Introduction

3Au-delà du vocable récent de « mentorat », comment lire le renouvellement introduit par cette modalité d’accompagnement ? Comment caractériser cette évolution des politiques éducatives et de jeunesse, quelle portée donner au mentorat, qui poursuit non pas un mais une multiplicité d’objectifs éducatifs : lutte contre le décrochage scolaire et universitaire, orientation et insertion professionnelle ? Que nous dit le Plan 1 jeune 1 mentor des nouvelles formes de partenariats entre l’État, les associations et les entreprises ? En particulier, l’avènement rapide du mentorat signe-t-il de nouvelles stratégies ou normes d’action publique en matière de politique sociale, éducative, de jeunesse et d’emploi ? Préfigure-t-il des nouvelles manières de concevoir et de mettre en œuvre les dispositifs dans ces champs, y donnant plus de place aux associations et aux entreprises ?

4Questionnant la dynamique particulière qui porte le déploiement rapide du mentorat, cet article dresse un premier bilan analytique du « modèle » ici expérimenté par l’État et les associations. Il propose un premier examen, à date, des intentions, dynamiques transformationnelles et enjeux d’action publique posés par cette « politique publique - privée ». S’appuyant sur le croisement des regards des principaux acteurs impliqués, nous revenons dans un premier temps sur la construction du Plan Mentorat et celle du Collectif Mentorat, nouvelle gouvernance inter-associative qui en est le principal point d’appui. Nous analysons ensuite les sources d’inspiration et les acteurs, montrant que cette politique de mentorat s’inscrit tout autant dans une forme de continuité que d’innovation par rapport aux stratégies existantes d’intervention en matière de jeunesse. Enfin, nous questionnons son devenir à travers les regards des principaux acteurs concernés concernant les conditions du passage du mentorat « au droit commun » et de son intégration aux politiques éducatives, de jeunesse et d’emploi.

Méthodes

Une enquête qualitative a été réalisée pour les besoins de l’article, en complément d’une connaissance préalable du Collectif Mentorat fondée sur de nombreux documents et observations in situ auxquels nous avons accès dans le cadre des fonctions que nous avons occupées entre juillet et septembre 2022 au sein de l’équipe salariée de l’association Collectif Mentorat en qualité de Responsable des Relations Entreprises.

Les données de terrain recueillies

Cinq entretiens ont été menés avec : les actuels président et directeur du Collectif Mentorat, le directeur de l’une des associations fondatrices du collectif, également membre du Bureau, ainsi qu’avec le principal référent du Plan au sein de l’État et, enfin, avec la représentante de l’une des principales fondations d’entreprise partenaire du Collectif Mentorat. Les entretiens se sont déroulés en présentiel à Paris selon la méthodologie de l’entretien sociologique semi-directif et ont été enregistrés. D’une durée moyenne d’1h30, ils ont parfois donné lieu à deux échanges distincts pour avoir le temps de couvrir toute la grille d’entretien. Les personnes interrogées ne sont pas nominativement citées - et leur identité n’est pas spécifiée - à l’exception du président du Collectif Mentorat, Christophe Paris, pour certains verbatim dont nous lui avons donné lecture.

Les échanges ont porté sur le passé, le présent et l’avenir du Collectif Mentorat et du Plan 1 jeune 1 mentor : les choix stratégiques du Plan, les axes de développement du Collectif Mentorat, le travail de lobbying des associations auprès de l’État puis de co-construction du Plan 1 jeune 1 mentor, ainsi que les actuels enjeux de financement et de communication des associations, et, de manière centrale, le rôle de l’État et des entreprises en tant qu’acteurs du Plan et partenaires du Collectif Mentorat.

Un petit panel d’acteurs parmi les plus structurants a été composé, dans un souci de représentativité et de diversité d’angles de regard sur l’objet considéré. L’objectif était de composer un récit collectif et de croiser les regards des acteurs qui l’ont élaboré, du côté des associations, de l’État et des entreprises. De manière complémentaire, des matériaux d’enquête plus anciens issus de travaux de thèse incluant les monographies de deux des associations du Collectif Mentorat ont été mobilisés (Maire, 2018) notamment pour affiner l’analyse sociologique des dirigeants associatifs et de la place prise par les fondations.

Une analyse documentaire a également été réalisée : les documents-cadre du Collectif Mentorat, du Plan 1 jeune 1 mentor, ainsi que des comptes rendus officiels de sessions parlementaires à l’Assemblée nationale et de documents stratégiques internes ont fait l’objet d’une étude approfondie. Un grand nombre de documents internes a enfin pu être consulté grâce à notre position d’observatrice participante au sein de l’association Collectif Mentorat de juillet à septembre 2023. Sans dévoiler les contenus précis et informations sensibles recueillies, ces observations nourrissent notre analyse et le regard que nous portons dans cet article sur le Plan Mentorat et le Collectif Mentorat.

Le mentorat, momentum de l’action Jeunesse par temps de crise ? Un nouveau « modèle » né d’un alignement public, associatif et privé

5Le déploiement du mentorat en France est un fait récent, intimement lié au lancement du plan « 1 jeune 1 mentor » en mars 2021 et, quelques mois auparavant, à la création d’une entité associative nommée Collectif Mentorat qui regroupait alors les principales associations proposant déjà un accompagnement d’enfants et de jeunes fondé sur le principe du mentorat. Replacer le dispositif dans son historicité et en examiner la fabrique politique permet de saisir le caractère tout à fait singulier de ce « modèle » de dispositif dans le champ des politiques éducatives et de jeunesse.

Une fenêtre d’opportunité politique qui fait suite à une intense collaboration entre huit associations et deux ministères

6Nos entretiens permettent d’identifier plusieurs séquences dans la construction du Plan 1 jeune 1 mentor et de qualifier les relations qui s’y sont jouées d’une part entre les associations concernées, et d’autre part entre celles-ci et l’État. Côté État, on note l’implication active de deux ministères aux différentes étapes : celui de la Jeunesse et celui du Travail, inscrits presque parallèlement dans des fonctions d’appui et de contrôle auprès des associations de mentorat.

8Les trajectoires de ces différents profils d’associations se rejoignent de par l’évolution des logiques de financement et la diminution des subventions obtenues localement. Cette dernière ne permettant pas de soutenir le déploiement à grande échelle, associations de la « première » comme de la « deuxième » vague misent désormais de manière substantielle sur le soutien de partenaires privés, grandes entreprises et fondations philanthropiques, ce qui teinte leur communication, voire leur stratégie d’intervention.

« Appeler ça du mentorat, ça nous a permis de penser différemment les choses. Dire ‘ce qu’on fait c’est du mentorat’ ça rouvre, ça nous inscrit dans un mouvement, une réflexion qui dépasse la France. C’est aussi des chercheurs, c’est aussi une recherche : il y a un terrain de réflexion idéologique, sociologique… »

10Pour Article 1, de la même manière, il s’agit non pas d’une nouvelle stratégie d’intervention mais plutôt d’une démarche d’affirmation politique pour cette jeune association née en 2017 de la fusion des associations Passeport Avenir et Frateli. Là encore, le terme est choisi par les deux cofondateurs pour son aura internationale et parce qu’il évoque la filiation avec le monde de l’entreprise, pilier identitaire et argument différenciant d’Article 1 dans le paysage des réseaux d’éducation populaire.

11À la faveur d’un travail entrepreneurial mené conjointement par les dirigeants de ces associations, de premiers rendez-vous politiques s’initient dès 2019 avec le secrétaire général de la Jeunesse Gabriel Attal. Si ceux-ci permettent de faire « entrer » le concept de mentorat au sein du cabinet ministériel, ils ne donnent toutefois pas lieu à des suites immédiates. Une première note, confidentielle, est transmise à l’Élysée par le directeur de l’Afev, préfigurant un « plan mentorat » chiffré, associé à un nombre défini de jeunes. Débutent alors deux années intenses de travail préparatoire au Plan 1 jeune 1 mentor et de constitution d'un premier petit collectif associatif sous l’égide de l'État. Dès l’automne 2019, une réunion est organisée au ministère de la Jeunesse, associant huit associations choisies conjointement par l’Afev et le Secrétaire d’État à la Jeunesse. Le terme de « collectif mentorat » émerge spontanément et s’initie dès lors une dynamique d’interconnaissance entre ces associations, soudées par la nouvelle écoute gouvernementale et par la perspective d’un plan conséquent de subventions publiques, comme l’illustrent ces verbatim de dirigeants associatifs du Collectif Mentorat :

« Ce qui est intéressant c’est qu’autour de la table il y a un certain nombre de [dirigeants associatifs] que je connais de nom mais que je n’avais jamais rencontré. Il y a un truc qui se joue, de gens qui se rencontrent. On se rend compte qu’on n’est pas seuls à faire ça [du mentorat]… C’est chouette. »

« Dans nos premières réunions, […] c’est la découverte d’une identité commune, professionnelle […]. Qu’on a des choses à défendre mais aussi des choses à améliorer, à partager, qu’on a des complémentarités… »

« La première réunion avec le ministre permet de valider qu’il faut dépasser les termes individuels de chacun et aller vers celui de mentorat. »

« [Le mentorat d’urgence] c’est nous qui l’avons proposé. C’était une aventure incroyable, en quinze jours les assos ont mis du personnel et on a créé de toutes pièces un dispositif de mentorat.»

« Avec le Mentorat d’urgence, on démontre que les associations peuvent travailler ensemble. »

13Anticipant qu’une montée en charge du mentorat ne sera possible qu’en ralliant plus d’associations à la cause, le petit cercle d’associations fondatrices crée en décembre 2020 une structure associative dédiée, le Collectif Mentorat, pour s’instituer et s’ouvrir à d’autres membres. S’ensuit une dernière séquence de collaboration État-associations préfigurant le Plan Mentorat, pour lequel l’État laisse aux associations fondatrices du Collectif Mentorat une part décisive du cadrage. Le mentorat étant un objet nouveau pour les services de la Direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative (DJEPVA), la stratégie du ministère consiste de fait à s’appuyer sur l’expertise des associations : les éléments de définition, mais aussi les critères de sélection du futur appel à projet sont proposés par les associations elles-mêmes. Marquée par l’implication croissante du ministère du Travail, cette phase débouche sur l’inscription du mentorat au sein du plan « 1 jeune 1 solution » : un plan « 1 jeune 1 mentor » est annoncé en mars 2021 par le président de la République, adossé à un budget initial de 30 millions d’euros et à un objectif de 100 000 jeunes accompagnés dès la première année de mise en œuvre – ce qui représente un effort quantitatif colossal pour les associations, qui totalisaient alors moins de 30 000 jeunes accompagnés.

14Née d’un alignement des agendas associatifs et de celui de l’État en matière d’égalité des chances, la politique du mentorat signe ainsi semble-t-il un nouveau modèle de conception d’une politique de jeunesse. S’imposant rapidement « par le haut » et sans articulation préalable avec d’autres dispositifs de droit commun, le dispositif est alors diversement compris et accueilli, comme se le remémore le président du Collectif Mentorat :

« On a pu avoir l’impression que c’était arrivé d’un coup alors qu’en réalité ça s’est construit dans le temps. Ce qui donne cette impression-là c’est le terme de mentorat qui était peu utilisé. On a eu une double réaction : à la fois, ceux disant ‘c’est un effet de mode’ et à l’inverse, ceux disant que le mentorat n’est pas nouveau, qu’on recycle ce qui existe déjà. En réalité les deux sont vrais... »

Une politique « publique-privée » ? La place prépondérante confiée à quelques grandes fondations dans la conception d’une politique publique

« Accenture a beaucoup, beaucoup bossé sur le Plan [Mentorat], dès janvier 2021. Ils ont mis dans la boucle une équipe de 2-3 personnes à temps plein… Entre janvier et mars, on a eu des réunions 2 à 3 fois par semaine. [En parlant les grilles de sélection des associations lauréates de l’appel à projet :] ils ont fait tout ce travail d’accompagnement du ministère. »

17Ce rôle d’accompagnateur dans la structuration de la politique de mentorat s’est joué à différents niveaux : gouvernance et outils numériques du Plan, modèle économique et fiches de poste de l’équipe salariée du Collectif Mentorat… D’après les acteurs interrogés, ce partenaire privé a également joué un rôle jusqu’ici peu documenté dans la construction d’une politique de jeunesse : celui de tiers neutre facilitant le travail entre l’État et les associations, animant leur dialogue et capitalisant les travaux pour en tirer les lignes directrices – en bons consultants. Comme l’exprime ce dirigeant associatif au sujet des réunions de préfiguration du Plan :

« Parce qu’il y a Accenture, il y a cette voix qui permet de prendre en compte ce que dit l’État, ce que disent les assos, sans dépendance ou infériorité. C’est une co-construction et le tiers permet ça. Il y a cette écoute de la parole de chacun par Accenture. »

19On note également la professionnalisation de certaines entreprises, via leur fondation, comme véritables acteurs des politiques sociales et éducatives en France. En lien avec la montée en puissance de la thématique de l’engagement des collaborateurs (Bory, 2008), il s’y structure de nouveaux métiers et départements : fondations d’entreprises disposant d’équipes dédiées et de budgets annuels à six ou sept chiffres, recrutement au sein des directions RH de Responsables Engagement des collaborateurs, Diversité et inclusion, etc. Il s’agit donc d’un contexte porteur pour le Collectif Mentorat qui peut rallier à sa cause des mécènes relativement facilement. Si les associations s’appuient en partie sur ce mécénat financier accordé par ces entreprises et la philanthropie pour financer leurs actions de mentorat, c’est surtout la mobilisation conséquente du mécénat de compétences, c’est-à-dire d’heures réalisées gracieusement par des consultants, qui soutient le développement du Plan lui-même tout en permettant l’affirmation stratégique de ces acteurs privés en tant que partenaires de premier plan.

Une politique « inter-associative » coordonnée par un jeune collectif étroitement supervisé par l’État

21Fruit d’une construction originale, le Plan 1 jeune 1 mentor est donc à comprendre comme une politique publique née de la proposition d’un petit collectif d’associations. Certes, d’autres dispositifs de jeunesse se sont construits sur la base d’une proposition associative - les Missions locales et les Cordées de la réussite en sont deux exemples aujourd’hui solidement ancrés dans le paysage. La singularité nous semble tenir au fait qu’il s’agit d’une politique inter-associative de grande ampleur et à la gouvernance mixte. La place centrale des associations dans la gouvernance du Plan correspond à un souhait de l’État, qui a incité dès le début l’émergence d’un collectif structuré, comme le formule l’un de ses concepteurs au sein du ministère du Travail :

« L’idée c’était de fédérer les assos’ plutôt que développer une politique publique en propre. Ça c’est nouveau… On aurait pu se dire que l’État était le mieux placé pour le mettre en œuvre. Mais on a capitalisé sur cette idée de collectif, de coalition d’assos’. […] On ne voulait surtout pas traiter avec chaque association en one to one. »

22Dans ce contexte, l’État et les associations, mais aussi leurs partenaires privés, jouent chacun dans la conduite opérationnelle quotidienne de la politique un rôle de premier plan sans que l’État ne se place ici dans une posture effacée de « gouvernement à distance » (Epstein, 2006). Cette configuration singulière s’appuie sur la création d’une « méta – structure » : l’association Collectif Mentorat, qui joue le rôle d'interlocuteur privilégié de l’État et des entreprises et qui permet aux associations de s’organiser collectivement pour piloter ensemble leur développement, leur communication, leurs outils. Alors que le nombre d’associations lauréates du Plan et de membres du Collectif croît rapidement, le recrutement d’une petite équipe salariée est amorcé grâce à une donation privée, puis conforté par une enveloppe publique de trois millions d’euros ponctionnée sur les fonds du Plan 1 jeune 1 mentor.

23Le Collectif Mentorat est de fait étroitement supervisé par l’État. Ses activités sont régies par une convention avec la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP). L’équilibre du positionnement politique du Collectif constitue un point central, et complexe. Ainsi que l’explique son président :

« Concernant le site internet [du Collectif Mentorat] par exemple, il y a eu pas mal d’échanges entre nous et l’État côté Emploi. Sur son rôle, son positionnement, etc. »

25Au total, cette gouvernance mixte posée en appui sur une structure « chapeau » qu’est l’association Collectif Mentorat constitue selon les acteurs interrogés l’un des ingrédients les plus innovants de ce « modèle » car elle inscrit le mentorat comme un dispositif « inter associatif ». Ainsi que le formule son président, comme un dispositif « à la fois très État, et très assos ». Ce nouveau modèle partenarial requiert probablement de nouveaux outils analytiques ; il se laisse en effet difficilement appréhender par les grilles d’analyse existantes comme la délégation de service public (DSP) déjà bien étudiée dans le champ social et sanitaire. Plus profondément, la dynamique partenariale observée ici entre les associations et l’État autour du Plan Mentorat relance le questionnement, ancien, d’un possible « remplacement » de l’État par d’autres acteurs – associatifs, privés. Comme le soulignent Simon Cottin-Marx et ses collègues (Cottin-Marx et al., 2017), un certain nombre de transformations récentes – missions de service public confiées à des « agences » au statut associatif, essor des appels à projet, programmes publics délégués à de grands opérateurs privés, émergence des social impact bonds… - laissent à penser à un relâchement des volontés de cadrage et de contrôle de l’État. À première vue, le cas du Plan 1 jeune 1 mentor s’inscrit dans cette logique, d’autant que sa construction s’est faite « par le haut », grâce à un aval politique débloquant rapidement des fonds et faisant du mentorat un dispositif conséquent posé « à côté » des politiques publiques sectorielles. Ainsi que le soulignent et le regrettent les acteurs interrogés, les administrations concernées – Éducation nationale, insertion et formation professionnelle – ont été peu associées à la construction du Plan avec le cabinet.

26Toutefois, nous remarquons que dans le travail de construction puis de pilotage de la politique de mentorat, l’État reste un acteur central. D’abord parce que les deux ministères concernés sont très attentifs à la réussite de cette politique et à l’atteinte des objectifs fixés, vu les montants engagés et l’attention médiatique attirée sur le dispositif. Ensuite parce que, précisément, les associations elles-mêmes souhaitent que le dispositif soit pérennisé en une politique publique, adossée à une ligne dédiée de financement et une inscription à un droit au mentorat dans la loi. Le terme de « coproduction » proposé par Simon Cottin Marx et ses collègues nous apparaît ainsi pertinent pour qualifier le type de relation partenariale qui unit l’État et les associations dans l’élaboration et la mise en œuvre de cette politique de mentorat.

27Face à la complexité du jeu d’acteurs, il convient toutefois de rester mesuré dans nos capacités d’analyse. À ce jour, en effet, la posture de l’État demeure relativement ambivalente, alternant des injonctions à l’autonomisation des associations, une valorisation de leur expertise concernant le contenu du dispositif, une confiance accordée au Collectif Mentorat mais aussi une posture de contrôle et de cadrage resserré sur certains aspects – notamment la montée en charge numérique rapide du nombre de jeunes accompagnés et la mobilisation des entreprises. Plutôt qu’un « remplacement de l’État », on entrevoit ainsi, au fil des étapes de construction et au gré des différents référents au sein de l’État, des logiques de « désengagement - réengagement » de l’État, ce qui conforte les analyses déjà menées concernant le secteur du social et médico-social (Cottin-Marx et al., 2017).

Une innovation qui s’inscrit dans les orientations politiques actuelles et dans un écosystème privé en mutation

28Le mentorat apparaît volontiers comme un objet nouveau, et son déploiement, comme une tendance relativement disruptive eu égard aux trajectoires des dispositifs existants en matière d’accompagnement éducatif et social. Est-ce à dire qu’il se place en rupture avec les référentiels cognitifs (Jobert et Muller, 1987 ; Muller, 2000) existants ? L’exploration des fondements cognitifs du mentorat est utile pour comprendre la vision politique qui le sous-tend et ainsi mieux situer l’innovation qu’il met en jeu. Si la configuration d’action est singulière et présage sans doute de nouvelles formes de partenariats publics-privés à l’avenir, il nous semble globalement que le mentorat s’ancre dans la continuité des orientations politiques observées ces dernières années en matière d’accompagnement des jeunes en France et en Europe.

Un dispositif propulsé par un écosystème associatif empreint d’entrepreneuriat social

31Chez les professionnels de terrain du mentorat, également, une recomposition des professionnalités s’initie : les métiers de l’animation et du social établis depuis les années 1970-1980 coexistent aujourd’hui avec des fonctions et identités professionnelles plus récentes, formant désormais une « catégorie aux contours flous et évolutifs » au sein du secteur de la jeunesse (Becquet, 2021). Cette tendance est d’autant plus visible et radicale dans le cas du mentorat que le rôle d’accompagnement est confié au mentor bénévole, ce qui recompose en profondeur la nature du rôle joué par l’association auprès des jeunes. Le mentorat s’inscrit ainsi dans le mouvement de « bénévolisation » de l’action publique observé plus globalement (Simonet, 2010). Toutefois, contrairement à d’autres situations analysées dans le secteur du social (ibid.), ici, le clivage entre professionnels et non-professionnels ne tend pas à s’estomper puisque les associations de mentorat cultivent, dans leur communication et dans leurs modes d’accompagnement, la différence entre le rôle du citoyen bénévole qui accompagne le jeune et leur propre rôle d’accompagnement qui relève d’une supervision experte et du suivi des binômes.

33Ces transformations sont à relier aux attentes politiques qui cadrent l’action associative (Cottin Marx et al., 2017). Certains sociologues observent l’avènement de « start ups innovantes » dont les discours et les stratégies seraient finement ajustées aux attentes de l’État, notamment dans sa rhétorique d’implication de la société civile et de promotion de l’ « égalité des chances » (Salin, 2021). Sans souscrire totalement à cette analyse dans le cas du Collectif Mentorat, qui revendique son indépendance et son refus d’un modèle économique fondé sur des prestations facturées aux entreprises ou aux prescripteurs, soulignons que les exigences de l’État concernant la montée en charge rapide du mentorat - associé à la dégressivité du coût unitaire de l’accompagnement souhaitée par l’État – met au défi les associations quant à leur modèle économique et les place à ce stade dans des équations financières difficilement tenables, accroissant parfois la précarité financière de leurs équipes.

Le mentorat, un « bon dispositif » de Jeunesse. Une confirmation plutôt qu’un renouvellement des matrices cognitives actuelles

35D’un point de vue opérationnel, le mentorat ambitionne de répondre à de multiples objectifs et est présenté par ses tenants comme un outil, une méthode plutôt qu’un contenu d’accompagnement. Dès lors, il a vocation à se déployer dans une variété de contextes socioéducatifs, et c’est ce qui légitime son portage conjoint par le ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports d’une part, et du ministère du Travail, du plein emploi et de l’insertion d’autre part. Ce statut singulier, multi-sectoriel, d’un dispositif présenté comme un « couteau suisse » pose au sociologue la question de sa cohérence cognitive : de quel « problème social » le mentorat est-il la solution ?

38Le mentorat s’intègre aussi dans une tendance au décloisonnement de l’action publique, adoptant une logique de parcours pour en éviter les « ruptures ». Corollaire de cette approche, il outrepasse les traditionnelles lignes de démarcation entre action éducative, jeunesse, sociale, et insertion - emploi. Cette multi-sectorialité rejoint une tendance de fond initiée dès les années 1990 dans les politiques de jeunesse (Becquet, 2021). En termes de contenu d’accompagnement, l’entrée est ici celle des compétences, le mentor ayant pour mission de valoriser et de renforcer une palette de compétences psychosociales chez le jeune :

« Le mentorat permet de favoriser sa confiance en lui, son autonomie, son épanouissement individuel. » (Source : Collectif Mentorat, « Kit Entreprises » publié sur le site Lementorat.fr)

39Le mentorat s’ancre ainsi pleinement dans la stratégie de développement des soft skills qui marque aujourd’hui les politiques éducatives et de jeunesse à l’échelle internationale (Maire, 2018).

40Enfin, et c’est sans doute son originalité la plus forte : le mentorat se distingue par son appui central sur la figure du mentor, un bénévole non professionnel de l’accompagnement qui s’engage en théorie à suivre le jeune sur le temps long (de quelques mois à plusieurs années). Plus qu’une expertise d’accompagnement, ce sont là encore des compétences transversales, sociales, qui sont sollicitées de sa part ainsi qu’un accès au monde de l’entreprise. Comme d’autres dispositifs, le mentorat répond ainsi à l’appel politique à un rapprochement École - entreprises (Cornand et al., 2021) et à des politiques éducatives plus « intégrées » (Kalala Mabuluki et Siurala, 2019 ; Barrère, 2013) en favorisant l’établissement d’un lien direct entre le jeune et un collaborateur d’entreprise pouvant témoigner de son parcours, apporter ses conseils et ouvrir le jeune à son réseau.

41Au total, l’avènement du mentorat signe une confirmation plutôt qu’un renouvellement des matrices cognitives structurant aujourd’hui les politiques d’éducation et de jeunesse. Cadré par le réseau Mentoring Europe, consciemment ou inconsciemment inspiré par les orientations de la Commission européenne en matière d’éducation tout au long de la vie et d’emploi, le mentorat constitue selon nous une opérationnalisation de ces orientations en matière de jeunesse, traduisant un référentiel cognitif existant en des modalités d’accompagnement nouvelles, ce qui en fait un objet politique particulièrement aligné avec les référentiels actuels.

Miser sur la « société de l’engagement » : la principale innovation de la politique de mentorat ?

42Le Plan Mentorat a été pensé par l’État comme reposant non seulement sur un investissement public et associatif mais également sur la mobilisation d’une « société de l’engagement ». Le mentorat est ainsi présenté comme un dispositif d’aide aux jeunes mais aussi comme un outil de lien social. Ainsi que l’exprime en entretien l’un des concepteurs du Plan Mentorat au sein du ministère du Travail :

« Si on prend les différents défis que sont la fragmentation de la société, l’accroissement des inégalités, les nouveaux rapports au travail, à l’entreprise, et aux institutions qui créent un danger démocratique, […] Ce dispositif qui consiste juste à créer des liens entre des personnes, c’est en soi une réponse à tous ces enjeux. »

« Cette politique publique privée citoyenne ne correspond à rien qui ne se faisait préalablement. […] Le public et le privé ne savent pas se parler d’habitude, mais quand on est sur une cause entre les deux, ça devient un vrai enjeu de dialogue, et d’action commune. La cause commune fait que société civile, entreprises et État se mettent ensemble. On a cet état d’esprit partagé, entrepreneurial, une ambition commune… »

44Dès lors, dans le mentorat plus que dans tout autre dispositif jusqu’alors, l’État mise sur les volontés d’engagement sociétal des entreprises. Il est même proactif en la matière puisqu’il a récemment créé le Groupement d’intérêt public (GIP) Les Entreprises s’Engagent, instrument public-privé qui organise les entreprises en un collectif et soutient opérationnellement, via une équipe rattachée à la DGEFP, leur implication locale dans une diversité de dispositifs sociaux et d’insertion – dont le mentorat.

45Parce qu’il fait intervenir des mentors bénévoles et notamment des collaborateurs d’entreprise, il requiert structurellement l’implication de la société civile et des entreprises, faisant ainsi naturellement appel à l’investissement humain et financier privé. Ainsi placé en appui sur une « société de l’engagement », le Plan mentorat fournit alors à l’État un outil particulièrement ingénieux pour hybrider investissement public et privé en matière d’action sociale, d’éducation et d’emploi. Cette stratégie d’appui sur la « société de l’engagement » constitue-t-elle un simple effet de rhétorique ou préfigure-t-elle un nouvel instrument susceptible d’imprimer durablement sa marque sur la fabrique de l’action publique (Genieys et Hassenteufel, 2012 ; Halpern et al. 2014 ; Lascoumes et Le Galès, 2005) en matière de jeunesse ?

46En termes de montage, l’instrument sur lequel repose factuellement le Plan 1 jeune 1 mentor est l’appel à projet lancé auprès d’associations opératrices, ce qui le place dans une logique de continuité avec les grands programmes d’innovation nationaux déployée depuis plus de dix ans dans le champ éducatif - tel le Plan d’investissement d’avenir (PIA) - puis plus récemment dans le champ de l’emploi - avec le Plan d’investissement dans les compétences (PIC). On retrouve ces grandes lignes stratégiques dans l’appel à projets 1 jeune 1 mentor : rhétorique de l’innovation sociale, exigence de cofinancement privé, appel au dépassement des logiques de concurrence entre acteurs associatifs et à la constitution de consortium pour « massifier » les actions.

47La nouveauté tient à l’appel particulièrement central lancé à la société civile, qui guide toute l’architecture du Plan, tant dans sa mise en œuvre opérationnelle – qui s’appuie sur l’engagement de citoyens bénévoles pour réaliser l’accompagnement des jeunes – et financière de la politique – puisqu’elle mise sur le mécénat d’entreprise pour financer à terme l’action des associations opératrices du Collectif Mentorat. Apparaît une nouvelle conception de l’efficacité sociale, appuyée par une double dynamique : une exigence « d’impact social » de la part des partenaires entreprises et fondations, et un État qui appelle puissamment les associations à une stratégie d’enrôlement de ces partenaires privés.

48Avec toute la précaution méthodologique nécessaire au vu du faible recul temporel, il semble ainsi possible de lire dans la politique de mentorat un entrelacement de dynamiques la plaçant dans la continuité cognitive des orientations actuelles en matière d’éducation et de jeunesse, et d’y voir une forme d’apogée opérationnelle grâce à un nouveau modèle de soutiens publics et privés. L’avènement du Collectif Mentorat est symbolique de ces rapprochements entre pouvoirs publics, secteur privé lucratif, fondations et associations qui façonnent aujourd’hui plus largement les dispositifs en matière de jeunesse et d’emploi. S’y esquisse ce faisant un glissement du thème de l’égalité des chances à une rhétorique de solidarité nationale sous l’idée de société de l’engagement.

Un devenir à la croisée des chemins

49S’il est trop tôt pour statuer sur la portée transformatrice de ce « modèle », il est néanmoins possible de poser un premier bilan, à date, de ses accomplissements, enjeux et perspectives de diffusion.

Des avancées manifestes, un potentiel de diffusion

50Le constat de la progression rapide du nombre de jeunes accompagnés dans le cadre d’un dispositif de mentorat constitue en soi un premier succès de cette politique publico-associative. Sécurisées de manière pluriannuelle par un Plan public de grande envergure, appuyées par l’État dans la mise en place d’une plate-forme dédiée et d’un plan de communication institutionnelle, les associations ont su relever le défi de s’unir en un collectif, démontrant une capacité à s’organiser rapidement à plusieurs. Passant de quelques-unes à plus de soixante-dix aujourd’hui, elles permettent une montée en charge rapide du dispositif en un temps très contraint. L’État en tire semble-t-il un bilan satisfaisant, comme le laisse à penser ce regard recueilli au sein du ministère du Travail, auprès de l’un des concepteurs du Plan 1 jeune 1 mentor qui valorise autant la performance des associations que l’apport qu’a eu l’État dans leur accompagnement méthodologique :

« Moi je suis fasciné par la capacité des associations du Collectif Mentorat… […] Franchement, c’est une vraie satisfaction : on a fait plus de jeunes mentorés mais on a gardé la même qualité […] ils ont fait en 18 mois ce qu’on aurait dû faire en 6 ans. »

« Ils ne nous ont pas attendus pour se professionnaliser par contre il y a une logique d’accompagnement au passage à l’échelle, parce que nous on ne sait pas faire du mentorat mais on sait faire de la politique publique, pour tout le monde. Ça a très bien marché, cette logique d’accompagnement par la compétence publique. »

52Enfin, le Collectif Mentorat mène un travail actif d’inscription du mentorat à l’agenda des politiques éducatives européennes, parvenant à faire porter une proposition de « droit au mentorat pour tous les jeunes » auprès de la Commission. En cours, ces travaux de lobbying attestent d’une réelle agilité politique et d’une forte volonté de pérenniser le dispositif en l’instituant au-delà du cadre national, comme nous le confie le président du Collectif Mentorat :

« La dimension européenne me semble assez essentielle pour la suite. L’inscrire de façon européenne c’est aussi lui donner un statut, une réalité qui dépasse les questions politiques. »

« Faire collectif » et « passer à l’échelle » : un risque d’asynchronie entre temps politique et construction associative ?

53Toutefois, le Collectif Mentorat fait face à plusieurs défis. Il doit en particulier concilier deux besoins a priori peu compatibles : celui des associations de se stabiliser pour assurer la qualité et solidifier leurs assises territoriales, et celui de l’État, qui doit au plus vite pouvoir valoriser le bilan positif du Plan et, par conséquent, accélérer la montée en charge du nombre de jeunes accompagnés – ce qui est désormais appelé dans le jargon ministériel le « passage à l’échelle ». Ainsi que l’illustre cet administrateur du Collectif Mentorat :

« On va être pris entre des assos qui voudront consolider, et l’État qui veut monter en puissance… »

55Par ailleurs, sa position doit se placer dans un équilibre constant entre d’une part un rôle de porte-voix des intérêts de ses membres et d’autre part celui d’interlocuteur de référence de l’État, ce qui pourrait l’affilier aux yeux de l’État à un statut d’opérateur du dispositif. Cette identité ambivalente, qui se construit difficilement entre indépendance et interdépendance à l’État, est bien illustrée par ces verbatim croisés de la directrice de fondation partenaire et d’un dirigeant du Collectif Mentorat :

« On demande à une association, et même en l’occurrence à un collectif d’associations, d’être une sorte de délégataire de politique publique… »

« Pour moi [le Collectif Mentorat] ce n'est pas un opérateur. C'est un syndicat qui défend un métier [celui de professionnel du mentorat]. » 

56Reprenant une distinction classique en science politique, le mentorat apparaît ainsi à la croisée d’une identité de policy et d’enjeux relevant des politics (Leca, 2012), ce qui se traduit en un rapport au temps potentiellement problématique, considérant le temps nécessaire aux associations pour s’organiser et « faire collectif », et les besoins tout aussi légitimes d’un État aux prises avec un tempo politique rapide. Ainsi que le pointe une entreprise partenaire au sujet des perceptions différenciées de la réussite du Collectif Mentorat qui coexistent parmi les partenaires aujourd’hui :

« Ce n’est pas tant de la divergence que de l’asynchronie. Pour moi il y a un temps ‘humain’ d’absorption, une organisation nouvelle à créer… »

Un dispositif en quête d’identité : le défi d’une double intégration aux politiques publiques et aux politiques d’engagement social des entreprises

57D’une manière prospective, il semble que le destin de la politique de mentorat française soit intimement lié à la capacité des acteurs à travailler ensemble sur trois enjeux d’avenir : la clarté du positionnement, le maillage avec les politiques publiques, et la résolution d’un désaccord entre les associations et l’État quant au modèle économique et à la place des entreprises. D’après les personnes interrogées, le questionnement sur l’ « efficacité » et les impacts sociaux du dispositif ne sont pas placés au centre des interrogations de l’État à ce stade.

58Du point de vue de l’État, la configuration originale et le portage gouvernemental du Plan posent la question de son identification sectorielle dans le paysage plus classique des politiques publiques. Posée simplement, l’ambiguïté est aujourd’hui la suivante : le mentorat est-il à appréhender comme un dispositif éducatif ou bien un dispositif d’emploi ? L’État assume cette double filiation – qui renvoie au constat selon lequel le mentorat s’apparente davantage à un outil qu’à un contenu d’accompagnement – mais elle pose aux associations une problématique d’identification sectorielle qui peut nuire à son accueil sur les territoires. En découle une difficulté de communication sur ce qu’apporte le mentorat, comme le pointe cet administrateur du Collectif :

« La méthode du mentorat est simple mais l'objet en lui-même est complexe car il s'applique à des contextes très différents, des cibles différentes, avec des effets eux aussi bien différents […] On a une difficulté à expliquer le mentorat et à convaincre de ce que ça apporte, aux jeunes comme aux prescripteurs. »

60Plus globalement, le mentorat fait face à un enjeu d’ancrage dans les politiques de droit commun, comme cela est fréquemment le cas pour les innovations portées par des entrepreneurs sociaux. En effet, l’articulation n’a pas été pensée ni prévue avec des dispositifs existants pourtant connexes comme le Plan Parrainage du ministère du Travail ou encore les Cordées de la réussite piloté par le ministère de l’Éducation nationale. Conscients de cet impensé initial, les acteurs que nous avons interrogés s’accordent à dire qu’il s’agit d’un axe de travail prioritaire pour la période qui s’ouvre :

« Il y a des liens évidents [avec les autres dispositifs]. [Le mentorat] sur tous les dispositifs ça peut se justifier. C’est au cœur de tout ce qu’on essaye de porter. C’est au cœur de France Travail, du dispositif du contrat d’engagement jeunes, […] des dispositifs d’engagement des collaborateurs qu’on accompagne. […] Aujourd’hui, on est à un moment charnière » (un représentant de l’État)

« Le Mentorat n’est pas un objet seul, il pose forcément la question de son inscription. Ma conviction c’est que si on veut monter en chiffre, et ancrer durablement le mentorat, il faut réussir ça. C’est un enjeu fort » (l’un des cofondateurs du Collectif Mentorat).

« Au niveau du terrain aussi, la question c’est comment on arrive à créer des ponts, des alliances, avec les professionnels concernés » (l’un des cofondateurs du Collectif Mentorat).

62Outre ces défis, le destin de la politique de mentorat est suspendu à une incertitude centrale : quel modèle économique pour soutenir le déploiement du mentorat au-delà du cadre temporel du Plan 1 jeune 1 mentor ? Le statut « public-privé » du dispositif l’ouvre à deux scénarios à l’avenir : la pérennisation comme politique publique essentiellement financée par l’État ou les collectivités territoriales, ou bien le passage à un dispositif d’égalité des chances majoritairement soutenu par des partenaires privés.

63Dans l’esprit de ses concepteurs au sein de l’État, le dispositif a été pensé comme devant à court terme opérer un « relais » par le privé. Ainsi que le raconte ce dirigeant associatif : « Le deal [posé par l’État] c’était : on met 27 millions au départ, et la différence vous allez la chercher ». Cette exigence de l’État, qui n’a pas été inscrite explicitement dans le Plan 1 jeune 1 mentor, a constitué dès la première année un défi arithmétique pour les grandes associations engagées dans le Plan.

64C’est là l’une des lignes de divergence stratégique majeure entre l’État et les associations fondatrices du Collectif Mentorat aujourd’hui : au vu des maturités différenciées des associations en matière de levée de fonds privés, et du fait de la préexistence de partenariats entre certaines d’entre elles et de grandes fondations, les associations estiment trop délicat de mutualiser ces soutiens en un « pot commun ».

« Il faut une proposition de valeur la plus simple possible, lisible. Certaines entreprises construisent déjà ces fameux parcours d’engagement depuis des années. Donc [ce que propose le Collectif Mentorat], ça doit s’articuler avec l’offre d’engagement sur laquelle les entreprises sont déjà pas mal avancées, pour les plus grosses d’entre elles… ».

66Leur besoin est également, en contrepartie de leur mécénat financier, de pouvoir valoriser les impacts sociaux générés sur les jeunes, voire sur les collaborateurs eux-mêmes (développement des soft skills, renforcement du sentiment d’appartenance à l’entreprise, etc.). Au total, il pèse ainsi sur le Collectif Mentorat un lot d’exigences qui ne le rend que partiellement en capacité de répondre aux demandes privées.

67En l’état, ce modèle hybride qui s’appuie sur d’importants fonds publics et fait le pari d’un « appel d’air » auprès du monde économique apparaît aujourd’hui inachevé. Soulignant le gain de notoriété permis par le Plan Mentorat et son apport visible dans leur collecte de fonds privés, les dirigeants associatifs n’en appellent pas moins à la pérennisation d’une « politique publique du mentorat », alertant sur le danger que représenterait pour leurs structures le désengagement de l’État alors même qu’elles sont engagées dans une trajectoire de croissance rapide pour répondre aux exigences du Plan.

68Quel sera demain le partenaire principal du Collectif Mentorat ? Il s’agit d’un point d’incertitude qui conditionne l’avenir du dispositif, comme l’anticipent les dirigeants du Collectif Mentorat interrogés :

« Il y a une très forte attente, c’est une question compliquée. L’État trouve normal que les entreprises puissent jouer leur rôle, et qu’il puisse être en relais. Moi j’aimerais qu’il soit en complément. Ce n’est pas la même chose. »

« Aujourd’hui le modèle économique n’est pas trouvé, car aujourd’hui l’État met beaucoup d’argent. En volume, ce sont peu les collectivités locales et les entreprises. »

« Si la politique publique se pérennise, on s'y retrouvera. Car pour l'instant on est sur de gros coûts d'investissement… ».

69Cette hésitation quasi existentielle de la politique de mentorat entre identité publique et privée illustre avec force le tâtonnement plus globalement observé dans l’évolution des politiques sociales et éducatives en France et en Europe. À ce sujet, il nous semble important de pointer que, dans le cas du mentorat, on n’observe pas de logiques de « brouillage de frontières » entre action associative et secteur privé lucratif comme cela peut être le cas chez de gros opérateurs issus de l’ESS, dans le champ médico-social notamment (Cottin-Marx et al., 2017). Nos entretiens révèlent que l’État a fait le choix de confier la mise en œuvre du Plan 1 jeune 1 mentor à des associations professionnalisées, expertes de l’accompagnement éducatif et socioprofessionnel, et non à des « start-ups » dont certaines avaient également proposé au ministère une offre de dispositifs de mentorat à des coûts plus faibles associés à une conception plus « légère » de l’accompagnement. Les associations du Collectif Mentorat, de leur côté, ne semblent pas avoir fait de compromis sur leur projet associatif initial et leur vocation « sociale », malgré la complexité à trouver un modèle économique viable en cette phase de changement d’échelle rapide. Il semble ici plus approprié de parler de rapprochements culturels entre action publique et secteur privé, les associations reprenant un certain nombre de codes et méthodes issues des grandes entreprises et cabinets de conseil, dont une partie de leurs dirigeants et salariés sont issus.

Conclusion

70Le mentorat représente une politique publique singulière de par l’ampleur de l’investissement public consenti sur une courte période, mais aussi du point de vue du rôle de cadrage pris par les associations dans sa conception, et l’implication d’entreprises et fondations dès le montage de ce Plan public. La construction du Plan Mentorat confirme la latitude croissante confiée par l’État aux grandes associations dans le cadrage du contenu de leurs actions, sans pour autant conclure à un désengagement de l’État : de manière subtile, le « rapport de force » se déplace en demeurant un jeu de contraintes important pour ces grands acteurs associatifs.

71En cela, le positionnement identitaire du Collectif Mentorat, opérateur de facto d’un grand plan public, offre un éclairage empirique pour comprendre les relations contemporaines qui peuvent se nouer entre l’État et associations en dépassant une simple analyse en termes de privatisation des politiques éducatives et sociales. L’État reste en effet le principal gouvernail stratégique qui oriente les grandes décisions concernant le développement du mentorat en France. Aujourd’hui encore, après plus de trois années de partenariat étroit avec les associations, il tient entre ses mains la pérennisation ou non du mentorat comme modalité massive d’accompagnement des jeunes à différents moments de leur parcours, et détermine plus ou moins directement la survie à court terme du collectif d’acteurs associatifs qui le promeut.

72Nous avons montré que le « succès » politique du mentorat tient au fait qu’il s’appuie sur des matrices cognitives déjà solidement ancrées ces dernières années dans les politiques éducatives et de jeunesse : cochant les cases des orientations stratégiques européennes et françaises affirmées depuis les dernières années en matière de jeunesse, il trouve naturellement écho auprès de l’État comme des entreprises. Il bénéficie de plus de mutations favorables au sein d’un monde associatif partiellement renouvelé, marqué par l’essor de l’entrepreneuriat social et par une implication croissante d’une diversité de soutiens privés.

73Certes, ses fondements cognitifs placent le mentorat dans la continuité des orientations observées ces dernières années en matière d’éducation et de jeunesse en France et en Europe : individualisation de l’accompagnement, accent placé sur le renforcement des « soft skills », la mobilité sociale et le rapprochement du monde de l’entreprise. Cependant, la politique de mentorat pose les rapports entre État et associations en des termes renouvelés. Parce qu’elle s’appuie sur un plan national d'une envergure rare dans l’écosystème étudié et qu’elle est pilotée par un jeune collectif associatif indépendant, son identité oscille entre politique publique et porte-parole d’un plaidoyer associatif. Outrepassant les catégorisations sectorielles entre politique éducative, jeunesse et insertion, le mentorat offre selon nous un cas d’étude très riche pour étudier la transformation progressive des matrices cognitives et l’expérimentation de nouveaux modèles d’intervention hybridant action publique, action associative er engagement des entreprises en matière de jeunesse.

74Cette étude ouvre enfin à de nouveaux questionnements : quelles sont les implications concrètes de ce nouveau « modèle » en termes d’accompagnement des jeunes ? Le dispositif du mentorat appelle assurément à de nouveaux travaux pour en qualifier les contenus, les postures d’accompagnement, et comprendre ce qui est en jeu dans l’articulation entre expertise professionnelle des associations et apport central de ce mentor bénévole qui représente aux yeux du jeune la « société civile ». Que se joue-t-il de spécifique dans cette relation, comment en qualifier les effets, et comment imaginer les articulations du mentorat avec les dispositifs plus classiques d’accompagnement des jeunesses ?