faire un peu plus sur effectif ».
8Conçue comme l’aboutissement d’un processus de négociation et le résultat d’une forme de pragmatisme de l’action publique (Chourfi, 2010, p. 17), en opérant une véritable refonte des dispositifs existants (Daadouch et Martini, 2008), la loi du 5 mars 2007 a déstabilisé un certain nombre de cadres et de pratiques professionnelles en protection de l’enfance. En réformant les manières dont les jeunes peuvent être placés de façon plus séquencée entre le domicile familial et le foyer, et en centrant davantage l’intervention sociale sur la prévention, notamment dans une logique de « déjudiciarisation de la protection de l’enfance à partir d’un présupposé idéologique ; la primauté de la contractualisation administrative avec la famille » (Créoff, 2013, p. 59), cette loi a à la fois compliqué les modalités de placement à l’Ase, particulièrement pour les jeunes étrangers isolés (Daadouch et Martini, 2008). Quand l’augmentation des arrivées de jeunes étrangers se déclarant mineurs isolés sur le territoire du département a eu tôt fait d’amener les services à saturation. C’est ce qu’illustre cet autre extrait d’entretien avec Zina :
« L’arrivée massive de MNA sur le public de l’Ase, a commencé quand... C’est-à-dire que la PJJ [Protection Judiciaire de la Jeunesse] n’accueillait plus [au civil] mais seulement au pénal, les récidivistes. Donc on accueillait [en circonscription] des jeunes avec un profil délinquant plus marqué. Et puis, y avait la pédopsychiatrie et sa pénurie de places en IME [Institut médico-éducatif] et cetera. Donc les éducs étaient confrontés à cette multiple problématique, à ces évolutions de publics, dans un contexte où les places sont rares. Et où faut galérer pour trouver une place, plusieurs semaines. […] Ça faisait beaucoup, quoi, pour les éducs. Et un moment donné, la prise en charge des MNA a vraiment pâti de tout ce contexte là ».
9À la fin des années 2000, c’est donc face à des services de l’aide sociale à l’enfance exsangues, à la fois dû aux bouleversements qu’a connu le champ de la protection de l’enfance et dans le contexte de l’augmentation du nombre d’arrivées de jeunes se déclarant MIE, que se met progressivement en place une réflexion portant à la spécialisation des dispositifs dans l’accueil et l’accompagnement de ces jeunes dans le département d’enquête.
10Dès 2010, des cadres du département, dont Zina, réfléchissent à l’idée d’une spécialisation des dispositifs d’accueil et de prise en charge des jeunes étrangers, autant du fait des difficultés qu’ils posent à la protection de l’enfance, qu’aux problématiques et vulnérabilités qui sont les leurs. En effet, de la fin des années 2000 au début des années 2010, on a assisté à une diversification des profils et motifs migratoires des jeunes mineurs et isolés (Long, 2021). Si au début des années 2000, ces migrations juvéniles s’inscrivaient dans des projets collectifs et des solidarités familiales (ibid., p. 55), à la fin de la décennie, elles s’ancrent davantage dans des stratégies d’émancipation et de mobilité sociale. C’est ce que soulignait déjà Mahamet Timera (2009) à propos d’une transformation des motifs et profils migratoires de jeunes subsahariens : « Aux ressortissants des régions traditionnelles comme la vallée du fleuve Sénégal, s’ajoutent de nouvelles zones de départ. Aux populations rurales et paysannes s’adjoignent des jeunes hommes et femmes, voire des adolescents des villes, des diplômés au chômage, etc., tous armés d’un seul désir et d’une seule volonté : partir » (p. 110). Ce dont rend compte en partie Zina :
« Les modes d’arrivée [ont changé, passant à 80 % des arrivées par voies terrestres]. [...] on a eu beaucoup de jeunes d’Afrique subsaharienne avec notamment dans un premier temps, une prédominance de la population d’origine malienne. Alors certainement liée à la présence de la ville de Sur-Mer. Y a eu un changement de municipalité et toute la prise en charge communautaire qui existait sur la ville de Sur-Mer, c’est quand même délitée. Et on a eu pendant deux ans beaucoup de Maliens, jeunes ou moins jeunes, qui tentaient l’aventure ASE ».
11À travers l’enlacement de logiques politiques et socio-économiques, la question d’une spécialisation des dispositifs d’accueil et de prise en charge apparaît. D’un côté, la montée de la mondialisation jette sur les routes de nouvelles et plus jeunes générations (Peyroux, 2020a). De l’autre, la construction d’une Europe forteresse avalise le verrouillage successif de points d’entrée au territoire européen dans les années 2000 (Rodier, 2014) et voit ainsi l’inversement des modes d’arrivée des jeunes se déclarant MIE. Parallèlement, le durcissement des politiques migratoires françaises quant à l’entrée et le séjour de ressortissants de pays tiers, particulièrement à travers l’objectif d’une immigration zéro, concourt aussi à profiler le MIE de la fin des années 2000 au début des années 2010. Comme le note Olivier Peyroux : « La quasi-impossibilité pour les jeunes ressortissants de nombreux pays d’obtenir un visa a fait que le statut de “mineur non accompagné” (MNA) est devenu l’une des seules possibilités, avec l’asile, pour pouvoir se maintenir légalement dans l’UE, obtenir une prise en charge et espérer une régularisation après 18 ans » (2020b, p. 35). Majoritairement originaire d’Afrique, le public des jeunes étrangers devient davantage dans ces années un public presque exclusivement masculin, âgé de plus de 15 ans8 et dont l’aspiration à la migration est autant celle du jeune algérien, que celle du jeune malien, entre errance et quête de mobilité sociale et d’insertion professionnelle (Long, 2021).
- 9 Même si les données ne sont pas homogènes (la comptabilité des effectifs des personnes se déclara (...)
12Tout juste naissante, l’idée d’une spécialisation des dispositifs est très vite reconsidérée du fait d’un principe d’indistinction des publics. Ce que dit Zina est éloquent à ce sujet : « Nous, à l’époque, la direction de l’enfance et de la famille ne voulait pas de spécialisation. Mais ça, c’était pas... C’était pas : “Je veux pas spécialiser, j’en ai rien à foutre”. C’était d’un point de vue aussi idéologique. C’est-à-dire un jeune de l’aide sociale à l’enfance est un jeune de l’aide sociale à l’enfance. Il doit être pris en charge dans les mêmes conditions que n’importe quel autre jeune. Ça se défend hein ?! ». L’idée d’une spécialisation des dispositifs d’accueil et de prise en charge se heurte aux réticences idéologiques des uns et des autres, comme autant d’affirmations de pratiques universalistes qui régissent le travail social en protection de l’enfance, auxquelles contreviendrait la mise en œuvre de pratiques spécifiques et qui ferait du public des MIE, un public à part. C’est aussi ce qu’explique Théssa, éducatrice spécialisée du service et qui a derrière elle vingt-cinq ans d’Ase : « Là où j’étais avant, en circonscription, il y avait des MNA aussi. J’en avais quatre en référence. Je les voyais toutes les semaines. Effectivement, je travaillais moins avec eux les liens familiaux comme ils étaient isolés, mais ça n’empêchait pas qu’on travaillait ensemble à leur projet professionnel, à penser la sortie de service comme avec les autres jeunes du service ». Du reste, l’embolisation des services de l’Ase due à l’augmentation du nombre d’arrivées de jeunes se déclarant MIE et des prises en charge, après 20109, plus que de relancer le débat sur une spécialisation des dispositifs, devient source de divisions dans les postures et positionnements des professionnels, reprenant certains schèmes d’un débat clivé sur l’immigration. Zina l’évoque en ces termes :
« Je vous dis avec des débats parfois très houleux sur : “Mais qu’est-ce que c’est que ces gamins ? C’est pas des jeunes. Et puis, c’est pas de la protection de l’enfance ! Et puis en plus, ils sont pas mineurs”. Ou à l’inverse, un éduc : “S’il est admis avec une OPP [ordonnance de placement provisoire], m’en fous qu’il ait 35 ans. Je m’en occupe !”. Enfin, je caricature mais voilà. On avait vraiment des choses très idéologiques, très partisanes sur la question de l’accueil. S’est venu avec l’amplification des admissions. [...] Après, tout s’est cumulé en 2015-2016 ».
- 10 La consultation des archives a permis de montrer que les profils des MIE admis dans le départemen (...)
13Dans ce que pose ici Zina, on voit bien qu’il s’agit moins de la différenciation d’un principe universaliste d’indistinction des publics de l’Ase, que de la mise en avant de catégories de migrants et sur lesquelles pèse de façon permanente un soupçon de fraude (Spire, 2012 ; Perrot, 2016 ; Carayon et al., 2018 ; Paté, 2018). Entre autres, l’arrivée de jeunes étrangers de plus en plus âgés vient brouiller un certain nombre de référentiels du travail social en protection de l’enfance dont la notion même d’enfance en danger10. À partir de 2015, la rapide montée en charge des services de l’Ase du département d’enquête face à l’augmentation des arrivées de jeunes entérine ces premières prises de positiNon antagonistes. L’idée d’une spécialisation des dispositifs d’accueil et de prise en charge fait de nouveau l’objet de réflexions de la part des cadres du département. Un rapide examen des archives montre alors qu’il s’agit autant d’apaiser les tensions quant à la définition du MNA, que de prendre en compte certaines réalités sociales du département. C’est-à-dire que l’idée d’une spécialisation des dispositifs d’accueil et de prise en charge va davantage s’afficher comme une tentative de résoudre les contradictions entre la mission de protection de l’enfance du département et l’évolution des flux et profils migratoires des jeunes qui demandent à être pris en charge. Paule, une des cadres du service, et responsable de circonscription dans le département d’enquête à l’époque de ces réflexions, indique à ce sujet : « Et puis, il a fallu se questionner sur la spécificité de ce public par rapport au public “ordinaire”. Les MNA arrivent avec des difficultés. Ils sont traumatisés, mais ils ne sont pas carencés. Les MNA, et contrairement au public “ordinaire”, ils veulent être pris en charge ».
14Fusionnant les structures du groupement et de la circonscription, le nouveau service dédié à la prise en charge des mineurs non accompagnés du département d’enquête affiche dès son ouverture, à la fin des années 2010, l’objectif suivant : « répondre au plus près, aux besoins fondamentaux et spécifiques de ces jeunes, en mettant en place un accompagnement adapté, en sollicitant leur participation active à l’élaboration et à la mise en œuvre de leur projet de vie et en s’appuyant sur un réseau de partenaires susceptibles de répondre à leurs besoins en termes de formation, santé, éducation… » [Flyer d’inauguration du service]. Ainsi défini, le nouveau service répond de la volonté d’une prise en charge spécifique et d’une prise en compte particulière des vulnérabilités et des problématiques de ces jeunes, principalement du fait de leur condition de mineur et d’étranger. D’une part, en témoignant des usages de la vulnérabilité comme catégorie d’action publique (Brodiez-Dolino, 2015), le service opère ainsi une rupture avec certaines manières de travailler en protection de l’enfance, comme le reprend Paule, une des cadres du service, lors d’une réunion d’équipe en octobre 2020 : « Le service, il a été pensé comme un réservoir d’expérimentations en vue de changer les manières de travailler en circonscription, notamment pour sortir d’une approche individuelle, pour créer une approche collective, une culture du collectif, de l’accueil collectif ». Par cette nouvelle formule, il s’agit ainsi, de faire reposer : « le traitement des formes de vulnérabilité [...] sur un nouvel accompagnement (Calvez, 2014), une logique de “parcours” et “le passage d’un travail social sur autrui à un travail avec autrui” (ibid, p. 98). Il ne s’agit plus de faire du “prêt-à-porter” visant l’émancipation d’un groupe, mais du “sur-mesure” individuel, en un maillage tout à la fois pluridisciplinaire, interinstitutionnel et privé-public, qui doit permettre d’aboutir au “zéro sans solution” et au “parcours de vie sans rupture” (Piveteau, 2014) » (ibid., p. 16). D’autre part, et pour faire éclore ce maillage, les éducateurs spécialisés du service sont invités à endosser d’autres rôles, dont celui de relais, permettant à ce réservoir d’expérimentations le développement de pratiques intersectorielles via leur spécialisation sur les problématiques spécifiques au public des MNA, telles que la question de la formation et de l’insertion professionnelle, de la régularisation du séjour aux 18 ans, de l’apprentissage, de l’accès au logement autonome de type foyers de jeunes travailleurs (FJT), etc. C’est la présentation qu’en fait Paule lors d’une réunion au département avec les missions locales en septembre 2020 : « C’est sûr que le projet de départ a évolué. Quand le service a ouvert ses portes, l’idée était qu’il fonctionne notamment avec des groupes thématiques qui reprennent les vulnérabilités et problématiques du public. Ça allait être donc à chaque fois un éducateur en référence dont un·e sur l’insertion professionnelle. […] En l’espace de quelques mois, l’effectif de jeunes pris en charge à doublé. Et donc le projet a été repensé car contraint face à la charge de travail des équipes ».
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16Revenant sur sa prise de poste dans le service, Debbie, une des cadres du service, se rappelle qu’à son ouverture, le service accueillait 600 jeunes, et qu’en l’espace de six mois, cet effectif a doublé, passant à 1 200 jeunes, pour une dizaine d’éducateurs spécialisés et quatre gestionnaires en charge du suivi administratif des dossiers des jeunes. Dès l’ouverture, c’est donc un manque de moyens humains et matériels qu’accusent les nouvelles équipes du service. D’abord, si les effectifs d’éducateurs devaient être recrutés parmi les circonscriptions accueillant des MNA, l’augmentation exponentielle du nombre de jeunes à prendre en charge a eu raison d’une première stabilité des équipes, donnant lieu à des mouvements de grèves dans les premiers mois. Quand le service a été dès le départ sous-dimensionné, comme le rapporte Paule :
« Au début de la création du service, on n’avait pas de structures partenaires. C’est-à-dire qu’il y avait peu de structures où on pouvait sortir les MNA de l’hôtel. Aujourd’hui [en avril 2021], et depuis avril 2019, le département a fait un appel à projet pour créer des structures dédiées aux MNA qui, comme le service, répondent aux besoins et aux attentes des MNA dans la même [perspective de] spécialisation. 924 places [ont été ouvertes sur dix structures]. Enfin, maintenant c’est même plus puisqu’il y a eu des extensions. Sauf qu’entre le moment où on fait un appel et le moment où on dit qu’on est “Ok”, et que ces structures captent les appartements […] Certaines [structures] ont trouvé qu’en avril 2020 [des appartements]. Quasiment un an après »
17Le service a ainsi connu des débuts particulièrement compliqués, tant dans le maintien des effectifs de professionnels, que dans la mise en place de collaborations et partenariats effectifs. À mon arrivée sur ce terrain d’enquête, en mars 2020, quelques jours avant le confinement, le service prenait en charge environ 1 300 jeunes dont 600, âgés de plus de 15 ans, étaient hébergés à l’hôtel. Il y avait alors quinze gestionnaires et douze éducatrices, ayant en moyenne une centaine de jeunes en file active, dont là aussi la moitié en hôtel. Quand en septembre 2020, si l’équipe des gestionnaires était au complet, toujours à quinze, il ne restait que huit éducatrices ; l’effectif ayant connu six départs et deux arrivées dans ce laps de temps. C’est dire aussi que la première ethnographie que j’ai pu mettre en place a d’abord été l’ethnographie d’une urgence sociale au travail, ensuite.
Jeudi 5 novembre 2020. Je suis dans le bureau de Batoul, une éducatrice spécialisée du service, pour qu’elle m’explique le quotidien de son travail. Batoul a 111 jeunes en file active : 80 sont dans des structures partenaires et dans des foyers du département, 31 sont encore hébergés à l’hôtel. Elle me dit que c’est surtout avec ces jeunes qu’il y a le plus de travail comme elle est seule référente ; les autres ont d’autres éducateurs dans les structures partenaires et les foyers qu’ils habitent. Batoul est à jour dans ce qu’elle considère comme ses missions les plus urgentes : elle a fait toutes les demandes de renouvellement des hôtels auprès du prestataire hôtelier, ainsi que celle pour les allocations des jeunes qui vivent à l’hôtel. Elle a aussi pris tous ses rendez-vous avec les jeunes pour les contrats « Jeune majeur ». Toutefois, Batoul m’avoue qu’elle a du retard sur les dossiers préfectures et les foyers de jeunes travailleurs (FJT). Pour s’y retrouver, en plus des tableaux communs sur le réseau, elle a ses tableaux avec ses propres urgences. « Mais bon, on n’est pas des vrais éducs ici, au service », me lâche-t-elle.
[Extrait du journal de terrain]
18Si dans l’extrait, Batoul « est à jour » dans la plupart de ces dossiers, soulignons qu’elle raisonne l’activité de son travail en termes d’urgences et de mises à jour répétées. C’est ce qu’elle exprime aussi quand elle dit : « Mais bon, on n’est pas des vraies éducs ici, au service ». Le travail social du service s’affiche alors davantage comme un travail improprement administratif d’urgences. Administratif d’abord, parce que comme dit, il s’agit tout le temps d’être à jour : entre l’attribution d’allocations mensuelles pour les jeunes de plus de quinze ans hébergés à l’hôtel, le renouvellement des hébergements en hôtel, l’assistance aux audiences pour la reconduction des placements à l’Ase, les rendez-vous avec les jeunes et les établissements scolaires, les rendez-vous de contrats « Jeune majeur », etc. C’est aussi le sens que Céline donne à son activité, une autre éducatrice du service : « C’est vrai que la relation à l’administratif, c’est plus un truc d’assistant social. Alors qu’éducateur, c’est plus dans l’éducatif ». Quand ensuite, cet administratif parce que répété et inscrit dans des temporalités différentes, est autant créateur d’urgences : « l’urgence peut se caractériser par un caractère inattendu et contraignant impliquant de déployer, dans les délais les plus courts, une action appropriée, l’urgence sociale suppose la prise en compte de paramètres plus complexes dans un temps [court], nécessitant à la fois expertise et diagnostic, écoute et savoir-être » (Bouquet, 2011, p. 182). C’est que ce que me lance Ouidad, éducatrice au service, quand je la croise un jour de décembre 2020 dans le couloir : « On est vachement exposées quand on est ici […] Je sais même pas ce que je suis en train de faire. Je dois appeler un jeune. Je dois faire ci ». Cette urgence sociale au travail devient ainsi caractéristique du travail social du service, non seulement du fait d’importantes charges de travail particulièrement administratives à assumer et qui, face au manque d’effectifs, demande à être sur plusieurs fronts. Mais aussi du fait de la difficulté de construire des collaborations et des partenariats, autant dû à des impensés : l’appel à projet pour des structures susceptibles d’accueillir des MNA lancé l’année suivant la création du service auprès d’associations connues travaillant de longue date avec un public de jeunes étrangers et isolés en est une bonne illustration. Autant parce qu’en l’absence d’un partenariat conventionné avec ces associations, appelées structures partenaires et des places pour accueillir les MNA, qui permettrait de réduire le nombre de jeunes en file active hébergés à l’hôtel et donc une décharge de tout le côté administratif, il a été impossible d’amener les équipes d’éducateurs à se spécialiser sur telles problématiques et/ou vulnérabilités du public accueilli, comme cela avait pu être pensé au départ. Dans de telles conditions, le travail au service s’est davantage arrimé à faire du « prêt-à-porter », qu’à imaginer les collaborations et partenariats possibles pour faire du « sur-mesure ». C’est ce que Batoul indique quand elle fait part de son retard sur les dossiers préfectures et FJT. Cette situation due à la fois au sous-dimensionnement du service et à l’instauration de nouvelles manières de faire n’a pas été sans conséquences sur les premières prises en charge. Aussi, la volonté d’une prise en compte spécifique des vulnérabilités et problématiques des jeunes étrangers et isolés s’est-elle heurtée à une urgence sociale constante au travail, homogénéisant davantage les différentes prises en charge, et de surcroît les jeunes.
Jeudi 15 octobre 2020. J’assiste à la réunion d’équipe des travailleurs sociaux. Différents points sont à l’ordre du jour dont un retour des équipes sur le quotidien du travail au service. L’ambiance est plutôt conviviale, néanmoins quelques tensions. […] Quelques éducatrices présentes affichent des avis mitigés. Besma, éducatrice spécialisée, prend la parole : « Ben de partout on nous critique ! ». Paule lui répond : « Pas forcément d’en haut [de la part de la hiérarchie]. Le service, c’est pas la culture du travail social. On ne fonctionne pas comme une circonscription. En circonscription, il n’y a pas d’accueil, pas de jour d’ouverture. […] On est entre un service social et un service de l’Ase ».
[Extrait du journal de terrain]
19L’invitation à un changement de pratiques du travail social, en remettant en cause les postures, positionnements et pratiques professionnels, et la récurrence des urgences, changeant un certain nombre des référentiels dont la capacité à travailler le projet de l’enfant, donne alors au service des airs de guichet social. Comme le rapporte Paule, le service se situe entre un service de la protection de l’enfance et un service social d’urgence. Si l’image semble peu flatteuse, elle traduit toutefois la nécessité de partenariats et de collaborations intersectorielles, qui permettraient la prise en compte des vulnérabilités et problématiques des jeunes pris en charge, et de matérialiser le service en ce réservoir d’expérimentations travaillant à une culture du collectif.
20Si les difficultés à nouer et à concrétiser des partenariats et collaborations intersectorielles, résultent au démarrage de la montée en charge rapide du service, leur analyse est toutefois instructive. Dans cette troisième et dernière partie, on montre comment l’élaboration de partenariats et de collaborations requiert la mise en place d’espaces collectifs réflexifs, rendue possible par la congruence de temps et de temporalités (Riffault et Bouquet, 2013) propres aux institutions du travail social. On examine ainsi deux vulnérabilités et problématiques particulières dans la prise en charge des mineurs non accompagnés (MNA) : celle de l’insertion professionnelle et celle des faits de délinquance.
21La question de l’insertion professionnelle a très vite été une des problématiques majeures de la prise en charge des MNA. Dès la fin des années 2000, Zina le formule en ces termes : « Et j’ai très vite posé la question de la spécialisation parce que y a tout un pan du travail autour de l’insertion professionnelle qui est l’enjeu majeur pour 80 % des jeunes qui arrivent. Cet aspect-là est très mal traité. C’est-à-dire que les éducateurs ne sont pas des chargés d’insertion, quoi ». Si la question de la sortie du dispositif de l’aide sociale à l’enfance (Ase) se pose comme pour les autres jeunes placés, l’enjeu est de taille pour les MNA. Pris en charge à presque 60 % entre 16 et 17 ans (selon le Rapport 2020 de la MMNA), la délivrance d’un premier titre de séjour est très souvent conditionnée à leur inscription dans une formation professionnelle. Ce qui rend notamment compte de leur vulnérabilité en tant que jeunes étrangers et de la problématique pour le service.
Mardi 22 septembre 2020. J’assiste à une réunion entre le service et des chargés d’insertion des missions locales du département. L’objectif de la réunion est d’échanger sur l’accompagnement que peuvent proposer les missions locales aux MNA pour leur insertion professionnelle. Certains jeunes y vont déjà et sont connus des chargés d’insertion. C’est d’ailleurs un peu par cette entremise qu’a lieu la réunion. Il s’agit de discuter des besoins et des enjeux d’insertion, ainsi que des difficultés rencontrées. Après un tour de table, Paule, une des cadres du service, explique dans les grandes lignes les missions et le travail du service. Si les débuts du service ont été particulièrement troublés, aujourd’hui, il y a la possibilité de travailler à des collaborations plus étroites avec les partenaires. Au service, 700 jeunes bénéficient d’un contrat « Jeune majeur » (CJM). C’est un indispensable car il s’agit surtout de leur permettre d’obtenir un titre de séjour aux 18 ans. Si depuis août, les tensions se sont apaisées avec la préfecture (189 récépissés ont été délivrés aux jeunes du service portant toutefois la mention « visiteur »), l’insertion des jeunes dans une formation professionnalisante reste primordiale, sans quoi le jeune perdrait son CJM. Paule insiste : « Il faut trouver comment faire quelque chose ensemble ». […] C’est au tour des missions locales de présenter leurs dispositifs, quand une chargée d’insertion prend la parole : « Oui, d’accord. Mais nous, on a vraiment des difficultés pour avoir un interlocuteur au service ! ». Cherchant à ne pas entrer dans ce débat, Paule lui répond : « Si on pousse pas sur l’insertion professionnelle, notre accompagnement perd tout son sens ». La discussion se poursuit. Les missions locales proposent plusieurs dispositifs. Il y a le dispositif PIAL [Parcours d’intégration par l’apprentissage de la langue] en priorité réservé aux jeunes demandeur·ses d’asile. Quand d’autres requièrent un compte bancaire et un état civil en bonne et due forme, s’inquiètent des chargés d’insertion, comme le dispositif PACEA [Parcours contractualisé d’accompagnement vers l’emploi et l’autonomie], passerelle à la Garantie Jeunes, et le dispositif PEE [Parcours d’entrée dans l’emploi]. Paule, reprenant la parole, se veut alors rassurante : « La plupart des jeunes du service vont en CFA [Centre de formation d’apprenti·es] quand ils ont des papiers d’identité. C’est très clairement une garantie pour qu’ils puissent obtenir un titre de séjour et une autonomie financière par la suite [l’ouverture d’un compte bancaire étant conditionné à la présentation d’une pièce d’identité] […] Le but du placement en hôtel est de préparer et d’engager les choses : la reconstruction de l’état civil, le bilan santé, l’orientation en structure partenaire ».
[Extrait du journal de terrain]
22Le public des MNA a toujours constitué un public à la marge pour les missions locales, quand l’ancrage de ce dernier parmi le public de l’Ase invite à la création de nouveaux partenariats. Mais, c’est d’abord une méconnaissance des uns et des autres qui fait obstacle et qu’il importe de corriger. C’est ainsi que Paule débute la réunion en expliquant et précisant les missions du service, autant pour donner à voir une image plus concrète du public des MNA, autant pour exposer également les points de difficultés qui pèsent dans leur prise en charge : la question de leur insertion professionnelle et celle du titre de séjour. Sans conteste, les temporalités dans lesquelles s’inscrivent le travail social des missions locales sont différentes de celles du service, et c’est ce qu’objecte la chargée d’insertion. Mais, elles ne doivent pas empêcher la mise en commun, la traduction des objectifs et des missions de chacune dans un langage commun. C’est ce qu’avance Paule à plusieurs reprises : « Il faut trouver comment faire quelque chose ensemble ». Si à la présentation des dispositifs des missions locales, certains chargés d’insertion montrent des signes d’inquiétude en ce que ces dispositifs seraient incompatibles avec les situations juridiques et administratives des MNA, Paule les balaie en expliquant que : « La plupart des jeunes du service vont en CFA [Centre de formation d’apprenti·es] quand ils ont des papiers d’identité […] Le but du placement en hôtel est de préparer et d’engager les choses : la reconstruction de l’état civil [...] ». En insistant sur la dimension des papiers d’identité, Paule cherche ainsi à souligner que les MNA, et contrairement à ce que d’autres pourraient en dire, ne sont pas dépourvus de tout, bien au contraire ; et c’est d’ailleurs une des principales missions du service que de reconstruire les états civils. Quand il s’agit aussi de montrer, par anticipation, que ces jeunes disposent aussi de comptes bancaires, puisque munis pour la plupart de pièce d’identité. En filigrane, il est aussi question à cette réunion de mettre l’accent sur la capacité des jeunes à se mobiliser et ainsi de la nécessité de construire des partenariats sous leur impulsion. « Mais heureusement que les jeunes sont solidaires. Heureusement qu’ils se donnent les adresses », remarque Paule, rapportant le partenariat créé avec un des Centres d’information et d’orientation (CIO) du département, depuis que des jeunes du service s’y sont présentés en nombre. Aussi, alors que pour se rendre dans les CIO les mineurs ont besoin d’être accompagnés d’un adulte, ce CIO accepte-t-il que les MNA s’y rendent seuls pour faire leur bilan d’orientation.
23Cette question de l’insertion professionnelle des MNA est une des problématiques fondamentales de leur prise en charge, autant au regard de l’âge de leur prise en charge (autour de 17 ans), autant parce qu’elle est davantage liée à la délivrance d’un titre de séjour aux 18 ans. Aussi, si le dialogue avec la préfecture du département est particulièrement difficile et ne donne lieu à aucune collaboration, c’est dire aussi, avec Paule, que : « Si on pousse pas sur l’insertion professionnelle, notre accompagnement perd tout son sens ». C’est autrement une manière de dire et de rechercher des partenaires, pour ne pas dire des alliés : qu’il s’agisse des missions locales ou d’autres acteurs comme certains employeurs s’engageant à défendre leurs apprentis, quand les obligations de quitter le territoire français (OQTF) reçues par des jeunes majeurs font régulièrement la une de quotidiens locaux.
24Comme mentionné dans l’exposé de la méthodologie d’enquête, la recherche à laquelle s’adosse cet article s’inscrit dans la perspective d’une recherche-action collaborative. À travers une diversité de méthodes d’enquête et d’analyse, il a été question de mobiliser les équipes de professionnels en protection de l’enfance du département d’enquête. En ce sens, la construction d’ateliers-formations organisés à destination de ces professionnels autour de thématiques de la prise en charge en a été le principal moteur. Soulignons que ces ateliers-formations, au nombre de huit, se sont tous déroulés d’après le même format : pendant deux heures, il s’agissait de faire intervenir deux à trois professionnels et chercheurs pendant une vingtaine de minutes sur une thématique ciblée. Quand dans la deuxième heure d’atelier, il était plus précisément question d’alimenter une discussion générale permettant de mettre en débat des regards distanciés, de confronter des postures, pratiques et positionnement professionnels afin d’alimenter l’échange par une pluralité de points de vue, par le croisement d’expériences et de réflexions. C’est dans cette optique qu’a premièrement été imaginé un atelier-formation centré sur les faits de « déviance » des MNA. Davantage ancré dans une dimension clinicienne, cet atelier devait à la fois favoriser le dialogue des professionnels en protection de l’enfance et en santé, ainsi que permettre de décentrer les regards sur des pratiques qui tendent à uniformiser les parcours de prise en charge en mettant ainsi l’accent sur les profils de jeunes étrangers commettant des délits et suivis au pénal.
Vendredi 19 février 2021. Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec Paule, une des cadres du service, pour faire le point sur les ateliers-formations à venir. Si le calendrier des thématiques à développer lui convient, elle insiste sur l’atelier concernant les MNA suivis au pénal. Pour Paule, c’est clairement une problématique que le service doit développer. Mais pour cela, elle veut se mettre en lien avec le SEAT (service éducatif auprès du tribunal) : « L’idée, c’est que lors de l’atelier, on se mette à table et qu’on réfléchisse à comment travailler ensemble pour servir ces jeunes. Y a un besoin d’ajuster nos pratiques entre nous l’Ase et la PJJ [protection judiciaire de la jeunesse] ». Paule me donne alors les contacts de cadres à la PJJ pour que j’organise la rencontre au prochain atelier.
[Extrait du journal de terrain]
25Très explicitement, Paule balaie la proposition d’une rencontre avec des psycho-cliniciens pour cet atelier. Si la prise en charge santé physique et mentale des jeunes est une dimension que le service développe (une infirmière et un psychologue sont arrivés dans le service au printemps 2020), l’enjeu est davantage d’ouvrir le dialogue avec la PJJ, qui reçoit des MNA au pénal et propose une autre prise en charge, de répondre à la nécessité d’accéder à une collaboration étroite entre ces deux acteurs de l’enfance et de la jeunesse ; intention par ailleurs posée par la note du 5 septembre 2018, relative à la situation des mineurs non accompagnés faisant l’objet de poursuites pénales. L’objectif de cet atelier a donc été d’amorcer une réflexion quant à l’articulation de la prise en charge administrative (Ase) et celle de la protection judiciaire (PJJ/SEAT) ; d’abord en revenant sur les problématiques et vulnérabilités de ce public.
Mardi 25 mai 2020. L’atelier démarre. Rebecca, une des cadres à la PJJ, commence par donner quelques chiffres. S’il est difficile d’estimer le nombre de jeunes concernés, on peut retenir que les jeunes suivis au pénal, c’est-à-dire ayant une mesure judiciaire, représentaient, pour l’année 2019, 10 % des effectifs des MNA, soit 22 % des mineurs détenus au niveau national. Quand ils permettent aussi d’établir un profil général de ce public. Les données dont disposent la MMNA rendent compte qu’il s’agit le plus souvent de jeunes hommes originaires du Maghreb, mais dont il est difficile d’en donner un âge moyen tant ils utilisent de nombreux alias et dates de naissance. […] L’atelier se poursuit. C’est autour de Charline, aussi cadre à la PJJ. Elle évoque les principales vulnérabilités de ces jeunes. À partir des entretiens que mènent les éducateurs PJJ avec les jeunes lors de leur déferrement, elle note que la plupart d’entre eux ont une structure familiale instable économiquement et affectivement (alcoolisme, chômage de longue durée, etc.). Quand ces jeunes sont aussi souvent des enfants de couples illégitimes au vu des traditions culturelles des pays d’origine ; certains n’ont même pas été enregistrés à leur naissance. C’est donc un certain nombre de facteurs qui conduit ces jeunes à des parcours d’errance et qui les poussent par la suite à adopter des conduites problématiques. Face aux difficultés rencontrées par les professionnels de la PJJ, qui voient un certain nombre de jeunes récidiver pour des délits qui vont du vol à l’arrachée aux cambriolages de pharmacies et de boutiques, etc., Charline poursuit en indiquant que son service s’est rapproché d’une association venant en soutien aux mineurs étrangers en danger et à la rue. « C’est un partenaire important et précieux, cette association. Et d’autant plus précieux, que ces jeunes sont polytoxicomanes. C’est-à-dire qu’ils prennent des drogues, c’est d’ailleurs des médicaments. [...] Faut aussi souligner, et c’est ce qui rend encore plus complexe le travail avec ces jeunes,… C’est que pour la plupart ils vivent dans des squats. Squats qu’on peut classer selon un degré de dangerosité. Et pour le coup, là, ils sont sous l’emprise d’hommes adultes, plus âgés. Ce qui complique encore le travail de la PJJ », insiste Charline.
26Ce que met en avant Charline est particulièrement central. Dans de multiples addictions, carencés et pris dans des réseaux de trafic, voire de traite des êtres humains (Peyroux, 2020b), ces jeunes mineurs étrangers remettent en cause à la fois les temporalités de la prise en charge et les manières de prendre en charge et ce, particulièrement dans les possibilités d’ancrage qu’offre la prise en charge Ase, devant composer avec des parcours de vie en errance. En outre, si ces jeunes sont hébergés à l’hôtel dès lors qu’ils ont plus de 15 ans, ils sont extrêmement mobiles, pour ne pas dire volatils ; ce qui contraint les éducateurs du service à les déclarer en fugue et donc à déclarer une fin de prise en charge hôtelière. Mais, et c’est là tout l’enjeu de la mise en place du partenariat : « Il faudrait qu’on puisse penser sur la base de bas seuils », réfléchit Charline, autant pour ce qui est de la prise en charge Ase que PJJ. C’est-à-dire ne pas tout de suite faire une fin de prise en charge hôtelière mais laisser la chambre d’hôtel au jeune, de lui laisser le temps de revenir à sa prise en charge. Il s’agirait alors de jouer avec les différentes temporalités qu’imposent les prises en charge en considérant la prise en charge Ase comme primordiale dans la mesure où elle s’étale sur un temps plus long, tout en considérant la prise en charge PJJ comme davantage cruciale. « Et donc, il faudrait qu’à ce moment l’Ase se mette plus en retrait », confirme Paule avant de poursuivre : « C’est jouable. Et l’idée, ça serait de mettre en avant ce qu’il y a à mettre en avant à tel et tel moment ».
27Les mineurs non accompagnés (MNA) constituent un des publics de l’aide sociale à l’enfance (Ase). Si il y a eu toute une réflexion de la fin des années 2000, au début des années 2010 sur ce que seraient les besoins spécifiques de prise en charge de ces jeunes, l’idée d’une spécialisation des dispositifs d’accueil et d’accompagnement, dans le département d’enquête, a été très vite balayée au nom d’une indistinction des publics de l’Ase. Mais, à partir de 2015, face à l’afflux massif de jeunes se déclarant MNA et considérant que ces jeunes ont des vulnérabilités et problématiques spécifiques, la création d’un service dédié à leur prise en charge a été arrêtée.
28Dispositif d’accueil et d’accompagnement pour les MNA, le service est à la fois une réponse de la protection de l’enfance devant les vulnérabilités et les problématiques spécifiques de ces jeunes et l’implémentation d’un réservoir d’expérimentations. Aussi, si sans doute comme ailleurs dans le social, le travail social y fonctionne en partenariats et réseaux, en collaborations intersectorielles – c’est aussi l’un des domaines de compétences de la formation d’éducateur spécialisé –, dans la prise en charge des MNA, il apparaît prendre des teintes particulières. D’une part, il s’agit d’une condition sine qua none pour que la prise en charge garde tout son sens. En effet, face à la très rapide montée en charge du service qui a conduit de nombreuses fois les équipes à saturation et menacé la mission d’accueil et d’accompagnement, il y a eu l’impératif de la mise en place d’un partenariat conventionné avec des associations travaillant historiquement avec des MNA, notamment pour permettre un accueil des ces jeunes davantage spécifique au sein du service et la prise en compte de vulnérabilités et problématiques particulières. D’autre part, l’analyse des conditions de mise en place de partenariats et de collaborations intersectorielles dans la prise en charge des MNA illustre à la fois les liens d’interdépendance de la protection de l’enfance avec d’autres (protection judiciaire, éducation nationale, réseaux associatifs, etc.), et renseigne sur les possibilités de conduire une action collective dans la prise en compte des vulnérabilités et problématiques du public. C’est ce que l’examen de la mise en place d’un partenariat entre les missions locales et le service montre devant le besoin de créer un réseau pour faciliter les insertions professionnelles des jeunes du service. Quand l’ajustement des pratiques du service à celles de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) dans le cas des MNA suivis au pénal dessine d’autres manières de penser et de prendre en charge, plus attentives à d’autres vulnérabilités du public. Mais, si on assiste actuellement au développement de partenariats, de collaborations et de pratiques intersectorielles par les équipes du service, rendues possibles par une congruence des temps et temporalités, la collaboration entre la protection de l’enfance et la préfecture reste un point d’achoppement majeur dans la problématique de la régularisation du séjour aux 18 ans. Mettant en débat les limites de partenariats et collaborations intersectorielles dans la conduite d’une action publique, collective, il pose autrement la question de la reconnaissance des MNA par certaines institutions de l’État comme une autre catégorie de migrants.