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Varia

La migration irrégulière des jeunes pêcheurs vers les côtes espagnoles : l’expression d’un secteur de la pêche artisanale sénégalaise en difficulté ?

El hadj Bara Deme et Nguissaly Ndiaye

Résumés

Cet article aborde une réflexion sur le phénomène de la migration irrégulière chez les pêcheurs artisans sénégalais vers les pays européens avec comme porte d’entrée les côtes. Ainsi, il part de l’hypothèse que la crise persistante du secteur de la pêche artisanale et la précarité des pêcheurs sont les causes directes de cette migration illégale. La méthode a consisté à mener des enquêtes qualitatives de perception auprès des pêcheurs artisans sur le littoral sénégalais afin d’en déterminer les causes. Ces enquêtes ont été complétées par des récits de vie d’anciens candidats à cette aventure et une recherche documentaire conséquente. Globalement, il ressort des entrevues avec les pêcheurs artisans que l’activité de la pêche n’est plus rentable dans ce contexte de surexploitation et de raréfaction des ressources. Au-delà de la baisse considérable des revenus, l’activité demeure de plus en plus dangereuse (zones de pêche de plus en plus lointaines) et les conditions de travail physiquement plus difficiles (longs séjours en mer). En plus, très peu d’alternatives d’emplois dans l’économie sénégalaise s’offrent aux pêcheurs artisans en dehors de la pêche. Rallier les côtes espagnoles devient à leurs yeux donc l’unique alternative pour des lendemains meilleurs. L’ancrage profond de cette « alternative » dans l’imaginaire des pêcheurs candidats à la migration irrégulière est soutenu par la « richesse » (beaux habitats, téléphone portable de dernière génération, voiture d’occasion ramenée d’Europe) des premiers migrants de retour au Sénégal. Autant d’illusions, de représentations sociales, d’expectations matérielles et immatérielles liées à la migration abordées dans cet article.

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Texte intégral

Ce travail a été soutenu par le projet Gestion et Résilience des pêcheries de petits pélagiques en Afrique de l’Ouest - GREPPAO, financé par l’Union Européenne dans le cadre du programme PESCAO (EuropeAid/158370/DD/ACT/Multi), et piloté par l’Université de Portsmouth.

Introduction

  • 1 La motorisation des pirogues artisanales rentre dans le processus de modernisation du secteur de la (...)
  • 2 1€ = 655,957 FCFA.

1De par sa persistance au fil des années, la migration irrégulière fait partie des réalités sénégalaises et dépasse ainsi le stade de phénomène social pour se positionner comme un fait social (Bâ et al., 2008 ; Tandian, 2006). Son importance s’est considérablement renforcée dans les années 2000 avec l’embarcation de milliers de migrants dans des pirogues de fortune en direction des Îles Canaries (Tandian, 2020 ; Bouilly, 2010). Le développement de cet itinéraire géographique prenant la Méditerranée a été facilitée par la motorisation des pirogues artisanales1 et la réelle capacité des pêcheurs artisans sénégalais à pêcher dans des eaux de plus en plus lointaines pour de longues marées dans le cadre de la pêche migrante (Failler et al., 2020 ; Dème et al., 2019 ; Fontana, 2013). Mise en parallèle avec la crise du secteur de la pêche sur la même période (à partir des années 2000) marquée par la raréfaction des ressources et la paupérisation en milieu pêche, cela amène à poser l’hypothèse desavoir si la migration irrégulière massive des pêcheurs n’est pas la résultante de cette crise (Dème et al., 2019 ; Dème, 2018 ; Brehmer et al., 2016 ; WWF, 2008). Il est clair que les pêcheurs artisans sont les principaux acteurs de cette tendance à prendre l’itinéraire maritime plutôt que l’itinéraire terrestre qui prévalait jusque-là. Plus du tiers des embarcations au départ des côtes sénégalaises pour rallier l’Europe concernent des pêcheurs. Bénéficiant de revenus mensuels très faibles, les pêcheurs artisans sénégalais s’inscrivent dans le tissu de l’économie informelle qui les expose à une grande vulnérabilité et une absence de toute protection sociale (Dème et al., 2021). Cet état de fait accentue la situation de dépendance, d’incertitude et d’instabilité (Ibid.) des communautés de pêche. Ajoutée à une forte pression sociale, un manque d’alternative de reconversion et la construction sociale d’illusions et de mythe d’un « eldorado européen », autant d’éléments soulevés par les pêcheurs artisans pour justifier leur péril (Séne, 2020). Malgré l’amplification du phénomène au cours de ces deux décennies et s’étalant sur plusieurs vagues, aucune solution durable n’a été proposée par les pouvoirs publics pour endiguer ce péril humain (Bâ et al., 2008). D’ailleurs, cette précarité s’est quasiment généralisée dans toutes les couches sociales du pays (ANSD, 2018). L’Agence Nationale de la Démographie et de la Statistique (ANSD) renseigne que 38% des Sénégalais vivent avec moins de 1 000 FCFA (XOF) (1,53 euro)2 par jour en 2018 (ANSD, 2018).

2L’objectif de cet article est de caractériser la migration irrégulière par voie maritime en milieu pêche artisanale sénégalaise corrélée à la crise du secteur et la précarité aiguë des principaux acteurs. Les résultats sont issus de travaux de terrain entrepris le long du littoral notamment dans les principaux foyers de départ (Dakar, Mbour / Joal, Saint-Louis, Kayar et Casamance). Ce qui a permis de rassembler des informations inédites auprès des pêcheurs et anciens candidats à la migration. La méthode a consisté à effectuer des entrevues individuelles et collectives à partir d’enquêtes de perception et à recueillir des récits de vie auprès d’anciens candidats à l’immigration irrégulière. Par ailleurs, la recherche documentaire a permis de renseigner sur la crise de la pêche artisanale sénégalaise.

3Ce travail se démarque des travaux antérieurs sur la migration irrégulière par voie maritime en ne faisant pas une généralisation des profils et des causes et déterminants de ce phénomène (Tandian, 2020 ; Sakho et al., 2010 ; Bâ Ndiaye, 2008 ; Tandian, 2006). Il vise à spécifier le profil des migrants en ne s’intéressant qu’aux pêcheurs migrants et posant comme déterminant la crise de la pêche artisanale. Le rôle et l’implication des pêcheurs dans ce dispositif restent jusque-là inconnus. C’est ainsi que ce travail apporte une connaissance nouvelle de la pêche sénégalaise. Il contribue par ailleurs à pointer du doigt le phénomène récurrent de la migration irrégulière et l’absence de conditions d’épanouissement pour les jeunes pêcheurs au Sénégal.

4L’article est structuré en trois parties. La première partie expose la méthode de recherche. Dans la deuxième partie sont présentés les résultats de la recherche notamment les contours sociohistoriques de la migration irrégulière par voie maritime et les causes et déterminants en milieu pêche artisanale sénégalaise. Enfin, la troisième partie aborde une discussion sur l’absence d’alternatives pour les jeunes pêcheurs artisans et apporte une réflexion sur les limites des politiques publiques pour rendre la pêche artisanale plus attractive afin de maintenir les jeunes dans l’activité. La recherche conclut sur des recommandations pour une gestion plus efficace du phénomène de la migration irrégulière visant à endiguer le départ clandestin des jeunes pêcheurs vers les côtes espagnoles.

Méthodes

Collecte des données : approche centrée sur les perceptions des pêcheurs

5Dans le cadre de cette recherche, la perception des pêcheurs vis-à-vis de l’émigration irrégulière vers les côtes espag noles a été enquêtée sur la période septembre-novembre 2020 marquée par une forte résurrection du phénomène. La recherche a été effectuée dans les principaux foyers de départ des clandestins notamment Dakar, Joal, Kayar et Saint-Louis qui sont par ailleurs les plus grands centres de pêche artisanale du Sénégal (Figure 1).

Figure 1 : Localisation des principaux foyers de départ des candidats à la migration irrégulière

6Plus de cinquante pêcheurs ont été contactés afin de renseigner un guide d’entretien devant permettre d’apprécier l’implication des pêcheurs dans le dispositif de départ des migrants et cerner les causes de cette migration irrégulière en milieu pêche artisanale sénégalaise. Le guide d’entretien devait de plus, permettre d’avoir une appréciation globale de la situation socioéconomique de l’activité de la pêche artisanale (coûts, rentabilité de l’activité et revenus des artisans pêcheurs). Ce faible niveau d’échantillonnage s’explique par la difficulté à identifier les anciens candidats à l’émigration irrégulière dans les foyers de départ. Ce qui se justifie par la peur de s’exposer à des poursuites judiciaires pour certains et pour d’autres c’est plutôt une volonté de renouveler l’expérience.

7L’approche d’enquête de terrain a été exclusivement qualitative. Une telle approche permet de saisir la signification ou encore la perception, le sens que les acteurs donnent à leur action (Clavé-Mercier et Rigoni, 2017 ; Dème, 2018). Cette approche, couplée d’entretiens semi-directifs, est relativement appropriée compte tenu du caractère informel et illégal du phénomène et de la réticence des acteurs à collaborer (Clavé-Mercier et Rigoni, 2017).

Recherche documentaire

  • 3 Le choix de ces deux unités de pêche s’explique par le fait qu’elles ciblent principalement les pet (...)

8Un travail de recherche documentaire a complété celui des enquêtes de perception. En effet, le recours à la littérature scientifique a permis d’affermir l’enquête de perception des acteurs sur l’état des ressources, la crise de la pêche artisanale et la situation socioéconomique des pêcheurs avec des données quantitatives. Les données portant sur les coûts d’exploitation de la senne tournante et du filet maillant3 utilisés sur cet article sont tirées de deux travaux récents sur les revenus des pêcheurs artisans (Dème et al., 2021 ; Bâ et al., 2016). Ces travaux ont largement documenté sur les revenus générés par ces types de pêche les plus pratiquées au Sénégal et sur le profit des acteurs. Ils ont également caractérisé la précarité en milieu de la pêche artisanale sénégalaise (Dème et al., 2021).

  • 4 Il est important de préciser que les captures de juvéniles sont interdites par la pêche sénégalaise (...)

9Le recours à la recherche documentaire a permis aussi de renforcer les différents indicateurs avancés par les pêcheurs artisans pour rendre compte de la situation de crise du secteur de la pêche. Ces indicateurs sont, entre autres, la diminution continue des tailles des différentes espèces capturées, le débarquement en grand nombre de juvéniles4 et la raréfaction des espèces démersales dans les mises à terre. Une compilation des données du Centre de Recherches Océanographiques de Dakar-Thiaroye - CRODT (1980-2000) atteste de la diminution de la taille des espèces débarquées au Sénégal. Ces tailles inférieures à celle de la première maturité sexuelle signifie que les poissons prélevés n’ont pas pu effectuer leur première ponte et n’ont donc pas contribué au renouvellement des stocks et la durabilité des ressources (Baldé et al., 2019 ; Dème, 2019 ; Dème, 2018 ; Diankha et al., 2018 ; Thiaw et al., 2017).

10Par ailleurs, pour illustrer la prédominance des pêcheurs comme candidats à la migration irrégulière, l’étude s’est basée sur les données publiées par l’Observatoire Sénégalais des Migrations – OSM portant sur le profil des individus interpellés par la police sénégalaise entre le 1er septembre et le 30 novembre 2020. L’indisponibilité de données sur une longue série sur la migration irrégulière (compte tenu de sa nature irrégulière) constitue une des limites de cette étude. Cette limite se justifie du fait qu’il n’existe pas d’estimations officielles de migrants en situation irrégulière. Cette question du reste sensible, n’est pas intégrée dans les recensements nationaux (Some, 2009).

11Enfin, la combinaison des deux approches (notamment qualitative à travers les enquêtes de perception et l’approche quantitative à travers les données issues des recherches documentaires) a permis d’avoir un meilleur éclairage sur l’implication des pêcheurs dans le dispositif au départ à la migration irrégulière et d’en connaître les causes profondes.

Résultats

L’implication des pêcheurs dans le dispositif de départ à la migration irrégulière

12Avant de caractériser les causes de l’émigration des pêcheurs artisans, il serait intéressant d’apprécier leur implication dans le dispositif de départ. En effet, il est clairement établi que sans les pêcheurs artisans sénégalais, la voie maritime piroguière pour rallier les côtes maritimes espagnoles n’aurait sans doute pas existé. Les enquêtes de terrain auprès des pêcheurs ont permis de déterminer leur rôle dans ce dispositif. Ainsi, il en ressort que les pêcheurs constituent le noyau central et incontournable, même s’ils se déchargent d’être les initiateurs. Ils affirment que ce rôle central est dû naturellement à leur grande connaissance du milieu maritime (Dème et al., 2019 ; Dème, 2018 ; Samba, 2013). En effet, la distance séparant les côtes sénégalaises de l’archipel espagnol est estimée à 1 700 kilomètres et est parcourue en moyenne entre six et huit jours par une pirogue artisanale. Selon les pêcheurs, un voyage aussi long exige l’implication de marins expérimentés, et cette expérience de longues marées est acquise par les artisans sénégalais habitués à jeter leur filet au-delà de la ZEE sénégalaise dans le cadre de la pêche migrante (Failler et al., 2020 ; Sall et Morand, 2008). C’est ainsi que les pêcheurs artisans ont été impliqués dès le départ dans ce nouveau phénomène pour garantir le convoiement des candidats à la migration. Pour accomplir la tâche, les capitaines ne demandent pas moins d’un million de FCFA (XOF), soit 1 525 € pour le voyage et choisissent les membres d’équipage pour les accompagner. Chaque membre de l’équipage (en moyenne quatre à six personnes) perçoit en moyenne cinq cent mille FCFA (XOF), soit 763 €. Hormis le capitaine et les membres de l’équipage, les pêcheurs sont prioritaires compte tenu de l’aide qu’ils pourraient apporter en cas de difficultés en mer. Ainsi, pour les encourager à embarquer, ces derniers ne paient que le quart du montant (153 à 229 €) que débourserait un individu lambda pour rejoindre les côtes espagnoles. De l’avis des pêcheurs, cela a beaucoup contribué à encourager les jeunes du milieu à tenter le périple.

13En mettant en place un dispositif de surveillance des côtes sénégalaises, l’État sénégalais a donné encore plus d’importance aux pêcheurs artisans dans le dispositif. L’enjeu est alors de déjouer les stratégies de la surveillance en mer et de contourner les patrouilles dans les eaux sénégalaises. Pour ce faire, de petites pirogues sont mises à contribution par les pêcheurs pour acheminer par groupe de dix personnes les candidats à la migration dans la grande pirogue ancrée en haute mer. Tous ces pêcheurs qui contribuent à organiser le départ demandent en contrepartie à embarquer ou à faire embarquer gratuitement un membre de leurs familles. Par ailleurs, il est revenu des entretiens que les organisateurs emploient également des pêcheurs comme rabatteurs chargés d’identifier les potentiels candidats à la migration irrégulière. Ces informations corroborent les données de l’Observatoire Sénégalais des Migrations – OSM indiquant que sur la période du 1er septembre au 30 novembre 2020 sur plus de 1 300 candidats interpellés par la police plus de 60% sont des pêcheurs artisans (Figure 2).

Figure 2 : Catégories socioprofessionnelles de candidats à la migration irrégulière au départ des côtes sénégalaises en direction des îles des Canaries interpellés par la police sénégalaise entre le 1er septembre et le 30 novembre 2020

Source : Observatoire Sénégalais des Migrations (2020)

La migration irrégulière en milieu pêche sénégalaise : les perceptions des pêcheurs sur les causes

14Globalement, il ressort des enquêtes de terrain que les artisans pêcheurs ont des perceptions péjoratives de leur secteur d’activité. Malgré sa contribution déterminante à l’économie du pays, le secteur de la pêche artisanale sénégalaise fait face à d’importants manquements : la pénibilité et le risque associé au travail, l’absence d’un système de protection sociale et d’assurance, un système de crédit bancaire fermé à l’activité et une précarité constante notée. Autant d’éléments apparus dans nos différents entretiens comme principales causes de la migration irrégulière des pêcheurs sénégalais vers les côtes espagnoles.

15Les pêcheurs artisans estiment faire face depuis quelques années à une chute de la rentabilité de leurs activités liée à une baisse drastique de leurs revenus et des coûts d’exploitation de plus en plus importants en raison de zones de pêche de plus en plus lointaines et à des séjours en mer plus longs. Malgré ces efforts, les captures restent encore faibles et les espèces de forte valeur commerciale commencent à disparaître dans les débarquements en raison de leur état de surexploitation. Les conséquences immédiates ont été un appauvrissement progressif des pêcheurs et une dégradation de leurs conditions de vie (Dème et al., 2021). Plusieurs indicateurs ont été soulevés par les interviewés pour démontrer leur vulnérabilité. L’indicateur le plus redondant est l’impossibilité pour les jeunes de constituer une épargne conséquente. N’étant pas propriétaire d’engins de pêche, les jeunes pêcheurs embarquent dans des pirogues comme simples membres d’équipage et les revenus obtenus ne leur permettront pas de s’autonomiser. À titre illustratif, un pêcheur travaillant à bord d’une unité de filet maillant gagne un revenu annuel de 900 000 FCFA (XOF), soit 1 221 € contre 600 000 FCFA (XOF), soit 915 € à bord d’une pirogue à la senne tournante.

                Unités de pêche

Facteur travail
(
FCFA XOF)

Sennes

Tournantes

Filets maillants

Encerclant

Total équipage FCFA XOF

11 894 000

5 667 330

Pêcheur individuel/an FCFA XOF

594 866

809 800

Pêcheur individuel/mois FCFA XOF

49 000

67 700

Tableau 1 : Revenus (FCFA XOF) par an/mois des pêcheurs artisans sénégalais par engin de pêche (sennes tournantes et filets maillants encerclant).

Source : Centre de Recherche Océanographique de Dakar (CRODT)

Bulletin statistique 2015, Archive Statistique N°226

16Avec de tels niveaux de revenus et des charges familiales élevées, l’épargne en perspective d’acquérir du matériel de pêche devient impossible pour les jeunes pêcheurs. Cette situation fait que ces derniers se considèrent comme des travailleurs pauvres, s’occupant pour survivre et non pour se réaliser (Tandian, 2006). Les embarcations en activité dans la pêche artisanale sénégalaise sont la propriété de pêcheurs retraités, de migrants ou d’investisseurs divers. Les jeunes constituent une main-d’œuvre faiblement rémunérée d’où leurs conditions de vie dégradantes sans aucune perspective.

17Par ailleurs, la dégradation des habitats avec l’avancée de la mer, les effets du changement climatique sur les ressources halieutiques, la pêche INN qui s’amplifie faute d’une surveillance correcte des ressources marines, ne vont pas dans le sens d’une amélioration des conditions de vie des pêcheurs en général et des jeunes matelots en particulier. L’abandon scolaire prématuré de ces enfants de pêcheurs les condamne à rester dans la pêche faute de diplômes et de formations pour s’occuper ailleurs.

18En outre, la raréfaction des principales espèces ciblées par les pêcheurs liée à l’état de surexploitation des ressources marines et l’instauration de plusieurs aires marines protégées (AMP) le long du littoral sénégalais réduisant fortement l’espace d’activité des pêcheurs (Thiao, 2013) sont autant de facteurs ayant stimulé la migration des pêcheurs sénégalais dans les ZEE des pays côtiers voisins (Mauritanie, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau). Ce qui allonge le séjour en mer, accentue le risque (collision avec les bateaux, divers accidents liés à l’état de la mer) et la pénibilité de l’activité (Dème et al., 2012 ; Dia, 2012). Des conflits dans les différents usages de la ressource (incompatibilité des engins de pêche, zones et espèces non autorisées à la pêche) ont souvent occasionné des arraisonnements de pirogues et des pertes en vies humaines. Avec des niveaux de revenus faibles et face à leur grande vulnérabilité, les jeunes pêcheurs sont démotivés et toute occasion est bonne pour se désengager de la pêche. Un désengagement problématique face à un système d’insertion inefficace et non inclusif. Depuis des décennies, des financements ont été mobilisés par l’État sénégalais et les organismes internationaux dans le but d’endiguer ce phénomène migratoire. Cependant, ces efforts colossaux n’ont pas produit les résultats escomptés. Les pêcheurs artisanaux déplorent un système de formation et d’insertion qui ne prend pas en charge la catégorie socioprofessionnelle de pêcheur artisanal. En effet, les migrants artisanaux appartiennent au secteur informel qui est généralement exclu des critères de financement du secteur bancaire. En dehors des mécanismes d’économie sociale solidaire, les pêcheurs artisanaux peinent à bénéficier de prêt bancaire pour démarrer ou consolider leur activité professionnelle.

19Du point de vue de la formation, le système de formation professionnelle a jusque-là peu investi le secteur de la pêche, ne serait-ce que dans le but de l’accompagner vers l’industrialisation de la chaîne de valeur. Le métier de pêcheur obéit encore au phénomène de la reproduction sociale ou de l’apprentissage dans le tas. En dehors, du Centre National de Formation des Techniciens de la Pêche et de l’Aquaculture ainsi que quelques filières fondamentales de formation en Pêche et Aquaculture, il n’existe pas encore de filières de formation professionnelle exclusivement dédiées aux métiers de la pêche ou proposant une modernisation de la filière, destinées à ces jeunes migrants artisanaux. Encore qu’il ressort d’un rapport d’étude de Cissé et Cissé (2021) que seulement 12% des pêcheurs artisanaux affirment avoir effectué des études secondaires. À ce titre, l’utilisation du français comme langue de travail, non maîtrisée par les pêcheurs artisanaux, dans la vulgarisation des instruments réglementaires programmatiques n’est que faiblement intégrée dans le processus de décision (Cissé et Cissé, 2021). Sous ce rapport, la barrière linguistique et le faible niveau de participation des pêcheurs artisanaux dans les organisations faitières interlocutrices de l’État constituent de réels obstacles à une participation responsable et significative au plaidoyer pour les aspirations profondes des pêcheurs artisanaux.

  • 5 Commune de la région de Dakar abritant un des plus grands centres de pêche artisanale du Sénégal.

20Il est à noter également que le profil socioprofessionnel du pêcheur artisanal ne facilite pas une reconversion professionnelle dans un autre secteur en cas de crise. Les compétences spécifiques du pêcheur artisanal sont difficilement requises ou transposables dans un autre corps de métier. Les quelques programmes de reconversion de pêcheurs ou de diversification des sources de revenus des pêcheurs se sont jusque-là soldés par des échecs. Ces programmes se traduisant par des installations de quincailleries, d’élevage bovin ou d’activités avicoles dans les centres de pêche tels que Ouakam5 ont nécessité de gros investissements sans produire des résultats durables.

21Voyant leurs compagnons de fortune d’antan dans la pêche revenir au bercail (après quelques années passées en Espagne) investir de gros montants dans l’activité de la pêche (quincaillerie, station de carburant, fabriques de glace, engins de pêche), les jeunes se sont construits dans leur imaginaire l’Europe comme un « eldorado » qu’il faut à tout prix rejoindre quels qu’en soient les risques.

Discussion : un climat socioéconomique en milieu pêche contribuant à l’amplification du phénomène

22L’analyse de la littérature scientifique sur l’état des stocks halieutiques et les revenus des pêcheurs, confirment les propos des pêcheurs artisans sur la crise du secteur de la pêche artisanale. Les travaux récents de Bâ et al. ont montré que la pêche a enregistré une perte de profit comprise entre 65 et 100%, tandis que les coûts d'exploitation ont augmenté de 25 et 90%, respectivement pour les filets maillants et les sennes tournantes (Bâ et al., 2016). Par effet de domino, les revenus des pêcheurs ont été affectés négativement (Bâ et al., 2016 ; Dème et al.., 2021). Les travaux de Dème (2021) vont plus loin en effectuant une analyse chronologique de la chute des revenus des pêcheurs artisans ces vingt dernières années sur les deux engins de pêche les plus utilisés au Sénégal, notamment la senne tournante et le filet maillant. Ainsi, il montre qu’entre 2018 et 2020, les revenus nets générés par les unités de senne tournante ont chuté de plus de 50%, passant de 7,5 millions FCFA (11 430€) à 3,6 millions de FCFA (5 486€). Le taux de rentabilité interne est passé de 82,8 % à 27,9 % et le délai de récupération du capital investi qui était à peine d’un an (1,2) se situe à 3,6 ans maintenant (Dème et al., 2021). Pour les unités de filet maillant, les revenus nets générés ont connu une baisse continue et sont passés d’une situation excédentaire en 1993 (483 900 FCFA XOF, soit 737,42€) à une situation déficitaire en 2020 (- 474 677 FCFA XOF soit -723€) (Dème et al., 2021) (Figure 3).

Figure 3 : Chronologie du lien entre la crise de la pêche et le début suivi de l'intensification de l'immigration irrégulière par voie maritime avec une dominance des pêcheurs dans les embarcations (inspiré de la littérature scientifique).

23Autant d’éléments qui confortent les propos des pêcheurs artisans sur la baisse continue de leurs revenus comme cause de la migration irrégulière en milieu pêche artisanale. Cette situation de surexploitation des ressources couplée au désengagement progressif du soutien de l’activité avec l’arrêt de la péréquation sur le carburant, la détaxation des produits de la pêche et l’institution du permis de pêche rendent la pêche artisanale sénégalaise de moins en moins attractive. Toutefois, les jeunes s’y maintiennent par manque d’alternatives.

24L’analyse du profil sociologique des pêcheurs sénégalais laisse apparaître de grandes difficultés pour cette catégorie d’acteurs à se convertir vers d’autres secteurs d’activités, faute de formation scolaire ou professionnelle. Dès leur bas âge, les jeunes enfants des pêcheurs sont transmués en main-d’œuvre supplémentaire. C’est ce qui explique l’importance de la reproduction sociale (Barel, 1973) dans le milieu pêche, la démographie augmentant mécaniquement le nombre de pêcheurs. Ainsi, le métier de pêcheur étant héréditaire, la reconversion vers d’autres activités reste une issue peu envisageable. À tout cela, il faut ajouter une problématique plus générale d’absence de politiques publiques d’emplois et d’insertion des jeunes au Sénégal (Séne, 2020) si l’on prend de façon pertinente et effective les spécificités du secteur de la pêche artisanale.

Conclusion

25Cet article a permis de caractériser les causes et déterminants de la migration irrégulière des pêcheurs artisans sénégalais. Se positionnant au cœur du dispositif et privilégiés par les convoyeurs compte tenu de leurs expériences en mer, des milliers de pêcheurs ont tenté de rejoindre les côtes espagnoles ces deux dernières décennies. Avec en moyenne 100 000 FCFA (XOF) soit 153€ déboursés pour le voyage, la plupart se sont soldés par des échecs. L’analyse des causes démontre leurs conditions de vie précaires avec une activité de moins en moins rentable et de plus en plus difficile et dangereuse. Face à une pression sociale forte et l’absence d’alternatives ajoutée à la représentation sociale d’une Europe perçue comme un eldorado, favorisée par le retour de migrants nantis, la migration irrégulière se présente ainsi aux yeux des pêcheurs comme la seule issue pour réussir dans la vie et s’inscrire dans une dynamique d’épargner et de se réaliser (surtout venir en soutien à sa famille) (Fall, 2007) Ainsi, les entrevues avec les pêcheurs montrent qu’ils migrent non pas par choix mais par désespoir. L’appréciation que l’on pouvait avoir sur l’ampleur du phénomène et les conséquences désastreuses sur la jeunesse sénégalaise reste faussée par l’absence de données statistiques sur les départs et les décès enregistrés au cours de la trajectoire. La plupart des statistiques existantes ne sont que des estimations qui sont très loin de la réalité compte tenu du caractère très informel de la migration irrégulière (Bouilly, 2010 ; Lessault et Flahaux, 2013).

26Par ailleurs, il est constaté qu’aucune politique d’envergure n’a encore été mise en œuvre pour améliorer les conditions de vie des pêcheurs afin de les maintenir dans le pays. Les jeunes pêcheurs ne bénéficient d’aucune protection sociale malgré l’instabilité existante autour de l’activité de la pêche. Ce manque de politiques sociales du secteur fait partie d’un problème plus général d’absence de politiques publiques efficaces orientées dans la création d’emplois, l’encadrement et l’épanouissement social des jeunes sénégalais. Cet article, à l'instar de nombreux travaux sur la migration irrégulière se conclut en soulevant l’impérieuse nécessité de déconstruire l’imaginaire social consistant à faire de l’Europe un eldorado pour des jeunes désespérés en quête de lendemain meilleur. Pour le cas spécifique de la pêche artisanale, il s’agira pour endiguer le phénomène d’accompagner les jeunes pêcheurs à se reconvertir vers d’autres activités porteuses d’avenir (exemple de l’agriculture), de développer un système d’assurance sociale adoptée à la pêche artisanale afin de couvrir les jeunes, et plus globalement de préserver les ressources halieutiques et de valoriser davantage les captures afin de rendre le métier plus attractif pour les milliers de ruraux qui s’y adonnent. Enfin, en rendant le secteur de la pêche plus attractif et de ce fait maintenir les pêcheurs au Sénégal, contribuerait à amoindrir significativement la migration par voie maritime puisqu’ils en sont les acteurs principaux.

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Bibliographie

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Notes

1 La motorisation des pirogues artisanales rentre dans le processus de modernisation du secteur de la pêche artisanale. Initiée en 1970 et mise en place par la Coopération Japonaise, elle a développé des modalités de paiement adaptées aux revenus financiers des pêcheurs. Ces derniers, convaincus de l’utilité des moteurs hors-bord vont très vite en généraliser l’utilisation (Fontana, 2013 ; Samba, 2013).

2 1€ = 655,957 FCFA.

3 Le choix de ces deux unités de pêche s’explique par le fait qu’elles ciblent principalement les petits pélagiques dont les sardinelles. Cette pêcherie de petits pélagiques assure 80% des débarquements de produits halieutiques au Sénégal (Dème et al., 2019).

4 Il est important de préciser que les captures de juvéniles sont interdites par la pêche sénégalaise et des campagnes sont menées en permanence par des institutions, à l’instar de Greenpeace, pour mettre un terme à cette pratique qui menace le renouvellement des stocks en réduisant le nombre d’individus qui arrive à la maturité sexuelle.

5 Commune de la région de Dakar abritant un des plus grands centres de pêche artisanale du Sénégal.

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Table des illustrations

Légende Figure 1 : Localisation des principaux foyers de départ des candidats à la migration irrégulière
URL http://journals.openedition.org/sas/docannexe/image/2185/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 60k
Légende Figure 2 : Catégories socioprofessionnelles de candidats à la migration irrégulière au départ des côtes sénégalaises en direction des îles des Canaries interpellés par la police sénégalaise entre le 1er septembre et le 30 novembre 2020
Crédits Source : Observatoire Sénégalais des Migrations (2020)
URL http://journals.openedition.org/sas/docannexe/image/2185/img-2.png
Fichier image/png, 21k
Légende Figure 3 : Chronologie du lien entre la crise de la pêche et le début suivi de l'intensification de l'immigration irrégulière par voie maritime avec une dominance des pêcheurs dans les embarcations (inspiré de la littérature scientifique).
URL http://journals.openedition.org/sas/docannexe/image/2185/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 29k
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Pour citer cet article

Référence électronique

El hadj Bara Deme et Nguissaly Ndiaye, « La migration irrégulière des jeunes pêcheurs vers les côtes espagnoles : l’expression d’un secteur de la pêche artisanale sénégalaise en difficulté ? »Sciences et actions sociales [En ligne], 17 | 2022, mis en ligne le 29 avril 2022, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/sas/2185

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Auteurs

El hadj Bara Deme

Centre de Gouvernance bleue, Faculté d’économi

e et de droit, Université de Portsmouth, Portsmouth, P01 3DE, Royaume-Uni
bara.deme@port.ac.uk

Nguissaly Ndiaye

Responsable Formation Professionnelle et Migration / Chef d’antenne VIS Kaolack chez Volontariat International pour le Développement - VIS

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Droits d’auteur

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