Introduction

1La référence à la criminologie n’est pas sans susciter parfois des réserves auprès des travailleurs sociaux, même si des formations qui allient cette discipline à la sociologie et à la psychologie sont parfois proposées à destination des professionnels de l’action sociale et éducative. Ces réserves renvoient à une crainte, plus ou moins diffuse, de voir la criminologie justifier la mise en place de politiques sécuritaires, ou encore, de défendre une conception innéiste des conduites déviantes en faisant fi des facteurs socio-économiques et culturels qui les déterminent. Cette crainte n’est pas totalement sans fondement si l’on songe aux perspectives biologisantes qui ont animé, dès le départ, une partie des travaux en criminologie (« le criminel né » de Lombroso, mais aussi les prédictions du comportement criminel chez Hooton et Sheldon dans la période d’après-guerre) et qui ressurgissent de temps à autre au détour de faits divers qui suscitent une vive émotion dans l’opinion publique (nous pensons plus particulièrement aux débats qui ont entouré la schizophrénie suite à un meurtre commis en 2008 par un patient tout juste sorti de l’hôpital psychiatrique). Tout cela est connu pour qu’il ne soit point besoin de s’y appesantir.

2Mais il convient de faire remarquer, d’emblée, que les tensions entre une approche naturaliste du crime, mettant l’accent sur les déterminismes exclusivement biologiques, et une approche sociologique du crime s’attachant à faire ressortir les déterminismes proprement sociaux des conduites déviantes et délinquantes, ont toujours existé à l’intérieur du champ de la criminologie. Tensions qui recoupent, pour partie, « le grand partage » effectué dans le champ des sciences humaines entre une sphère individuelle autonome relevant d’une idiosyncrasie, et un environnement social, non moins autonome, obéissant à ses propres lois. À cet égard, il serait inexact d’opposer une discipline comme la sociologie à la criminologie, comme si la première avait l’apanage des problématiques sociales, tandis que la seconde se cantonnait au seul registre des problématiques individuelles ; sans compter que nombre de sociologues ont participé à l’édification de la criminologie. En réalité, toute la criminologie, comme l’a remarquablement montré Albert Ogien (2012), est traversée par cette double approche contradictoire, mais aussi par des tentatives de la dépasser. Cela ne signifie pas, pour autant, que la sociologie et la criminologie se confondent. Il existe, pour l’une et pour l’autre, un corpus, des méthodes d’investigation et d’administration de la preuve spécifiques qui, loin d’être à chaque fois antinomiques, peuvent se rencontrer et s’enrichir mutuellement.

3Nous avons eu ainsi l’occasion d’éprouver la complémentarité de ces deux approches — ou plus exactement d’une partie de ces deux approches ­— à partir d’une recherche-action menée sur le Quartier de Peines Aménagées de Longuenesse dans le département du Pas-de-Calais en Région Hauts-de-France. Cette recherche-action a mobilisé une équipe pluridisciplinaire associant une psychologue criminologue, un juriste en droit pénal et deux sociologues. Cet article vise précisément à montrer comment le concept de désistance, forgé dans le champ de la criminologie, rencontre le concept proprement sociologique de réaffiliation sociale, en s’offrant comme la condition de possibilité de cette dernière et inversement. Mais il nous faut auparavant expliciter le contexte, les enjeux et les modalités de cette recherche-action sur le Quartier de Peines Aménagées de Longuenesse.

D’une évaluation à une recherche-action

4Cette recherche-action a résulté d’une commande de la Direction de l’Administration Pénitentiaire (DPA) qui visait, à l’origine, une évaluation d’un dispositif expérimental dénommé « Quartier de Peines Aménagées » (QPA) en vue de son éventuelle généralisation à l’ensemble du territoire national. Il s’agissait d’évaluer, au sein d’un QPA, la portée des programmes de mobilisation, associés au Programme de Prévention de la Récidive (PPR), dans la préparation à la sortie des détenus s’attachant à « donner du sens » à leurs « parcours » et à « leurs projets de réinsertion individuels ». Étaient concernés les détenus volontaires du centre de détention dont le reliquat de peine était inférieur à deux années.

5Très rapidement, il est apparu qu’une simple évaluation visant uniquement la mesure d’une efficience, ne pouvait suffire à rendre compte de l’originalité et de la portée de ce dispositif. Sans compter que la jeunesse du dispositif interdisait d’émettre un quelconque verdict sur son efficacité en termes de réinsertion des détenus. Il a donc été convenu avec la Direction de l’Administration Pénitentiaire de conduire une recherche-action sur le site expérimental de Longuenesse, de façon à nourrir une approche approfondie du dispositif à partir d’une lecture croisant une approche criminologique avec une approche sociologique sur l’accompagnement social. Cette recherche-action qui s’est déroulée pendant deux années (2014 et 2015) s’est surtout attachée à saisir les représentations et les valeurs implicites qui sous-tendent le dispositif, mais aussi les modalités pratiques de son appropriation à l’échelle locale par le personnel pénitentiaire (surveillants et Conseillers Pénitentiaires d’Insertion et de Probation), l’encadrement, et les détenus eux-mêmes. Si nous parlons bien de recherche-action, c’est pour signifier qu’un de ses enjeux majeurs était d’accompagner et de soutenir la dynamique d’appropriation qui avait émergé au plan local. Les nombreuses observations réalisées in situ, ainsi que la quarantaine d’entretiens effectués auprès de l’ensemble des parties prenantes à l’expérimentation, y compris les détenus concernés, s’inscrivent dans cette perspective de recherche-action. Ce sont ces matériaux qui sont mobilisés dans le cadre de cet article. Précisons que si l’enquête peut paraître quelque peu datée, les problématiques qu’elle soulève, tant sur le plan théorique que pratique, nous paraissent toujours pleinement d’actualité.

7Une telle perspective n’est pas concevable à partir d’une approche strictement déterministe du comportement humain, qu’elle relève d’une conception biologisante ou d’un sociologisme qui se méconnaît. Elle suppose fondamentalement d’accorder à la personne détenue une capacité de s’extraire, fut-ce partiellement et momentanément, des déterminations qui orientent sa destinée pour en faire autre chose, pour ouvrir un champ des possibles qui n’apparaît pas de prime abord, ou qui se trouve hypothéqué en raison de conditions d’existence par trop prégnantes. On voit bien que la seule réponse par « l’incitation à l’autonomie » ou par la valorisation d’une « démarche proactive » visant à rendre les personnes « actrices » de leur « parcours », est bien loin de répondre au défi théorique posé. En effet, inciter à l’autonomie ou à « devenir acteur » ne nous dit absolument rien des conditions de possibilité qui permettent d’envisager une rupture à l’égard d’un schéma de reproduction des conduites humaines. Or, il se trouve que l’approche criminologique peut fournir ici une piste de réflexion heuristique à travers le concept de désistance. Même si cette notion comporte nécessairement des limites explicatives, elle nous paraît en mesure d’éclairer les conditions de possibilité proprement sociologiques à la réaffiliation sociale, pouvant ainsi venir préciser l’objectif et les modalités pratiques d’un dispositif de « réinsertion ».

Une réciprocité entre désistance et réaffiliation sociale

8Même si le concept de désistance émerge dans les années 1930, on le rattache généralement aux travaux réalisés, dans les années 1990, par le sociologue Robert Sampson et le criminologue John Laub, tous deux chercheurs à Harvard. Ceux-ci découvrent par hasard, dans les caves de la prestigieuse université américaine, l’ensemble des archives d’une enquête menée, à partir des années 1940, par les époux Glueck auprès de plusieurs centaines de délinquants. Sampson et Laub vont revisiter cette enquête sans aboutir aux mêmes conclusions que celles émises par leurs auteurs.

9Ce ne sont pas les causes structurelles (les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux) du comportement délinquant qui vont retenir leur attention, mais les situations qui attestent d’une persistance ou, au contraire, d’une désistance, c’est-à-dire d’une sortie des conduites délinquantes et criminelles. Ils vont considérer que les liens que l’individu entretient à la société déterminent le rapport à l’activité délinquante que cet individu établit au cours de son existence. « Sampson et Laub avancent ainsi une double thèse : la poursuite de la délinquance s’explique par le relâchement des contrôles sociaux informels, le faible nombre d’activités routinières structurées et une volonté délibérée de poursuivre cette activité ; l’abandon s’explique, à l’inverse, par une forte congruence des contrôles sociaux informels, une prolifération d’activités routinières structurées et une volonté délibérée de s’arrêter. Pour eux, ce sont les mêmes causes, mais affectées d’une orientation différente, qui expliquent à la fois la persistance et la cessation de l’engagement dans la délinquance. » (Ogien, 2012, p. 63). C’est ce qui amène les deux chercheurs à accorder une grande attention aux différentes « étapes » qui conduisent un individu à devenir et à demeurer un délinquant ou, au contraire, à quitter une « carrière » délinquante.

10Nous retenons particulièrement, en ce qui nous concerne, l’importance qu’ils accordent aux multiples « bifurcations » qui peuvent se présenter au cours d’une existence (amour, travail, enfants, voyages, maladies, etc.) et constituer des conditions de possibilité à la renonciation d’activités délinquantes. C’est dire que les événements qui surgissent au cours de la vie adulte leur paraissent déterminants dans la réorientation du mode de vie et, par là même, dans la dynamique de désistance, sans qu’ils ignorent, pour autant, la part des choix personnels dans l’émergence de cette dynamique.

11Cette approche de Sampson et Laub nous est apparue tout à fait ajustée aux préoccupations du QPA qui vise, rappelons-le, à préparer la sortie du détenu, à favoriser son intégration sociale et à prévenir la récidive. Elle rompt, d’abord, avec une perspective déterministe conduisant à douter de toute « philosophie d’amendement » au profit d’une seule « logique sécuritaire et répressive ». Elle vient, ensuite, orienter le regard, non pas sur les dispositions strictement individuelles du détenu, mais sur son histoire et ses conditions sociales d’existence passées et présentes, sans omettre les anticipations sur un « à venir ».

12Mais si l’approche de Sampson et Laub nous invite à porter une attention aux « bifurcations », aux événements réorientant les modes de vie, à la dynamique de désistance, elle ne nous dit rien sur la capacité, proprement sociale, autorisant cette dynamique, celle-ci étant ramenée à la seule volonté individuelle. Pour notre part, cette capacité est à rechercher dans la personne (Quentel, 2023 ; Le Bot, 2002), non pas au sens ici d’un individu, mais d’un processus d’abstraction qui nous permet humainement de nous extraire du continuum d’une trajectoire, d’un devenir, pour introduire de la discontinuité, de la rupture, de l’événement, dans notre existence, ouvrant ainsi à la possibilité de réordonner autrement notre histoire et nos relations aux autres. C’est ici que le concept de réaffiliation sociale prend toute son importance en tant que manifestation de cette capacité que nous avons toujours de nous affilier à nouveau – d’où le recours au préfixe « ré » indiquant la réitération – renouvelant ainsi nos différentes modalités de participation au jeu social. Pour le dire autrement, la réaffiliation sociale manifeste notre capacité à réordonner nos relations aux autres, à recomposer nos appartenances, mais aussi à entrevoir d’autres manières de contribuer à la société, de s’inscrire dans le jeu de la réciprocité de l’échange social (Dartiguenave, 2010 ; Dartiguenave, Garnier, 2008).

13Aussi, la désistance nous paraît devoir être abordée relativement à la réaffiliation sociale. Non pas du point de vue d’une antériorité chronologique, mais selon un rapport structural qui pose la désistance comme la condition de possibilité à la réaffiliation sociale et inversement. Ainsi, il ne peut y avoir, selon nous, de réaffiliation sociale sans désistance, c’est-à-dire sans que la personne soit en mesure de s’extraire du continuum d’une « carrière » délinquante. Mais, en même temps, cette désistance suppose la perspective d’une réaffiliation sociale lui conférant un horizon temporel, sans lequel il ne peut y avoir historicisation de l’existence, inscription dans une histoire. Autrement dit, si la désistance suppose une forte congruence des contrôles sociaux informels et une prolifération d’activités routinières structurées, elle nécessite également la possibilité d’une inscription dans une histoire qui ouvre le champ des possibles en ne s’offrant pas comme la simple réplique de ce qui a été déjà vécu. Notre enquête menée auprès du personnel et des détenus du QPA en fournit une illustration.

14Il nous faut d’abord rappeler que tout l’enjeu du QPA est de ne pas reconduire une situation marquée par l’anomie ou par le seul rapport de force existant entre les détenus, ou entre les détenus et le personnel pénitentiaire. Il s’agit, dans cette perspective, de refonder un contrat social, de transformer les rapports sociaux à l’intérieur de l’univers carcéral, afin de réunir les conditions favorables à une réaffiliation des détenus ; transformation qui passe, notamment, par l’application, en cas de non-respect du « nouveau » contrat social, d’une sanction dont la fonction essentielle, comme l’a bien montré Durkheim, est précisément de rappeler et raffermir la loi commune que se donne un groupe social ou la société globale. S’agissant du QPA, la sanction principale à laquelle s’expose le détenu qui ne respecte pas les règles prend la forme d’un retour au centre pénitentiaire (le « Grand Quartier »), mettant fin au programme « de préparation de la sortie » et à la remise de peine.

« On va dire qu’on se sent plutôt dans un internat qu’en prison. On va dire on a quand même beaucoup plus de droits que là-bas on n’a pas, ça change carrément l’image de la prison et ça fait réfléchir parce que qu’on a droit qu’à une seule fois, donc on sait très bien ce que l’on risque derrière si on rechute, le QPA on pourra faire une croix dessus et je dis que c’est pas plus mal, moi je dis on a une chance, on a pas su la saisir et ben tant pis pour vous » (détenu - QPA).

« Ah non ! Ici, il n’y a pas droit à l’erreur sinon on repart directement à la maison d’arrêt » (détenu – QPA).

15Le renouvellement du contrat social au sein du QPA passe également par le rétablissement de « règles de vie », la mise en place d’activités régulières et obligatoires, d’un emploi du temps structurant la journée et la semaine, vis-à-vis desquels tout manquement fait l’objet d’un rappel à l’ordre voire d’une sanction. Nous retrouvons, ici, une partie des conditions nécessaires à la désistance : la forte congruence des contrôles sociaux et la présence d’activités routinières structurées.

« C’est pas facile d’arriver en QPA parce que, quand on est en maison centrale ou en quartier de détention on a des repères, il y a plein de petites choses qui se sont mises en place, qu’on a appris à vivre avec les autres, on arrive ici, c’est les cellules individuelles pour certains, c’est compliqué, parce qu’entretemps, il y avait petit passage de cigarettes ou machin truc, plus compliqué de faire un peu le caïd ou des choses comme ça, donc du coup ça les recentre chacun sur soi, mais en même temps, ils se doivent d’apprendre à travailler en collectif, de vivre en collectif, parce qu’ils passent beaucoup de temps ensemble, donc qui dit collectif dit règles, dit hygiène dit règles de vie, dit respect et il y a tout ça » (cadre SPIP).

« Parce qu’ici au QPA ils ont quand même des règles à respecter et je pense que c’est même pas la peine. C’est beaucoup plus cadré ici. Pendant 10 semaines déjà ils sont obligés de respecter un régime, avec des rendez-vous à respecter ; alors que de l’autre côté… Déjà à l’extérieur ils n’ont pas de projet, à l’intérieur, il faut le dire, ils ne font que dormir ou trafiquer donc… » (surveillant – QPA).

16Le QPA ne se réduit pas, pour autant, à des activités routinières s’attachant à restructurer le rapport au temps des détenus. Les conditions mêmes de la détention au sein du QPA placent les détenus dans une situation favorable à une prise de distance, à un retour réflexif sur eux-mêmes. En effet, le recouvrement d’une intimité, le rétablissement d’un cadre structurant et d’une certaine sérénité dans les relations humaines, l’écoute bienveillante du personnel pénitentiaire, contribuent à l’émergence de ce travail réflexif, même s’ils n’en sont pas nécessairement à l’origine. Le QPA constitue ainsi un espace-temps propice à la récapitulation d’une histoire permettant de réordonner, dans le temps présent, les événements passés, mais aussi les événements anticipés dans un futur plus ou moins proche, ouvrant de « nouvelles » perspectives de réaffiliation sociale au regard desquelles la sortie de l’activité délinquante prend un sens.

« Mais je vois maintenant qu’il y a un réel intérêt à… avancer quoi. Et que ce soit pour moi, pour l’entreprise, pour tout le monde. Il y a de l’intérêt…, il y a de l’intérêt. Je le fais pour moi, c’est pas pour faire plaisir, je le fais pour moi, et puis je pense à ma retraite éventuellement derrière. Parce que tout ce que l’on fait aujourd’hui sera répercuté dans plusieurs années. C’est les choses qu’on fait maintenant qui feront la personne que l’on sera demain » (détenu – QPA).

17Nous ne pouvons, ici, que confirmer les analyses de Sampson et Laub sur l’importance des événements familiaux comme éléments déclencheurs d’une dynamique de désistance. Ainsi, l’arrivée d’un enfant, le retour de l’ex-compagne, mais aussi le décès d’un parent, sont autant d’événements qui viennent réinterroger l’ordonnancement d’une histoire pour en entrouvrir une autre. D’une façon générale, le désir de réparer un tort causé à ses proches du fait d’une trop longue absence, de recouvrer l’affection de ceux qui ont manqué, se combinent avec l’espoir de reconquérir un statut et un rôle social, notamment celui de conjoint, de père ou de fils, selon les cas. Si ce désir n’est pas sans nourrir des inquiétudes lorsque la perspective de la sortie de prison approche, il n’en suscite pas moins un réel espoir qui motive « le projet de réinsertion » que se donne le détenu.

« Là je vais être père de famille bientôt, donc j’ai pas envie que mon enfant il grandisse sans moi non plus quoi. Il y a tout ça qui me remet et puis là j’ai 28 ans, faudrait peut-être que je construise ma vie et que j’avance… ça va un temps les conneries. Après la prison, c’est pas une vie non plus » (détenu – QPA).

« Ben je me dis : déjà j’ai un enfant qui a 9 ans. Il s’appelle Mathéo, et voilà quoi. Il faut à tout prix que je m’en sorte quoi et ouais, même en cellule je me remémore quand j’étais dedans et je me dis que ouhhff j’aurais dû y penser avant quoi. Ouais, ça fait réfléchir » (détenu – QPA).

« Ben déjà, quand je vais sortir d’ici, je vais aller voir ma copine, ben moi je ne le cache pas, ça va être beaucoup d’attention. Je vais l’emmener directement au restaurant et après, direction la maison et j’aurais lavé mes mains, j’aurais plus l’odeur de prison. Si elle a ses enfants, on ira passer une bonne soirée, soit au cinéma, soit au bowling, les enfants vont participer. Mais, pour moi, après manger, se sera vraiment une vraie détente. Une vraie détente… » (détenu – QPA).

18Si les événements familiaux peuvent provoquer un basculement de la trajectoire du détenu vers une sortie de l’activité délinquante, ils ne suffisent pas à garantir la pérennité d’une « bifurcation » de cette trajectoire. Celle-ci nécessite d’être confortée par l’horizon d’une réaffiliation sociale fournissant des repères stables dans le temps et l’espace. Les détenus ne sont d’ailleurs pas sans ignorer que leur « réinsertion » dans la vie ordinaire passe nécessairement par l’octroi d’une place et d’un rôle dans la société. L’octroi d’un emploi assurant une rémunération et l’accès à un logement, à l’instar de tout citoyen, constitue la condition essentielle qui leur paraît devoir être remplie pour garantir le succès d’une « réinsertion ». Lorsqu’ils prennent conscience que l’accès à l’emploi est trop incertain, en raison de problèmes de santé ou d’un manque de qualification, ils se replient sur la recherche d’une formation professionnelle. Dans tous les cas, ils ne sont pas sans faire valoir le lien entre le désœuvrement et le risque de récidive, non pas seulement pour se dédouaner à l’avance d’un éventuel échec ou pour revendiquer la légitimité de leur aspiration, mais bien parce qu’ils en ont fait l’expérience.

« Je sais très bien que si je sors sans emploi ou sans formation, un jour ou l’autre je reviendrai, si j’ai pas d’activité dehors, ça je sais très bien qu’un jour ou l’autre je recommencerai des conneries et que je reviendrai, ça c’est sûr. C’est pour ça justement que je veux avoir quelque chose une occupation, une activité » (détenu – QPA).

« Il y a une semaine et demie… il y a une semaine et demie, j’avais rencontré une CPIP, une femme qui travaillait pour le CPIP, qui s’occupait du quartier QPA justement et on nous a pris chacun notre tour au niveau du CD. J’ai trouvé cette fille super gentille, j’ai su m’exprimer, je lui ai dit : si j’ai pas de logement à ma sortie ou s’il y avait pas plus de réinsertion, que s’ils prenaient les gens comme des pions qu’ils nous mettaient en prison et qu’ils nous laissaient sortir comme ils en avaient envie on va repartir dans les délits quoi. Et puis j’aimerais tellement faire quelque chose de mes mains mais je sais que je ne pourrais plus. On va me donner un boulot demain, on me dit va travailler, je vais travailler. J’ai travaillé pendant 17 années dans ma vie, ma place elle est à l’extérieur, elle n’est pas ici. Gagner mon salaire, une fiche de paie et vivre comme un citoyen normal quoi. Honnête » (détenu – QPA).

19Cette aspiration à obtenir immédiatement un emploi à la sortie de prison, sans s’encombrer de procédures superfétatoires, éclaire le regard que les détenus posent sur les activités proposées au sein du QPA. Leurs finalités paraissent, dans l’ensemble, bien éloignées de cette préoccupation centrale relative à l’obtention d’un emploi.

« J’ai rencontré le monsieur de Pôle Emploi tout au début, peut-être pas tout au début mais au début, qui voulait que je lui donne comment on dit ça…un projet quoi. Et il attendait qu’un projet sorte de ma bouche, je lui ai expliqué un petit peu et vaguement ma situation, il voulait quand même entendre un projet, donc je lui ai dit : ben, je sais pas encore, j’attends un dossier de MDPH et eux ils me diront ce que je pourrai faire, ben je lui ai dit “mettez moi dans le poissonˮ » (détenu – QPA).

20Pour autant, on ne saurait négliger l’apport de ces activités proposées aux détenus. Mais celui-ci nous paraît moins tenir dans la transmission de techniques (technique de recherche d’emploi, confection de CV, lettre de motivation, etc.) ou de savoirs pratiques (les droits du propriétaire et du locataire, la gestion du budget, les astuces pour économiser l’énergie, les démarches à effectuer auprès des administrations à la sortie de prison, etc.) qu’à l’occasion elles présentent pour le détenu de se mettre en situation et, par-là, d’interroger ses futurs choix, mais aussi son affiliation future. Ainsi, par exemple, l’activité organisée par le PACT (Protection, Amélioration, Conservation, Transformation de l’habitat) au cours de laquelle est, notamment, abordée la question des conditions d’accès à un logement, conduit nécessairement le détenu à anticiper son affiliation sociale dans un lieu et, par conséquent, dans un milieu que, tantôt il souhaite retrouver, tantôt au contraire fuir par crainte de renouer avec des « mauvaises fréquentations ».

« - Donc quand vous allez quitter l’univers carcéral comment ça va se passer, comment vous imaginez que ça va se passer ? Vous allez être hébergé chez vos parents ?

Oui, chez ma mère.

- Donc dans le quartier où vous avez grandi ?

Non, je pense pas, parce que ma mère elle cherche à déménager justement pour m’éloigner de mes fréquentations. Et mon but c’est de m’éloigner des mauvaises fréquentations et de rencontrer des bonnes personnes.

-Ce serait quoi une bonne personne pour vous ?

Ben… quelqu’un de stable, quelqu’un qui ne fait pas de bêtises, qui a du travail, qui s’occupe de sa famille, quelqu’un de stable. » (détenu – QPA)

21La question du logement soulève également la perspective de la mise en ménage qui cristallise alors les espoirs, mais aussi les inquiétudes liées au vécu de la conjugalité. Elle amène aussi le détenu à s’interroger sur sa capacité ou non à assumer la prise en charge matérielle et symbolique du foyer dans le cadre généralement d’une conception bien séparée des rôles entre la femme et l’homme dans laquelle ce dernier se doit d’assurer une place prééminente. Le logement enfin évoque le foyer, celui où l’on envisage, dans une sorte de repli protecteur, de fonder une famille ou de retrouver la chaleur de relations familiales, avec tous les espoirs et l’imaginaire que cela suscite, mais aussi les craintes liées à des difficultés rencontrées auparavant, à des déceptions successives, à des tentatives trop souvent avortées.

La remobilisation du désir

22Nous avons vu, précédement, que la désistance, pour Sampson et Laub, ne se réduit pas à la seule bifurcation d’une trajectoire délinquante sous l’effet d’événements qui viennent réinterroger l’histoire de la personne ou, plus exactement, la récapitulation qu’elle en fait. Les deux auteurs insistent, ainsi, sur l’importance du choix, de la manifestation d’une volonté, dans le désengagement d’une trajectoire délinquante.

23Notre enquête menée au sein du dispositif QPA fait clairement ressortir l’importance de cette dimension axiologique dans la dynamique de désistance. Sauf à ne reconnaître aucune subjectivité, ni liberté de choix, à « l’acteur », on ne saurait ignorer cette dimension axiologique dans les conduites humaines et, plus spécifiquement, dans le renoncement aux pratiques délinquantes. Ajoutons que si cette dimension comporte ses propres déterminations, irréductibles au processus proprement sociologique de réaffiliation sociale, elle n’en a pas moins une incidence sur cette dernière. Nous allons voir, en effet, que la réactivation d’un désir, d’un intérêt, d’une remobilisation sur des projets (au sens ici d’un « vouloir faire ») influent nécessairement sur la dynamique de désistance et de réaffiliation sociale.

24Les détenus que nous avons rencontrés dans le cadre du QPA ne sont pas dans le dispositif uniquement par défaut ou par stratégie purement calculatrice. Si au départ, leur motivation est principalement dictée par la perspective d’un aménagement de peine, par l’obtention de meilleures conditions de détention, le QPA apparaît bien vite comme une « seconde chance » qui se mérite, tant le dispositif s’apparente, pour filer la métaphore religieuse, à un « purgatoire » par contraste avec « l’enfer » du centre de détention.

« Donc euh moi, je pense que le QPA ça doit se mériter. Le détenu à mon sens doit être primaire, avoir passé au moins un trimestre en maison d’arrêt pour qu’il puisse savoir et connaître l’ambiance d’une prison, parce que s’il est intégré tout de suite ici c’est vrai que ça n’a rien à voir avec l’autre côté. Ici il va réfléchir, il va dire : ben si c’est ça la prison, ça va, c’est un foyer quoi. Donc je pense qu’il faut qu’il connaisse les violences d’une vraie prison, ou d’un vrai centre de détention » (détenu – QPA).

« (Au Grand Quartier) Il y en a beaucoup qui se disent voilà je suis là je fais mes 6 mois et hop voilà tranquille. Ils font rien de leur journée, ils restent en cellule, ils regardent la télé, ils vont en promenade, après c’est la gamelle et après ils restent toujours allongés. Tandis qu’ici (au QPA) on peut faire des projets quoi » (détenu – QPA).

25Pour la plupart des détenus, le QPA se présente comme une mise à l’épreuve de leur propre volonté. Il faut, d’une certaine façon, se montrer à la hauteur de cette « seconde chance » dont la valeur s’estime à la promesse de rédemption qu’elle contient potentiellement. Mais une telle perspective suppose d’en payer le prix par une lutte quotidienne et incessante dont l’issue est incertaine pour nombre de détenus qui sont confrontés, notamment, à de sérieux problèmes d’addiction et qui, plus largement, cèdent à un comportement compulsionnel. Cette lutte quotidienne passe notamment par une capacité à se donner des limites, à se restreindre, à se rationner, y compris dans les moments de sociabilité qui invitent aux réjouissances.

« Parce que personnellement l’alcool ben… Je ne dis pas, parce que je suis comme tout le monde, à mon anniversaire je boirai un verre mais pas deux. Tout le monde dit un verre t’en boiras deux, mais je dis non. Et je dis après de toute façon, même si je vais voir un psy et des trucs comme ça, mais ça va rien changer, c’est dans la tête, il faut se dire non, il faut se mettre des limites. Et je dis après si on n’arrive pas à se mettre des limites sur soi ben on peut plus avancer quoi je veux dire. Là, j’ai plus envie de revenir ici, franchement. Déjà ici c’est une chance pas deux et j’ai pas envie d’aller en maison d’arrêt » (détenu – QPA).

26La prison, et plus particulièrement le QPA, par les interdits qu’il pose (sur les trafics en tout genre, sur l’usage du téléphone, sur l’accès à internet, etc.) et la discipline qu’il impose (le respect du règlement et du personnel, la participation obligatoire aux activités, la ponctualité, etc.), apparaît même, pour certains, comme l’ultime rempart contre le cercle infernal de la récidive.

« Je pense qu’en sortant d’ici c’est un travail à faire tous les jours quoi. C’est un travail à faire tous les jours par exemple dire : ben demain qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire si …toujours prévoir quelque chose quoi en fait. Parce que moi, je vivais au jour le jour. Mais là plus vivre comme ça quoi en fait, plus vivre comme ça. Repartir dans le droit chemin. Être ponctuel, quelque chose que j’étais pas. Ah oui, j’étais pas ponctuel, je trouvais toujours une excuse bidon. C’est parce que j’avais du mal à me lever à cause de l’alcool » (détenu – QPA).

« On nous donne une chance ici. On a tout, tout est neuf, on a une belle cellule, on a tout. On a un programme à suivre, il faut le tenir jusqu’au bout et voilà. On a écrit pour venir ici, on est motivé. Il ne faut pas venir ici et continuer à faire ici ce que l’on faisait de l’autre côté, ça sert à rien. On vient ici pour tout arrêter. Moi je suis venu ici pour tout arrêter, arrêter la consommation de drogue, d’alcool, tout arrêter, prendre soin de moi, avoir une vie normale, trouver un travail, aller jusqu’au bout et il y en a qui ne comprennent pas » (détenu – QPA).

« Dehors, il y avait personne qui arrivait à m’arrêter. Malgré tout ce qu’on me disait, je comprenais rien, je voulais écouter personne ; il fallait la prison pour comprendre les faits, savoir où j’en étais dans la vie... » (détenu – QPA).

27Ce lien établi entre les différentes formes de dépendance et la récidive montre bien tout l’enjeu du dispositif du QPA : l’objectif visant à remobiliser le détenu sur du projet (au sens encore une fois du « vouloir faire ») afin de déboucher sur une désistance et une réaffiliation sociale, ne peut émerger sans une capacité du détenu à composer avec le manque et la restriction, soit avec ce qui est précisément problématique dans les conduites addictives ou le comportement compulsionnel.

28On retrouve ici l’importance du « travail réflexif sur soi », de la « récapitulation d’une histoire », que nous avons évoquée précédemment, qui permet notamment de prendre la mesure du poids de la perte, d’un manque, qui fait alors ressortir ce à quoi l’on tient véritablement, ouvrant ainsi la voie à l’affirmation d’un désir et à l’élaboration de projets.

29« Quand je dis que j’étais tombé par l’alcool, ben c’était dans l’alcool. Pour moi c’était, j’avais plus de limite, il n’y avait plus de limite. Même au niveau du respect avec ma compagne, je n’en avais plus. Et je suis arrivé ici. Au début, ça été dur quoi, mais après deux semaines, j’ai clairement remis les pieds sur terre quoi. Je me suis dit : qu’est-ce que je suis… il m’est arrivé d’être con quoi. Très con, tout ça pour quoi ? Pour la boisson. 

30Je vais essayer de tout reprendre de zéro. Déjà je vais avec ma compagne, on s’est remis ensemble parce que... Plus d’alcool à la maison, plus une seule goutte, plus de bouteilles. Même s’il y a des invités, c’est les invités qui apportent leur bouteille et ils repartent avec leur bouteille. Parce que si il y a des bouteilles… Dans un restaurant, se sera un apéro pas deux. Et après se sera de l’eau ou de la « kro » non alcoolisée, voilà ».

31Ces quelques illustrations tirées de notre enquête réalisée sur le QPA n’ont d’autres ambitions que de montrer la fécondité d’un recours croisé à certaines approches issues de la criminologie et de la sociologie. Elles montrent également que les concepts de désistance et de réaffiliation sociale permettent d’asseoir, au sein de l’univers carcéral, les actions relevant d’une « philosophie de l’amendement », pour reprendre la formule de Philippe Combessie. Pour autant, on ne saurait céder à une quelconque vision naïve, voire magique, de cette perspective. Si le dispositif du QPA réunit les conditions de possibilité à une désistance, c’est-à-dire à une sortie de la trajectoire délinquante, par une rupture qu’autorise, chez le détenu, le processus de réaffiliation sociale et la réélaboration de projets laissant entrevoir l’accès à des satisfactions, il ne se heurte pas moins au poids de la stigmatisation et de l’incorporation des contraintes de l’enfermement. C’est dire qu’il faudrait venir enrichir cette approche de la désistance et de la réaffiliation sociale par le recours aux concepts d’imprégnation et d’incorporation qui en constituent le contrepoint, ou mieux, le négatif anthropologique. Comme le souligne fortement Philippe Combessie, « l’enfermement renforce le stigmate en incorporant, dans la personne même du détenu, l’infraction grave qui lui est reprochée. Cette intégration du “malˮ dans le corps du détenu produit des effets d’une force considérable, bien au-delà de l’exclusion temporaire dont il est l’objet » (Combessie, 2003, p. 19). Il y aurait assurément ici à prolonger la réflexion en interrogeant le processus dialectique qui se joue entre cette imprégnation et incorporation des contraintes de l’enfermement et la dynamique de désistance et de réaffiliation sociale qu’impulse un dispositif tel que le QPA.