Introduction

2Pour les jeunes ayant décroché, le retour en formation peut être autant scolaire que professionnel, dépendant du projet construit avec l’aide des professionnels d’orientation. La priorité consiste à (re)construire une relation solidaire entre le jeune et les formateurs tout en valorisant l’écoute et l’accompagnement individualisé et en donnant du sens aux connaissances transmises et enseignées (Stevanovic, 2018 ; Vollet, 2020). Les éducateurs de CapEmploi, œuvrent pour le développement et le bien-être des jeunes qui fréquentent leur structure, qui ont, pour la plupart, perdu confiance en leurs capacités et construit une image de soi négative.

3En raison des nombreux facteurs qui l’influencent, le décrochage scolaire constitue probablement une des plus importantes préoccupations manifestées par les autorités éducatives ; ce qui les conduit à chercher, de manière permanente, des pistes de solutions afin de maintenir les jeunes dans le système scolaire. À Genève, notamment, une des résolutions est l’augmentation de l’âge d’enseignement obligatoire à 18 ans, « avec une volonté affichée d’œuvrer à la certification du plus grand nombre de jeunes » (Hrizi et Mouad, 2016, p. 36). La raison principale quant à l’instauration de cet âge est la volonté que tous les jeunes bénéficient du droit à l’éducation tout en œuvrant en même temps à la réduction des inégalités sociales (Schlemmer, 2002).

4Le but des autorités éducatives est de rendre l’école et les lieux de formation accessibles à tous, en cherchant à transmettre le même bagage de savoirs et de compétences sociales, indépendamment du milieu d’origine. Toutefois, au-delà de représenter un lieu d’apprentissage, l’école est aussi un lieu de vie et de socialisation. L’institution scolaire joue ainsi un rôle fondamental dans la construction identitaire des écoliers, confrontés à des règles, des codes, des figures d’autorité et des pairs (Durif-Varembont et Weber, 2014). En ce sens, l’école repère (et trie) rapidement les enfants réussissant à s’adapter aux attentes et ceux rencontrant plus de difficultés. Bien que les problèmes d’adaptation ne prédisent pas obligatoirement le futur des élèves en difficulté, il semblerait tout de même qu’ils soient plus susceptibles de quitter les bancs de l’école avant l’obtention d’un diplôme et, par conséquent, plus à même de se retrouver en marge de la société (Perrenoud, 2013).

5En vue de soutenir ces jeunes et de les maintenir dans le système, en général, les autorités proposent différents moyens d’accéder au monde professionnel. Vollet (2020) identifie trois types de missions éducatives contre le décrochage scolaire :

1. Des actions de prévention : agir au sein de l’école sur les facteurs augmentant le risque de décrochage ;

2. Des actions d’intervention : qui s’adressent aux élèves qui n’ont pas encore quitté l’école mais qui accumulent certaines difficultés impactant leur réussite ;

3. Des actions de raccrochage : « dont l’objectif est de remédier aux effets sociaux et économiques du décrochage scolaire par un retour des jeunes décrocheurs vers un univers scolaire ou professionnel » (Vollet, 2020, p. 17).

6À Genève, un exemple d’action de prévention est celle déployée par les enseignants, les conseilleurs sociaux ou les conseilleurs d’orientation, lorsqu’ils repèrent des facteurs de risque pouvant compromettre la réussite scolaire d’un élève. Le cas échéant, ils peuvent demander le soutien d’autres collègues appartenant à une série de professions qui va de l’infirmerie à la pédiatrie en passant par la logopédie, la psychologie ou la psychomotricité. Ce réseau peut être mobilisé tant pour des actions de prévention que pour celles d’intervention.

8CapEmploi, le dispositif dont ont bénéficié nos enquêtes, s’inscrit au sein de la troisième catégorie (actions de raccrochage). Cet article se focalise sur les trajectoires de cinq jeunes qui ont quitté les bancs de l’école et vécu la marginalisation qui accompagne souvent le décrochage. En prenant le temps de découvrir les récits de vie de ces cinq personnes, vivant, ou ayant vécu, une même expérience sociale (le décrochage scolaire), nous construisons une approche progressive, réaliste et collective de la situation sociale qui nous intéresse (Bertaux, 2016).

9L’article est structuré en cinq sections. La première apporte des éclaircissements théoriques sur le décrochage scolaire, définit le paradigme de la transaction sociale qui sera utilisé comme analyseur et se termine par une présentation de notre problématique. La deuxième section contextualise la recherche, exposant des informations sur la situation du décrochage scolaire à Genève, tout en mettant en avant le lieu qui nous a permis de la réaliser. La troisième section, présente nos enquêtés ainsi que la méthode employée, tandis que la quatrième oriente le lecteur sur l’analyse des trajectoires de vie des jeunes interrogés. Finalement, la cinquième section dévoile la discussion et la conclusion.

Approches théoriques

10Notre partie théorique est composée de trois sous-sections. La première est l’occasion de définir le décrochage scolaire tout en présentant les facteurs qui peuvent le produire et les conséquences de ce phénomène. La seconde est consacrée à la définition de la transaction sociale, paradigme qui servira à discuter l’expérience de participants à notre recherche tandis que la troisième expose la problématique.

Le décrochage scolaire

11C’est aux États-Unis que l’académie va se saisir de la problématique du décrochage scolaire dès les années 1960, mais c’est seulement vers les années 1990 que les préoccupations pour ce problème vont commencer à acquérir l’importance que nous leur conférons aujourd’hui, d’abord dans les pays anglophones, puis dans les francophones (Moulin et al., 2014). Le décrochage est défini comme étant l’inachèvement d’une formation secondaire complète. Il se détermine par l’âge de scolarisation obligatoire et par l’absence d’un diplôme (Bernard et Michaut, 2016). À Genève, l’âge de scolarité obligatoire est fixé à 18 ans, Plus précisément, le Département de l’Instruction Publique (DIP), note que « les jeunes de 15 à 25 ans qui résident dans le canton et sont à la fois sans diplôme de niveau secondaire II […] et sans formation en cours » (Hrizi et Mouad, 2016, p. 37), sont considérés comme décrocheurs.

12Le décrochage scolaire représente un processus cumulatif et évolutif, nourri par de multiples causes, externes et internes à l’école. Il existe un certain consensus sur cette question, suggérant que ces causes peuvent se regrouper en quatre facteurs (Bernard et Michaut, 2016 ; Fortin et al., 2004 ; Galand et Hospel, 2015).

13Tout d’abord, il y a des facteurs familiaux, parmi lesquels sont inclus les représentations de l’entourage à propos de l’école, l’environnement, la structure et le fonctionnement familial. En effet, la famille joue un rôle central « dans le succès scolaire et peut influencer, positivement ou négativement, les éléments qui peuvent conduire le jeune à décrocher : ses performances scolaires, sa motivation et son engagement dans les matières scolaires et les apprentissages » (Poncelet, 2017, p. 2).

14Ensuite, nous avons des facteurs interpersonnels, notamment l’influence des pairs. Il existe deux profils principaux. Le premier profil est un élève mis à l’écart et rejeté par ses pairs, qui se trouve dans une situation d’isolement, généralement de souffrance et qui présentera plus de risques de quitter l’école (Janosz, 2000 ; Bernard et Michaut, 2016). Le second profil représente un élève qui, lui, appartient bel et bien à un groupe de pairs mais, par la volonté de s’affirmer et parfois la peur d’être rejeté, se conforme et adopte les normes dictées par son groupe. Ces jeunes se désengagent de l’école en raison des normes intériorisées par le cercle fréquenté, allant à l’encontre des attentes scolaires, et de l’éloignement progressif vis-à-vis de l’école (Hernandez et al., 2014).

15Puis, nous pouvons noter des facteurs individuels qui incluent les caractéristiques personnelles (p.ex. habiletés sociales et scolaires, sexe, aptitude, etc.). Les compétences scolaires représentent les capacités de l’écolier à s’adapter aux attentes de l’école : apprendre efficacement, retenir les leçons, appliquer les concepts, rester concentré pendant les cours, etc. Mais, certains élèves éprouvent des difficultés à répondre à ces attentes et cela peut s’expliquer par différents motifs, comme un trouble d’apprentissage (p.ex. DYS, TDAH), un trouble du comportement (p.ex. TOP, TC et TOC), une phobie scolaire, ou encore via l’absentéisme et le redoublement (Fortin et al., 2004 ; Sudres et al., 2004).

16Pour finir, il existe des facteurs institutionnels qui comprennent l’organisation de l’école, son fonctionnement, son l’environnement, le climat de classe, la relation avec les enseignants, les notes. Les élèves à risque de décrochage scolaire évoquent souvent un climat de classe péjoratif, caractérisé par un manque d’entraide avec les camarades et/ou avec les enseignants, qui se montrent à leur tour peu engagés. Une relation positive entre l’élève, l’enseignant et les pairs favorisera l’adaptation de l’adolescent au sein de la classe et, en principe, le maintien de la persévérance dans sa scolarité. En revanche, si le jeune ressent une certaine absence de coopération et d’aide dans la classe, il sera plus susceptible de décrocher (Fortin et al., 2004). L’école semble alors représenter l’un des principaux déterminants du décrochage scolaire, qui serait à même de diminuer l’influence d’autres facteurs comme la famille et/ou les caractéristiques personnelles (Janosz, 2000 ; Fortin et al., 2004 ; Blaya et Fortin, 2011).

17Parallèlement aux facteurs déclencheurs du décrochage scolaire, nous pouvons identifier plusieurs conséquences socioéconomiques et psychosociales de ce phénomène, qui sont corrélées entres-elles, une conséquence pouvant amplifier l’impact d’une autre (Janosz, 2000 ; Blaya, 2010a ; Lafond, 2008).

18Pour commencer, notons des conséquences économiques qui se réfèrent aux inégalités face à l’intégration professionnelle, aux revenus salariaux, à la stabilité et à la durabilité de l’emploi et au chômage.

19Effectivement, les personnes moins qualifiées, bien qu’elles soient en recherche active d’un emploi, seront systématiquement confrontées à des risques de marginalisation et la palette de choix professionnels se voit impactée (Blaya, 2012). De plus, n’ayant pas de diplôme, elles trouvent généralement des emplois plus précaires, ont moins de chance d’obtenir des contrats à durée indéterminée et ont un revenu plus faible que les diplômés. Ainsi, on estime que les salaires des personnes non diplômées représentent entre 60% et 90% des salaires des personnes diplômées (Janosz, 2000 ; Blaya, 2010).

« L’absence de diplôme est un frein à l’insertion professionnelle. Lorsque la conjoncture se dégrade, les embauches sur les emplois peu qualifiés se réduisent et ces jeunes subissent davantage la concurrence des diplômés sur ces postes » (Barret et al., 2014, p. 3).

20Dans cette perspective, des aides sociales plus élevées sont octroyées à cette partie de la population qui est plus à risque d’être touchée par la pauvreté et par des problèmes de santé (Janosz, 2000).

21Ensuite, il y a des conséquences sociales, qui renvoient à l’exclusion sociale qui est souvent réservée à la personne ayant décroché à l’école. Autrement dit, sortir de l’école sans aucun diplôme suppose inévitablement de subir une certaine exclusion sociale (Melin, 2010, 2020), une marginalisation qui se répercute dans un premier temps sur l’accès à l’emploi, et contribue à réduire plus encore le cercle social de la personne. S’ensuivent alors le chômage, les conditions de vie précaires et, pour certains, l’adoption de comportements délinquants (Janosz, 2000). Toutefois, l’accès à l’emploi peut aider ces individus à retrouver une vie sociale plus équilibrée. Corroborant cette idée, Janosz (2000) montre qu’en moyenne, le nombre de comportements délinquants d’individus ayant décroché à l’école diminue lorsqu’ils ont trouvé un emploi.

22En définitive, en plus des risques de conditions de vie précaires, les décrocheurs scolaires doivent également faire face aux risques de marginalisation de la société « basée sur le savoir et la réussite professionnelle » (Blaya, 2010a, p. 102), les conséquences économiques se répercutant sur les conséquences symboliques et inversement.

23Pour finir, le décrochage scolaire peut produire également un impact d’ordre psychologique. Dans ce sens, il s’avère que pour certains, l’école devient la cause d’une angoisse permanente, ce qui expliquerait qu’elle soit rejetée dans son ensemble. (Carvajal Sánchez, 2019). D’un côté, il existe une corrélation entre une bonne estime de soi et une mobilisation scolaire. De l’autre côté, inversement, la démobilisation scolaire est corrélée à la faible estime de soi et peut avoir un impact sur l’image projetée socialement (Bardou et al., 2012). En étudiant les représentations de décrocheurs, Zaffran et Vollet (2016), montrent que, fréquemment, ils sont perçus comme des fainéants qui ne prennent pas la peine d’ouvrir un cahier ou écouter en cours. En ce qui concerne les élèves en décrochage, l’image négative renvoyée par autrui peut ensuite être incorporée, produisant une souffrance et représentant un obstacle éventuel à leur construction identitaire (Gavarini, 2016). En lien avec cette première stigmatisation, une personne ne trouvant pas d’emploi est aussi facilement étiquetée comme étant assistée par l’État (Melin, 2020). Certains décrocheurs entrent alors dans un cercle vicieux. En effet, la personne n’ayant pas achevé son cursus scolaire peut être considérée comme une source potentielle de problèmes qui découleraient de son inadaptation à l’école. En conséquence, les employeurs évitent de l’engager et, se trouvant sans emploi, sans revenu, elle fait appel aux aides sociales ; ce recours aux aides l’enferme dans ce stigmate de personne assistée.

Le paradigme de la transaction sociale

24La transaction sociale (TS) est un « paradigme méthodologique » susceptible de guider le regard du chercheur (Blanc, 2009), lui permettant de saisir, d’analyser et de comprendre, les tensions, les conflits, les négociations ou encore les compromis, qu’ils soient formels ou informels, intra-individuels ou inter-individuels, ainsi que les négociations, explicites ou tacites, qui permettent de les résoudre (Rémy, 1996 ; Schurmans, 2001 ; Blanc, 2009 ; Carvajal Sánchez, 2019).

25Ces conflits peuvent être liés à la compréhension d’une prise de position, aux valeurs ou aux intérêts des personnes impliquées dans une interaction, ainsi qu’aux règles qu’elles obéissent ou qu’elles enfreignent. La fonction sociale de la TS est de contribuer à la communication et à l’apaisement collectif. La TS s’assimile à une disposition, en général implicite, qui s’active pour prévenir ou pour résoudre un conflit. Par principe, elle implique la renonciation réciproque des revendications des acteurs concernés par une interaction sociale (Blanc, 2009 ; Carvajal Sánchez, 2013, 2019 ; Rémy, 1996).

26Dans la perspective de la transaction sociale, les interactions sociales naissent d’un dialogue implicite qui suscite généralement une déstabilisation sociale chez la personne, qu’elle soit protagoniste ou spectatrice, lui laissant de la marge pour des innovations de croissance ou de rupture. Les premières, « sont une manière de créer des formes nouvelles, adaptées à un contexte qui a changé tout en permettant au système de se reproduire » ; tandis que les secondes « introduisent un déséquilibre mineur qui avec le temps va s’amplifier et finir par produire un déséquilibre général » (Rémy, 2005, p. 87) susceptible de déclencher des changements majeurs dans le système (Carvajal Sánchez, 2013).

27Toutefois, ces innovations s’accompagnent de moments de doutes, de réflexions et de questionnements. Ainsi, l’incertain ne voit pas le jour uniquement dans le futur, mais suit l’individu tout au long de son chemin, notamment pendant et après la TS (Foucart et al., 2013) et de manière notoire pendant son éducation et sa jeunesse.

28Par ailleurs, la théorisation autour de la TS a également profilé une distinction entre les postures d’agentité et d’actorialité. L’agentité fait référence aux situations dans lesquelles la source d’un acte peut être considérée comme étant opérée par un tiers ou par des circonstances extérieures à la personne. Cette dernière se présente alors comme étant peu autonome. L’actorialité est associée aux situations dans lesquelles l’origine d’un acte peut être attribuée à la personne qui revendique alors une qualité d’auteur. Ici, la personne fait preuve d’autonomie (Schurmans, 2001).

Problématique

29La problématique de cet article est centrée sur l’idée que les personnes se trouvant dans une situation de décrochage scolaire doivent faire face à la fois à la pression sociale, aux inquiétudes d’avenir et à l’image projetée de leur situation par la société, et ce, indépendamment des raisons de leur décrochage, de leur parcours de vie et de leurs caractéristiques personnelles (Zaffran et Vollet, 2016).

30Il est pertinent, d’associer le constat précédent, issu des investigations autour du décrochage scolaire, au paradigme méthodologique de la TS. En effet, la TS nous permet d’identifier deux postures chez nos enquêtés. Comme nous le montrerons lors des analyses et de la discussion de cet article, d’un côté, nos participants ont vécu leur expérience scolaire dans une posture d’agentité. De l’autre côté, leurs témoignages suggèrent que leur passage au sein de CapEmploi peut contribuer à les situer, ou les situe déjà, dans une posture d’actorialité.

31Dans cette perspective, les questions de recherche suivantes orientent notre démarche : de quelle manière des jeunes adultes genevois ayant décroché scolairement, perçoivent-ils leur adolescence et leur parcours scolaire ? En quoi l’insertion professionnelle contribue-t-elle ou a-t-elle contribué à leur (re)construction identitaire ? Comment vivent-ils ou ont-ils vécu leur passage chez CapEmploi ? Plus précisément, notre objectif principal consiste à explorer certains effets que les prestations de cette structure, ainsi que l’attitude de ses éducateurs à leur égard, ont pu produire chez nos participants. En nous appuyant sur le paradigme de la TS, nous aimerions comprendre comment et dans quelle mesure, des dispositifs tels que CapEmploi contribuent, ou non, à redynamiser l’actorialité des jeunes ayant décroché scolairement.

Contexte de la recherche

32Il est pertinent de présenter le contexte genevois, en prenant comme premier point de référence, l’une des premières enquêtes dans la matière menée sur ce canton par Eckmann-Saillant, Bolzman et De Rham en 1994. Ces auteurs montrent que pour l’année 1994, environ un millier de jeunes sortent du système scolaire sans l’obtention d’un diplôme. Qu’en est-il aujourd’hui ?

35Par ailleurs, de la même manière que les cinq jeunes qui participent à notre recherche, les quatre-vingt-deux interviewés pour l’étude Eckmann-Saillant et ses collègues (1994), ont été confrontés à l’échec scolaire. À l’époque, ces auteurs utilisaient les concepts de « jeunes sans qualification » ou de « jeunes en rupture de formation » pour parler des personnes que nous définissons comme « décrocheurs scolaires ». Tout comme nos cinq participants, « ces jeunes ayant quitté la formation avant de l’avoir terminée sont précisément ceux qui sont les plus exposés à la précarisation » (p. 9). Suivant Eckmann-Saillant et ses collègues, nous considérons que les jeunes en rupture de formation ne sont pas juste « déviants », ils font plutôt « l’objet d’un processus d’exclusion sociale et scolaire » (p. 270). Déjà dans les années 1990, les jeunes sortis de l’école sans diplôme sont « considérés comme hors-normes » (p. 271). Il est intéressant de noter qu’hier comme aujourd’hui, les aspirations scolaires de jeunes en rupture de formation sont démesurées par rapport à leurs cursus scolaires, « l’idéologie des gagnants domine toujours le paysage scolaire » (p. 270) et le processus de sélection de filières de l’enseignement secondaire du premier cycle genevois est dénoncé par son élitisme.

36Toutefois, malgré la diminution de la proportion de jeunes décrocheurs dans le canton de Genève après l’instauration de l’âge obligatoire, ce phénomène persiste et continue d’alerter les autorités éducatives, le diplôme étant devenu la norme pour entrer sur le marché du travail (Bernard, 2015) et fonctionnant comme un rempart face à l’exclusion (Zaffran etVollet, 2016).

37La Suisse étant une Confédération, les 26 cantons jouissent d’une grande autonomie, entre autres au niveau de l’organisation de leur système scolaire. Dans ce contexte, il convient de présenter le système scolaire genevois de l’enseignement secondaire.

38En fonction des résultats obtenus en 8P - fin de la scolarité primaire - les élèves entrent en 9^e au Cycle d’Orientation (CO) - secondaire I - dans une des trois filières existantes :

• R1 : Regroupement 1 (filière à exigences basses au Secondaire I)

• R2 : Regroupement 2 (filière à exigences moyennes au Secondaire I)

• R3 : Regroupement 3 (filière à exigences élevées au Secondaire I)

39Puis, dès la 10^e du CO, tenant à nouveau compte des résultats scolaires, des capacités et des projets de chaque élève, ces derniers sont soit en :

• Section CT : Communication et technologie

• Section LC : Langues vivantes et communication

• Section LS : Littéraire scientifique.

40Généralement, les élèves étant en R3, se retrouvent en Section LS, les élèves en R2 se retrouvent en section LC et ceux étant en R1, se dirigent vers la section CT. Or, toujours en fonction de leurs notes, certains peuvent changer de regroupement pendant l’année.

41Dans cette continuité, à la fin du CO et en fonction des classifications et de la filière des élèves (CT, LC, LS) ces derniers se dirigent dans une des branches du secondaire II :

• Généraliste : Collège et École de culture générale (ECG). Cette voie offre une grande ouverture en termes de formation future dans les Universités et Hautes Écoles.

• Professionnelle : apprentissages en alternance ou en école à plein temps en vue d’obtenir soit, une maturité professionnelle (MP), un Certificat fédéral de capacité (CFC) ou une Attestation fédérale de formation professionnelle (AFP)

• Pré-qualifiante : structures de transition et d'accueil.

42Les élèves sortant de la section LS, accèdent directement à la filière de formation gymnasiale ou, plus communément, le collège (Lycée en France), en vue d’obtenir leur maturité et par la suite, accéder à l’université ou aux écoles polytechniques fédérales. Les élèves sortant de la section LC, se voient généralement dirigés vers des filières de formation professionnelle duale ou en école à plein temps. Cela leur permet d’accéder à une MP ou à un CFC, pouvant conduire par la suite aux Hautes écoles spécialisées ou aux Écoles supérieures.

43Enfin, les élèves sortant de la section CT, se dirigent généralement vers la filière de formation de culture générale (en passant parfois par l’année préparatoire). Cela leur permet d’obtenir un certificat ECG et/ou une maturité spécialisée permettant, s’ils le souhaitent, d’accéder aux Hautes écoles spécialisées ou aux Écoles supérieures.

44La structure de raccrochage étudiée

45Lors d’une étude menée à Genève, Hrizi et Mouad (2016) identifient une série de dispositifs pour « des jeunes décrocheurs en vue de favoriser leur retour en formation » (p. 43). CapEmploi est l’un d’entre eux. Intéressés par une meilleure compréhension de l’impact du traitement du décrochage scolaire à Genève, nous avons obtenu l’accueil de la directrice de cette structure qui nous a mis en contact avec 5 jeunes volontaires. Ces personnes devaient correspondre aux critères de la Commission d’Éthique de l’Université de Genève qui seront exposés plus loin.

47L’objectif de CapEmploi est d’accompagner les jeunes dans leur projet professionnel ainsi que dans leurs démarches et leur recherche de formation ou d’emploi. CapEmploi offre une palette de prestations afin de favoriser l’entrée des jeunes dans le monde professionnel et lutter contre les principaux freins à leur insertion Les principales prestations sont :

• Les stages en entreprises et communaux ;

• Les cours de remise à niveau scolaire ;

• Des séances de coaching ;

• Des accompagnements pour les dossiers : p.ex. réaliser des CV, des lettres de motivation ;

• Des entraînements d’entretiens : p.ex. pour les stages, pour une embauche ;

• Une sensibilisation au numérique : p.ex. envoyer des documents en ligne ;

• Des ateliers ponctuels : p.ex. des photos pour le CV, raisonnement logique pour les jeunes avec des troubles DYS (dyslexie, dysorthographie, dysphasie, dyspraxie).

48Des structures comme CapEmploi, ont la capacité de redonner un sens aux apprentissages permettant au jeune de vivre des expériences positives, d’améliorer son estime de soi et par la suite, de raccrocher scolairement ou professionnellement. Elles utilisent des méthodes d’enseignement reliant les savoirs et la théorie – les cours – avec les savoir-faire et la pratique – les stages (Stevanovic, 2018 ; Vollet, 2020). En effet, la particularité de ces dispositifs est d’offrir la possibilité d’aller sur le terrain professionnel, de rencontrer des spécialistes, à même de leur parler de leur métier tout en les confrontant directement avec le fonctionnement du milieu concerné. Stevanovic écrit à propos de ces élèves : « Les stages occupent une partie importante de leurs apprentissages dans ce dispositif, tout change, ils ne sont plus en retard, ils sont assidus, ils ne s’ennuient pas. Ils ont l’impression d’apprendre plus de choses et plus rapidement » (2018, p. 91).

49Parallèlement, CapEmploi coopère aussi avec d’autres institutions permettant de répondre au mieux à la situation des jeunes. En effet, avant de mettre en place un projet professionnel, il est primordial, pour les jeunes en situation difficile – p.ex. étant à la rue, subissant des problèmes de dépendance à des substances illicites, etc.– de les rediriger, dans un premier temps, vers des structures adaptées.

50Le réseau de CapEmploi englobe ainsi :

• • 10 Bus Unité Prévention Parcs : a pour mission de sillonner les rues des communes de Lancy, Onex, Bern (...)

  L’accueil de jeunes en situation difficile : BUPP10, structures sociales pour répondre aux besoins primaires ;

• L’Hospice général : pour le financement ;

• OSEO : l’agence de placement pour les jeunes diplômés ou non ;

• DIP : les informer que le jeune qui a quitté l’école est à CapEmploi ;

• Des entreprises pour favoriser l’insertion professionnelle : p.ex. stages, apprentissage, future embauche.

Participants à la recherche et méthode

52Le tableau suivant est l’occasion de présenter nos enquêtés en utilisant des prénoms d’emprunt évocateurs de leur origine réelle.

53Déroulement des entretiens et présentation de propos

54Les cinq entretiens individuels et semi-directifs ont été réalisés une fois obtenu l’accord de la Commission d’éthique de l’Université de Genève. Les participants à la recherche devaient signer un formulaire de consentement anonymisé, être volontaires et informés de la possibilité d’arrêter leur participation à tout moment. En outre, ils devaient avoir plus de 18 ans et ne présenter aucun trouble ou déficience intellectuelle diagnostiqués pouvant leur empêcher d’émettre un consentement éclairé.

55Avant l’entretien, les participants ont été informés sur le contexte général de la recherche, les thématiques qui seraient abordées, la durée approximative, l’anonymisation des informations et l’enregistrement audio de l’entretien.

56Concernant la présentation des propos de nos participants, nous notons un chiffre indiquant le moment cité de l’entretien, accompagné de trois premières lettres du prénom fictif concerné, par exemple :

5703 :21_CAS : Alors j’ai grandi à Genève oui, mais pas avec mes parents, malheureusement…

58Approche compréhensive

59La recherche est guidée par une démarche compréhensive. Notre intention est de comprendre et d’étudier le sens d’un problème social en nous appuyant sur la trajectoire racontée par quelques personnes ayant vécu ou vivant encore l’expérience qui nous intéresse (Charmillot et Dayer, 2007). De ce fait, il est question d’ « envisager la personne humaine en tant qu’acteur et à centrer l’analyse sur la dialectique individuel/collectif » (Charmillot et Dayer, 2007, p. 132) permettant de faire ressortir un phénomène universel dans l’individualité des principaux concernés (Bertaux, 2016).

60Notre hypothèse est qu’en stimulant le récit du parcours de vie des personnes ayant décroché à l’école et bénéficié d’une prise en charge chez CapEmploi, nous pourrons saisir le sens qu’elles attribuent à leur expérience, tout en essayant de comprendre et de l’approfondir. Dans le but d’atteindre au mieux notre objectif, cette recherche mobilise une approche biographique et plus particulièrement, le récit de vie.

61Même si le récit de vie s’inscrit dans la démarche de l’histoire de vie, il convient de préciser une nuance : L’histoire de vie est le résultat d’une recherche à partir de situations et de faits temporels personnels. Autrement dit, le récit de vie représente la méthode de récole de données, tandis que l’histoire de vie est « la forme littéraire du travail de ce matériau » (Burrick, 2010, p. 10).

62Melin (2020) a d’ailleurs fait l’expérience de cette méthode avec des jeunes ayant décroché à l’école. En effet, le récit de vie permet aux individus d’établir une activité réflexive autour de leur parcours, notamment à propos de leur interprétation des événements vécus. Cela semblerait être bénéfique à leur construction identitaire développant conjointement une forme de cohérence et de sens à leurs décisions et à leur pouvoir d’agir. Il est alors question, de saisir le rôle des structures d’insertion professionnelle sur le processus de (re)mobilisation et sur la (re)construction de l’identité singulière. Comme l’écrit Melin, « une telle approche permet de mettre en lumière les enjeux du retour à l’école [ou de manière générale, d’un réengagement] pour le sujet et les difficultés d’ordre institutionnel, psychologique et social qu’il peut y rencontrer » (2020, p. 315).

63Nous avons opté pour des entretiens individuels permettant aux participants de parler librement de leurs parcours, pensées et ressentis, sans être influencés par l’effet de groupe (Baribeau, 2009). Ces entretiens, semi-directifs, s’appuient sur des questions ouvertes abordant les thèmes préalablement préparés. Ils présentent deux composants complémentaires : narratif et compréhensif (Pinson et Sala Pala, 2007). L’aspect narratif permet de prendre connaissance du parcours du participant et de son histoire, tandis que la dimension compréhensive offre au témoin – mais aussi au chercheur – l’occasion de mettre du sens derrière chaque étape de sa trajectoire.

64L’expérience du décrochage : analyse de quelques trajectoires

65Comme nous l’illustrerons au cours de cette analyse, plusieurs raisons ont contribué à l’adoption de la part de Cassandra d’une posture d’actorialité et, en conséquence, à la réussite de son engagement professionnel. Tout d’abord, elle est la plus âgée parmi nos enquêtés et la seule à avoir terminé sa formation professionnelle avec l’obtention d’un diplôme d’Assistante socio-éducative (ASE). Au moment de l’entretien, elle bénéficie d’un CDI à 80%. Ensuite, Cassandra a su profiter d’un soutien appuyé de CapEmploi. Pour finir, son mari et ses enfants ont joué un rôle motivationnel central dans son insertion professionnelle. Dans cette perspective, il nous semble pertinent d’examiner en parallèle le parcours de Cassandra et celui des autres participants qui bénéficient encore des prestations de CapEmploi au moment de la réalisation de cette étude.

66Pour commencer, la transition entre l’enfant et le jeune adulte passe généralement, mais non obligatoirement, par la « crise d’adolescence ». Ce passage de vie peut ainsi être perçu comme une perte de repères « qui met à jour une nouvelle identité que l’adolescent va devoir s’approprier » (Bessie2023-11-04T08:22:00BDiscour, 2011, p. 40). Autrement dit, la transition entre l’école primaire et l’école secondaire contribue à une incertitude éventuelle car elle génère dans la plupart des cas, un passage significatif accompagné d’angoisses (Bélanger et Marcotte, 2013) qui peuvent s’accentuer en fonction du parcours de vie de chacun, comme ce fut le cas de Cassandra. Elle témoigne d’une adolescence difficile : les maladies de ses parents, ses années en foyer jusqu’à l’âge de 11 ans, le retour chez son papa et les violences subies par le fils de sa belle-mère.

43 :30_CAS : il y a une période où je me suis ouvert les veines au mauvais moment, et tu fais ça même pas parce que tu as envie de mettre fin à tes jours […], c’est juste qu’en fait ça te fait du bien […]. Donc non, le cycle ça a été une période horrible. […] Je l’ai vraiment fait et fini [le CO] parce que j’avais pas le choix en fait. Parce que franchement, si j’avais pu choisir, je pense que je ne serais même pas allée à l’école, vu la période sombre que c’était, j’y serais même pas allée quoi […].

67Cassandra a eu accès à CapEmploi car à Genève, la fin du CO ne se sanctionne pas avec un diplôme. Dans ces conditions, il lui était très difficile d’envisager une insertion professionnelle.

68La transition entre l’enfance et l’adolescence a également été marquante pour Martin. En 8P, il perd à la fois son père et son grand-père et vit une accumulation de difficultés psychologiques.

04 :32_MAR : J’étais encore à l’école primaire en plus, j’avais que 10 ans et c’est à partir de là où ça s’est vraiment compliqué parce que j’ai dû vraiment grandir… On va dire plus vite que la normale… Que ce soit mentalement, prendre de la maturité, faire certaines choses tout seul alors qu’un enfant a l’habitude de faire avec son père…

69Parallèlement, l’adolescence et le CO se conjuguent avec de nouvelles expériences, de nouvelles sensations et une quête perpétuelle de bien-être (Bariaud, 2012). En effet, au croisement des changements biologiques, psychologiques et sociaux, l’adolescent peut percevoir avec acuité les attentes du monde des adultes et se sentir déboussolé (Lagrange, 2007). Ainsi, il cherche du réconfort, parfois, à travers d’une consommation illicite de stupéfiants, par exemple (Janosz, 2000 ; Hernandez et al., 2014).

70Pour Jules, Cassandra et Valentin, cela s’est traduit par la consommation des joints.

46 :02_CAS : […] j’étais à fond dans les joints, j’étais… Ouais, dans ma bulle quoi. Je fumais avant d’aller en cours. Franchement c’est ce qui m’aidait le plus parce que je me concentrais comme jamais à ce moment-là. J’avais des notes je te jure, j’arrivais à remonter quelques notes, c’était génial (rires). Alors que je pense que tout simplement ça m’aidait à oublier et j’arrivais plus facilement à travailler […].

71Par ailleurs, rappelons que les pairs représentent la nouvelle et la principale référence sociale des jeunes (Janosz, 2000 ; Hernandez et al., 2014). Néanmoins, l’influence de ces derniers peut être aussi bien positive que négative. Sofia, par exemple, raconte avoir vécu une belle période au CO grâce à ses amis – qui sont d’ailleurs les mêmes aujourd’hui. Jules, de son côté, parle de son adolescence comme étant une étape de bêtises et met l’accent sur l’influence négative de ses pairs. Nous pouvons dès lors évoquer le profil de l’élève qui s’adapte aux normes de son groupe et, par crainte d’être rejeté, adopte des conduites déviantes (Janosz, 2000).

59 :22_JUL : Au cycle, [j’ai eu] un sursis tu vois… Pour des menaces de mort tu vois… En vrai, j’ai rien fait et j’allais entre guillemets rien faire mais… J’étais trop con en fait, c’est juste ça. J’étais juste archi trop con ! Et maintenant je regrette parce que je ferais pas ça [menacer quelqu’un] … Parce que je m’aurais défoncé (rires) en mode je me dirais « arrête de faire ça, t’es pas un gangster mon gars » (rires). J’étais vraiment trop influencé tu sais […].

72De leur part, Valentin et de Martin se rapprochent du profil d’adolescents rejetés par leurs pairs subissant davantage de discrimination et de solitude (Janosz, 2000).

04 :51 _MAR : […] j’ai eu une grosse prise de poids et il y a eu forcément de la discrimination, des insultes et des trucs comme ça […].

03 :36_VAL : C’était dur le cycle, le cycle c’était dur parce que le cycle… Les gens jugent beaucoup. Ils ont pas la maturité pour se rendre compte de ce qu’ils font… Euh… je pense que pour un peu tout le monde le cycle ça n’a pas été facile aussi… C’est une période qui dégrade aussi beaucoup les jeunes […].

73Quant à Cassandra, elle se caractérise comme une adolescente qui avait besoin d’aider les autres, de les défendre, de montrer que c’était, « la dure ». L’étiquette attribuée peut conduire certains jeunes à intérioriser le rôle assigné reproduisant les comportements qu’on attend de lui (Dany et al., 2016). Cassandra s’est ainsi considérée comme une jeune fille en conflit, souvent non appréciée par certains de ses pairs.

46 :02_CAS : […] Parce que Cassandra c’est la grande gueule donc je me tapais beaucoup de retenues pour les autres et j’aidais les autres, tout le temps et un jour je me suis dit qu’il fallait que j’arrête parce que du coup c’est moi la méchante. Il y a même des gens, dans le couloir, ils n’osaient pas me dire salut parce que… Par peur que je leur saute dessus alors que c’était pas le cas. J’aidais mes copines, elles avaient besoin de moi mais ouais, j’étais un peu la dure et avec du recul j’étais pas la gentille […].

74Outre l’environnement familial et les pairs, le fonctionnement institutionnel peut également avoir un effet sur le décrochage scolaire. L’expérience de nos enquêtés, nous porte à croire que la relation subjective avec les enseignants, l’absentéisme et les habiletés scolaires (Fortin et al., 2004 ; Janosz, 2000) ont eu une influence sur leur propre décrochage :

• 12 Alternance en France.

08 :33_VAL : Bah… Les profs ils nous rabaissaient… Des fois ils nous insultaient… Ils nous disaient qu’on arriverait jamais à trouver de travail […]. C’était… C’était genre « tu trouveras jamais un apprentissage12, tu es une merde ».

• 13 La note maximale à Genève est de 6/6, alors qu’en France elle est de 20/20.

06 :10_CAS : […] J’avais beaucoup de 1,5 de moyenne13… Enfin voilà quoi, j’étais pas du tout là-dedans. J’allais à l’école parce que j’étais obligée, fallait finir l’école obligatoire mais oui, effectivement, j’avais beaucoup d’heures d’absences. Après, je donnais du meilleur de moi, je faisais en sorte que. Mais ma tête était ailleurs donc du coup j’y arrivais pas quoi.

75Les propos de personnes que nous avons interrogées montrent également comment les facteurs institutionnels influent sur leurs comportements, leurs ressentis et les relations avec leurs enseignants au sein de l’école. Les raisons de leur décrochage scolaire sont similaires.

11 :50_JUL : […] Tu attends en fait… Sur ta chaise à écouter les mêmes choses. C’est pas « t’es en action » ou quoi, tu vois. Du coup je faisais autre chose parce qu’à la longue c’était vraiment chiant.

14 :50_VAL : […] j’ai jamais aimé rester assis, écouter quelque chose qui me parle pas. Tu restes assis, on fait des exercices, tu comprends pas, bah tu comprends pas….

83 :54_CAS : […] tu es toute la journée à l’école, les fesses posées sur une chaise à écouter, écrire, écouter, écrire, pratiquer blablabla […].

76En somme, à son entrée dans l’enseignement secondaire, l’adolescent entame la recherche de son identité. Il commence à affirmer ses idées et à rechercher des nouveaux repères dans l’objectif de mettre en avant sa singularité (Hernandez et al., 2014). Pour ce faire, s’appuyant sur diverses influences (les pairs, les expériences nouvelles, les bêtises d’adolescent), il tâtonne progressivement son chemin et commence à prendre ses propres décisions.

77Chez nos interviewés, une des plus grandes décisions a été l’arrêt scolaire. Elle produit chez eux un certain soulagement et une atténuation de la pression subie jusqu’alors.

38 :12_MAR : Je me sentais vachement… Re… Euh… Relâché d’une pression.

21 :35_JUL : […] tu sais c’est un énorme soulagement parce que ça t’enlève des poids en vrai. Et tu te sens mieux aussi même si c’est pas forcément les bons choix que tu prends tu as quand même fait tes choix et ça fait du bien.

14 :22_SOF : Bah, je me sentais bien parce qu’en soi quand j’ai arrêté l’école j’avais confiance, je me suis dit que j’allais trouver un apprentissage vite et que… Tout allait bien se passer […].

78Revenant à Cassandra, qui, plus âgée que nos autres enquêtés, regarde ses expériences avec du recul, elle termine le CO et, suite à la recommandation de ses enseignants, elle intègre le Service des classes d’accueil et d’insertion (SCAI). Après le SCAI, elle s’inscrit au chômage et est redirigée vers le SEMO, cependant elle est contrainte d’interrompre son réengagement. Rappelons qu’à ce moment, Cassandra a 16 ans.

11 :23_CAS : […] J’ai malheureusement pas pu terminer parce qu’à ce moment-là en fait euh… J’ai été mise à la porte de chez mon papa. Et puis en fait je me suis retrouvée à la rue. Et en fait ce qui n’a pas trop plu au SEMO c’est que j’arrivais toujours fatiguée et ma conseillère d’orientation du chômage elle m’a dit que c’était plus possible, qu’il fallait que je me trouve un endroit. Parce qu’en fait je dormais à gauche à droite, je trouvais des endroits pour dormir, vu que j’avais pas encore mon appartement. Et un jour bah le directeur de là-bas il m’a dit que c’était plus possible, il fallait en terminer là parce que j’étais trop épuisée. Donc obligée d’arrêter le contrat. Et du coup bah voilà, j’ai arrêté le SEMO et j’ai emménagé dans mon appartement […].

79Elle rencontre par la suite son mari.

13 :16_CAS : […] on a mis en route notre fils, et puis un an après on s’est mariés. Donc ouais, c’est allé très, très vite et après, d’un commun accord, on a décidé que lui il travaillerait et que moi je m’occuperais des enfants. Donc j’ai arrêté de travailler de mes 17 à mes 24 à peu près […].

66 :13_CAS : […] Alors quand je suis arrivée à CapEmploi j’avais déjà mes enfants donc je pense que c’est ce qui a été ma force et me dire « écoute ma grande, il faut te bouger le cul là » et faire quelque chose parce que j’avais pas de diplôme […].

85 :11_CAS : […] j’avais besoin de cette reconnaissance pour moi [diplôme]. Parce que en tant que maman c’est normal de m’occuper de mes enfants, de leur donner à manger, de leur donner tout l’amour nécessaire, de leur donner des habits propres, c’est normal. Mais moi, j’avais besoin de ça pour moi […].

81Toutefois, la reprise d’une formation peut s’avérer difficile car elle s’accompagne d’inquiétudes et de doutes en raison des cicatrices douloureuses laissées par l’école.

06 :45_MAR : […] Ouais en fait j’ai l’impression qu’à chaque fois que je commençais un truc ça se terminait pas forcément bien. Et je suis jamais allée au bout de quoi que ce soit de ce que j’ai fait pour l’instant […].

21 :48_CAS : […] Il y avait beaucoup de stress parce que je suis restée sur un échec scolaire de base et du coup, le fait de retourner à l’école après toutes ces années [en parlant de sa formation d’ASE]… Bah moi tout de suite je me disais que j’étais nulle, que j’arriverai pas. Ouais, je pensais que j’allais pas réussir cette formation […].

82Reprendre une formation professionnelle, à la suite d’un décrochage scolaire, entre dans un processus de « (re)mobilisation ». Effectivement, sortant d’une situation de démobilisation, le jeune ne perçoit plus d’intérêt à continuer dans le système scolaire où l’effort est trop élevé par rapport aux résultats. Il quitte dès lors l’école et se retrouve dans une situation neutre, sans attentes particulières. Or, avec le temps et l’envie de trouver une alternative, il se penche vers le monde professionnel suscitant une (re)mobilisation avec intérêt dans un domaine où le coût de l’effort est acceptable. De ce fait, lors de cette période d’incertitude - entre décrochage scolaire et réengagement professionnel - l’entourage est un élément influant sur la (re)mobilisation. :

33 :29_SOF : Ouais, ma mère et mon frère ils m’ont soutenu parce qu’en fait mon frère il a arrêté aussi l’ECG un peu en même temps que moi (rires)… En fait on a fait à peu près le même parcours et ouais du coup il m’a soutenu parce que lui il a trouvé un truc finalement et ça s’est bien passé pour lui… Et donc ma mère bah, elle m’a soutenu aussi.

12 :42_JUL : Ma mère elle m’a toujours soutenu donc en fait c’était ça aussi qui était cool puis qui ne m’a pas fait aussi tout lâcher, vraiment.

66 :13_CAS : Il [son mari] m’a tellement motivée dans ça et il est encore plus fier de moi. Et il m’a tellement motivée dans mon travail, il me disait que j’étais capable, que je pouvais le faire.

83Le rôle des institutions de raccrochage, comme CapEmploi, tel qu’il apparaît dans les propos de jeunes que nous avons interviewés, est d’accompagner les jeunes dans leurs démarches afin de les guider vers une stabilité professionnelle (Vollet, 2020). La reconnaissance du jeune comme personne à part entière, en passant par l’écoute, le dialogue, la compréhension et l’accompagnement dans son projet, est primordial (Pelletier et Alaoui, 2016).

• 15 Anglicisme qui signifie « humeur, état émotionnel ».

45 :46_JUL : Je pense que ça me garde dans le mood15, genre ça me permet de ne pas lâcher. Genre d’avoir ma conseillère, d’avoir les remises à niveau tu sais ça te garde un mood… Je reste actif en fait du coup tu gardes une certaine motivation et ça c’est cool !

23 :07_SOF : Bah je savais déjà ce que je voulais faire et je sais ce que je veux faire comme apprentissage et voilà… Pour l’instant je suis venue ici et je suis bien. Ils m’aident et ça me permet aussi de garder un bon niveau…

45 :27_MAR : Je peux faire des stages, j’ai le droit de faire des stages. Justement c’est le but aussi… D’avoir euh… Mes rendez-vous avec ma conseillère… De faire des recherches de stage, d’apprentissage. Après, j’ai dit aussi à ma conseillère que je voulais pas forcément un apprentissage pour cette année si j’ai l’armée mais du moins faire le maximum de stages que je peux, d’être aidé pour ça […] ça me plaît énormément.

84Aidée par sa conseillère, Cassandra obtient une place en apprentissage. Cependant, les peurs liées à l’école semblent toujours présentes et se mélangent avec ses responsabilités parentales et sa vie de famille.

21 :48_CAS : […] J’avais l’angoisse, ça a été trois ans très compliqués pour moi parce que j’avais les enfants et puis mon rôle de maman et mon rôle d’étudiante en même temps. Et en toute honnêteté vraiment, je révisais jamais à la maison. J’y arrivais pas. Tu sais quand tu as ta fille avec sa petite bouille qui vient vers toi et qui te demande de jouer parce qu’elle ne t’a pas vue de la journée… Je fermais mes bouquins quoi (rires). Donc ouais, c’était difficile, mais j’ai aussi voulu mettre toutes mes chances de mon côté parce que tous les jeudis après-midis j’avais des heures de travail pour l’école et… Tous les jeudis après-midis j’étais à CapEmploi à réviser mes cours. [Ma conseillère] était là pour moi, on travaillait ensemble. Mon travail de diplôme je l’ai aussi fait avec elle, elle m’a soutenu. Enfin elle ne m’a pas du tout lâchée dans cette formation. J’ai eu des notes catastrophiques quoi, j’assume, j’ai eu des 1,8 et 1,5 mais j’ai aussi eu des notes magnifiques. J’ai réussi à relever.

85Cet accompagnement individuel est ainsi indirectement lié à la recherche de soi. En effet, la profession exercée est un élément central dans l’identité de tout un chacun, une reconnaissance à la fois pour soi et une identité pour autrui (Wentzel, 2007 ; Pelletier et Alaoui, 2016). C’est pourquoi, accompagner le jeune vers cette voie signifie l’aider à (re)construire une bonne estime de soi, essentielle pour son avenir et son affirmation identitaire.

86La formation vers la profession, en plus d’être un élément important dans la recherche de son identité, apporte avec elle des changements sur le plan personnel. Ainsi, l’affirmation professionnelle va de pair avec l’affirmation de soi, considérées comme les deux moteurs favorables au façonnement et à la modification de l’identité personnelle (Anadón et al., 2001). Les propos suivants illustrent le ressenti de nos enquêtés sur des changements identitaires survenus grâce à leur passage chez CapEmploi :

55 :50_MAR : […] et maintenant je me sens ultra bien, à l’aise à parler avec les gens et c’est quelque chose aussi qui aide dans la vie de tous les jours que ce soit aussi pour parler à un patron… Quand t’es introverti c’est très compliqué de parler à quelqu’un d’autre que sa famille ou ses amis… Et là de pouvoir parler sans avoir de problème, ni [pour] me présenter, même parler de choses qui me sont passées dans le passé sans forcément être triste… Sans forcément pleurer ou quoi… Et ça m’a vachement aidé je pense…

16 :24_JUL : Tu sais parler avec des gens, avant je pouvais pas faire un truc là comme on fait… je pouvais pas. Parler c’était impossible et j’aurais répondu « oui/non » (rires) […].

87De leur côté, Sofia et Martin mettent l’accent sur les conséquences d’une image faussée de leur situation. Martin parle du regard de sa famille alors que Sofia se centre sur l’image de l’apprentissage diffusée, à l’école :

58 :17_MAR : Ah j’aurais juste aimé que ma mère me comprenne comme elle me comprend maintenant… Et qu’elle se dise elle aussi que “bah mon fils c’est pas non plus un bon à rien, que c’est pas… Euh que c’est pas quelqu’un qui va rien faire de sa vie“… j’ai juste… je pense que j’avais juste besoin d’être écouté par ma mère […] ça aurait été un truc vachement bénéfique en plus mais maintenant je l’ai dans tous les cas. Mais à ce moment-là oui, ça aurait été vachement bénéfique je pense. Ça m’aurait vraiment aidé ouais.

37 :33_SOF : Franchement, j’aurais aimé qu’on m’informe beaucoup plus sur l’apprentissage et qu’on rabaisse pas trop l’apprentissage parce que l’apprentissage ils ont un peu rabaissé ça aux gens qui… Qui avaient que des mauvaises notes et qui ne travaillaient pas. Et ouais, j’aurais aimé mieux la pub de l’apprentissage. Qu’on me dise réellement ce que c’est sans mettre des étiquettes ou sans rabaisser ce que c’est…

88Mettre des mots sur des moments vécus et retracer son histoire n’est pas un exercice simple car la restitution chronologique s’avère souvent difficile pour nos enquêtés. Mais ce sont les conséquences et les ressentis à propos du passé qui surgissent le plus. Établir une rétrospective quant à sa trajectoire de vie permet de donner un sens à son passé et de faire le lien avec leur « je » d’aujourd’hui, nécessaire à leur (re)valorisation et à leur confiance en soi (Guibert et Amar, 2019 ; Pelletier et Alaoui, 2016).

89Actuellement, Cassandra est diplômée et s’exprime sur l’entièreté de sa trajectoire en laissant place aux émotions ressenties, aux changements personnels que cette reconnaissance – sa formation et le diplôme – lui a apporté ainsi que sa réconciliation avec le monde scolaire :

31 :54_CAS : Quand je suis allée sur internet le jour J, je ne voyais pas mon nom. J’étais là « Oh non, je vois pas mon nom », donc j’ai commencé à pleurer puis en fait il y avait une autre page, et j’étais sur l’autre page et là je vois mon nom et là c’était l’euphorie. Je me suis dit « ça y est, trop bien je l’ai fait ! ». Donc c’est une grande fierté pour moi. Après là, je vise encore plus loin mais je me laisse le temps parce que je ne me vois pas reprendre les études tout de suite. On a tellement galéré financièrement qu’il faut maintenant qu’on se mette bien et qu’on rattrape un peu les erreurs du passé. Donc pour le moment je ne peux pas me remettre tout de suite dans les études mais c’est un projet.

Discussion et conclusion

90Nous éloignant quelque peu d’un format académique canonique, nous mobiliserons encore lors de cette section, avec parcimonie, des extraits d’entretiens de nos enquêtés. Ils nous serviront à visibiliser quelques-unes de leurs expériences positives qui seront discutées dans cette section à l’aide du paradigme de la TS. Dans cette perspective, nous montrerons dans quelle mesure le passage par CapEmploi peut contribuer à déclencher une posture d’actorialité chez certains de ses bénéficiaires.

91Si nous rattachons le sens et la période d’incertitude vécue pendant leur jeunesse par une grande partie de décrocheurs, en raison de leur expérience au sein de l’école, nous pouvons supposer que l’élève en décrochage, n’identifiant plus de sens à l’école, et ce pour différentes raisons, va commencer par se poser des questions sur sa réelle place au sein de l’institution. Au fur et à mesure que cette idée mûrit, partir définitivement de l’école peut être perçu comme une solution inévitable, voire avantageuse. Mais, l’incertain se trouve aussi après le décrochage scolaire et se traduit généralement par une phase de craintes, de peur du réengagement et de l’échec, conduisant parfois à une dépression (Philipson et Dupont, 2018 ; Vollet, 2020). Ainsi, sauter le pas et se réengager dans une formation ne semble pas toujours évident pour les jeunes concernés, car ils ne sortent pas pour autant de cette phase d’incertitude et de questionnements à propos de leur avenir. Cependant, une lecture de cette transition incertaine à l’aide de la TS nous permet de saisir positivement la reconstruction identitaire opérée par l’individu, comme il apparaît dans les propos de Jules :

19 :57_JUL : Tu sais c’est vraiment le moment où tu prends toutes tes décisions, tu te poses tout seul, tu te poses des questions et tu te dis « vas-y, je fais quoi maintenant ? » et après tu réalises qu’en vrai tu veux juste être toi-même, quoi.

92Effectivement, rappelons qu’en quittant l’école, le jeune quitte aussi un des principaux lieux de socialisation et de construction identitaire qui est « ce temps d’apprentissage long pendant lequel l’école “construitˮ une personne en même temps qu’elle façonne un élève prêt à recevoir un enseignement » (Demougin et Sauvage, 2010, p. 1-2). Cependant, pour ces élèves en décrochage, nous proposons un renversement dans l’appréciation communément positive attribuée au rôle de l’école. En effet, pour certains décrocheurs, quitter l’école peut aussi signifier qu’ils cesseront d’incorporer l’image négative que les autres leur renvoient (Gavarini, 2016). En conséquence, lorsque l’abandon de l’école se fait avec un accompagnement adéquat et bienveillant, un nouveau sens peut émerger, stimulant pour le jeune la recherche d’une identité positive, comme c’est le cas de plusieurs participants à notre recherche.

93Dans cette lignée, sortir du cadre scolaire, pour aller chercher un sens ailleurs, peut inciter certains à explorer et à découvrir d’autres perspectives. La décision et le changement de direction peuvent être assimilés à des facteurs permettant au jeune concerné de forger son identité autre part qu’à l’école, comme au sein d’une formation professionnelle (Deltand et Kaddouri, 2020). L’idée à retenir est que si la personne adopte une autre voie formative, le décrochage scolaire n’est pas nécessairement négatif et peut même être avantageux et essentiel à la recherche d’un soi positif. Cependant, la recherche de soi, la période d’incertitude et les TS qui s’ensuivent semblent indissociables car les TS naissent bien pendant et à l’issue de cette période (Dubar, 1992). Ainsi, ces cheminements à la (re)construction identitaire génèrent des TS dès lors le jeune quitte les bancs de l’école car ses milieux de socialisation et ses relations avec autrui vont aussi être modifiés. En prenant en compte le passage de vie entre l’arrêt de l’école et l’insertion professionnelle, nous pouvons faire un lien avec la théorisation de la « double transaction » (Dubar, 1992 ; Deltand et Kaddouri, 2020).

• La transaction biographique, ou subjective est le fait « d’établir des liens, en continuité ou en rupture, entre la trajectoire antérieure et les représentations anticipées d’un avenir possible ».

• La transaction relationnelle, ou objective « vise à obtenir des autruis significatifs la reconnaissance et la légitimité des projets propres » (Deltand et Kaddouri, 2020, p. 115).

94Pour ces jeunes, qui se sont trop souvent sentis maltraités par les agents du système scolaire, le passage par CapEmploi est l’occasion d’expérimenter des transactions relationnelles positives comme l’explique, Cassandra en parlant de sa conseillère :

70 :40_CAS : Ouais ! Je sais qu’elle le fait avec beaucoup de jeunes, que je ne suis pas la seule et franchement elle, elle aussi elle a bien trouvé sa voie […] elle a été d’un soutien… Même actuellement. Quand j’ai besoin, quand je dois rédiger une lettre ou un truc, bah je le fais moi et après elle corrige. Et même là elle me dit « c’est fou quand je revois il y a trois ans en arrière où tes lettres ne voulaient rien dire et que là maintenant c’est tout bien rédigé, je n’ai plus qu’à regarder les fautes ». Tu vois, quand j’ai encore besoin d’elle, elle est là.

95Ce témoignage montre bien qu’au-delà d’être une personne qui accompagne, la conseillère de CapEmploi est aussi quelqu’un qui écoute, qui soutient et qui offre une relation d’entraide, même à l’extérieur des murs de l’institution.

96Sur le long terme, ces transactions relationnelles d’un nouveau type, engendrent pour Cassandra des transactions biographiques valorisantes :

61 :09_CAS  Tu vois là typiquement t’en parler là comme ça [accepter l’entretien], j’aurais pas réussi avant. J’aurais pas été bien, j’aurais cherché mes mots ou j’aurais dit différemment. Il y a quelques éléments que j’aurais peut-être pas dits et maintenant avec du recul, je sais que j’ai eu un parcours de vie difficile, je sais j’en suis consciente mais à l’heure actuelle en fait je ne peux que être fière de moi, après je ne me lance pas des fleurs mais malgré tout ça j’y suis arrivée !

97En somme, une transaction positive se traduit par l’harmonie entre l’identité pour soi (transaction biographique) et l’identité pour autrui (transaction relationnelle). D’un côté, l’individu, grâce à sa trajectoire, ainsi qu’à la réflexivité générée d’abord par ses interactions avec les éducateurs de CapEmploi, mais aussi suite à ses échanges avec nous autour de cette recherche, acquiert plus de facilité à se découvrir, à apprendre sur lui et donc à affirmer son identité. De l’autre côté, au sein d’un milieu de travail par exemple, il est reconnu comme une personne à part entière dans le groupe, avec ses responsabilités, ses missions et sa mobilisation sur le terrain (Dubar, 1992 ; Deltand et Kaddouri, 2020), comme le montre Cassandra :

81 :34_CAS : […] il y a beaucoup de collègues qui me disent que je suis bienveillante et que j’ai ce côté maternel. Alors on me dit aussi que j’ai pas encore toute la théorie de comment faire avec les enfants mais on me dit aussi que je suis faîte pour ça quoi.

98En premier lieu, Cassandra témoigne d’un parcours personnel et scolaire difficile et d’une image de soi négative – en raison de sa situation familiale, de son contexte de vie et du rapport avec ses pairs. Ainsi, après le CO et le SCAI, elle est contrainte d’arrêter le SEMO – décision du directeur en raison de ses retards et de sa fatigue permanente – et se retrouve à la rue. Elle va assumer alors une posture d’agentité (Schurmans, 2001) : elle n’a pas souhaité se retrouver dans cette situation mais pourtant elle s’y retrouve. Par la suite, avec l’arrivée de son premier enfant, elle décide de mettre un terme à sa scolarité. Ce qui la conduit vers une innovation de rupture (Rémy, 2005). Sortir du système scolaire sans l’obtention d’un diplôme offrant des opportunités réelles d’insertion professionnelle, crée un déséquilibre. D’autant plus que Cassandra décide, avec son mari, de s’occuper de son enfant et de ne plus se réengager, ni dans une formation scolaire, ni dans une formation professionnelle. Quelques années après, avec deux enfants à charge, le besoin de subvenir à sa famille est de plus en plus présent. Elle décide de se diriger vers une voie professionnelle. Grâce à ses efforts et avec l’aide de sa conseillère à CapEmploi, elle obtient une place en apprentissage adoptant alors une posture d’actorialité (Schurmans, 2001). Bien qu’elle exprime les émotions ressenties et la difficulté d’avoir dû concilier son rôle de maman, d’épouse et d’étudiante, elle entame cette fois une innovation de croissance (Rémy, 2005) : elle étudie pour devenir ASE dans le but de travailler, gagner de l’argent et améliorer son estime de soi.

99La découverte de son nouveau lieu de formation, permet à Cassandra de prendre conscience de ses réelles capacités et de se réconcilier avec sa perception de soi – abîmée par l’école et par une existence difficile. C’est à ce moment qu’elle témoigne d’une double transaction (Dubar, 1992). D’une part, de manière subjective, elle trouve un sens à son réengagement – celui de subvenir aux besoins de ses enfants et d’avoir une reconnaissance pour soi. En conséquence, elle déclenche une innovation de rupture avec son passé pour (re)créer, sur des nouvelles bases, une image positive d’elle-même. Selon Cassandra, cette transaction biographique s’est faite conjointement avec la rencontre de nouvelles personnes – transaction relationnelle – comme sa conseillère de CapEmploi et les professionnels du terrain. Effectivement, elle met en avant l’importance de l’aide, du soutien et de la reconnaissance ressentis lors de cette transition, l’amenant aujourd’hui à exprimer avec fierté une posture d’actorialité :

85 :11_CAS : Je me sens très bien, heureuse et épanouie dans mon travail […] je suis bien, je suis contente. J’avais déjà un peu, de toute façon, laissé mon passé de côté depuis longtemps mais je pense que ça a été un plus d’avoir réussi cette formation et surtout sur la confiance en soi parce que… Oui, je me suis occupée de mes enfants, être mère au foyer c’est du boulot, malgré ce que certaines personnes peuvent penser (rires). Faut faire à manger, le ménage, les enfants donc pour moi c’est du boulot mais j’avais besoin de cette reconnaissance pour moi. […] Et quand j’ai commencé cette formation bah, le premier truc que je me suis dit c’est “ça y est, j’ai donné mon temps à mes enfants, j’ai fait pour eux et maintenant je dois penser à moiˮ. Donc le fait d’avoir réussi bah ouais, j’ai pensé à moi et puis ça m’a redonné de la confiance.

100Pour beaucoup de personnes, le chemin vers la (re)valorisation et la reconnaissance personnelle est indissociable du diplôme. De ce fait, l’accompagnement porte tout son sens car le jeune adulte se retrouve dans une impasse : il a envie de travailler mais il n’a pas de diplôme. Le rôle des institutions de raccrochage, comme CapEmploi, est de soutenir les jeunes dans leurs démarches vers une stabilité professionnelle (Vollet, 2020). Dans cette perspective, il semble important de reconnaître le jeune en tant que personne à part entière et ce, en passant par l’écoute, le dialogue, la compréhension et le soutien dans son projet (Pelletier et Alaoui, 2016), comme le font les professionnels de CapEmploi :

53 :22_MAR : [La conseillère] c’est quelqu’un qui est là pour nous aider, qui est pas là pour nous juger […]. Ici t’es suivi, c’est des personnes très professionnelles… Autant des fois tu peux rire, autant des fois t’es très sérieux avec eux et autant des fois ils te recadrent aussi parce que (rires) t’as pas le choix. Mais donc forcément, quelqu’un qui vient ici, obligé qu’il se sente soutenu dans tous les cas…

101Pour que le jeune reprenne confiance, sa relation avec sa conseillère doit se baser sur les principes « de similitude (l’autre est semblable à moi), de dynamique (l’autre, comme moi, peut changer) et, enfin, d’altérité ou d’opposition (l’autre est radicalement différent) » (Cauvier et Desmarais, 2013, p. 48). Cette approche permettrait de (re)définir un objectif professionnel, un des principaux buts des institutions de raccrochage. Cette redéfinition passe, entre autres, par une adéquation entre les aspirations du jeune, souvent disproportionnées par rapport à son cursus scolaire et les réalités professionnelles. Dans ses transactions avec le jeune, le conseiller de CapEmploi évite de juger ou de rendre impossible l’objectif. Il présentera plutôt des solutions pour l’atteindre (Bernard, 2017). Le jeune entrera dans un cercle de découverte et de motivation car il aura une vision plus claire du chemin à faire. Pour les jeunes que nous avons interviewés, l’exercice d’une pratique professionnelle (Wentzel, 2007), est porteur de sens pour la recherche et la construction d’une identité singulière, contrairement à l’école. Les accompagnant vers cette voie, CapEmploi aide à (re)construire leur bonne estime de soi, essentielle pour leur avenir et leur affirmation identitaire (Pelletier et Alaoui, 2016).

102Pour reprendre la terminologie de la TS, les transactions subjectives et biographiques positives vécues par Cassandra dès son entrée à CapEmploi ont favorisé une innovation de rupture, lui permettant de dépasser les expériences stigmatisantes laissées par l’école et par son existence difficile. Pour elle, comme nous espérons également que ce sera le cas pour Sophia, Martin, Valentin et Jules, sortir de l’école n’a pas été, in fine, une décision erronée. Son parcours, hors normes, peut être vu comme une autre manière possible de cheminer vers les normes.