INTRODUCTION

1Chacun à leur manière, sociologues et travailleurs sociaux s’inscrivent dans des mondes de production de connaissances. Alors qu’il n’est plus à prouver qu’en France la sociologie relève du monde des sciences humaines et sociales (SHS), le travail social n’est quant à lui encore qu’assujetti à un sous-champ d’étude de la sociologie, de la psychologie, des sciences de l’éducation, des sciences politiques ou encore de l’anthropologie. Tout se passe comme si le travail social ne pouvait pas (se) penser par lui-même. Loin d’inscrire notre propos dans la revendication de définir le travail social comme une science, il s’agit plutôt de poursuivre la pensée d’autres chercheurs (Jaeger, 2018 ; Manifeste pour une discipline sciences humaines et travail social, 2021 ; Boucher, 2023) en imaginant que le monde du travail social fait émerger des connaissances qui lui sont propres et qui méritent d’être reconnues d’un point de vue académique universitaire, au même titre que les connaissances issues d’autres disciplines des SHS. Dans la continuité de Patrick Dubéchot (2005), il s’agit plus précisément d’interroger les modalités d’interaction entre la recherche sociologique et la pratique du travail social.

3Partant de deux expériences de recherche – l’une portant sur les parcours biographiques et géographiques de jeunes saisonniers nomades dans le Médoc et l’autre sur l’expérience du sans-abrisme et de l’urgence sociale à Nancy –, nous souhaitons ouvrir un espace de dialogue entre ces mondes autour des enjeux de la méthode ethnographique telle qu’elle a été mise en œuvre dans ces deux recherches. D’une part, cette méthode a suscité chez les chercheurs des questionnements sur leur positionnement par rapport au terrain, aux informateurs, aux participants et aux professionnels lors de l’enquête. Il s’agit là de questionnements qui sont au cœur « des schèmes de pensée hérités du cartésianisme » : « la coupure du sujet-connaissant et de l’objet-matière sur laquelle repose la posture du savant spectateur ; la remise en question de la loi et de l’ordre sur lesquels repose une méthode scientifique invalidant les alternatives ; la coupure de la théorie et de la pratique sur laquelle repose le dogme selon lequel la vérité précède l’expérience » (Manifeste pour une discipline sciences humaines et travail social, 2021, p. 6). D’autre part, la présence de l’ethnographe au sein de l’espace professionnel des travailleurs sociaux n’a pas été sans soulever de questions du côté des travailleurs sociaux eux-mêmes, tant elle entrait parfois en décalage avec leur posture professionnelle et leurs objectifs propres. En nous centrant sur les ethnographies déployées dans nos recherches et en nous appuyant sur ces schèmes de pensée, nous exposerons notre propos en trois parties. La première se consacrera à définir les enjeux et le contexte dans lequel s’inscrit le dialogue entre la sociologie et le travail social, et ce, d’un point de vue méthodologique et épistémologique. La deuxième partie sera consacrée aux tensions et décalages repérés sur l’un de nos terrains d’enquête, tendant à mettre en évidence ce qui semble irréductible entre la pratique professionnelle des intervenants sociaux et la pratique professionnelle des chercheurs universitaires. Enfin, la dernière partie viendra éclairer une forme de complémentarité des regards portés sur l’action des individus en insistant au contraire sur les ponts, les passerelles et l’espace de dialogue fécond qui s’ouvre potentiellement entre les professionnels de l’action sociale et les chercheurs en SHS.

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Comprendre et agir sur le social : les chevauchements du travail social et de la recherche

6Par ailleurs, tous les chercheurs circulant dans le monde de la sociologie ne dépendent pas toujours des mêmes universités, des mêmes spécialités, des mêmes contextes de recherche, des mêmes laboratoires, tandis qu’ils utilisent différentes méthodes et s’appuient sur différents courants théoriques pour analyser leurs données empiriques. La sociologie s’est élevée au rang de science à la fin du XIX^e siècle à partir des travaux d’Émile Durkheim, en France, et de Max Weber outre-Rhin. Le monde de la sociologie s’évertue depuis lors à produire des connaissances théoriques issues d’enquêtes empiriques menées avec une rigueur qui emprunte aux canons de la science. Les sociologues accordent donc la part belle à la scientificité de leurs démarches, notamment en travaillant constamment à rompre avec les présupposés de sens commun.

7Ces cadres ainsi posés, la question qui nous anime est la suivante : que se passe-t-il lorsque le monde de la sociologie rencontre le monde du travail social ? En réciproquement, que se passe-t-il quand le monde de l’intervention sociale rencontre celui des SHS ?

8Afin de répondre à ces questions et en partant de nos propres expériences de recherche, nous avons choisi d’utiliser le terrain ethnographique comme un espace de rencontres (et de dialogue possible) entre professionnels du social et chercheurs universitaires. Le terrain de l’ethnographe permet de « rendre justice à, voir réhabiliter, des pratiques ignorées, mal comprises ou méprisées » (Beaud et Weber, 2010, p. 7). « Faire de l’ethnographie, c’est en effet accorder la part belle à la description détaillée de scènes, de processus ou d’interactions, constatés in situ, et faire passer dans un récit quelque chose de l’enchaînement et de la configuration des expériences des enquêtés » (Céfaï, 2010, p. 8). Ainsi, l’ethnographie induit que le chercheur soit au plus près des populations qu’il observe et analyse, dans une temporalité longue lui permettant de décrire de façon la plus juste possible, les activités quotidiennes des individus afin de comprendre leurs logiques d’action, autrement dit, le sens qu’ils donnent à ce qu’ils font. D’ailleurs Patrick Bruneteaux (2018) explique que l’ethnographie n’est pas qu’un recueil de données orales et d’observations. À ces pratiques de recherche, viennent se greffer « toutes sortes de liens, de pratiques, d’actions qui n’ont pas de rapport direct avec l’objet de recherche mais sans lesquels le travail ethnographique n’aurait pas la qualité qu’il doit avoir, celui d’une relation humaine » (p. 12).

9Ainsi, à différents degrés, l’ethnographe ne peut pas ne pas intervenir sur les situations qu’il étudie, et ce, particulièrement lorsqu’il s’inscrit dans le cadre de recherches-action. Alex Mucchielli (1996) qualifie la recherche-action de recherche appliquée, impliquée, imbriquée et engagée. Elle est appliquée dans le sens où elle s’applique à l’action d’un sujet-acteur. « La démarche n’est jamais uniquement menée à propos d’un acteur, mais avec lui, voire à sa demande. Plus encore, cet acteur peut être le chercheur lui-même – l’enseignant, le travailleur de rue, l’ethnologue engagé – et réaliser la forme la plus achevée de ce qui se présente comme une recherche pour/dans/de l’action » (p. 193). La recherche-action est impliquée au sens où elle est pragmatique : le chercheur va nécessairement influencer le cours des événements observés par sa simple présence sur les lieux, par les questions qu’il pose et plus encore, par les recommandations qu’il formule. Elle est imbriquée puisqu’il y a imbrication du chercheur, de l’acteur et des contextes dans le processus de construction et de réalisation de la recherche-action. Enfin, la recherche-action est engagée dans l’action : « cet engagement peut prendre la forme tant de l’expérimentation pratique que de l’intervention sociale ou politique, devenant alors engagement pour l’action. De plus en plus, le chercheur comme l’acteur attendent une certaine utilité sociale de la recherche. Il est par ailleurs souvent impossible de séparer intervention et recherche, par exemple dans les organisations, où l’identification des logiques problématiques ne demeure pas longtemps secrète, dans les écoles, où la question des enfants en difficulté ne laisse personne indifférent, dans les milieux pauvres, où l’écart socio-économique entre chercheur et « cherché » est, sinon immoral, du moins préoccupant, etc. » (ibid. p. 193).

10Un point de congruence pourrait donc s’envisager autour de l’action interventionniste menée sur le terrain par le chercheur et l’action d’accompagnement social menée par les travailleurs sociaux eux-mêmes. À cet égard, un dialogue pourrait s’opérer entre travailleurs sociaux et sociologues autour de la compréhension de l’action des individus et de la relation qui se crée entre les parties prenantes. De cette manière, chercheurs et professionnels du social sont en capacité de produire un espace de réflexivité qui s’avère fécond pour chaque partie.

11De ce point de vue, travailleurs sociaux et sociologues ont intérêt à participer d’un monde commun et à se nourrir mutuellement, notamment sur le terrain d’une enquête ethnographique, même s’ils n’ont pas forcément les mêmes rôles ni les mêmes visées… En effet, la posture professionnelle des intervenants sociaux et la posture méthodologique des ethnographes ne coïncident pas, tandis que les objectifs des premiers et ceux des seconds peuvent diverger (voire s’opposer dans certaines situations). Ces désynchronisations tendent alors à créer des tensions amenant chercheurs et professionnels à questionner le sens de leurs actions, voire à entrer en conflictualité dans leurs pratiques respectives. Toutefois, des situations de complémentarités propices à l’émergence d’un savoir issu de l’action peuvent également émerger du terrain ethnographique. Sociologues et travailleurs sociaux doivent se rejoindre dans le sens où ils ont intérêt à comprendre l’autre, même s’ils ne font pas le même usage (heuristique et pratique) de cette compréhension. Ce sont ces tensions et complémentarités, ces décalages et ces points de convergence que nous allons tenter de décrypter dans les parties qui suivent.

L’irréductibilité apparente des postures et objectifs : l’expérience d’un sociologue dans le monde du travail social

12La posture de recherche induit que le sociologue est « quelquefois discret, absent, il se dérobe, s’extrait des sociabilités usuelles, va rencontrer les gens seul, s’intéresse à ceux qui se tiennent à la marge, garde une partie de ses informations secrètes, développe des affinités spécifiques, se met en dehors des logiques de l’action » (Bernet, 2009, p. 108). Cette prise de distance peut parfois produire une forme de tension du fait qu’une part de l’activité du chercheur reste secrète mais aussi du fait qu’il doit pouvoir se distancer du contexte du travail social et de la vie sociale des personnes (« usagers » et professionnels) pour produire ses analyses. « Assumer ces allers-retours du cœur des dispositifs d’inclusion aux marges instituantes de la vie sociale, c’est se donner la possibilité de voir les populations prises en charge dans les multiples aspects de leur vie. C’est aussi faire le métier, c’est-à-dire s’inscrire dans une logique professionnelle spécifique et différente de celle du travail social, proche dans les populations approchées, éloignée quant aux manières de rendre compte de leur vie sociale » (ibid. p. 108).

14La relation d’enquête suppose un degré d’alliance et d’intimité qui ne semble pas forcément approprié aux yeux des professionnels compte tenu de leurs missions d’accompagnement social individuel et d’encadrement du dispositif. Ainsi, il a été nécessaire d’insister auprès des villageois sur notre rôle particulier en étant parfois transparent quant aux enjeux et logiques de fonctionnement idéales du Village. Il a fallu insister sur le fait que nous n’appartenions pas à l’équipe professionnelle, que nous n’étions pas « travailleur social », rappeler sans cesse le fait que nous n’étions pas en mesure de prendre quelque décision que ce soit à la place de l’équipe et que nous n’avions finalement aucun pouvoir sur l’organisation du Village. Nous étions seulement là pour « analyser le fonctionnement du Village et ses effets sur les habitants, retenir ce qui fonctionne et ce qu’on peut améliorer ». Après plusieurs semaines passées sur le terrain, cette distinction était largement intégrée par les habitants qui nous laissaient ainsi accéder à des moments et à des propos qui restaient cachés aux professionnels. Ce type d’avertissement était révélateur de la compréhension et de l’acception de notre position : « Tu ne répètes pas ça aux TS hein ?! », ou « C’est bon, toi tu peux venir, tu gardes ça pour toi par contre [les consommations de drogue]. » Les intervenants sociaux n’étaient cependant pas dupes, ni des critiques qui peuvent se formuler, ni des consommations qui se jouent dans les modulaires individuels.

15Du côté des professionnels, il fallait clarifier les raisons de notre présence, rassurer sur l’absence de jugement que nécessite l’approche ethnographique et pragmatiste, et éviter de nous substituer à eux dans le déroulement du quotidien (par exemple en donnant accès au local de stockage de la nourriture et du matériel de nettoyage ou en laissant entrer des invités extérieurs en l’absence de l’équipe). Il était par ailleurs délicat d’endosser une posture de conseil ou de remise en question des manières de travailler alors même que nous n’avions aucune place hiérarchique, ni responsabilité dans le fonctionnement du Village – quand bien même cette posture de « supervision » était attendue par la Direction de l’association gestionnaires du dispositif (dans le cadre de la mission d’accompagnement à la mise en œuvre du Village). Bien que ce soit le propre du chercheur, le fait de poser des questions suscite la possibilité d’une critique en sourdine des pratiques professionnelles (qui plus est lorsqu’il est convenu que le chercheur rende des comptes à la Direction de l’association). De fait, les questions posées sont parfois perçues comme des remises en question des pratiques. Conjointement et paradoxalement, les professionnels n’hésitaient pas à nous solliciter pour apporter notre aide lorsqu’il fallait emmener un habitant quelque part, réguler une situation conflictuelle ou obtenir des informations sur les habitants.

17Toujours est-il qu’après quelques accrocs et explications, les incompréhensions se sont désamorcées. Les professionnels comprenant de mieux en mieux les objectifs de notre travail de recherche et le positionnement personnel qui en découlait, cependant nous prenions conscience des risques d’interférence entre notre travail et le leur, en étant plus attentif aux effets de notre présence sur le fonctionnement du Village et l’activité des intervenants sociaux.

18Cette courte analyse réflexive de la position du chercheur sur le terrain – et de ses effets sur l’équipe professionnelle – permet néanmoins de faire ressortir deux éléments d’analyse importants. D’une part, elle révèle l’importance accordée par les professionnels à la cohérence collective de leur positionnement et à la maîtrise de leurs conditions de travail – laissant parallèlement poindre l’inconfort de l’indétermination et de l’adaptation permanente des positionnements. D’autre part, elle révèle l’attention portée aux postures relationnelles et à la nature des liens qui se nouent entre intervenants et habitants, à travers de multiples « détails » qui n’en ont que l’apparence. Cela suggère d’ailleurs l’importance que prend la réflexivité des professionnels du social sur leurs propres formes d’intervention, telle une forme de connaissance qui leur est propre et qui est propre au travail social en tant que tel.

19Face à ces paradoxes et contradictions qui paraissent inévitables, une issue de sortie se dessine néanmoins : la possibilité de co-construire et coréaliser la recherche avec les intervenants professionnels, en les intégrant pleinement à l’élaboration des questionnements, des outils de collectes des données ainsi qu’à la collecte des données elle-même. De la sorte, les professionnels ne seraient plus seulement « objets » de la recherche (au même titre que les habitants du Village), mais « acteurs » de la recherche, sujets engagés à chacune des étapes de celle-ci. Cette perspective de recherche collaborative, non envisagée de prime abord, sera utilement expérimentée à l’avenir non seulement pour éviter de rencontrer à nouveau les difficultés qui se sont posées lors de cette recherche mais également pour enrichir les processus de construction et de production de données sociologiquement pertinentes. Dans l’idéal, il s’agirait même d’intégrer les habitants (« usagers », « résidents », « patients » ou « habitants » en fonction des structures étudiées et des terrains explorés) à ce type de recherche-action collaborative (Petiau, 2021). Là encore, des solutions innovantes émergent d’elles-mêmes à partir des obstacles rencontrés dans le fonctionnement traditionnel de la recherche : ces solutions nous conduisent finalement à envisager les intervenants sociaux (et leurs « usagers ») comme des chercheurs à même de coproduire la connaissance scientifique, dès lors qu’un espace de dialogue peut s’instituer.

La possible convergence des postures et objectifs : l’expérience d’une travailleuse sociale dans le monde de la recherche sociologique

20Le monde du travail social et celui de la sociologie s’intéressent tous deux à l’être humain et à la société. Même si, comme nous le précisions dans notre première partie, une tension existe depuis toujours entre la théorie et la pratique, notamment au sein des centres de formation en travail social (Dubéchot, 2006 ; Bernet, 2009), il s’agirait plutôt d’envisager cette tension comme un dialogue entre deux types de regards qui cherchent à dire ce qui fait société, chacun de leur point de vue (Bernet, 2009). En effet, la sociologie a souvent été mobilisée pour rendre visible les modes de vie ou les sociabilités « dont le sens échappait en partie ou en totalité au travail social de l’époque, mais aussi, pour jouer le rôle d’arbitre d’une partie où la légitimité, des uns et des autres se construisait à partir du regard du sociologue sur les actions mises en place. Position inconfortable s’il en est puisqu’il fallait dans le même temps rendre compte par une activité de recherche d’un écart manifeste entre dispositif et public et participer à la réduction de cet écart » (ibid., p. 107). Or, les méthodes de recherche participatives se déploient de plus en plus dans les enquêtes portant sur le travail social ou les populations « vulnérables », « précaires », « marginalisées », laissant envisager que le chercheur puisse sortir de cette position inconfortable pour laisser place au développement d’une forme de co-construction des savoirs avec les acteurs sur le terrain (qu’il s’agisse des professionnels du social ou de leurs « usagers »).

21Dans la recherche ethnographique que nous avons menée avec les saisonniers nomades, il s’agissait de découvrir leur « culture alternative » en nous immergeant sur des campements ou dans des squats afin d’analyser les processus de construction identitaire inscrits dans leur expérience du nomadisme saisonnier. En passant du temps à observer les pratiques quotidiennes de ces jeunes, en partageant avec eux des repas, des trajets en voiture, en discutant autour d’une bière, en partant à la recherche de chiens perdus ou encore en menant des entretiens, nous avons tenté de « rendre visibles et légitimes des pans du social trop souvent occultés pour leurs aspects microscopiques, marginaux, illégaux parfois » (Bernet, 2009, p. 106). Or, « ce travail sur la visibilité/légitimité des groupes sociaux marginalisés va justement être au cœur d’une convergence importante des regards entre sociologues et travailleurs sociaux dans le cadre des recherches-actions qui vont permettre le renouveau d’une partie de l’action sanitaire et sociale » (ibid.). Ainsi, au cours de notre enquête, nous avons pu repérer des points de convergence entre pratique du travail social et pratique de la sociologie que nous aimerions développer en trois points.

23Par ailleurs, un deuxième point de convergence ou plutôt de complémentarité concerne la manière dont les travailleurs sociaux se sont approprié les résultats de notre travail de recherche. En effet, suite au partage de nos résultats avec les différents services d’action sociale au niveau local, nous avons pu voir une évolution des représentations des professionnels concernant les parcours des saisonniers nomades. Alors qu’ils pensaient que ces jeunes, vivant en camion, avaient enclenché un processus de marginalisation irréversible en subissant la précarité assignée à leur mode de vie, le fait que nous ayons montré qu’ils adoptaient la vie nomade pour sortir d’une crise (familiale, professionnelle, identitaire…) et pour entrevoir un « monde meilleur » a fait changer leurs modalités d’intervention auprès de ce public. Plutôt que d’accompagner ces jeunes de manière normative vers un habitat ordinaire, ils ont fait le choix d’orienter leurs actions vers un accompagnement facilitant l’alternative de vie en camion. Ce dialogue entre monde de la recherche et monde du travail social s’est donc avéré salutaire pour une meilleure compréhension de l’action menée auprès de ce public puisque la mise à disposition d’un terrain avec un point d’eau fut à l’ordre du jour des projets politiques locaux alors qu’il n’était question, jusqu’alors, que de créer des hébergements dans des résidences saisonnières ; ce qui n’était pas la demande des saisonniers nomades. Dans ce cas précis, la chercheure a donc pu jouer un rôle d’intermédiaire entre la compréhension sociologique des besoins des jeunes, l’action professionnelle des travailleurs sociaux et les réponses concrètes apportées par les politiques publiques.

24Le dernier point de convergence que nous souhaiterions aborder a trait à l’éthique de la recherche et à celle du travail social. En effet, cette double casquette de travailleuse sociale et de chercheure en sociologie nous a amené à questionner la place de ces jeunes dans le travail de recherche. Tout comme le travailleur social souhaite « replacer la personne au centre de son intervention », en tant que personne actrice dans son propre parcours, autrement dit favoriser son autodétermination (Bouquet, 2012), nous avons tenté d’utiliser des méthodes de recherche permettant aux participants de conscientiser leurs parcours en nous inspirant de la méthodologie interventionniste d’Alain Touraine associée à la posture d’un « sociologue opérationnel » (Bernardeau et Moreau, 2014). Quelques participants ont ainsi contribué au travail de recherche en réalisant des cartes géographiques de leurs déplacements sur environ une année. Cet outil utile au travail d’analyse a permis aux jeunes de mettre en image leurs parcours dans un processus de conscientisation des activités accomplies (emplois, activités artistiques, fabrication d’objets, rénovation de camions, etc.), du chemin parcouru (villes, régions, pays visités, etc.) et des liens créés avec d’autres personnes, nomades ou non (professionnels, amis, amoureux, etc.). De même, l’utilisation du support photographique a permis de valoriser les compétences artistiques des jeunes au sein du travail de recherche. Ils ont en effet été conviés à nous envoyer des photos qu’ils avaient prises et qui, pour eux, représentaient leur mode de vie. Nous nous sommes par ailleurs rendu compte que la photo était un support de discussion qui permettait tout autant que le discours, d’accéder à leur subjectivité. Ce type de méthode (fondé sur des pratiques artistiques) fait écho du côté des professionnels qui eux-mêmes les utilisent pour valoriser les potentialités des individus et libérer la parole par ces pratiques. Ils ont ainsi pu faire un lien entre leurs pratiques et les pratiques de la recherche en SHS.

25L’analyse de ces points de convergence montre bien que les mondes de la recherche et du travail social s’entrecroisent, qu’ils peuvent s’apporter à l’un comme à l’autre des connaissances sur l’intelligibilité de leur action. Cela nous conduit à affirmer qu’il est tout aussi important d’insister sur les complémentarités et points de convergence entre la pratique du travail social et celle de la sociologie que de se centrer uniquement sur les tensions et décalages que produit leur rencontre. En effet, nous sommes convaincus que les travailleurs sociaux ont accès à des données sur les individus qui sont de la plus haute portée sociologique, et ce, quelle que soit l’institution pour laquelle ils exercent, notamment à travers leurs observations et les activités quotidiennes menées au plus près des populations vulnérables. Ces connaissances sont utiles au travail de recherche et peuvent être valorisées. Néanmoins, on ne donne pas toujours le temps aux professionnels, ni l’espace de réflexivité pour que leurs observations atteignent une portée plus globale (voire théorique). C’est, d’après nous, le sens que doit prendre la recherche sociologique en lien avec le travail social, c’est-à-dire pouvoir accompagner et donner aux professionnels un temps et un espace de réflexivité et de valorisation de leurs savoirs afin, d’une part, de renforcer leur conscience de ce qu’ils font et des effets de leurs actions, et d’autre part, de faire émerger des théories issues de ces observations et expériences, ou autrement dit, des théories issues de l’action.

CONCLUSION

26Pour conclure, nous souhaitons réaffirmer ici l’importance centrale – tant pour les professionnels du social que pour la recherche universitaire – de la question de l’entrecroisement des mondes du travail social et de la sociologie. Celle-ci recèle d’enjeux qui concernent à la fois la pratique de l’intervention sociale et celle de la recherche de production plus théorique. En effet, lors des enquêtes ethnographiques ici relatées, nous avons pu saisir que sociologues et travailleurs sociaux n’ont ni les mêmes rôles, ni les mêmes objectifs, et de ce fait, ne nouent pas le même type de relations et n’observent pas les individus qu’ils côtoient tout à fait de la même manière. C’est en ce sens que leurs regards respectifs entrent parfois en tension mais demeurent complémentaires, cependant que la co-construction des savoirs portée par la recherche académique peut faire le pont entre deux façons de penser et d’observer l’action qui se déroule devant leurs yeux. Pour reprendre l’image philosophique de Georg Simmel (2007), le pont entre sociologie et travail social doit être appréhendé à la fois comme ce qui sépare et ce qui relie. C’est-à-dire que, si irréductibles que soient apparemment les postures relationnelles et les objectifs relatifs aux métiers du travail social et à la pratique de la recherche, travailleurs sociaux et chercheurs sont néanmoins en capacité d’interagir et de dialoguer dans l’optique de développer des espaces de réflexivité et de théorisation croisée à même de nourrir et les pratiques d’intervention et la production de connaissances académiques.

27Tout comme les sociologues, les travailleurs sociaux sont capables de décrire et de porter un regard analytique sur les activités quotidiennes des individus qu’ils rencontrent dans le cadre de leurs activités professionnelles. Toutefois, leurs missions premières et les temporalités dont ils disposent pour les réaliser diffèrent fortement. En effet, pour assurer leur accompagnement social, les travailleurs sociaux doivent observer et analyser les situations auxquelles ils prennent part et les individus auxquels ils ont affaire, mais, le plus souvent, ils ne disposent pas du temps nécessaire à cette réflexivité, empêtrés qu’ils sont dans le cours d’action du quotidien et le reporting chronophage qui s’impose à eux depuis que les logiques gestionnaires (Chauvière, 2007) et néo-libérales (Dartiguenave, 2022) colonisent le travail social. En revanche, les sociologues ont pour mission première de produire de la connaissance et disposent du temps nécessaire à cette activité puisqu’ils ont de longues périodes (sur et en dehors de leur terrain) pour analyser ce qu’ils ont connu, vu et entendu. C’est notamment en ce sens que Patrick Bruneteaux (2018) parle du « temps long » de l’ethnographie. Parallèlement, en s’appuyant sur le regard et l’expertise professionnelle des travailleurs sociaux, ils sont à même de nourrir leurs productions théoriques. Mieux encore, en instituant des espaces de dialogue et de réflexivité avec les intervenants sociaux, c’est tout une architecture théorique co-construite avec les professionnels qui peut voir le jour : celle-ci s’avérerait à la fois précieuse pour le monde de la recherche et pour celui du travail social dans la mesure où ces espaces de réflexivité imprègnent directement et conjointement la pratique des professionnels.

28En dernier ressort, nous dirions donc qu’une convergence entre la pratique du travail social et celle de la recherche sociologique est non seulement possible mais surtout souhaitable, sans aller jusqu’à confondre des métiers qui ont leurs propres spécificités, tant en termes d’objectifs concrets qu’en termes de postures relationnelles et de temporalités pour réaliser leurs missions respectives.