1La notion de déviance en sociologie est liée à celle de criminalité (Berzano et Prina, 1995) : si la criminalité concerne des conduites mises en œuvre en violation des normes pénales, la déviance se situe dans un cadre plus large, marqué également par la violation de règles morales, sociales, coutumières, normes administratives et lois.
2L’article entend introduire, en utilisant une étude de cas (Maiello et Garreffa, 2023), l’utilité d’une perspective interdisciplinaire pour aborder des problèmes liés aux comportements de déviance juvénile, avant qu’ils ne débouchent sur des situations de criminalité. Il s’agit d’une analyse traditionnellement abordée en priorité par le travail social au travers de pratiques et méthodes informées par la discipline des services sociaux : acquisition d’informations sur la condition familiale, sociale et environnementale, lecture des caractéristiques personnologiques du sujet déviant, éventuelle prise en charge (Dominelli, 2022).
- 1 Ministère de l’Intérieur, Département de la Sécurité Publique, Section Centrale de la Police Crimin (...)
3La science criminologique offre des approches utiles pour expliquer la crimino-dynamique, c’est-à-dire comment un mineur commet un délit (Balloni et al., 2015). Par exemple, des rapports rédigés annuellement par le ministère de l’Intérieur et par le Département de la Justice des Mineurs, il ressort que les infractions impliquant des mineurs concernent notamment les atteintes aux biens, le harcèlement et le cyberharcèlement mis en œuvre par des menaces, de la violence, de la diffamation, de l’extorsion, des dégradations aggravées ayant principalement un but démonstratif (dégradations de bancs publiques, machines à composter, abribus, etc.), des lésions corporelles, des violences sexuelles (y compris de groupe), la détention et le trafic de substances stupéfiantes1.
4Nous pensons que la convergence entre la sociologie, la criminologie, les neurosciences et le travail social (ainsi que les approches et paradigmes associés) permet de soulever des questions intéressantes pour mieux comprendre les phénomènes sociaux et enrichir divers domaines d’étude. Les évolutions récentes en neurosciences ont en effet doté les sciences sociales de nouveaux éléments qui peuvent aider à comprendre différents types de comportements liés à la capacité d’autodétermination des individus (Balconi, 2020 ; Baskin-Sommers, 2020).
5La sociologie s’est particulièrement concentrée sur la grande question qui est celle de savoir si l’individu est vraiment libre et responsable de ses actions ou s’il agit sous une quelconque influence. Il ne s’agit pas d’exonérer le coupable de sa faute, ni d’exclure l’anti-juridicité du comportement avec les conséquences qui en découlent (la sanction), mais d’expliquer, dans la mesure du possible, les dynamiques complexes liées à l’acte délictueux, en mettant l’accent sur les facteurs internes et externes qui conduisent l’individu à choisir l’option criminelle. « C’est le doigt qui appuie sur la gâchette d’un pistolet, mais il se peut aussi que ce soit la gâchette qui pousse le doigt » (Zamperini, 2014, p. 38), cette citation renvoie au phénomène connu sous le nom d’« effet d’arme » selon lequel la présence d’une arme dans une pièce peut devenir un facteur qui augmente considérablement l’intensité de l’action agressive d’un individu qui vit dans des conditions de frustration. Néanmoins, on peut aussi constater que de multiples frustrations ne se transforment pas nécessairement en agressivité et que les comportements agressifs ne sont pas nécessairement provoqués par un sentiment de frustration.
- 2 Le terme “neurosciences juridiques” désigne les différentes recherches neuroscientifiques ayant une (...)
6Les « neurosciences juridiques »2 ont notamment apporté une contribution scientifique importante au sujet de l’influence de certaines caractéristiques génétiques observées chez les sujets déviants. C’est le cas du MAO-A, un allèle improprement défini comme « gène de l’agressivité ». Il s’agit d’un gène situé sur le chromosome X, une enzyme centrale de la sérotonine, important neurotransmetteur impliqué dans la modulation du comportement ainsi que dans la régulation de l’humeur (franca garreffa2024-05-28T20:20:00fgBessie2024-05-28T14:50:00BCaspi et al., 2002). Cette anomalie serait corrélée à un faible quotient intellectuel (QI), à l’abandon scolaire et à la fréquentation de gangs de quartier. Mais en cas d’émergence d’éléments symptomatiques, d’autres profils cliniques mériteraient d’être approfondis. Il faudrait considérer par exemple les anomalies liées à l’excès et au déséquilibre émotionnel comportemental, ou encore la sociopathie, l’insensibilité, le manque d’empathie, l’incapacité à comprendre l’état mental des autres, une condition, celle-ci, qui pourrait être liée à des lésions du cortex préfrontal ventromédian (franca garreffa2024-05-28T20:20:00fgBessie2024-05-28T14:50:00BDamasio, 1994), imputables à des lésions survenues dans l’enfance (franca garreffa2024-05-28T20:21:00fgBessie2024-05-28T14:50:00BAnderson et al., 1999).
7Si d’une part donc, il semblerait que les phénomènes de déviance et de criminalité puissent être induits par une impulsion individuelle, d’autre part, on ne peut pas ignorer les fortes interactions entre l’organisme et l’environnement (Zamperini, 2014, p. 63), c’est-à-dire les contextes sociaux où les individus déviés évoluent. Il est indéniable que certains facteurs tels que l’usage de substances stupéfiantes, un environnement très violant, peuvent influencer profondément les actions des individus, mais il est également nécessaire de rappeler qu’entre le stimulus que les individus reçoivent et la réponse qu’ils produisent, il y a tout un travail d’auto-cognition, d’interprétation, de réflexion et d’initiative personnelle. En d’autres termes, il n’y a généralement pas de « bête en nous » prête à faire jaillir sa charge destructrice (Zamperini, 2014).
8Par conséquent, les sciences juridiques peuvent se servir des méthodes et des recherches neuroscientifiques dans le but de s’approcher autant que possible de la vérité processuelle qui emploie des faits concrets survenus avant le procès, reconstruits lors du procès, pour déterminer la réponse de l’État face à l’exécution d’une infraction, lorsque celle-ci est déterminée par un comportement criminel caractérisé par les éléments de dol ou de faute, mais aussi quand il n’y a pas de choix conscient de porter atteinte à autrui.
9Les connaissances en neurosciences pourraient ainsi devenir des découvertes civilisatrices, en fonction de leur utilisation. Il convient en effet de distinguer la contribution cognitive de valeur scientifique (selon une méthodologie soumise à une série d’épreuves et validée par la communauté scientifique), de l’utilisation instrumentale des récentes techniques neuroscientifiques et des découvertes dans les domaines génétique et biologique, afin que les tribunaux ne risquent d’émettre des verdicts injustes de non-culpabilité.
10Il en résulte cependant que, surtout dans le domaine de l’évaluation de la responsabilité pénale de l’adolescent, âgé de 14 à 18 ans, les neurosciences peuvent offrir à la magistrature un important apport grâce à des méthodes d’investigation inconnues il y a dix ans, afin de rendre son jugement plus objectif et articulé. Cette contribution pourrait s’avérer d’une grande importance pour l’application de mesures de rééducation. Bien évidemment, pour que celles-ci soient efficaces, il est indispensable au préalable avoir rédigé un projet de vie personnalisé, construit sur le profil du mineur qui fait l’objet de ces mesures. Il s’agit là d’un objectif important non seulement du point de vue moral et éthique, mais aussi du point de vue juridique, étant donné que l’ensemble du système juridique repose sur le principe de la responsabilité personnelle du comportement de tout un chacun et donc sur la capacité de l’être humain de comprendre le caractère immoral de ses actions. Cette réflexion nous aide à reconsidérer l’utilité de la réponse carcérale, à la contester si nécessaire, lorsque l’on répond par une privation de liberté personnelle, en particulier l’emprisonnement, étant donné que, en réponse à une conduite violente envers un bien juridique (vie humaine, intégrité physique, propriété privée, etc.), il existe plusieurs formes de détention alternatives à la peine de prison (assignation à résidence, mise à l’épreuve, mesures communautaires, etc.).
11Dans le respect de la logique opérationnelle qui exige de démarrer par des questions théoriques et par des hypothèses spécifiques, cette contribution explore un cas d’étude unique et intensif (Yin, 2012franca garreffa2024-05-28T20:28:00fg) d’un ancien criminel dont l’autrice a récemment publié une biographie. Dans le cadre d’un dispositif de co-recherche, l’autrice a entraîné le sujet analysé dans un parcours de recherche participative sur une durée de deux ans. L’analyse de ce parcours a comporté la reconstitution de tout le cursus évolutif du sujet en démarrant par la narration de son vécu en tant que mineur toxicomane et délinquant qui a ensuite abouti à vingt-deux années de détention.
12Le champ d’analyse se déploie dès l’enfance de l’ancien détenu jusqu’à sa libération définitive en 2005, après une incarcération qui démarre en 1981 (Maiello et Garreffa, 2023). La prise en compte d’un laps de temps si étendu s’est révélé essentiel car on y inclut la période de l’adolescence. Dans le domaine neuroscientifique en effet, une importance particulière est accordée à l’observation de la phase évolutive à l’adolescence, période pendant laquelle des modifications hormonales et biologiques entrelacées à des stimuli psychosociaux, environnementaux et culturels provoquent des transformations structurelles et fonctionnelles profondes du système nerveux. D’importantes modifications de la sphère cognitive et émotionnelle se produisent à ce stade de la vie, et l’adolescent développe ses propres stratégies d’adaptation à la vie sur le plan mental, comportemental, socio-affectif, tout comme elles se sont greffées sur les phases de développement précédentes, définissant ainsi en grande partie la structure de la personnalité de l’adulte à venir. De nombreuses entrevues approfondies ont ainsi été effectuées afin de mettre en lumière les caractéristiques et les éléments distinctifs cachés derrière l’image de l’ancien détenu.
13Cette contribution utilise donc une approche méthodologique qualitative. La transcription fidèle des mots utilisés par l’interviewé est reportée dans l’article. Une attention majeure est portée sur les réponses de l’interviewé à propos des lieux et des personnes qui ont marqué son enfance ainsi que son adolescence, les espaces et les acteurs du système judiciaire en général et lors de l’exécution de la peine. À l’issue de ce long travail de reconstitution de son histoire, le récit qui en est ressorti a été utilisé en tant que témoignage lors de rencontres organisées dans les établissements scolaires devant de jeunes publics ou dans les établissements pénitentiaires devant les détenus ou encore lors de séminaires devant un public de professionnels dans le domaine du système judiciaire.
14Dans les conclusions, on essaie de délimiter les dynamiques d’interaction entre la sociologie, la criminologie, les neurosciences et le travail social, en mettant l’accent sur leurs convergences et leurs rapprochements dans l’analyse et le traitement de la criminalité.
15La sociologie se présente comme une branche des sciences sociales visant à comprendre les dynamiques et les mécanismes qui régissent les interactions sociales (Simmel, 2018 [1908]). Par le biais de méthodes de recherche quantitatives et qualitatives (questionnaires, entretiens, groupes de discussion, études de cas, analyses ethnographiques, biographies, observation participante, etc.) (Corbetta, 2014), elle propose d’analyser une vaste gamme d’univers sociaux en examinant notamment les pratiques et les situations problématiques.
16La sociologie se caractérise aussi par son engagement dans la compréhension et l’analyse de la réalité sociale et reconnait un rôle déterminant aux contextes sociaux, aux forces sociales comme causes qui contribuent à des comportements déviants et criminels. Pierre Bourdieu insiste sur l’opportunité, pour chaque chercheur, d’utiliser une approche de socioanalyse, mettant en pratique ce qu’il définit comme une sociologie réflexive de type objectif, interrogeant précisément la subjectivité; une anamnèse, ou analyse de sociologie réflexive de type moral, qui ne doit pas se caractériser par une implication personnelle et émotionnelle mystique : une équitable indifférence qui est propre au sociologue comme au juriste en tant que scientifiques, de parler non pas de la relation avec l’objet, mais de l’objet lui-même (Bobbio, 2014 ; Bourdieu, 1992). La mission de la sociologie est aussi celle d’arracher le comportement à l’arbitraire sans pour autant les justifier, en reconstruisant l’univers des conditionnements qui les déterminent (Bourdieu, 1992, p. 37). En adoptant cette approche, nous réhabilitons également la dimension éthique des sciences sociales : le savoir empirique n’est pas incompatible avec la découverte et la poursuite d’objectifs moraux.
17La criminologie, quant à elle définie comme l’étude multidisciplinaire du phénomène criminel fait appel à différentes disciplines scientifiques pour comprendre et aborder le crime et les réactions sociales, qu’il détermine ainsi que pour observer autant les auteurs d’infractions que les victimes ; tandis que dans certains contextes, la criminologie est reconnue comme une discipline autonome, dans d’autres, elle reste subordonnée au droit ou à la psychologie. La criminologie, bien qu’offrant des pistes intéressantes pour un dialogue interdisciplinaire, conserve des traces d’une histoire passée liée à la “biologie criminelle” et aux approches hyperfonctionnalistes, surtout dans la perspective de la prévention et du contrôle social.
18Le développement des neurosciences ces dernières années, également grâce à de nouvelles et sophistiquées méthodes d’investigation instrumentale et à une meilleure connaissance des mécanismes biologiques de l’organisme humain, permet de mieux comprendre les relations entre le cerveau, l’esprit, les émotions et les comportements individuels en réponse aux événements de la vie et à leur contexte (famille, école, travail, amitiés, statut social, conditions économiques, etc.).
19Le travail social, se présente comme un outil qui aide à lutter contre les inégalités, voire à les réduire par le biais d’interventions de solidarité et de justice sociale (Dominelli, 2022 ; Dal Pra Ponticelli, 1987). C’est un dispositif mis en place par des professionnels qualifiés au sein de structures publiques ou du secteur tertiaire, alliant les compétences professionnelles aux valeurs humaines et démocratiques. Sa particularité est celle d’offrir du soutien et de l’assistance à des individus ou à des groupes en difficulté, contribuant à résoudre leurs problèmes et à promouvoir leur bien-être social.
20Le défi posé en particulier par les neurosciences, dans la rencontre entre toutes les disciplines mentionnées ci-dessus, concerne l’utilisation, encore peu répandue dans les salles de justice, des méthodes neuroscientifiques, surtout en ce qui concerne les crimes commis par des mineurs, alors qu’il existe en revanche une utilisation assez répandue dans le cadre du procès pénal des adultes. L’utilisation de plus en plus fréquente des techniques d’investigation les plus récentes appliquées tant aux enquêtes sur l’imputabilité que dans la validation de la preuve, en particulier du témoignage, ne s’est pas trop développée en Italie dans les Tribunaux pour les Mineurs, malgré les découvertes concernant les différentes phases évolutives du cerveau humain et leurs répercussions sur les capacités cognitives de l’individu, qui confirment la justesse des choix du législateur italien dans l’identification de l’âge de 18 ans comme seuil de la pleine imputabilité (ainsi que de la pleine capacité juridique en général) et dans l’identification de la période entre 14 et 18 ans révolus, pour considérer l’être humain capable, même partiellement, de comprendre la valeur de ses actions pour opérer ses choix. Pour ces raisons, le système juridique italien considère comme non imputables, donc non punissables, les individus de moins de quatorze ans et méritant une réponse pénale alternative lorsque leur âge se situe dans la tranche de 14-18 ans non révolus, sur laquelle, dans tous les cas, une évaluation de la prétendue « maturité » doit être réalisée par le juge.
21Pendant des années, le comportement criminel a fait l’objet d’études dans le domaine de la criminologie ainsi que de la psychologie et de la psychiatrie. L’hypothèse selon laquelle les facteurs génétiques jouent également un rôle dans le comportement criminel puisqu’ils agissent sur certains aspects du comportement, tels que l’agressivité, ne signifie pas affirmer que le comportement criminel peut être ramené au profil génétique. En effet, s’il est vrai qu’aujourd’hui il existe peu de doutes sur le fait que les gènes jouent un rôle dans la modulation du comportement humain, qu’il soit normal ou pathologique et exercent donc également une certaine influence possible sur le comportement criminel (dans la même mesure que les influences provenant de l’environnement) au cours de la dernière décennie, différentes variantes génétiques, c’est-à-dire différentes formes de gènes présentes chez des sujets différents, ont été mises en relation avec des caractéristiques du comportement telles que l’empathie, l’altruisme et le sens de la justice. La stratégie expérimentale utilisée pour identifier les relations entre les gènes et les traits de comportement implique l’utilisation d’études d’association, c’est-à-dire des cas-témoins, dans lesquels la fréquence d’une variante génétique spécifique dans un groupe de cas est comparée à celle d’un groupe témoin, c’est-à-dire d’individus similaires aux cas mais qui ne présentent pas, la caractéristique examinée. Si la variante génétique étudiée est plus fréquente dans le groupe de cas que dans le groupe-témoin, on peut supposer qu’elle contribue au phénotype comportemental qui caractérise ces individus. Aucune étude n’a démontré qu’il existe un effet causal des gènes sur le comportement, mais seulement que certaines variantes génétiques, associées à des variations morphologiques et fonctionnelles du cerveau, peuvent à leur tour sous-tendre des dysfonctionnements émotionnels, cognitifs ou comportementaux. Ainsi, l’influence des gènes sur le comportement est encadrée dans un phénomène multifactoriel où un rôle fondamental est attribué à l’environnement.
22Ce que les études scientifiques montrent, c’est que le fait de posséder une ou plusieurs variantes alléliques (un allèle, en génétique, indique les formes alternatives du même gène, qui se trouvent à la même position sur chaque chromosome homologue) est associé à un risque plus élevé de manifester un comportement agressif ou antisocial chez ceux qui ont grandi dans des environnements non protecteurs par rapport à ceux qui ne possèdent pas ces variantes alléliques. Ainsi, posséder une ou plusieurs variantes génétiques n’est pas une condition nécessaire et suffisante pour qu’un individu manifeste un comportement antisocial (c’est-à-dire les comportements qui se manifestent chaque fois que l’impulsivité et la faible capacité de contrôle prennent le dessus sur les freins inhibiteurs), mais c’est certainement un facteur de risque plus élevé pour que cela puisse se produire.
« Pour ceux qui évitent d’avoir des ennuis avec la loi, les prisons et les peines occupent une place marginale dans la conscience sociale des faits de la vie » (Ignatieff, 1982, IX).
23La recherche commencée il y a vingt ans par l’autrice de ces lignes dans un établissement pénitencier, n’est pas encore terminée. En effet, la prison est un environnement capable de fournir toujours de nouvelles opportunités de recherche. L’observation des détenus, des anciens détenus et des établissements pénitentiaires ne pourra jamais être considérée comme terminée tant que nous ne saurons pas nous passer de la prison (Manconi et al., 2022).
24La narration libre, le récit de son histoire et l’exécution de plusieurs entrevues approfondies ont permis l’écriture de la biographie d’un ancien détenu. De père napolitain et mère vénitienne, il est né dans la banlieue milanaise, dans un quartier où beaucoup d’habitants, notamment mineurs, avait connu la prison. Très singulièrement, la passion débordante de Fabrizio pour le football qui se manifeste dès son enfance, lui permet de se tenir en dehors du milieu de la criminalité si fortement présent dans son quartier. Cependant, pendant l’adolescence, à cause d’une blessure au genou et très probablement à cause du traumatisme physique et psychique qui s’en est suivi, il commence à s’acheminer vers le milieu du crime, pas avant d’avoir connu une initiation à la toxicomanie. Au seuil de la majorité il est interpellé par la police et incarcéré :
- 3 Archive d’entretiens pour la rédaction de la biographie, Maiello F. & Garreffa F., 2023, Nel carcer (...)
« J’ai été incarcéré alors que je venais d’avoir mes 18 ans, j’ai été arrêté après un échange de tirs avec les carabiniers sur un barrage. Ce type de crime combiné à mon jeune âge et aussi au fait que je savais bien jouer au football, a favorisé mon entrée dans le monde de la prison. Quand on est jeune, dès qu’on met le pied en prison, la première chose que les plus âgés vous demandent est pourquoi vous êtes là et si vous savez jouer au football. Et c’est là que votre histoire commence à prendre du poids. J’ai trouvé dès le début un soutien moral et des encouragements de la part de tous. Déjà dans la première cellule où j’ai mis les pieds, on m’a fait sentir comme un invité qui est le bienvenu. Choyé et protégé par des personnages qu’à l’époque j’admirais et qui me fascinaient avec leurs histoires aventureuses, mais que j’ai ensuite rapidement appris à connaître différemment. Cette entrée triomphante dans ce monde, sur le seuil de ma majorité, au lieu de me faire peur m’a presque fasciné pour les personnages qui y vivaient et m’a rendu fier d’appartenir à ce monde qui s’opposait à la société civile. En prison chaque jour j’aurais pu apprendre, presque comme avoir des cours privés pour mieux apprendre les codes et les comportements d’un “vrai criminelˮ. À mes yeux ils étaient tous des héros, mais je me trompais profondément. Par la suite, au fil des ans, je m’en suis rendu compte à mes dépens ».3
- 4 Unité Hospitalière Spécialement Aménagée réservée aux patients détenus.
- 5 En 2012, le président de la République italienne Giorgio Napolitano qualifiait dans son discours de (...)
25Pour écrire la biographie de Fabrizio on a du reparcourir, 22 ans de détention, dont 8 passés dans douze établissements pénitentiaires différents et 14 passés dans une franca garreffa2024-05-28T20:29:00fgBessie2024-05-28T14:50:00BUHSA4 pour détenus nécessitant de soins psychiatriques (de 1991 à 2005).5
26Étant donné la nature sensible du livre, concernant les représentations de l’expérience carcérale et de l’asile judiciaire vécue subjectivement, il a été nécessaire d’adopter une méthodologie qualitative permettant une première exploration des fortes expériences vécues par Fabrizio en prison et en UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques, en écoutant sa voix à travers des vécus que l’on devinait à partir des notes prises dans ses journaux intimes. Aucune limite de durée n’a jamais été donnée lors de nos conversations, sauf lorsque cela était nécessaire de s’arrêter à cause de la fatigue, justement pour permettre à Fabrizio de se raconter sans interruption, sans contraintes.
27Les entretiens duraient en moyenne une heure et demie (avec quelques entretiens de trente minutes pour des épisodes plus courts et d’autres de plus de deux heures pour des récits plus longs).
28Plus en détail, dans la phase exploratoire à distance, en raison de l’urgence pandémique, en 2020, l’idée d’écrire sa biographie a été envisagée. Cette hypothèse a été vérifiée par :
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de brèves récits préliminaires de la vie de Fabrizio : son enfance, son adolescence, le début de sa toxicomanie ;
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des réflexions sur la consolidation d’une routine criminelle, le début d’une vie carcérale et ensuite la détention en UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques (une série d’événements significatifs ont été reconstruits en détail) ;
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la lecture et la transcription de ses trois journaux écrits en UHSA ;
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- 6 La technique de l’entretien discursif, contrairement à l’entretien semi-structuré, a permis à Fabri (...)
des entretiens téléphoniques discursifs pendant lesquels j’orientais la conversation le moins possible (sauf en cas de contradictions) 6 ;
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la participation de Fabrizio à des cours, séminaires et formations dispensés par mes soins sur la criminalité, la déviance et le système pénitentiaire, afin d’offrir aux participants un témoignage sur sa réintégration sociale après deux décennies d’emprisonnement dévastatrices.
29Après l’assemblage de tout ce matériel, une phase expérientielle de recherche avec Fabrizio a été ajoutée et elle s’est déroulée avec les éléments suivants :
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une production subjective d’écriture de ses souvenirs, sans aucun stimulant, qu’il m’envoyait via WhatsApp, n’ayant-il aucune familiarité avec le courrier électronique ;
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des entrevues narratives en Visio via WhatsApp, dans le but de créer un espace de prise de parole ouvert et accueillant pour Fabrizio, malgré la distance physique ;
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l’échange d’articles de journaux et de photos servant de stimuli pour ses récits et ses souvenirs ;
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l’observation participante de Fabrizio dans la prison de Rossano Calabro et mon observation pendant qu’il racontait son expérience de détention à des agents pénitentiaires et à des détenus dans deux institutions totales différentes ;
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l’analyse des matériaux produits sur deux ans et le montage thématique de la biographie lors d’un voyage en Calabre de Fabrizio en été 2022 ;
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une confrontation finale.
30Le récit de cette expérience intime de Fabrizio a été présenté par Fabrizio lui-même à des publics spécifiques lors de certaines expériences de co-recherche sur la vie en prison auxquelles il a participé. Cette expérience a pris fin en 2023 avec les dernières conversations téléphoniques, très souvent convenues sur rendez-vous afin d’avoir une discussion détendue et libre de toutes interférences exterieures. Après avoir obtenu une représentation adéquate de son expérience carcérale, nous ressentons le besoin d’une confrontation avec diverses personnes de notre entourage qui s’occupent de la resocialisation des ex-détenus et d’autres qui se manifestaient en cascade lors des présentations de l’histoire de la détention de Fabrizio (bénévoles, journalistes, victimes de crimes, etc.) pour avoir leur retour : ont été incluses dans cette confrontation des personnes ayant différentes expériences, dans le but précis d’obtenir un soutien diversifié dans divers contextes.
31Après la confrontation collective, Fabrizio décide de contacter la directrice de l’UHSA, divers agents de surveillance et du domaine éducatif et de la santé ainsi que le chapelain et obtenir une quittance pour mention des noms et des faits les concernant. Chacun accueille l’ancien détenu avec enthousiasme et ouverture, tous sont informés qu’ils ont été cités dans la biographie à paraître prochainement, intitulée « Dans la prison des criminels fous. Histoire de Fabrizio Maiello. Un talent de footballeur, un rêve brisé, un internement en UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques, une renaissance » (Maiello et Garreffa, 2023).
32Je n’ai jamais considéré Fabrizio comme un récipient qui renferme une expérience forte à extraire à tout prix ; le livre n’a pas été réalisé au détriment de sa sérénité et aujourd’hui je peux dire en toute conscience que j’ai répondu à un besoin de Fabrizio sans forcer quoi que ce soit.
33Fabrizio n’a que le Brevet, puisqu’il n’a pas poursuivi ses études :
« Je n’ai jamais été bon; après la 4ème, vu les résultats, j’aurais dû aller travailler, mais mon père, pour me permettre de cultiver ma passion pour le football, m’a inscrit dans un Lycée professionnel parce que j’avais des entraînements l’après-midi, trois jours par semaine, en plus d’avoir une autorisation spéciale de sortir de temps en temps à onze heures » (Maiello et Garreffa, 2023, p. 68).
- 7 Pour écouter les interviews de Maiello sur la RAI, voir : [https://www.fabriziomaiello.it/?fbclid=I (...)
34La première incarcération de cette ancienne promesse du football, considéré dès son plus jeune âge comme un enfant avec « de l’or dans les pieds »7 est vécue sans appréhension, contrairement aux incarcérations ultérieures imprégnées de colère, de rébellion et de punitions qui lui vaudront de nombreux transferts disciplinaires dans de nombreuses prisons et enfin dans l’institution totale la plus extrême, l’UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques :
« La première fois, en 1981, j’avais dix-huit ans et j’ai été arrêté parce que j’avais tiré dans un bar où nous nous réunissions, pour un mot mal placé du propriétaire » (Maiello et Garreffa, 2023, p. 14).
35Dans Asylum, Erving Goffman décrit les dynamiques du pouvoir au sein des institutions totales (prisons, hôpitaux psychiatriques, casernes, etc.) mais aussi le processus qui conduit le détenu à s’institutionnaliser, en s’adaptant partiellement ou totalement : en particulier, l’adaptation idéologique recommande au prisonnier d’accepter ou feindre d’accepter sans réserve la peine qui lui est infligée. Mais au-delà de la peine, il accepte ou fait semblant d’accepter la discipline pénitentiaire, en s’y adaptant presque avec résignation.
36La première prison dans laquelle il rentre est à deux pas du stade où Fabrizio se rendait avec l’équipe de football junior trois jours par semaine ; dans l’obscurité de sa cellule, il s’efforçait d’oublier ce souvenir lorsqu’il entendait du haut-parleur du stade voisin, les formations des équipes de football le dimanche. Un amour morbide l’avait lié à cette sphère : « avec le soleil, sous la pluie, dans la neige... le ballon et moi, nous étions inséparables jusqu’à ce que la nuit tombe et alors ma mère inquiète se penchait au balcon de la maison et en criant me disait “Fabrizio, il est tard, viens, le repas est déjà prêtˮ ». Ils semblaient être une seule chose, lui et le ballon, en symbiose : « je pensais que personne ne serait jamais capable un jour de nous séparer » (Maiello et Garreffa, 2023, p. 69).
37C’était presque magique ce qu’il arrivait à faire avec ce ballon à ses pieds, ils brillaient tous les deux, l’un de la lumière de l’autre et cet enfant en était éperdument amoureux : « à ce moment-là, le plus grand rêve de toute ma vie était de devenir un vrai joueur de football, en fait, cela ne me suffisait pas, je voulais être un champion » (Ibidem).
38La première détention de Fabrizio durera moins d’un an mais sera suffisante pour le plonger davantage dans son adhésion aux pratiques criminelles. Il se consacre au crime par impuissance ou par ennui, comme le décrit dans les années 1950 Albert Cohen, faisant écho aux traits typiques de la « jeunesse à problèmes » : « Je connais vraiment des criminels en prison ». L’escalade de Fabrizio dans le monde du crime continue : en 1982, il retourne en prison à San Vittore pour vol à main armée ; l’année suivante, il entre dans la prison de Ascoli Piceno avant d’arriver au « supercarcere » de Forni, à Salerne. Il est transféré à la prison de Brescia en 1985 pour faciliter les visites de sa famille, peu de temps après il est transféré à Parme car, avec deux autres détenus, il massacre un détenu à perpétuité coupable d’agression sexuelle contre un jeune détenu systématiquement abusé dans les douches. C’est le commandant de la police pénitentiaire qui les dénonce mais qui leur adresse simultanément un éloge verbal : « nous devons vous punir mais en tant qu’homme, j’apprécie votre intervention, en fait, vous auriez dû lui couper la tête ! ». Cette expédition punitive, bien qu’acclamée, n’épargnera pas à Fabrizio le transfert à la prison de Parme, une structure pénitentiaire très délabrée, bien pire que la précédente, au point de suggérer à Fabrizio de simuler un état d’agitation constant afin d’être à nouveau transféré. Traduit à la prison de Côme grâce à la stratégie « de faire du bruit... je dormais sur les journaux par terre parce que je cassais les lits et je les lançais en l’air, ensuite les gardiens emportaient tout, y compris la télévision, cellule vide et observation du psychiatre » (Maiello et Garreffa, 2023, p. 17-18). À Côme finalement, Fabrizio estime que la prison lui convient, autrement il aurait continué à tout casser et à errer d’une prison à l’autre.
- 8 Organisation criminelle mafieuse née en Vénétie vers les années 1970 et étendue plus tard au reste (...)
39En 1987, après avoir purgé sa peine, Fabrizio vit quelques mois en homme libre, échappant à la mort dans la rue suite à un coup de couteau lors d’une bagarre entre bandes : «Monté dans la voiture, il m’ont poignardé dans le dos, je mourais dans cette voiture mais je n’ai pas lâché le volant même si j’ai senti la lame entrer et sortir et ma vie m’échapper » (Maiello et Garreffa, 2023, p. 18). Il sera sauvé car sa petite amie, à bord de la voiture, consommatrice comme lui de substances stupéfiantes, prendra le volant et l’accompagnera à l’hôpital. À son réveil, Fabrizio se retrouvera entouré de médecins et de carabiniers. Conduit à la prison de San Vittore, un établissement surpeuplé d’où un grand nombre de détenus était transféré chaque mois à la prison de Milan Opera, Fabrizio, lorsque son tour de transfert arrive, n’a pas l’intention d’accepter car il vient de rencontrer son cousin à San Vittore, lui aussi condamné pour vol en tant qu’homme de main de Felice Maniero de la Mafia du Brenta8 et incarcéré donc pour “association mafieuseˮ, ce que lui valait d’être respecté et digne de grande considération de la part de tous les autres détenus, selon les codes en vigueur dans la communauté carcérale, en dépit des règles pénitentiaires. C’est ainsi que le détenu s’adapte progressivement à la communauté carcérale. Un phénomène qui, en termes sociologiques, a été définie par Clemmer (1997) comme le « processus carcéral », c’est-à-dire l’adaptation progressive, la soumission aux coutumes, à la culture et au “code d’honneurˮde la prison qui va alimenter l’anti-socialité du prisonnier lequel adhère de plus en plus à la sous-culture de la communauté carcérale. La prison devient ainsi un facteur important de la récidive, en raison de la prévalence de la fonction criminogène et de l’absence de fonction rééducative. Fabrizio refusera donc le transfert en simulant un suicide, connaissant désormais la procédure de l’intervention rapide de la police pénitentiaire. Cependant, cet acte entraînera son transfert à la prison d’Opera. Dès qu’il franchira la porte de la prison, il découvrira que « le nouveau centre d’Opera n’est pas si mal : il y a un terrain de football ». À Opéra, il gagnera immédiatement le surnom de Maradona, grâce à ses capacités très appréciées avec le ballon. Il n’aura cependant pas le temps de s’adapter car un après-midi, alors qu’il joue au football, on lui annonce qu’il doit partir ; on ne lui donne pas d’information sur la destination en raison de ses réactions notoires lors des transferts décidés par l’administration pénitentiaire comme moyen d’imposer la discipline et de correction. Escorté en section, Fabrizio commence sa révolte habituelle ; il vole à un détenu une bouteille d’eau de javel et les clés de sa cellule au gardien, il s’enferme à clé à l’intérieur de sa cellule pour avaler le contenu de la bouteille, offrant la scène de sa tentative de suicide aux policiers stupéfaits. Plus tard, les gardiens le laisseront souffrir dans une pièce pendant des heures, en le pointant du doigt et le traitant de tous les noms : « connard, salaud, morceau de merde ». Ce n’est que des heures après que les gardiens décideront d’appeler une ambulance pour l’emmener à l’hôpital San Paolo où on lui pratique un lavage gastrique. Fabrizio restera à Opera quelques mois, par la suite il sera transféré d’abord à Udine, puis à Trente et enfin à la prison de Piacenza, considérée à l’époque comme une sorte de pré-asile. En transit d’un établissement à l’autre, Fabrizio passera également quelques semaines dans les prisons de Rovereto et Pavie. À Busto Arsizio en 1989, il retrouvera dans la cellule mitoyenne, son cousin Flavio Maiello qu’il avait dû quitter à contrecœur lorsqu’il était à la prison San Vittore. Flavio est maintenant malade d’un cancer et souvent, en raison de l’homonymie, Fabrizio recevra également le traitement de son cousin. Cette fois, cependant, Flavio est un perdant, il n’est plus le détenu redouté et respecté, il est gravement malade et voudrait accueillir son cousin dans sa cellule afin qu’il change d’attitude et s’adapte à la vie carcérale. Bien au contraire, dans une cellule de transit, avec cinq détenus étrangers, Fabrizio ne retirera même pas son linge de son sac noir, déterminé à n’y rester sous aucun prétexte, il songe à se faire transférer : il commence à danser avec la télévision, il fracasse la tête d’un compagnon de cellule, il parle et crie jour et nuit dans le but de perturber la section et les gardiens, menaçant comme toujours de se suicider. Transféré à l’infirmerie de Bergame, les médecins le trouvent terriblement agité avant de commencer à se calmer progressivement lorsqu’il voit l’ancien animateur de télé, Enzo Tortora qui, en prison pour une erreur judiciaire, apparaît très calme ! C’est en 1990 que Fabrizio entre pour la première fois pendant deux mois dans l’asile judiciaire de Montelupo Fiorentino en observation, dans ce qui sera appelé, par la modernité pénale, l’hôpital psychiatrique judiciaire, terme sanitaire destiné à alléger l’ancienne dénomination des lieux où la doctrine pénale-aliéniste déchargeait les criminels-fous (auteurs devenus fous après avoir commis des crimes) et fous-crimes (sujets déjà fous au moment des crimes). Le fait est que Fabrizio interprète avec grande conviction et succès le rôle du fou suivant un plan très répandu parmi les détenus de longue date : il a l’intention d’expérimenter les avantages de la détention judiciaire en hôpital psychiatrique pour planifier ses futurs projets criminels. En effet, en vue d’une éventuelle réclusion à perpétuité, en UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques, une peine aussi élevée se transformerait en une peine d’un maximum de dix ans (Maiello et Garreffa, 2023, p. 18-21).
40Après un bref séjour à Montelupo, Fabrizio retourne à la prison de Bergame et, pendant l’été 1990, il termine sa peine et il est libéré. Il reprend donc son activité de braqueur mais avec un pedigree criminel enrichi par les nombreuses expériences de détention dans différents pénitenciers italiens et par le fait d’avoir connu, lors de ses pérégrinations d’une prison à l’autre, bon nombre de caïds d’une certaine envergure, tant du milieu criminel que médiatique, parmi eux Vallanzasca, les chefs des gangs de la Comasina et de Quarto Oggiaro.
- 9 Après la fermeture des asiles psychiatriques judiciaires, il n’y a pas eu d’interventions important (...)
41À l’automne 1991, en cavale, il est arrêté alors qu’il rend visite à ses parents, armé d’un pistolet et à bord d’une voiture volée. Il est conduit à la prison de San Vittore, Centre Clinique - Service de neuropsychiatrie. Lors d’un interrogatoire en prison, le magistrat chargé de la validation de l’arrestation lui propose sur le champ de collaborer avec les enquêteurs en révélant des noms et des faits inconnus par les autorités. Fabrizio répond en lançant une chaise sur la tête du juge, ce qui le fait immédiatement transférer de San Vittore à l’UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques de Reggio Emilia où il rencontrera Il Bufalo, leader historique de la Banda della Magliana9.
42Lorsqu’il franchit les portes de l’asile judiciaire, il est accueilli par ses traits caractéristiques : l’odeur d’urine, des “hommes zombies”, des personnes en sous-vêtements qui crient toute la journée le nom de la femme qu’ils aiment idéalement, mais aussi des personnes qui, au contraire, ne vivent plus dans la peur; d’autres qui ont pour seule compagne la défaite ou la mort et qui se soucient peu de ce qui vient après. Enfin, il voit des hommes qui ne ressentent plus aucune honte, ni même d’envie, loin de tout ce qui ennuie l’esprit de la plupart de ceux qui sont à l’extérieur de ce périmètre, tourmentés par le doute et la peur, également incapables, comme Fabrizio, de trouver la paix. Dans cet endroit si surpeuplé de solitude existentielle calme ou agitée, Fabrizio commence à penser que tandis qu’en prison on vous ôte la liberté, en UHSA on vous enlève tout, on vous jette dans un gouffre et parfois on ne comprend même pas qui commande, le médecin ordonne d’attacher les détenus et les gardiens les attachent en obéissant à un ordre si outrageusement exagéré envers tout homme (Maiello et Garreffa, 2023, p. 23).
- 10 Dans l’une de ses dernières leçons, Basaglia exprime son inquiétude quant à un futur retour de stru (...)
43Qui peut le dire ? Qui n’aurait pas été gravement perturbé dans un tel environnement ? Il retrouvera définitivement la liberté pendant l’été 2005 après 8 ans passés dans 12 prisons italiennes et 14 ans dans une UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques, où se trouvaient ceux qui avaient commis des délits et ensuite jugés fous, comme dans le cas de Fabrizio, et ceux qui avaient « commis des délits et n’étaient pas imputables au moment où ils les ont commis » (Piccione, 2013, p. 140) parce qu’ils étaient dans une situation d’incapacité de discernement. Fabrizio sera maintenu pieds et poings liés au lit de contention pendant 21 jours consécutifs et à plusieurs reprises. Bien que, à l’époque de sa détention en UHSA, de nombreuses pratiques de contention aient été abolies, il convient de rappeler que depuis le XVIIe siècle, en Italie, des routines très précises étaient imposées aux internés afin de maintenir un contrôle minutieux et d’atteindre l’objectif du « réordonnancement des fonctions mentales du fou » (de Mattos 2012, p. 77). Les méthodes utilisées étaient violentes mais considérées comme « thérapeutiques », comme la thérapie par induction du vomissement, qui éliminait les hallucinations pendant la sensation de nausée, ou la noyade, avec laquelle, après la suspension des activités vitales et la réanimation subséquente, le patient « reprenait connaissance » avec des modes de pensée « normaux ». Les méthodes les plus utilisées au XXe siècle étaient d’induire le coma insulinique pour tuer les « cellules malades », la thérapie convulsive pour restaurer les fonctions compromises, l’électrochoc pour produire des lésions cérébrales considérées comme « positives pour le traitement », la lobotomie qui détruisait les lobes frontaux, car on soutenait que les pensées malades se trouvaient dans les cellules cérébrales. La non-suppression des UHSA en Italie, ouverts jusqu’en 2016, bien que leur fermeture ait été prévue par la loi 9/2012, suite à l’élimination des asiles civils en Italie (loi 180/1978), provoqua une forte rupture au sein des luttes abolitionnistes qui marquèrent les années 1970. L’alternative à l’UHSA aurait dû être une structure différente de la prison, donc non destinée à l’internement mais adaptée aux soins, avec des caractéristiques structurelles et des modalités de fonctionnement différentes de celles pénitentiaires. Avec la loi n° 9/2012, le législateur définit certaines caractéristiques des structures de remplacement : celles-ci devraient être gérées exclusivement par des services de santé internes, elles devront comporter une activité de surveillance interne et une sécurité périmétrique externe, et les personnes internées devraient provenir de la région où se trouve la structure. Une autre disposition concerne l’embauche des professionnels capables de définir des parcours thérapeutiques visant à la réinsertion sociale des internés. Enfin, les personnes considérées comme n’étant plus dangereuses pour la société devront être immédiatement libérées et prises en charge par le Département de Santé Mentale du territoire. Dans les UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques, le savoir psychiatrique, avec son caractère contraignant et ses techniques, représentera pendant longtemps un moyen de contrôle social et de discipline, ayant du mal à abandonner les anciennes pratiques violentes10 .
- 11 Le Mémorandum de Padoue sur les capacités juridiques à la lumière des neurosciences est le document (...)
- 12 Le stress, par exemple, hyperactive l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, provoquant la libérati (...)
44Aujourd’hui, grâce aux neurosciences, il est possible de démontrer que la douleur psychologique engage les mêmes régions cérébrales activées par la douleur physique, et donc le traumatisme physique et le traumatisme psychique peuvent être considérés comme un seul et même ensemble (Eisenberger, 2012). La functional Magnetic Resonance Imaging (IRMf) permet également de mettre en évidence les altérations du fonctionnement cérébral accompagnant la douleur réelle et qui font défaut dans la douleur simulée. Les techniques de brain imaging sont également capables de démontrer la base physique de certains troubles classés comme psychologiques, tels que le Post-Traumatic Stress Disorder (SSPT) et d’autres troubles anxieux (Shen, 2013 franca garreffa2024-05-28T18:57:00fgfranca garreffa2024-05-28T18:56:00fgBessie2024-05-28T14:50:00Bdans Memorandum Patavino 2015, p. 12)11. La capacité neuro-fonctionnelle, psychologique et sociale de Fabrizio après le traumatisme physique et le début de la toxicomanie ne peut pas ne pas avoir été influencée par des effets perturbateurs. En effet, la capacité d’agir, qui se forme grâce à un ensemble de compétences principalement cognitives, tend à diminuer à la suite d’événements de vie qui la compromettent, par exemple en raison d’un traumatisme ou d’expériences adverses précoces ou de la dépendance à des substances psychotropesBessie2024-05-28T14:50:00B12.
45À l’égard des sujets auteurs d’infractions, la punition infligée par l’État est justifiée par le concept de responsabilité personnelle selon l’article 85 du code pénal : « Personne ne peut être puni pour un acte prévu par la loi comme un crime, si, au moment où il l’a commis, il n’était pas imputable. Est imputable celui qui a la capacité de comprendre et de vouloir ».
46Par conséquent, seule est punissable la personne qui décide consciemment de commettre un délit parce qu’elle en est capable, au point que l’absence d’au moins un des éléments qui la rendent “capableˮ constitue une cause d’exclusion ou de réduction de la peine.
47Il convient cependant de réfléchir au fait que si l’on cédait au manque de contrôle des impulsions (en raison de problèmes congénitaux, acquis, morphologiques, fonctionnels), alors, même dans une situation où aucun déficit important, ni pathologie clinique n’est détecté, on pourrait arriver à la détestable situation où le comportement du sujet ne pourrait pas être puni et où il serait considéré comme imputable. Il est encore difficile aujourd’hui de reconnaître la plénitude des droits, en raison d’un prétendu danger. Jusqu’à présent, cela a produit une moindre possibilité d’assumer la responsabilité de ses actes. La moindre intervention répressive n’est certainement pas à déplorer : il ne s’agit pas vraiment, au nom d’une reconnaissance abstraite de la pleine personnalité juridique (d’égalité), de renforcer les mesures pénales à l’encontre de personnes en difficulté ; mais sans même les classer dans la catégorie du danger.
48Il convient donc de préciser qu’il n’est pas question d’encourager l’utilisation des études neuroscientifiques dans le but de démanteler un système social et juridique entier, où la plupart des individus pourraient être jugés non responsables de leurs actions. En effet, les neurosciences peuvent être un outil utile pour mieux comprendre les mécanismes des fonctions mentales humaines, particulièrement utiles dans l’évaluation de l’aliénation mentale qui entraîne une diminution ou une annulation de la capacité de comprendre et/ou de vouloir, atteignant ainsi un double objectif : réduire le degré de subjectivité des expertises dans le domaine social et psychiatrique, et augmenter simultanément le degré d’objectivité des éléments fournis au juge dans les salles d’audience, ainsi que la possibilité de développer des stratégies pédagogiques et éducatives plus ciblées et plus réussies, adaptées aux personnes que l’on souhaite “rééduquer”, surtout lorsqu’il s’agit de mineurs.
49Il convient également de rappeler que les réactions de l’ordre juridique, face à des comportements antisociaux et criminels, répondent à une logique à la fois rétributive et sécuritaire. Par conséquent, face à un individu incapable de comprendre le désavantage de certaines actions et, surtout, de se bloquer lui-même dans l’exécution d’un crime, alors que d’une part on pourrait reconsidérer le concept de responsabilité à la lumière des découvertes scientifiques les plus récentes, d’autre part on pourrait ouvrir une dérive sécuritaire très dangereuse visant à protéger l’ordre public par des moyens préventifs tels que des mesures de sécurité qui limitent la liberté d’une personne considérée comme dangereuse pour elle-même et pour les autres. Cette possible déformation de l’utilisation des découvertes et des méthodes récentes dans le domaine neuroscientifique n’est pas acceptable mais, dans une société de plus en plus effrayée qui demande constamment toujours plus de protections et plus de sécurités c’est un risque qui persiste.
50Les neuroscientifiques Pellegrini et Pietrini (2010) ont clairement mis l’accent sur le rôle joué par l’environnement dans le développement de la personnalité. L’influence des gènes sur le comportement doit être considérée comme l’un des nombreux éléments contribuant à la formation de la personnalité et aux modalités comportementales de chaque individu, qui adoptera pour des comportements antisociaux en fonction de l’impact de son environnement de référence sur ses gènes. Mais ni la présence de certains gènes, ni l’appartenance à un environnement particulier n’ont de valeur déterministe. Ce qui est statistiquement probable, c’est que grandir dans un environnement défavorable, marqué par la négligence, augmente significativement le risque de maladies et de comportements dysfonctionnels et, dans les cas extrêmes, criminels. Ainsi, la coexistence de facteurs négatifs, tels que les « gènes de l’agressivité » et un « environnement malsain », peut favoriser et augmenter le risque d’évolutions négatives, mais ne garantit pas leur survenue, étant donné que d’autres facteurs protecteurs pourraient intervenir dans la vie de chaque individu en le préservant de résultats défavorables (Pellegrini et Pietrini, 2010).
- 13 Pas seulement l’IRMf, Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle, mais aussi la Tomographie pa (...)
51Yucel et ses collègues (Yücel et Lubman, 2007 ; Yücel et al., 2007) ont analysé les résultats de vingt ans de recherches expérimentales sur les vulnérabilités pré-pathologiques, les comorbidités, le développement neurologique évolutif, afin de faire le point sur l’état de l’art de la littérature concernant les conséquences neuropsychologiques à long terme des utilisateurs de substances psychoactives et d’alcool présentant des lésions cérébrales liées à l’usage de stupéfiants, ainsi que de graves déficits neuropsychologiques au niveau des fonctions exécutives inhibitrices, de la mémoire et des processus décisionnels, en plus de présenter des anomalies neurobiologiques : les comportements pathologiques, les traits de personnalité et les troubles mentaux, communs chez les usagers de drogue, sont associés à des déficits neuropsychologiques similaires Bessie2024-05-28T14:50:00B(Memorandum Patavino, 2015, p. 13). Ces études expérimentales ont fourni aux sciences humaines une quantité de données et d’observations utiles pour stimuler le débat sur ces sujets. Des confirmations supplémentaires proviennent d’autres techniques capables de saisir également les caractéristiques fonctionnelles de l’activité cérébrale pour observer à la fois le fonctionnement et différents aspects de l’activité cérébraleBessie2024-05-28T14:50:00B13 sous l’action répétée de la consommation de substances psychoactives, offrant ainsi une meilleure compréhension du mécanisme qui sous-tend le maintien de l’état de dépendance.
52Ajoutons également que le toxicomane et son système partagent généralement une épistémologie de la cause unique, linéaire, du choix déviant. Mais peut-on vraiment parler de cause de la toxicomanie ? Il n’y a pas « la cause », mais de nombreuses causes contributives qui cependant ne déterminent pas automatiquement un but prédéfini et donc, le défi multidisciplinaire permet de travailler sur cette épistémologie qui se confirme souvent d’elle-même. La réponse que la drogue apporte au malaise de chacun, en effet, n’est jamais la même que celle de quelqu’un d’autre; et plus le besoin de se droguer est grand, plus il est possible que les effets de la drogue soient vécus comme positifs. Analyser le phénomène de la toxicomanie est certainement extrêmement complexe car la souffrance sur laquelle elle s’appuie est déterminée par divers facteurs, avec des mécanismes différents les uns des autres et avec des significations et des fonctions subjectives très variables d’un individu à l’autre. Les dynamiques qu’elle déclenche varient d’une personne à l’autre, bien qu’avec des logiques et des facteurs communs : mais il ne faut pas se laisser tromper par les caractéristiques de répétitivité dans la consommation de drogues qui aplatissent toute la gamme étendue des incitations et des contre-incitations au recours à l’usage de ces substances.
53Fabrizio, en proie à sa propre souffrance, incapable de se changer lui-même, ni encore moins de changer le cours des événements, finissait par se confronter à une image défigurée de lui-même : de plus en plus condamné à l’abandon, ne sachant pas créer les conditions pour sortir d’un rêve d’adolescence brisé et cultivé depuis son plus jeune âge, à savoir, devenir un grand champion de football, puis d’une situation de dépendance aux substances stupéfiantes, il trouve son réconfort dans la criminalité quotidienne. Dans ce sens, l’interaction entre sociologie, criminologie et service social peut offrir un espace fertile pour le dialogue entre différentes perspectives : si d’une part, la criminologie se concentre sur la compréhension du phénomène criminel et sur la prévention de la déviance par le biais de contrôles sociaux formels et informels, d’autre part, le travail social s’engage dans l’intervention directe en faveur des individus ou des groupes en situation de précarité sociale. L’interaction entre sociologie, criminologie et service social représente un défi et une opportunité pour approfondir l’étude des phénomènes sociaux déviants et criminels et des stratégies d’intervention qui leur sont associées (Lemert, 1951 ; Mead, 1966 ; Meltzer et al., 1980 ; Balloni et al., 2015 ; Becker, 1987 ; Cloward et Ohlin, 1968 ; Foucault, 1976 ; Goffman, 2010 ; Matutini, Bessie2024-05-28T14:50:00B2003 ; Dominelli, 2022). Tout en maintenant leur spécificité et leur autonomie disciplinaire, ces trois disciplines peuvent s’enrichir mutuellement, contribuant à une vision plus globale et intégrée de la réalité sociale et de ses problèmes.
54L’invitation à une collaboration et à un dialogue renforcé entre sociologues, criminologues et acteurs du travail social apparaît donc comme une perspective prometteuse pour l’avenir des sciences sociales et de la neuro-criminologie. La sociologie, depuis ses débuts, a fourni un cadre conceptuel et méthodologique pour comprendre la complexité de la réalité sociale, ayant un objectif principal : celui de décrire et d’expliquer scientifiquement les phénomènes sociaux. La sociologie s’est distinguée par son approche à la fois structurelle, centrée sur l’individu ; cependant, l’intérêt pour les phénomènes de déviance et de contrôle social a conduit à l’apparition de disciplines spécifiques telles que les neurosciences, qui revendiquent un espace de dialogue avec les sciences sociales.
55La criminologie, en tant que discipline multidisciplinaire, intègre différentes perspectives, y compris la perspective sociologique, pour comprendre la nature et les causes du crime. Cependant, les différences dans l’approche disciplinaire et ses perspectives ont conduit à une reconnaissance académique différente de la criminologie. Dans certains pays, elle est considérée comme une discipline à part entière, tandis que dans d’autres, elle est vue comme une annexe du droit ou de la psychologie.
56Le rôle du service social, en revanche, se joue dans sa configuration de professions principalement destinées à lutter contre les inégalités et à promouvoir le bien-être social, en incorporant une vaste gamme de compétences professionnelles et de valeurs humaines et en s’engageant à fournir un soutien et des ressources à ceux qui se trouvent en situation de difficulté.
57Bien que la sociologie, la criminologie et le service social aient des objectifs différents, les trois disciplines partagent un intérêt commun pour les phénomènes de déviance et de contrôle social. Cependant, les différences dans leurs approches méthodologiques et conceptuelles peuvent entraîner des défis intéressants dans l’intégration et la collaboration interdisciplinaires.
58L’intégration entre la sociologie, la criminologie et le service social offre des opportunités vraiment significatives pour renouveler l’étude critique des phénomènes de déviance et de contrôle social : une collaboration entre disciplines, basée sur des recherches longitudinales partagées, des études de cas et des expériences pratiques, peut contribuer de manière significative à la compréhension et à la résolution des problèmes sociaux contemporains.
- 14 Global Standards for social work education and training, International Federation of Social Workers (...)
59En 2020, l’Association internationale des écoles de service social (IASSW) et la Fédération internationale du service social (IFSW) ont conjointement mis à jour les Normes mondiales pour l’enseignement et la formation en service social. Parmi les nombreux objectifs convenus, l’accent est mis sur la garantie et la cohérence dans la prestation de la formation en travail social, en valorisant la diversité, l’équité et l’inclusion14. Le social work traite d’un domaine qui offre une perspective large sur l’interprétation des phénomènes et des besoins sociaux, et une logique d’intervention visant à comprendre la nature complexe des mécanismes d’action et de rétroaction qui se mettent en place entre l’individu et son environnement de vie, en accordant une attention particulière au rôle joué par l’environnement biologique. Selon la perspective systémique relationnelle, la compréhension des expériences et des besoins des personnes par le travailleur social passe par une lecture phénoménologique de l’individu-condition-problème en le considérant comme inséparable de ses vastes relations et contextes sociaux. Cela implique une valorisation de la relation entre la personne et son environnement de référence, à tel point que dans l’approche systémique relationnelle, la demande d’aide est contextualisée dans un scénario où les phénomènes ont simultanément une nature sociale et individuelle. Le travailleur social est vu comme un agent de changement et le niveau de bien-être atteint par les individus est le fruit d’un réseau de structures qui inclut aussi l’individu avec ses spécificités.
60L’interaction entre sociologie, criminologie, neurosciences et travail social offre un espace fertile pour la confrontation/collaboration entre différentes perspectives disciplinaires. Si d’une part, la criminologie se concentre sur la compréhension du phénomène criminel et sur la prévention de la déviance à travers les contrôles sociaux formels et informels, d’autre part, le service social s’engage dans l’intervention directe en faveur des individus ou des groupes en situation de précarité sociale. Les études les plus récentes sur la génétique, la biologie moléculaire et la plasticité du cerveau au cours des différentes phases du développement humain ont mis en lumière les modes de changements fonctionnels de la connectivité dans les réseaux neuronaux, influençant ainsi les comportements humains. Ces études suggèrent que les neurosciences peuvent enrichir et complexifier la recherche sur le développement de l’être humain et de la société, et donc améliorer les stratégies d’intervention pour maintenir un ordre social qui aide l’individu à améliorer sa propre condition. La sociologie, avec son approche critique et analytique, peut servir de pont entre différentes disciplines, facilitant l’échange de connaissances et de pratiques pour une meilleure compréhension et gestion des phénomènes déviants et criminels.
61Grâce aux neurosciences, nous savons que chaque cerveau est plastique et sujet à des changements dans le temps ; en fait, Fabrizio renaît tout en souffrant, ayant conscience de vivre dans une société caractérisée par un climat culturel et politique imprégné de populisme pénal vif, fruit de demandes croissantes de sécurité qui évoquent des institutionnalisations massives et des détentions d’individus pour un nombre croissant de comportements « déviés », oubliant les progrès de la société italienne dont la fermeture des UHSA pour détenus nécessitant de soins psychiatriques, mais aussi la régression de notre Pays étant donné que d’une part, les malades mentaux sont déversés dans les prisons vu l’insuffisance de places dans les Rems (Résidences pour les mesures de sécurité) nées suite à la fermeture des UHSA mais avec des intentions et des fins différents; d’autre part, la prison s’est révélée être un échec (surpeuplement, augmentation des détenus même avec récidive et rechute criminelle, suicides et actes d’automutilation).
62Le défi transdisciplinaire que Auguste Comte (2018) avait posé à la sociologie trouve dans la criminologie, le travail social, les nouvelles techniques de neuro-imagerie, une contribution importante à la compréhension du supposé choix rationnel de commettre un crime. Au niveau cognitif, en effet, la capacité d’agir consciemment suppose qu’un individu ait la capacité de « décider » et de « comprendre », pour pouvoir affirmer qu’il a fait un choix rationnel.
63Une personne qui commet des crimes et/ou abuse de substances stupéfiantes doit être soutenue et aidée en tant que sujet agissant en relation avec une complexité de situations (familiales, sociales, économiques, culturelles, etc.), dont le crime ou les dépendances ne montrent que le côté le plus dramatique. Partir de cette conscience signifie comprendre le travail de réinsertion et de rééducation comme un parcours inclusif, capable d’opérer d’abord une déstructuration puis une reconstruction des éléments qui contribuent à tracer l’histoire subjective de la personne autrice du crime.
- 15 Un jugement rendu en 2009 par la Cour d’Assises et d’appel de Trieste a reconnu une capacité de com (...)
64Bien qu’il ne soit pas possible de tirer des conclusions généralisables, étant donné que les études de cas individuels sont toujours riches en informations, c’est-à-dire qu’elles fournissent des connaissances qui permettent de formuler des hypothèses qui peuvent ensuite faire l’objet de recherches ultérieures menées avec d’autres méthodes, il convient de garder à l’esprit que dans cette contribution on ne peut pas parvenir à des conclusions définitives puisque l’on s’est basé sur un seul individu particulier. Cependant, même lentement, les acquisitions en neurosciences commencent à faire leur entrée dans le domaine judiciaire, permettant de nouvelles méthodes d’évaluation de la personnalité du « coupable »15.
65Il s’agit en tout cas d’un sujet sur lequel il n’est pas possible de conclure la réflexion car il nécessite d’autres réflexions de la part des scientifiques du domaine du social, des sociologues et des neuroscientifiques.
66En l’état actuel des connaissances, il n’y a aucune variante génétique qui ait été mise en relation causale avec le comportement agressif, c’est-à-dire qu’il n’existe aucune variante génétique qui détermine de manière absolue la présence d’un certain comportement : l’influence des gènes sur le comportement n’a pas plus de déterminisme que l’environnement. Toute argumentation concernant la génétique et visant à expliquer un comportement criminel est également applicable à l’influence de l’environnement sur ce même comportement. Grandir dans un contexte familial et social dépourvu et caractérisé par la négligence est envisagé par le code pénal comme une condition limitant la capacité de l’individu à agir autrement, et seulement dans ce sens peut être pris en considération, dans le sens où il n’y a pas de déterminisme, à tel point que tous ceux qui ont grandi dans un environnement dysfonctionnel ne deviennent pas criminels ; le contraire ne se produit pas non plus : c’est-à-dire que ceux qui ont grandi dans un environnement protecteur ne deviennent pas nécessairement des personnes honnêtes. L’environnement malsain n’est pas une condition suffisante pour devenir criminel, simplement il pourrait en augmenter le risque.
67Ainsi, si les facteurs environnementaux défavorables peuvent constituer des éléments limitant le libre choix de l’individu, posséder un profil génétique peut être pris en compte pour déterminer le degré de responsabilité criminelle d’un individu. Le déterminisme génétique, selon lequel nos actions dépendraient uniquement et exclusivement de l’ADN et non d’un choix libre, n’est pas soutenable selon la génétique comportementale moderne. Il est en effet connu que les effets des gènes sur le comportement sont probabilistes et donc la question n’est pas de savoir si la prédisposition génétique joue un rôle causal ou non, mais si elle est telle qu’elle augmente, dans certaines circonstances, le risque de certains comportements. Les innovations dans le domaine de la génétique comportementale ne posent pas de changements substantiels à la notion de responsabilité dans le contexte juridique, mais elles permettent d’élever notre capacité d’observation à un niveau supérieur. Aujourd’hui, en effet, l’étude des relations entre gènes et environnement utilise de nouveaux outils qui en médecine contribuent à une véritable révolution dans le diagnostic et la thérapie et, de la même manière, il serait souhaitable que ces études puissent conduire à une meilleure connaissance des mécanismes qui sous-tendent nos fonctions mentales, y compris la capacité à comprendre et à vouloir (Pellegrini et Pietrini, 2010).
68En conclusion, l’interaction entre la sociologie, la criminologie, les neurosciences et le service social représente un défi et une opportunité pour approfondir l’étude des phénomènes sociaux déviants et des stratégies d’intervention qui leur sont associées. Tout en maintenant leur spécificité et leur autonomie disciplinaire, ces disciplines peuvent s’enrichir mutuellement, contribuant à une vision plus globale et intégrée de la réalité sociale et de ses problèmes.
69L’invitation à une plus grande collaboration et à un dialogue entre sociologues, criminologues, neuroscientifiques et travailleurs sociaux apparaît donc comme une perspective prometteuse pour l’avenir des sciences sociales.