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Dossier

La place de carrefour de la prévention spécialisée : une réponse possible au phénomène dit d’« incasabilité » des jeunes en difficultés multiples ?

Christelle Achard

Résumés

« Dans quelle mesure la situation de carrefour de la prévention spécialisée pourrait-elle constituer une forme de réponse au phénomène dit d’“incasabilitéˮ des jeunes en difficultés multiples ? ». Par cet article, nous proposerons de considérer les situations d’« incasabilité » comme les « productions institutionnelles » d’un système de prise en charge de plus en plus complexe. Ceci, dans l’objectif d’interroger la pratique interstitielle, inter-institutionnelle, et inter-sectorielle de la prévention spécialisée – considérée dans ses richesses, fragilités et paradoxes _ comme esquisse de solution face à ces phénomènes dits d’« incasabilité ».

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Texte intégral

Problématique et objectifs

1Cet article entend répondre à la question suivante : « Dans quelle mesure la situation de carrefour de la prévention spécialisée pourrait-elle constituer une forme de réponse au phénomène dit d’“incasabilitéˮ des jeunes en difficultés multiples ? ».

2Nous accorderons une attention particulière à la question des frontières sectorielles, institutionnelles et professionnelles en travail social. En effet, nous formulerons l’hypothèse que les phénomènes d’« incasabilité » sont le reflet des difficultés posées par la mise en actes effective de l’enjeu de transversalité et d’inter-sectorialité dans les pratiques professionnelles. Nous questionnerons l’émergence de nouvelles logiques d’action comme tentatives de réponses aux limites des approches institutionnelles « traditionnelles ».

3À partir de ces réflexions, nous proposerons une réflexion sur les logiques d’action de la prévention spécialisée, que sont l’approche relationnelle, de réseau et territorialisée, et leurs « pendants » respectifs que sont l’inter-institutionnalité, l’inter-sectorialité, et le travail avec l’ensemble des échelons de décision. Il s’agira d’interroger en quoi chacune de ces spécificités pourrait constituer une réponse au phénomène dit d’« incasabilité ».

Méthodologie

Une perspective interactionniste

4La perspective interactionniste adoptée dans cet article entend considérer l’impact des institutions de prise en charge sur les parcours individuels, mais également, et réciproquement, l’évolution des pratiques professionnelles et politiques publiques induites par les situations rencontrées. Nous formulerons l’hypothèse que les mesures d’accompagnement proposées peuvent favoriser l’entrée, le maintien ou la sortie de « carrières déviantes » (Becker, 1985), considérées ici comme étant à l’origine des phénomènes dits d’« incasabilité ». Nous nous intéresserons particulièrement aux principes d’action de la prévention spécialisée, envisagés comme « constamment négociés » par les professionnels du secteur avec les décideurs, partenaires institutionnels, et le public accompagné.

Une réflexion théorique

5Il s’agit ici de proposer une réflexion théorique, néanmoins appuyée sur des travaux de recherche de nature et d’origine diversifiées. L’originalité de la démarche repose sur l’articulation de travaux portant d’une part sur les parcours institutionnels et biographiques de jeunes dits « incasables », d’autre part sur l’évolution du système de prise en charge, et enfin de travaux sur (à propos de) et de (des acteurs de) la prévention spécialisée. Cette approche théorique est doublée d’une approche ethnographique, de par notre statut d’assistante de service social. Le caractère particulièrement ambitieux de cette démarche implique d’en souligner son incomplétude. Il s’agit de proposer des pistes de réflexion au regard de la problématique posée.

Introduction : jeunes en difficultés multiples, jeunes « incasables », de qui parle-ton ?

6Cet article s’intéresse aux jeunes en difficultés multiples, situés « aux limites des institutions » (Bayerreet al., 2008), et désormais qualifiés d’« incasables » dans le secteur du travail social. On s’intéressera donc au parcours et à la prise en charge de jeunes (Galland, 1995) dont on proposera la tentative de « définition » suivante.

7Le « jeune incasable » serait ce jeune au parcours biographique, relationnel et institutionnel marqué par les ruptures nombreuses, ayant contribué à faire naître chez lui un comportement « déviant » (Becker, op.cit.) auquel il s’identifie. L’ensemble de ces ruptures, associé au regard social stigmatisant (Goffman, 1975) dont il est l’objet, contribue à renforcer son comportement déviant. La multiplicité de ses problématiques, à laquelle les institutions catégorielles ne parviennent pas à répondre, génère des incohérences et des discontinuités dans les prises en charge, à l’origine de sa situation dite d’« incasabilité ».

8Ainsi, si le terme d’« incasable » est utilisé dans cet article, nous entendons nous détacher de cette terminologie catégorielle de l’action publique pour nous interroger sur les caractéristiques biographiques, identitaires et sociologiques de ces jeunes, et sur leurs besoins spécifiques en termes d’accompagnement.

La situation dite d’« incasabilité » de certains jeunes, une production institutionnelle ?

9Dans cette première partie, nous adopterons une perspective interactionniste, afin de penser la situation des « jeunes incasables » dans leur rapport dialectique et interdépendant avec la société dans laquelle ils évoluent (et les institutions sociales qui la constituent). Nous considérerons l’« incasabilité » comme étant l’expression d’un échec des institutions sociales, pour des individus pris entre problématiques biographiques, psychopathologiques, relationnelles, sociales et institutionnelles. Nous envisagerons les situations d’« incasabilité » comme le fruit d’une difficile collaboration entre partenaires institutionnels, dans un contexte de complexification du système de prise en charge. Ceci, afin de questionner l’émergence de nouveaux dispositifs et de nouvelles logiques d’action visant à décloisonner les pratiques, comme tentative de réponse aux situations dites d’« incasabilité ».

Difficultés personnelles, échecs institutionnels : vers un renforcement des logiques d’exclusion

Un cumul de difficultés, un parcours de ruptures

  • 1 Tout au long de cet article, nous retiendrons cette appellation, choisie notamment par Antoine Duli (...)

10Les situations dites d’« incasabilité » renvoient à un parcours institutionnel fait de ruptures pour des jeunes en difficultés multiples1. Au parcours biographique souvent traumatique du jeune vient se rajouter une instabilité des prises en charge institutionnelles (Bayerre et al., op. cit. ; Dulin, 2018 ; Libeau et al., 2008). Les ruptures relationnelles viennent donc se cumuler dans le parcours du jeune, générant leur lot de souffrance et d’insécurisation affective. Autant de ruptures qui peuvent contribuer à accroître les difficultés du jeune, dont les problématiques multiples, situées à l’intersection du social, du médical (pédopsychiatrie) et du médico-social (handicap) « viennent questionner les institutions » (Moriau, 2004). Les symptômes et passages à l’acte du jeune, venant faire écho aux événements biographiques douloureux, aboutissent à la situation dite d’« incasabilité ».

  • 2 Ce caractère tri-dimensionnel de la perte de confiance a notamment été mis en évidence par De Gaule (...)

11Le jeune peine à trouver sa place dans une société normative qui l’a exclu. Il peut lui-même, par son comportement, participer à sa marginalisation. Généralement, le jeune souffre d’une triple perte de confiance en lui-même, en l’Autre, et en l’avenir. Son comportement déviant apparaît comme une forme de réponse adaptative aux multiples ruptures subies et vécues sur un mode douloureux. Le sentiment de dévalorisation, souvent présent, se traduit par des comportements autodestructeurs (conduites à risque, addictions ; Le Breton, 2013). Le rapport à l’Autre est altéré et se traduit par un comportement oscillant entre méfiance (attitudes de fuite, d’évitement – Bayerre et al., op. cit.) et défiance (comportements « déviants » - Becker, op. cit. ; voire délinquants). Le rapport à l’avenir est altéré, et le jeune peine à envisager un avenir « positif », au sein duquel il trouverait réellement sa place dans la société2.

Un jeune entre cumul et discontinuité des prises en charge : reflet d’une difficile collaboration entre institutions ?

12Le jeune en difficultés multiples apparaît comme une victime de la discontinuité du système de prise en charge. Deux tendances se distinguent quant aux réponses apportées à ces jeunes.

13D’un côté, le jeune est pris dans une succession de prises en charge, celles-ci pouvant avoir lieu au sein d’un même secteur ou d’un secteur à l’autre. Ainsi, en protection de l’enfance, « seul un jeune sur sept (accueilli à l’Aide Sociale à l’Enfance [ASE]) n’avait aucune mesure de protection avant son arrivée dans l’établissement », et « (seuls) 14 % (quittent) l’établissement [...] sans mesure de protection » (Direction de la Recherche, des Études, de l'Évaluation et des Statistiques, DREES, 2020). D’un secteur à l’autre, on constate l’existence de « parcours chaotiques (pour les jeunes en difficultés multiples) entre les dispositifs de l’ASE qui ne sont pas adaptés à leur prise en charge ; les lieux de la sphère médico-sociale [...], voire parfois les services de la Protection Judicaire de la Jeunesse [PJJ] » (Dulin, 2018).

14D’un autre côté, les jeunes en difficultés multiples sont souvent concernés par un cumul de prises en charge. Ainsi, « s’agissant des modalités d’accueil des enfants pris en charge par l’ASE et reconnus par la Maison Départementale des Personnes Handicapées, il est frappant de constater que leur parcours s’établit dans une pluralité de lieux (famille d’accueil, Maisons d’Enfants à Caractère Social, Institut Médico-Éducatif, Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique, etc.) selon des configurations variables, et avec une combinaison de réponses apportées au plan médico-social, social, sanitaire et éducatif » (Défenseur des droits, 2015).

Vers un renforcement des logiques d’exclusion ? Des institutions relais d’une violence symbolique excluante

15Le jeune en difficultés multiples se voit donc « ballotté » d’une prise en charge à l’autre (successivement et/ou simultanément) selon une identité catégorielle, au risque des incohérences et de la fragmentation de ses accompagnements.

16S’il ne parvient pas à se rattacher à des repères affectifs et relationnels pour se construire, le jeune risque alors de se construire au regard de cette identité « stigmatique » (Goffman, op. cit.). Dans une forme de réponse adaptative (intériorisation ou retournement du stigmate), il peut alors basculer dans une « carrière déviante » (Becker, op. cit.) dont la situation d’« incasabilité » apparaît comme l’« aboutissement ».

17Les passages à l’acte, symptômes de la souffrance du jeune, contribuent à renforcer sa situation d’« incasabilité ». Le jeune, confronté au rejet des institutions de prise en charge (sur-exclusion) et à la violence symbolique dont elles se font le relais, peut alors s’enfermer dans un processus d’« auto-exclusion » (Furtos, 2009).

Un contexte de complexification et de rationalisation du système prise en charge

18La situation dite d’« incasabilité » des jeunes en difficultés multiples apparaît intrinsèquement liée à la conception sectorielle et catégorielle des secteurs social, médico-social et sanitaire. Il importe donc de questionner cette construction catégorielle dans ses fondements comme dans son évolution. Nous tenterons ici de proposer une lecture synthétique, nécessairement incomplète, des évolutions récentes ayant contribué à la (re)définition des frontières actuelles (Duez et Simonneau, 2018) de ces secteurs.

Une logique sectorielle : un jeune entre social, médico-social, sanitaire, et judiciaire

19Les lois de 1975, 2002 et 2009 sont venues redessiner les frontières entre secteurs sanitaire, médico-social, et social (Bauduret, 2017). La loi de 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales, par la création du secteur médico-social, a créé une scission entre sanitaire et social. La loi de 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale est à la fois venue porter un mouvement d’unification du secteur social et médico-social, et ouvrir la voie à sa diversification. La loi Hôpital Patients Santé Territoires de 2009, quant à elle, en cherchant à réduire les frontières entre sanitaire et médico-social, a accru celle existant entre social et médico-social.

20Concernant les frontières entre protection de l’enfance et prévention de la délinquance, le recentrage de la Protection judiciaire de la Jeunesse autour de la prise en charge pénale des mineurs délinquants, a contribué à renforcer les frontières entre prises en charge sociale et judiciaire. Ce mouvement, initié avec la décentralisation et l’attribution de l’enfance en danger aux départements, a été réaffirmé par la loi de 2007 relative à la prévention de la délinquance (Cour des Comptes, 2014), et s’est progressivement renforcé avec la montée des logiques répressives à l’égard des mineurs délinquants (Bailleau et al., 2009).

Des catégories au sein des catégories : une logique de ciblage

  • 3 À ce sujet, concernant la protection de l’enfance, voir les dossiers de la DREES n°55 (2020): Elle (...)

21À la complexification des problématiques sociales rencontrées par les jeunes, est venue répondre une diversification des prises en charge existantes. Le développement des interventions de milieu ouvert a favorisé une certaine « graduation » des prises en charge et une multiplication des réponses possiblement apportées3.

22Ce souci d’ajustement des prises en charge aux besoins identifiés a induit le renforcement d’une logique de « ciblage » des publics (Damon, 2012), avec des critères de sélection institutionnels toujours plus restrictifs. « Tout système de classification produit[sant] des « marges » » (Cargnelli, 2006), ce mouvement de ciblage est venu déplacer les frontières et angles morts du système de prise en charge, plutôt que de les supprimer.

23À la multiplication des dispositifs existant au sein d’un même secteur vient s’ajouter la diversité des mises en œuvre d’un même dispositif entre institutions. Ce foisonnement de dispositifs ayant chacun leur public cible et logique d’action spécifique, contribue à l’augmentation du nombre de frontières intra-sectorielles (qui deviennent alors inter-institutionnelles).

Les politiques de la jeunesse en France : une logique « infra-catégorielle » ?

24Les politiques de la jeunesse en France reposent sur une logique transversale et intersectorielle (Parisse, 2020). Le développement de mesures à l’égard des jeunes à compter des années 1980 semble être venu créer une forme de « sous-catégorie » au sein des politiques sectorielles préexistantes. Les politiques publiques empruntent aux logiques et catégories préexistantes que sont la protection de l’enfance, la justice, l’éducation, la santé, ou encore l’insertion, en développant des mesures ciblées spécifiquement sur le public jeune. Il en résulte un paysage de prise en charge morcelé.

Un contexte de rationalisation des dépenses

  • 4 C’est d’ailleurs ce que note la Cour des Comptes (2014) dans son rapport sur la Protection Judiciai (...)

25Nous ne pouvons appréhender le « paysage » des prises en charge institutionnelles sans mentionner le contexte de rationalisation des dépenses dans lequel il s’inscrit. Le développement des systèmes d’appels à projet et des procédures internes et externes depuis la loi 2002-2 participe au renforcement de logiques d’action court-termistes centrées sur la recherche d’efficacité (Boutinet, 2013 ; Gaillard, 2013). Ce contexte génère une forme de concurrence entre dispositifs (le financement des uns pouvant entraîner une réduction du financement des autres) et entre institutions. On passe d’un objectif d’ajustement des réponses aux besoins des publics, à une nécessaire adaptation aux dispositifs disponibles, dans un contexte de pénurie4.

  • 5 Selon Dulin (op. cit.), « L’animation de [la protection de l’enfance] est donc intrinsèquement comp (...)

26Pour les jeunes en difficultés multiples, le risque est une réponse dépendante du contexte de prise en charge (local et temporel), et non adaptée à leurs besoins du moment5. Leurs problématiques multiples, nécessitant une prise en charge dans la durée, trouvent difficilement leur place dans ce contexte de pénurie.

Un nécessaire décloisonnement des pratiques : des frontières en recomposition constante

Des frontières en mutation, des parcours discontinus

27L’ensemble des évolutions -citées supra contribue à une forme de « brouillage » des frontières. D’une part, le développement de logiques de ciblage entend favoriser une spécialisation croissante des institutions. D’autre part, l’absence de réponse adaptée pour les jeunes en difficultés multiples dans un contexte de pénurie des dispositifs, favorise une forme de “circularitéˮ des parcours et d’« interchangeabilité » (Castel, 1973) de ces publics au sein du système de prise en charge.

28De même, alors que les frontières (réelles et symboliques) apparaissent encore très prégnantes entre secteurs social, médico-social, sanitaire et judiciaire, l’arrivée de ces publics au sein des institutions contribue à faire évoluer les pratiques. Dans une recherche d’adaptation à la multiplicité des problématiques de ces jeunes, les professionnels sont amenés à collaborer. Au contact les unes avec les autres autour de ces situations, les cultures professionnelles (Thurler et Progin, 2013) peuvent, selon les contextes, réaffirmer leurs spécificités respectives, ou au contraire contribuer à l’émergence d’une culture partagée.

29Les situations dites d’« incasabilité » apparaissent comme les symptômes d’une insuffisante collaboration entre des professionnels, des institutions, et/ou des secteurs d’intervention, chacun ancré dans sa logique d’action respective. En résulte une forme de maltraitance institutionnelle pour les jeunes en difficultés multiples. Pour ces jeunes, « il s’agi[rait] d’arriver à penser [leur] situation [...] autrement qu’à travers les catégories d’intervention habituelles » (Moriau, 2004).

De nouvelles logiques d’action

  • 6 Sectorisation de la psychiatrie dans les années 1960, décentralisation de l’action sociale dans les (...)

30Le constat des limites d’une approche catégorielle des publics a favorisé l’émergence de nouvelles logiques d’action (Löchen, 2010), parmi lesquelles le développement de modalités d’intervention territoriales6 (Ion, 1991 ; Chopart, 2000), combinées à des appels à la transversalité et au décloisonnement des pratiques.

  • 7 Les CAARUD ont été créés par la loi de santé publique du 9 août 2004 et mis en place dans tous les (...)

31Plus récemment, l’émergence de nouveaux dispositifs aux équipes pluridisciplinaires, s’inscrivant dans une logique d’action territorialisée, a confirmé cette tendance. Ainsi en est-il, par exemple de la création des Équipes Mobile Précarité Psychiatrie (Marques, 2013 ; Baux et al., 2016) et des Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des Risques pour les Usagers de Drogues7, lesquels marquent également une forme de retour à l’intervention sociale fondée sur l’« aller-vers ».

  • 8 Rendu obligatoire par la loi du 5 mars 2007.

32Par ailleurs, la prise de conscience de parcours chaotiques au sein des institutions et services de prise en charge, a donné lieu à des réflexions et réformes censées favoriser les logiques de « parcours ». C’est le cas notamment de l’instauration du référent du projet pour l’enfant8, ou encore de la transformation des Instituts Thérapeutiques Éducatifs et Pédagogiques en Dispositifs Intégrés (DITEP) (Inspection Générale des Affaires Sociales [IGAS] et al., 2018).

L’émergence de nouveaux dispositifs expérimentaux spécifiques et hybrides 

  • 9 À ce sujet, voir par exemple : Saint-André S., « Muta’jeunes, un creuset pour l’interdisciplinarité (...)
  • 10 À ce sujet, voir par exemple Agence Nouvelle des Solidarités Actives, « Innovations sociales dans l (...)

33Concernant la question spécifique des jeunes en difficultés multiples, s’est développé un panel diversifié de dispositifs, souvent expérimentaux, censés répondre aux situations dites d’« incasabilité ». La création de la catégorie institutionnelle des « incasables » apparaît alors, et paradoxalement, comme une tentative de dépassement des frontières catégorielles préexistantes. De manière schématique, on peut considérer que les initiatives sont de deux types : le partage de temps de réflexion entre institutions et dispositifs préexistants, dans l’objectif de faire émerger une logique d’action commune au profit de ces jeunes9, ou la création de dispositifs spécifiques10 pour accueillir ce public. Au-delà de leur diversité, ces dispositifs ciblés partagent un certain nombre de principes d’action communs : approche relationnelle fondée sur la disponibilité des professionnels, ajustement permanent aux besoins du jeune (entre intensité de la prise en charge et logique de « bas seuil d’exigence »), travail pluridisciplinaire (intra ou inter-institutionnel) dans un souci d’accompagnement global, ou encore continuité de l’accompagnement (instauration de ponts en amont, pendant et en aval de la prise en charge).

34Ces initiatives rejoignent d’autres approches développées au sein de l’Union européenne, à l’image de celles basées sur la théorie du « lien développemental » (Association Nationale des Maisons d’Enfants à Caractère Social [ANMECS] et Association Nationale des Cadres du Social [ANDESI], 2016, p. 79-108). Ces approches postulent que les « adolescents [dits] difficiles sont avant tout difficiles à aider » (ANMECS et ANDESI, op. cit.), considèrent l’élaboration d’un lien d’attachement sécurisant comme enjeu principal des pratiques professionnelles, et reposent sur un principe de « non-exclusion ». Elles ont donné lieu à différents dispositifs expérimentaux, à l’image du Dispositif d’intervention et d’observation pluridisciplinaire [DIOP] en Suisse (initié en 2008), et du dispositif Tamaris en Belgique (initié dans les années 1990/95). Le DIOP est un service ambulatoire à haut seuil de tolérance visant à favoriser l’orientation vers une structure de prise en charge traditionnelle, par une approche fondée sur l’aller-vers et la disponibilité 24h/24. Le dispositif Tamaris, quant à lui, repose sur une approche triangulaire, accordant une importance première à la question de la non-demande, reposant sur un principe de « non-renvoi », et veillant à élaborer un travail tant vis-à-vis du jeune que de sa famille, par un travail d’équipe en constant réajustement (Coenen, 2006).

35Ces dispositifs hybrides, bien qu’à vocation inter-sectorielle, s’inscrivent malgré tout dans une logique catégorielle de ciblage des jeunes en difficultés multiples ; logique que nous considérons comme participant à la « production » de l’« incasabilité ». En effet, ils comportent le risque de la stigmatisation : les jeunes en difficultés multiples se voient « étiquetés » (Becker, 1985), ce qui peut favoriser l’émergence d’un « sentiment de dépersonnalisation » (Bayerre, op. cit.), ou tout au moins renforcer le manque d’estime de soi chez ces jeunes. Ils peuvent alors tenter d’y répondre en adoptant des conduites d’« échappement des institutions » (ibid.), à l’origine du renforcement de leur situation dite d’« incasablité ».

36Cette première partie nous a permis d’appréhender les situations d’« incasabilité » comme l’aboutissement de processus de renforcement réciproque entre difficultés des jeunes et difficultés des institutions – fruits d’interactions mêlant sur-exclusion et auto-exclusion. Ces situations apparaissent comme le produit d’un système institutionnel fondé sur une approche catégorielle et fragmentée des publics vulnérabilisés. La présentation succincte de nouveaux dispositifs de prise en charge, ciblés sur les publics dits « incasables », nous a permis de mettre en évidence l’émergence de nouvelles logiques d’action intersectorielles visant au décloisonnement des pratiques. Bien que ceux-ci puissent constituer une forme de réponse à ces situations, ils s’inscrivent dans une logique de ciblage dont nous avons tenté de montrer qu’elle était à l’origine des situations d’incasabilité.

37Ceci nous amène à poser la question d’une autre forme de réponse possible à ces situations, que pourrait constituer la prévention spécialisée. Nous émettons l’hypothèse que les logiques d’action de ce secteur d’intervention sociale, appréhendées comme des spécificités constamment négociées et défendues par les acteurs de terrain (Louli, 2019), pourraient permettre de faire face, au moins en partie, aux phénomènes dits d’incasabilité. La dimension interstitielle de la prévention spécialisée, fondée sur une approche relationnelle, de réseau, territorialisée semble pouvoir dessiner une esquisse de réponse aux ruptures relationnelles et institutionnelles des jeunes en difficultés multiples. Son approche inter-institutionnelle et inter-sectorielle, faisant appel à tous les échelons de décision, paraît s’inscrire à rebours du modèle de ciblage catégoriel et complexe qui exclut les jeunes les plus en difficultés.

La prévention spécialisée, une pratique interstitielle : entre relations, réseaux et territoire

38Par cette deuxième partie, nous souhaitons interroger la pratique interstitielle de la prévention spécialisée. Nous considérerons que la prévention spécialisée se développe dans un « entre deux », dans les espaces laissés libres par et négociés avec les institutions de prise en charge. Ceci, dans l’objectif de tisser un « filet relationnel » autour des jeunes rencontrés, c’est-à-dire de favoriser une (re)-liaison avec et entre ces institutions.

39Les principes d’action et modalités d’intervention de la prévention spécialisée forment un ensemble cohérent, dont chacune des parties entretient avec les autres un rapport d’interdépendance. La structure de l’analyse adoptée ici entend mettre en exergue les spécificités de la prévention spécialisée en tant que réponses possibles au phénomène dit d’« incasabilité » des jeunes en difficultés multiples. Au jeune à l’identité fragilisée, proposer une approche relationnelle, de réseau et ancrée dans son milieu de vie. Au système de prise en charge fragmenté, opposer une intervention favorisant les liens inter-institutionnels, inter-sectoriels, et entre échelons de décision. Nous proposerons d’envisager chacun des principes d’action étudiés comme étant les « pendants respectifs » des modalités d’intervention de la prévention spécialisée, que nous analyserons dans la troisième partie de cet article.

La prévention spécialisée : principes d’action et spécificités

40La prévention spécialisée, mission éducative officialisée par l’arrêté du 4 juillet 1972, se caractérise par ses principes d’action, que sont l’absence de mandat nominatif, l’anonymat et la libre-adhésion. Implantée sur un territoire, elle appartient au « travail de rue » en associant pratique d’aller-vers, présence sociale et disponibilité relationnelle à l’égard de l’ensemble des jeunes, dans une logique inconditionnelle. Elle entend articuler trois niveaux d’intervention que sont l’individuel, le collectif et le territoire. L’évolution des politiques publiques, du paysage institutionnel, et des problématiques des jeunes nécessite une adaptation de ces principes et modalités d’intervention. Les acteurs de la prévention spécialisée tentent de trouver un équilibre entre maintien de ces principes originels et nécessaire adaptation aux enjeux et dynamiques actuels.

Une approche relationnelle et inconditionnelle pour des jeunes en risque de marginalisation

Une approche relationnelle contre les ruptures

41Les éducateurs de prévention spécialisée, « raccommodeurs du lien social » (Le Goaziou, 2015), fondent leur pratique sur une approche relationnelle des jeunes rencontrés. Par leur pratique d’« aller vers » (Adloff, 2018) et leur présence régulière au sein du milieu de vie, ils offr[ent] un lien possible qui précède la demande du jeune (Le Goaziou, 2014). Leur disponibilité constante, immédiate, inscrite dans la durée, vise à créer une relation de confiance avec le jeune. Les principes de libre-adhésion et d’absence de mandat ré-instaurent une forme de symétrie relationnelle (Bonny, 2016, p. 4) entre jeunes et équipes. On rejoint ici les dimensions désinstitutionnalisée et inter-institutionnelle de la prévention spécialisée.

42Pour des jeunes en difficultés multiples, aux parcours marqués par les ruptures, la prévention spécialisée tente de garantir une forme de continuité et de permanence éducative. Les éducateurs peuvent être investis comme « référents symboliques » (Groupe de travail interinstitutionnel sur la prévention spécialisée, 2004, p. 35), figures d’attachement sécurisantes (Bowlby, 1969) pour ces jeunes dont la confiance en l’Autre est altérée. Pour ces jeunes « naviguant » entre cumul et/ou succession de prises en charge institutionnelles, au risque de la fragmentation et des incohérences, l’équipe de prévention spécialisée semble pouvoir servir de « repère » (Braud, 2003, p. 23), de “boussoleˮ.

Une approche inconditionnelle contre la sur-exclusion et l’auto-exclusion

43La pratique d’« aller-vers » des équipes de prévention spécialisée, et l’absence de contrepartie qui sous-tend leur action, s’inscrivent dans une perspective d’inconditionnalité, s’assimilant ainsi aux approches dites de “bas seuil d’exigenceˮ. Les équipes de prévention spécialisée se placent en « premier et dernier maillon de la chaîne éducationnelle et de l’aide sociale » (Réseau international des travailleurs sociaux de rue et dynamo international, 2018, p. 12). En adoptant une approche globale des jeunes, elles s’inscrivent dans une démarche de reconnaissance (Honneth, 2004) des jeunes rencontrés. Une pratique qui repose sur une logique a-catégorielle et inter-sectorielle.

44Le jeune, quels que soient son parcours, ses difficultés, et ses actes, sait qu’il peut « compter sur » les éducateurs. Il comprend, par leur disponibilité inconditionnelle, qu’il est estimé : il « compte pour » (Paugam, 2012). Pour ces jeunes aux parcours chaotiques, dont l’estime de soi est altérée, la pratique des équipes de prévention spécialisée apparaît comme un maillon essentiel pour (re)tisser le lien social (Paugam, op. cit.). L’approche globale adoptée permet au jeune de se (re)construire une identité (Honneth, op. cit. ; Esteban et Arcos Rodriguez, 2015), débarrassée des logiques catégorielles stigmatisantes. Les équipes éducatives luttent alors contre les risques de morcellement identitaire (Pichon, 2003) qui guettent ces jeunes « ballottés » d’institution en institution. Elles favorisent la (re)constitution d’une cohérence biographique et identitaire au-delà de la fragmentation des prises en charge.

Une approche de réseau ancrée dans un territoire

Une approche de réseau

45Les équipes de prévention spécialisée développent une « approche de réseau » (Groupe de travail interinstitutionnel, op. cit., p. 64). Par leur pratique d’« aller-vers » ancrée sur un territoire, elles s’inscrivent dans une démarche systémique (Amiguet, 2010). Chaque jeune rencontré est considéré et accompagné dans ses interactions avec son milieu de vie. Il s’agit pour les équipes de comprendre et accompagner le jeune dans ses relations avec sa famille, ses pairs, et les institutions. Appréhender l’histoire familiale et le contexte familial dans ses travers mais également comme ressource potentielle sur laquelle s’appuyer, par un travail avec l’ensemble de la famille, si le jeune en est d’accord. Comprendre l’importance des relations aux pairs du jeune, et leurs influences sur la construction identitaire (sentiment d’appartenance) pour aider le jeune à dessiner un projet de vie qui lui corresponde. Appréhender les éventuels actes déviants/délinquants comme un phénomène; saisir les interactions possiblement destructrices entre le jeune en difficultés multiples et les institutions (expérience vécue de « galère » ; Dubet, 1987) pour ouvrir la voie à l’instauration d’un autre type de lien… Assurer une « présence sociale » (Guillaumey, 2007, p. 15) permettant de construire une relation dans la durée.

Une approche territorialisée

  • 11 Arrêté interministériel relatif aux Clubs et Équipes de Prévention Spécialisée du 4 juillet 1972.

46Ce travail de réseau est intrinsèquement lié à l’approche territorialisée de la prévention spécialisée. Il s’agit pour les équipes, de conjuguer « approche spatiale » et « approche territoriale » (Penven, 2014), pour considérer le territoire comme un espace organisé/régulé, enjeu de négociation entre les acteurs. Les professionnels s’intéressent à l’« espace vécu » (Penven, op. cit.) par les jeunes rencontrés. Ils ont à cœur de saisir les difficultés, mais également les ressources du territoire et de ses habitants, pour ajuster leurs pratiques à leurs spécificités. La prévention spécialisée « doit se réajuster […] aux besoins du secteur d’implantation, que précisément, elle contribue à infléchir »11. Elle s’inscrit donc dans un rapport dialogique avec le territoire, considéré comme constitué de ses habitants et des institutions avec lesquelles ils interagissent. L’implantation des équipes de prévention spécialisée repose sur un diagnostic de territoire. La démarche d’évaluation des équipes est inscrite dans cette continuité. Celle-ci permet aux équipes d’ajuster leurs interventions, mais également de trouver et défendre leur place auprès de l’ensemble des acteurs locaux. C’est pourquoi « chaque association, dans son contexte particulier, développe un savoir-faire qui lui est propre » (CNLAPS, 1992). Il s’agit pour les professionnels de démontrer en quoi la dimension éducative de leur intervention vient s’inscrire en complémentarité des actions des autres acteurs du territoire (Groupe de travail inter-institutionnel, p. 74-78). Cette logique d’action repose sur un dialogue établi avec l’ensemble des échelons décisionnels impliqués dans la mise en œuvre des politiques publiques du territoire.

47En ce sens, le développement des projets territoriaux de ville peut s’avérer ambivalent pour les équipes. D’un côté, il peut constituer une opportunité pour réunir les partenaires institutionnels concernés par les questions éducatives afin de définir leurs objectifs et actions respectifs. Dans le même temps, la Commission des Affaires Sociales (2017, p. 46) « invit[e], les départements et les associations à la vigilance face au phénomène de métropolisation » quant à la préservation de moyens financiers suffisants et au respect des spécificités de la prévention spécialisée.

48Pour des jeunes en difficultés multiples, dont le parcours a fait naître un rapport de défiance vis-à-vis des institutions, l’approche communautaire/« communautarienne » (Epstein, 2016) de la prévention spécialisée, ancrée dans le milieu de vie, apparaît fondamentale pour initier et construire une relation d’accompagnement.

La prévention spécialisée, une pratique inter-institutionnelle, inter-sectorielle et « inter-échelons »

49À travers cette troisième partie, nous souhaitons interroger la logique inter-institutionnelle, inter-sectorielle et « inter-échelons » de la prévention spécialisée. Nous entendons revenir sur ces spécificités de fonctionnement de la prévention spécialisée, dans leurs richesses, leurs limites et leurs paradoxes. Ceci, afin de questionner en quoi ces principes d’action pourraient constituer une réponse au phénomène de sur-exclusion des jeunes en difficultés multiples.

Une logique inter-institutionnelle : un rouage « invisible » mais essentiel

Une logique inter-institutionnelle

50L’approche relationnelle de la prévention spécialisée, visant à (re)lier les jeunes rencontrés avec les institutions de prise en charge, suppose un travail inter-institutionnel.

  • 12  Comme le stipule l’arrêté fondateur de la prévention spécialisée du 4 juillet 1972 « L’action éduc (...)

51Pour ce faire, la prévention spécialisée s’inscrit dans une logique supplétive, dans une optique de complémentarité avec les institutions du territoire12. Elle se caractérise d’ailleurs par la spécificité de son fondement juridique. Inscrite dans le Code de l’Action Sociale et des Familles, elle ne figure dans la liste des établissements sociaux et médico-sociaux, ce qui souligne son caractère non-institutionnalisé.

52La logique d’action des équipes s’inscrit dans une double dimension. Il s’agit d’aider les jeunes à se rapprocher des institutions du territoire d’une part, et de faire évoluer les représentations et pratiques (Abric, 1994) des institutions envers ces jeunes, d’autre part. Chacune de ces dimensions entretient avec l’autre un rapport dialectique. Les éducateurs travaillent à réduire la distance symbolique, voire la défiance existant entre jeunes en vulnérabilité et institutions. Auprès des institutions, l’action des professionnels est double : il s’agit à la fois de favoriser une adaptation des pratiques institutionnelles dans une logique éducative, et de faire converger l’ensemble des acteurs dans une logique de cohérence et de complémentarité autour des jeunes.

53On peut ainsi parler d’une logique d’action tri-dimensionnelle : du jeune vers les institutions, des institutions vers le jeune, et enfin entre institutions et acteurs du territoire. En somme, les équipes développent une « pédagogie de l’interstice » (Tessier, 2013). Le temps partagé avec le jeune leur permet de le rapprocher progressivement des institutions, et de servir de « relais » (Guillaumey, 2007, p. 31) vers les structures de droit commun.

Un risque d’invisibilisation ?

54Cette logique non-institutionnelle et inter-institutionnelle fonde la spécificité et la richesse d’action de la prévention spécialisée, mais comporte un risque d’invisibilisation pouvant fragiliser sa reconnaissance institutionnelle et donc sa force d’action. Toutefois, consciente de ces risques, la prévention spécialisée a su se doter d’outils et d’instances de représentation institutionnelle pour faire entendre « sa voix ». Si la prévention spécialisée n’a pas la réalité politico-juridique des institutions du secteur, elle s’inscrit bien dans une dynamique « de collaboration » (Guillaumey, 2007, p. 35) vis-à-vis de ses partenaires.

55Cette dynamique d’action repose sur une alliance des équipes aux échelles régionale et nationale, dans l’objectif de « peser » face aux différents partenaires institutionnels et échelons de décision : Conseil Technique de la Prévention Spécialisée (CTPS), Comité National de Liaison des Acteurs de la Prévention Spécialisée (CNLAPS), Association de Prévention Spécialisée du Nord (APSN)… À l’échelle locale, la reconnaissance des équipes par les acteurs institutionnels passe par son inscription dans différents programmes locaux ou sectoriels, et par les « enjeux du partage » (Scaglione, 2005) du diagnostic établi avec l’ensemble des partenaires. L’implication des équipes leur permet de se positionner en interlocuteurs-clés des acteurs du territoire.

56Évaluation dynamique, instances de représentations, développement partenarial… Autant d’initiatives (anciennes et actuelles), qui ont permis de réaffirmer les principes d’action essentiels de la prévention spécialisée. En dépit de celles-ci, les facteurs de fragilisation de la prévention spécialisée restent très présents : remise en cause de son financement dans certains départements, suppression du CTPS, réduction de la taille des équipes...

Un « rouage relationnel » essentiel pour les jeunes en difficultés multiples

57Pourtant, pour les jeunes en difficultés multiples, qui « échappent » (Bayerre, op. cit.) aux dispositifs institutionnels de prise en charge, l’absence d’institutionnalisation qui caractérise la prévention spécialisée apparaît comme une esquisse de réponse. Elle permet de proposer une présence éducative au jeune, quel que soit son parcours institutionnel. Les équipes éducatives permettent de garantir une forme de continuité et de cohérence biographique (Pichon, op. cit.).

58Parallèlement, l’action inter-institutionnelle de la prévention spécialisée pourrait constituer le « rouage relationnel » et le repère essentiel de ces jeunes. Ceci, dans une double-dimension : une action aux côtés du jeune, et une intervention en direction des institutions. Auprès du jeune, il s’agit de proposer un attachement relationnel (Bowlby, op. cit.) sécurisant, qui rompe avec les « échecs du lien » (Lemay, 2007) vécus et ressentis par le jeune. Une approche “dés-institutionnaliséeˮ qui réinstaure une forme de symétrie relationnelle et « contrebalance » la violence symbolique véhiculée par les institutions. Le principe de libre-adhésion permet ici de garder le jeune et ses choix de vie au centre de l’action. Auprès des partenaires, il s’agit de proposer une vision « dé-institutionnalisée » du jeune, pour croiser les regards, faire converger les logiques d’accompagnement, et garantir une cohérence des actions menées autour du jeune. La reconnaissance des équipes auprès des partenaires institutionnels est essentielle pour proposer une vision du jeune dépassant les logiques institutionnelles et catégorielles propres à chacun.

59Pour le dire autrement, en cassant la logique de « case » prédominante dans l’accompagnement des jeunes en difficultés multiples, la prévention spécialisée pourrait limiter les phénomènes dits d’« incasabilité ».

Une identité inter-sectorielle malmenée, mais essentielle pour une approche globale des jeunes en difficultés multiples

60L’approche systémique, de réseau, de la prévention spécialisée suppose un travail inter-sectoriel dans l’objectif de considérer le jeune dans ses interactions avec son milieu de vie, et notamment avec les institutions.

Un rattachement à la protection de l’enfance : des relations ambiguës

61L’essence éducative de la prévention spécialisée constitue son fondement et sa spécificité au regard des autres politiques publiques de la jeunesse. Une dimension éducative (Gaberan, 2007 ; Guillaumey, 2007) à entendre dans sa tri-dimensionnalité. D’un côté, une approche relationnelle, globale et ancrée dans la durée des jeunes, cherchant à accompagner la construction de leur personnalité et le développement de leur autonomie, et à leur permettre de « passer du vivre à l’exister » (Gaberan, 2007, p. 7). Parallèlement, un travail auprès des familles (Prigent, 2011), dans un rôle de soutien à la parentalité et de développement du pouvoir d’agir des adultes en contact avec le jeune. Enfin, un travail partenarial auprès des institutions pour permettre à chacune d’entre elles de s’inscrire dans une logique éducative dans le cadre de ses missions.

62Si ces actions parallèles s’inscrivent dans une logique dialectique, elles nécessitent un travail d’ajustement constant des pratiques. En effet, les principes d’action de la prévention spécialisée peuvent venir se confronter aux nécessités de collaboration avec les partenaires du secteur éducatif et de la protection de l’enfance. Ainsi, les pratiques évoluent (CNLAPS, 2017 : bien qu’inscrites dans une logique de « non-mandatement », les équipes se voient désormais prescrire des « mesures de prévention spécialisée » par des acteurs de la cohésion sociale. Ils considèrent alors que leur pratique du « sur-mesure », de l’ajustement et de la disponibilité permet d’accompagner les jeunes les plus éloignés des institutions. Par ailleurs, les équipes peuvent décider d’abandonner leur pratique d’« anonymat » lorsqu’elles considèrent qu’une information préoccupante est nécessaire. Auprès des partenaires, leur action consiste à « faire bouger les seuils de tolérance » (CNLAPS, op. cit.).

  • 13 Ainsi, le Défenseur des droits relève, dans son rapport annuel consacré aux droits de l’enfant (201 (...)

63Issue des mouvements d’éducation populaire, la prévention spécialisée a logiquement été rattachée au secteur de la protection de l’enfance. Cette appartenance originelle, a été et reste fortement revendiquée par les acteurs de la prévention spécialisée, qui craignent un rattachement progressif au secteur de la prévention de la délinquance. À ce titre, on peut considérer que la décentralisation portée par les lois de 1983 et 1986 a eu un effet paradoxal. D’un côté, en confiant, le financement de la prévention spécialisée au département, elle a permis de réaffirmer son appartenance au secteur de la protection de l’enfance. D’un autre côté, en lui conférant un caractère subsidiaire, elle a fragilisé, voire remis en cause sa place effective13.

64Par ailleurs, le rattachement de la prévention spécialisée à la protection de l’enfance n’est pas dénué d’ambivalences et de paradoxes. La disparition du CTPS et sa fusion au sein du Comité National des acteurs de la Protection de l’Enfance (CNAPE) en est une illustration : en même temps qu’elle réaffirmait cette appartenance, cette absorption venait créer une invisibilisation de la prévention spécialisée au sein de l’ensemble du secteur, et ainsi réduire le nombre d’interlocuteurs spécifiquement rattachés à cette mission. De même, le caractère non obligatoire du financement de la prévention spécialisée pose la question d’une éventuelle « concurrence » avec les autres dispositifs de la protection de l’enfance, dans un contexte de restriction budgétaire. Enfin, ce rattachement n’est pas forcément synonyme d’effacement des frontières avec les institutions du secteur. Si les logiques d’action de la prévention spécialisée s’inscrivent dans une logique de continuité et de complémentarité avec les institutions éducatives et de protection de l’enfance, elles s’en distinguent (Becquemin, 2007), ce qui peut être source d’incompréhensions et de tensions.

65Pour les jeunes en difficultés multiples, en prise avec des difficultés intrafamiliales, avec un parcours biographique souvent traumatique, l’approche éducative apparaît essentielle. Approche relationnelle permettant au jeune d’apprendre à (re)faire confiance, repères éducatifs lui permettant de (re)trouver un cadre de vie, reconnaissance lui permettant d’apprendre à s’estimer (« favoriser l’appropriation de soi par soi », Gaberan, op. cit., p. 9).

Les relations à la Protection Judiciaire de la Jeunesse et aux métiers de la médiation : entre distinction et complémentarité

  • 14 Groupe de travail interinstitutionnel, op. cit.

66Les relations à la Protection Judiciaire de la Jeunesse ont été et restent sources de craintes et de tensions pour les équipes de prévention spécialisée. Une peur qui s’est renforcée avec le développement des politiques de la ville dans les années 1990 et l’essor des préoccupations sécuritaires depuis lors. En effet, il semble que « les sociétés cessent de vouloir assurer la sécurité d’existence de chacun […] pour se préoccuper majoritairement de la sécurité des biens et des personnes » (Réseau International des travailleurs sociaux de rue et Dynamo, 2008, p. 76). Les acteurs de la prévention spécialisée rappellent14 que, si leur action éducative peut contribuer à prévenir la délinquance, elle s’en distingue par son invisibilité et son inscription sur le long terme (là où la prévention de la délinquance s’inscrit dans une recherche d’efficacité, de visibilité, et dans un raisonnement court-termiste).

  • 15 Loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République.

67On peut identifier un risque double. D’une part, le dévoiement des fonctions des équipes éducatives au profit de mesures de lutte contre la délinquance. À ce titre, la question de la préservation de l’anonymat et du secret professionnel est défendue par les acteurs de la prévention spécialisée. Celle-ci conditionne l’instauration possible d’une relation de confiance avec les jeunes, qui constitue la base même de leur action. D’autre part, le développement de nouveaux métiers de la ville, parmi lesquels ceux relevant de la médiation, fait craindre un risque de « concurrence » entre acteurs d’un même territoire dans un contexte de réduction des financements. Le caractère non obligatoire du financement de la prévention spécialisée, associé au développement des phénomènes de métropolisation (favorisé par la loi NOTRe15 de 2015), rend l’orientation (éducative et/ou répressive) des politiques territoriales fortement dépendante des élus locaux.

  • 16 Groupes de travail portés par le CTPS puis par la CNAPE, le CNLAPS ou le Comité de Prévention Spéci (...)
  • 17 Piloté par le secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (SG-CI (...)

68D’un autre côté, ces risques et craintes ont donné lieu à un travail de clarification de la part des acteurs de la prévention spécialisée (Bonnefoy, 2010). Différents groupes de travail16 ont permis de réfléchir aux articulations entre prévention spécialisée et prévention de la délinquance, accordant une large place à la question de la préservation de l’anonymat. Le comité interministériel de prévention de la délinquance17insiste sur l’importance du partenariat entre PJJ et prévention spécialisée dans l’objectif de permettre « l’inscription de l’accompagnement du jeune dans une continuité et une cohérence éducatives et l’individualisation de son parcours » (2014, p. 15). La participation des équipes aux Contrats Locaux de Sécurité entend porter un regard éducatif, justement débarrassé des enjeux sécuritaires, auprès des partenaires locaux.

69De la même manière, l’arrivée de métiers issus du secteur de la médiation a permis de réaffirmer les spécificités propres à chacun. Ainsi, prévention spécialisée et médiation ont des actions « complémentaires [… mais qui] se différencient autour de leur finalité » (Groupe de travail interministériel de prévention de la délinquance, op. cit., p. 21) : relation éducative inscrite dans la durée pour la prévention spécialisée, posture de tiers visant à la gestion des conflits pour la médiation sociale.

70En somme, les risques pesant sur l’identité de la prévention spécialisée ont aussi donné l’occasion à ses acteurs de revendiquer la spécificité de leur approche éducative et préventive.

71Face aux jeunes en difficultés multiples, en risque de basculement, ou déjà ancrés dans des « carrières déviantes » (Becker, op. cit.), il s’agit, pour les équipes, de prévenir l’ancrage dans une identité déviante ou de favoriser les processus de désistance (Mbanzoulou et al,, 2012 ; Mohammed, 2015 ; Gaïa et al.,2019), par une logique inter-sectorielle basée sur la confiance, la préservation de l’anonymat et l’inconditionnalité de la présence éducative. Prévenir la délinquance par une action éducative structurante pour des jeunes en perte de repères ; considérer les passages à l’acte comme les symptômes d’une souffrance (Le Breton, op. cit.) ; aider le jeune à transformer sa révolte en force d’action pour son chemin de vie.

Des relations à l’éducation nationale et à l’insertion socio-professionnelle nécessaires

  • 18 Circulaire DAS/DGEFP 99-27 du 29 juin 1999 relative aux chantiers éducatifs de prévention spécialis (...)

72Parce que l’un des enjeux premiers de la prévention spécialisée est de permettre au jeune en difficulté de (re)trouver sa place dans la société, les relations tissées avec l’éducation nationale, les secteurs de l’animation socio-culturelle et de l’insertion socio-professionnelle apparaissent fondamentales. Dans cette optique, le rôle des équipes de prévention spécialisée prend de multiples formes, étroitement dépendantes du contexte local et des situations rencontrées (CNLAPS, op. cit.). Ainsi, les équipes peuvent intervenir directement en milieu scolaire, ou choisir de soutenir le jeune dans ses relations à l’institution scolaire. Leur participation aux Programmes de réussite éducative et Programmes Éducatifs territoriaux se développe. Par ailleurs, les équipes participent à la mise en place de chantiers éducatifs18, comme « moyen complémentaire pour entrer en relation […] ou renforcer un lien », outil de « mise en situation professionnelle, […] et de valorisation narcissique » (Équipe de prévention spécialisée de Besançon, 2015). Pour les jeunes les plus éloignés de l’emploi, ces chantiers éducatifs constituent une « étape » nécessaire et indispensable vers les dispositifs d’insertion de droit commun. Pour les jeunes moins éloignés de l’emploi, le partenariat avec les structures d’insertion est essentiel. En somme, les équipes tentent de tisser des ponts entre le jeune et les secteurs scolaire et professionnel ; ceci dans une double dimension : du jeune vers l’institution, et des institutions vers le jeune. Ceci dans un contexte de « crise économique [et] symbolique des structures d’intégration de la jeunesse » (Mucchielli et Kokoreff, 2005).

73Le développement des métiers de l’insertion puis de l’animation socio-culturelle a également été porteur de craintes pour les équipes (Monnier, 2010) : risque de dévoiement de leurs pratiques au profit de ces logiques d’action sectorielles, risque de concurrence des financements dans un contexte de pénurie. Dans le même temps, la montée en puissance de ces nouveaux métiers a donné l’occasion aux équipes de s’en différencier tout en tissant des alliances nécessaires.

74Pour les jeunes en difficultés multiples, le travail des équipes cherche à leur permettre de trouver « leur voie » et à se réconcilier avec des secteurs souvent perçus comme maltraitants/excluants, renvoyant le jeune à ses difficultés. Au besoin, ils peuvent imaginer avec le jeune un parcours, et construire une ou plusieurs « étapes » lui permettant de renouer avec les institutions. L’inconditionnalité de leur mission permet d’éloigner temporairement le jeune d’exigences institutionnelles trop élevées et de logiques de contrepartie potentiellement destructrices. Il s’agit d’accompagner le jeune « à son rythme ». Aider le jeune à se réconcilier avec les institutions, c’est aussi lui permettre de « se réconcilier avec lui-même », dans un contexte où « les institutions […] renvoient une image négative de soi » (Muchielli et Kokoreff, op. cit.), pouvant faire naître un sentiment d’inutilité, d’injustice et/ou de révolte.

Des relations au secteur de la santé essentielles

75Les liens étroits existant entre précarité sociale et précarité psychique (Furtos, 2001, p. 3), entre souffrance sociale (Fassin, 2004b) et souffrance psychique (Fassin, 2004a, p 9), ou encore les manifestations cliniques de la souffrance psychique en contexte de précarité (Furtos, 1999), invitent au développement de pratiques cliniques situées « dans les  nterstices » sociaux (Jacques, 2004), au carrefour du sanitaire, du médico-social, du social et du psychiatrique. Pour ce faire, les équipes de prévention spécialisée, tentent d’initier une démarche de soins, en allant à la rencontre des jeunes en souffrance, et servent alors de relais vers les institutions. D’un autre côté, elles tentent d’accroître leur participation aux instances des institutions de soins, permettant ainsi de favoriser la prise en charge de certains jeunes, ou d’influer sur celle-ci. Enfin, certaines équipes, en concourant à la visibilisation de problématiques de santé et au dialogue inter-partenarial entre les différentes institutions de soin du territoire, parviennent à favoriser l’émergence de nouvelles réponses, à l’image des maisons des adolescents, points accueil écoute jeunes, etc.

76Pour des jeunes en difficultés multiples, éloignés du soin, ou ayant possiblement connu des expériences douloureuses au sein des institutions de santé, le travail des équipes de prévention spécialisée est primordial. Concernant le jeune, il s’agit à la fois de le faire évoluer dans son rapport à lui-même et dans son rapport aux institutions. Lui faire prendre conscience de sa valeur tout en favorisant chez lui l’acceptation du besoin d’être aidé ; lui permettre de s’autoriser à accorder sa confiance à des professionnels du soin, et à passer en « zone de demande » (Marques, 2018).

77Ainsi, la pratique inter-sectorielle de la prévention spécialisée, véritable spécificité, repose sur un équilibre en constant réajustement. Elle suppose un travail de réflexion permanent des équipes, et une « voix » commune portée auprès des différents partenaires institutionnels et acteurs de décision.

Une logique inter-échelons

78L’ancrage territorial de la prévention spécialisée implique un travail en lien avec l’ensemble des acteurs du territoire.

79Sa logique inter-institutionnelle et inter-sectorielle suppose un travail alliant étroitement et de façon cohérente l’ensemble des échelons décisionnels impliqués ; chaque « échelon hiérarchique » reposant lui-même sur une pluralité d’acteurs (Avenel, 2015). Ainsi, l’action de la prévention spécialisée ne peut trouver sa cohérence et défendre sa légitimité que par la construction d’un dialogue avec et entre l’ensemble des échelons de décision, et au sein même de chacun d’entre eux. Il s’agit pour les professionnels de favoriser le croisement des compétences pour les faire converger au profit de l’accompagnement éducatif et social des jeunes rencontrés. Ceci passe par une recherche d’équilibre de la place prise par chacun. L’enjeu pour les équipes de prévention spécialisée est donc double : défendre leur légitimité vis-à-vis des différents échelons décisionnels, et, dans le même temps, favoriser les échanges entre ces différents acteurs.

80Les équipes en elles-mêmes sont diversifiées, ce qui suppose un travail de collaboration étroite entre chacun de leurs membres : travailleurs sociaux (diversité des diplômes et des parcours), professionnels du secteur de santé (psychologues), bénévoles. Le rôle des cadres et administrateurs est primordial pour assurer une forme « d’interface » entre la prévention spécialisée et les partenaires locaux (Comité interinstitutionnel de la prévention spécialisée, op. cit., p. 37). Il s’agit, pour eux, de constituer un soutien pour les équipes face aux tensions inhérentes à leur pratique interstitielle, tout en « défendant » la place de la prévention spécialisée auprès des partenaires. La question de l’évaluation est en ce sens essentielle.

81La spécificité du financement de la prévention spécialisée, reposant sur une dotation globale par conventionnement, implique une grande rigueur dans la méthodologie d’évaluation : réaliser un diagnostic de territoire pour justifier la nécessité de son implantation, visibiliser une pratique interstitielle, constituer un interlocuteur ressource pour l’ensemble des acteurs locaux malgré une approche désinstitutionnalisée. Cette démarche demande une étroite collaboration entre les équipes, possiblement soutenue par le travail de chercheurs (sociologues), et des membres de la direction (Comité interinstitutionnel de la prévention spécialisée, op. cit., p. 47).

82L’approche territorialisée de la prévention spécialisée implique un étroit partenariat avec les acteurs et élus locaux. La logique « inter-échelons » de la prévention spécialisée pose la question du poids respectif de chacun des échelons de décision. Si le département constitue l’échelon de rattachement de la prévention spécialisée, le caractère subsidiaire de son financement remet en cause ce lien. À l’inverse, la montée en puissance des logiques répressives et sécuritaires, compétences étatiques et communales vient renforcer le rôle de l’État et des communes comme interlocuteurs-clés de la prévention spécialisée. En ce sens, le développement des politiques de la ville, et le phénomène de métropolisation porté par la loi NOTRe, ont eu des conséquences paradoxales pour les équipes de prévention spécialisée. D’un côté, elles ont permis, dans certains territoires, d’apporter des financements complémentaires à la prévention spécialisée, favorisant ainsi la pérennisation des équipes ou la stabilisation de leurs effectifs. D’un autre côté, ce basculement des financements, laisse craindre un dévoiement des fonctions éducatives au profit d’une logique sécuritaire.

83Ainsi, la place de carrefour de la prévention spécialisée nécessite un engagement profond des équipes pour défendre la spécificité de leurs missions, et un travail d’ajustement constant à la diversité des situations individuelles et des contextes locaux. Pourtant, leur pratique, de par la particularité de leurs principes d’action, apparaît précieuse, particulièrement pour l’accompagnement des jeunes en difficultés multiples.

Conclusion : la prévention spécialisée et ses spécificités : une réponse possible pour les jeunes en difficultés multiples ?

84Pour les jeunes en difficultés multiples, les logiques catégorielles, sectorielles et institutionnelles montrent leur limites, voire leur caractère potentiellement destructeur. Ces jeunes, dont les difficultés viennent questionner les limites institutionnelles, appellent à des réponses fondées sur une approche globale centrée sur le jeune et son parcours de vie. La nécessité de leur proposer une prise en charge cohérente et continue, implique de s’inscrire dans une logique inter-sectorielle.

85La prévention spécialisée, en garantissant un maillage inter-institutionnel et inter-sectoriel, réunissant tous les échelons d’intervention, entend favoriser une coordination des actions autour du jeune. En d’autres termes, en supprimant les frontières, ou tout au moins en les bousculant, la prévention spécialisée semble permettre de lutter contre les points d’achoppement de ces frontières. Son approche relationnelle, de réseau, et ancrée territorialement tente de tisser un étayage relationnel sécurisant permettant aux jeunes de se (re)construire : (re)trouver confiance en soi et en l’Autre, se « réconcilier » avec les institutions.

86Cette situation de carrefour de la prévention spécialisée est source de tensions pour les acteurs, et facteur d’affaiblissement pour une pratique constamment obligée de réaffirmer sa place. Pourtant, c’est bien parce qu’elle s’inscrit dans une démarche particulière qu’elle semble pouvoir proposer une réponse à ces jeunes, là où les institutions ont échoué. Pour cela, les équipes de prévention spécialisée s’inscrivent dans un processus d’élaboration et de collaboration continue avec l’ensemble des partenaires institutionnels. Elles s’inscrivent dans un va-et-vient constant entre affirmation de leurs spécificités et nécessaire adaptation. Cette souplesse et cette réflexivité apparaissent comme des richesses favorisant « la prise en compte d’enjeux multiples ».

87Ainsi, les principes d’action de la prévention spécialisée apparaissent comme une réponse possible au phénomène dit d’« incasabilité » des jeunes en difficultés multiples. Cette possibilité reste néanmoins conditionnée par la préservation de marges de manœuvre suffisantes par les acteurs de la prévention spécialisée, constamment obligés de (re)négocier leur place et leur rôle auprès des pouvoirs publics et des partenaires institutionnels.

88L’émergence des préoccupations de l’action publique au sujet de ces jeunes en difficultés multiples pourrait constituer une opportunité pour les acteurs de la prévention spécialisée, leur permettant de défendre et revendiquer la plus-value de leur approche. Parallèlement, les principes d’action de la prévention spécialisée pourraient servir de base de réflexion et d’« introspection » pour les institutions de prises en charge « traditionnelles », dans l’objectif de repenser les pratiques professionnelles pour lutter contre ces phénomènes dits d’« incasabilité ».

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Notes

1 Tout au long de cet article, nous retiendrons cette appellation, choisie notamment par Antoine Dulin (2018) dans son rapport sur les parcours en protection de l’enfance. 

2 Ce caractère tri-dimensionnel de la perte de confiance a notamment été mis en évidence par De Gaulejac et Taboada Leonetti (1994), à travers leur concept de désinsertion sociale.

3 À ce sujet, concernant la protection de l’enfance, voir les dossiers de la DREES n°55 (2020): Elle note que « les modalités d’hébergement continuent leur diversification. Ainsi, la part de l’hébergement en internat collectif diminue de 9 points par rapport à fin 2012, de 10 points en MECS et en foyers de l’enfance. Cette diversification s’est notamment faite au profit de l’hébergement éclaté, hors de l’établissement. [...] Cette diversification s’est aussi faite au profit du placement à domicile. »

4 C’est d’ailleurs ce que note la Cour des Comptes (2014) dans son rapport sur la Protection Judiciaire de la Jeunesse, en parlant d’une « focalisation sur la régulation des capacités disponibles donn[ant] l’impression aux magistrats que leurs décisions sont conditionnées, voire contingentées, par les moyens disponibles. »

5 Selon Dulin (op. cit.), « L’animation de [la protection de l’enfance] est donc intrinsèquement complexe [...] Une telle complexité peut nuire à l’efficacité de la protection de l’enfance. Elle ne doit pas occasionner de différences de traitement [...] C’est pourtant ce qui est constaté, dans un contexte de tensions budgétaires et compte tenu de la variété des choix politiques des départements. »

6 Sectorisation de la psychiatrie dans les années 1960, décentralisation de l’action sociale dans les années 1980, émergence puis essor des politiques de la ville à partir des années 1990-2000

7 Les CAARUD ont été créés par la loi de santé publique du 9 août 2004 et mis en place dans tous les départements français à partir de janvier 2006

8 Rendu obligatoire par la loi du 5 mars 2007.

9 À ce sujet, voir par exemple : Saint-André S., « Muta’jeunes, un creuset pour l’interdisciplinarité », Lien Social n°1288, février 2021 ; Colomb Noémie, « Protection de l’enfance et handicap : dépasser les frontières », Direction[s] n°172, février 2019

10 À ce sujet, voir par exemple Agence Nouvelle des Solidarités Actives, « Innovations sociales dans le champ de l’hébergement et de l’accès au logement », Les Contributions n°17, Paris, janvier 2016 ; Bynau Claude, Accueillir les adolescents en grande difficulté. L’avenir d’une désillusion., Érès, « Trames », 2007, 320 pages ; ONPE « Présentation du dispositif SAPMN : Service d’Accompagnement Personnalisé en Milieu Naturel », site de la CNAPE.

11 Arrêté interministériel relatif aux Clubs et Équipes de Prévention Spécialisée du 4 juillet 1972.

12  Comme le stipule l’arrêté fondateur de la prévention spécialisée du 4 juillet 1972 « L’action éducative de ces organismes est menée en collaboration avec les services sociaux, les groupements et les établissements socio-éducatifs et culturels. »

13 Ainsi, le Défenseur des droits relève, dans son rapport annuel consacré aux droits de l’enfant (2017), que « si la protection de l’enfance est une compétence décentralisée à l’échelon départemental, il n’en demeure pas moins qu’elle doit rester une préoccupation essentielle de l’État qui doit donner l’impulsion et les moyens nécessaires à sa mise en œuvre sur l’ensemble du territoire. » Ce n’est pas le cas actuellement dès lors que « la protection de l’enfance reste en 2016 le premier motif des saisines du Défenseur des droits en matière de défense des droits de l’enfant. Les réclamations reçues alertent, de manière extrêmement préoccupante, sur l’insuffisance des moyens dédiés à la protection de l’enfance, depuis la prévention jusqu’à la prise en charge des jeunes majeurs. Réduction drastique des moyens alloués par les départements à la prévention spécialisée, non-exécution des décisions judiciaires de placement faute de place, insuffisances dans le déploiement des PPE, défaillances dans la prise en charge des MNA, manque de solutions de soins, psychiatriques et médico-psychologiques, pour les enfants et adolescents confiés à l’aide sociale à l’enfance, engorgement des lieux de rencontre enfants-parents ».

14 Groupe de travail interinstitutionnel, op. cit.

15 Loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République.

16 Groupes de travail portés par le CTPS puis par la CNAPE, le CNLAPS ou le Comité de Prévention Spécialisé de Paris ou encore interministériels.

17 Piloté par le secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance (SG-CIPD), ce groupe associe outre les ministères de l’Éducation nationale, de la Justice, des Affaires sociales et de la santé, de la Ville, l’association des maires de France (AMF), l’assemblée des départements de France (ADF), le comité national de liaison des acteurs de prévention spécialisée (CNLAPS), la convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE), France médiation, le réseau des villes correspondants de nuit et de la médiation sociale, l’association Citoyens et justice.

18 Circulaire DAS/DGEFP 99-27 du 29 juin 1999 relative aux chantiers éducatifs de prévention spécialisée, ainsi : « Dans le cadre de leur mission, les associations de prévention spécialisée ont développé des activités de “chantiers éducatifs” qui peuvent avoir plusieurs finalités : aider les jeunes à prendre confiance en eux, leur donner une première expérience du travail, leur permettre d’avoir des petits revenus, leur donner l’occasion de participer à un projet collectif, leur apprendre à gérer leur temps et à s’organiser, créer un lien entre les habitants d’un quartier. 

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christelle Achard, « La place de carrefour de la prévention spécialisée : une réponse possible au phénomène dit d’« incasabilité » des jeunes en difficultés multiples ? »Sciences et actions sociales [En ligne], 17 | 2022, mis en ligne le 29 avril 2022, consulté le 19 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/sas/2136

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Auteur

Christelle Achard

Doctorante
Centre de Recherche Risques Et Vulnérabilités,
Université de Caen
christelle.achard@unicaen.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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