À la mémoire de la sociologue Margaret Archer décédée le 21 mai 2023.

1Une crise des libéralismes anglo-saxons semble traverser les institutions scolaires et familiales occidentales. En matière d’éducation, ceci se traduit par des insuffisances théoriques et pratiques pour traiter des formes de pouvoirs ainsi que de leurs fonctions structurantes pour les sociétés. Ces insuffisances à traiter théoriquement des formes de pouvoirs ne se réduisent pas à des absences plutôt qu’à un déni de la réalité effective. En effet, d’aucuns affirment que nous n’aurions plus besoin d’autorité, qu’il faudrait éliminer les lignes hiérarchiques entre le corps enseignant et les élèves, que l’école d’aujourd’hui doit s’adapter aux réalités multiples et variables de chaque enfant (paradigme inclusif). Or, ces discours « libérés » ouvrent au Québec sur un étonnant paradoxe : les milieux scolaires s’avèrent relativement dépolitisés et peinent à légitimer les constructions sociohistoriques, institutionnelles et normatives d’une école publique plus égalitaire et plus juste. Émerge de ce paradoxe une obligation clinique : parler de la légitimité des droits socioprofessionnels du corps enseignant et d’une autorité conséquente impose de remettre en perspective les rôles et les fonctions du métier d’enseignant en les situant dans leurs contextes et leurs milieux. Par exemple, avec la nouvelle gestion publique (NGP) et ses outils de contrôle (notamment les évaluations par les pairs, la gestion axée sur les résultats et l’autogestion de soi), il est de plus en plus évident que la désorganisation managériale des milieux force la compétition, le désengagement, l’individualisme, ce qui n’a rien de normal lorsque l’on travaille avec des enfants et des jeunes pour instruire, socialiser et qualifier.

2Dans les sciences sociales, où le « sensible » devient la réalité, à défaut d’un cadre théorique solide, celles et ceux qui pratiquent une clinique du travail détachée des relations complexes ne font que tourner en boucle les réalités individuelles et émotionnelles quotidiennes de la souffrance au travail, sans pouvoir atteindre l’épaisseur du réel (Lebrun, 2007 ; 2009 ; 2020 ; Lebrun et Malinconi, 2015). Il faut dire que les activités enseignantes ont profondément changé depuis une vingtaine d’années. Un double déterminisme technologique et biomédical a complètement bouleversé les contextes scolaires dans lesquels il y a enseignement, transmission, autorité et engagement.

3Ce faisant, les acteurs doivent constamment s’approprier les structures politiques, culturelles et éducatives, mais aussi les conditions/éléments de leur travail pour se subjectiver (confiance, reconnaissance, engagement). D’ailleurs, cette condition hétéronome fondamentale, anthropologique, faisait dire à Durkheim que « [l]'attachement au groupe implique donc d’une manière indirecte, mais nécessaire, l’attachement aux individus, et quand l’idéal de la société est une forme particulière de l’idéal humain, quand le type du citoyen se confond en grande partie avec le type générique de l’homme, c’est à l’homme en tant qu’homme que nous nous trouvons attachés » (Durkheim, 2014, p. 63). Un individu apprend à s’engager dans un monde commun, reconnu, tout en se tenant debout comme « un parmi les autres ». Cette Loi est implacable, mais il faut parfois en rappeler l’importance.

5Dans la première partie de cet article, nous nous appliquons à développer un cadre théorique qui reprend la perspective philosophique du Réalisme critique de R. Bhaskar et de M. Archer. L’intention est de réfléchir à un cadre d’intervention dans les milieux scolaires qui intègre les pouvoirs causaux émergents. Notre proposition est théorique. Nous n’avons pas encore été en mesure de produire une clinique du travail qui en valide les prémisses. Cela viendra en temps et lieu, car l’incapacité de parler des niveaux de pouvoirs dans les écoles ciblées par notre projet en recherche-intervention en dit déjà beaucoup sur l’état idéologique des lieux.

L’ontologie des sciences sociales du Réalisme critique comme posture pratique

8Sans une théorie appropriée, le danger est grand de réduire l’objet épistémologique (par exemple, la santé mentale ou le pouvoir d’agir) en le déracinant de son statut ontologique : « Du point de vue ontologique, la structure et l’action sont toutes deux conceptualisées comme des strates distinctes de la réalité, dotées de propriétés et de pouvoirs causaux différents, irréductibles et efficaces. Par exemple, les structures peuvent être centralisées, tandis que les individus ne le peuvent pas, et les individus peuvent exercer la réflexivité, ce que les structures ne peuvent pas faire » (Archer, 2019a, p. 142). La philosophie du Réalisme critique emploie alors des concepts comme ceux d’émergence, de séparabilité (dualisme analytique) et de temporalité pour éviter l’écueil des paralogismes épistémologiques. L’élément central de cette philosophie politique est de nouer des relations sociales et historiques avec des logiques de pouvoirs (rapports institués). Pour le moment, retenons que tous les groupes, mais aussi tous les acteurs agissent et sont conditionnés par l’émergence d’idées, de valeurs, de normes, de pratiques et que celles-ci se reproduisent dans la durée. Pour les réalistes, reproduire implique de répliquer et de transformer les outils, les valeurs, les idées sans répéter le même. Ceci permet également d’insister sur le fait que les conditionnements structurels et culturels ne sont jamais déterminés à l’avance.

9Le réalisme transcendantal (c’est-à-dire le Réalisme critique) s’intéresse donc à l’édification des structures sociopolitiques, culturelles, institutionnelles et morales ainsi qu’aux contextes qui facilitent ou empêchent les transformations sociohistoriques. Celles-ci sont vécues comme des conditions socio-normatives et subjectives de reproduction. Dans les conditions du projet-pilote SMQVOT, par exemple, il fallait replacer dans son contexte idéologique et thérapeutique la connotation substantielle pharmacodynamique et biomédicale d’une « bonne santé » (Canguilhem, 2002). Ce n’est jamais simple comme mandat, car les idéologies finissent toujours par coller avec les savoirs scientifiques (ceux-ci sont toujours transitifs). L’intérêt de travailler avec le réalisme critique vient de sa capacité à traiter sur différents niveaux les épistémologies et l’ontologie des sciences, mais également les propriétés des structures et les propriétés des acteurs.

La séparation de l’épistémologie et de l’ontologie : de l’émergence des pouvoirs à la transcendantalité

11Cette perspective ontologique a ses règles et ses structures de compensation. Dans l’ouvrage Conjurer la violence. Travail, violence et santé (2019), C. Dejours écrit par exemple que

[f]aute d’espace de discussion collectif et d’activité déontique se constitue une situation où chaque sujet s’affranchit individuellement des difficultés provoquées par la confrontation au réel, c’est-à-dire sans régulation collective, sans référence à des règles de travail communes. Les risques de divergence entre les modes opératoires sont alors importants. Il s’ensuit qu’existent aussi des risques de conflits entre les agents sur la façon de travailler qui, faute d’espace de discussion, ne peuvent être résolus par la délibération et le compromis (ibid., p. 92).

12En s’appuyant sur les conditions organisationnelles de reproduction de normes et de règles (faisant passer le groupe au statut de collectif), les conflits intra- et intersubjectifs ne sont plus considérés comme de simples « fautes » professionnelles. En cliniques du travail, les débats possiblement houleux dans les espaces de délibération (informels) facilitent les interactions et réclament des travailleurs d’intérioriser les conditions sociales et productives de la coopération conflictuelle (Clot et al., 2021). Même si le groupe finit par avoir une existence propre, il s’avère impossible de prédire ce qu’il adviendra de ces luttes assez éreintantes. Des tendances se dessinent, l’anticipation se matérialise, mais rien ne permet de déterminer de quoi demain sera fait. Dans le vaste univers épistémologique et ontologique des sciences sociales, la « prédiction ne peut pas constituer le critère d’évaluation et de développement rationnels des théories ; dès lors, l’explication demeure comme unique critère. Encore une fois, le fait que les structures sociales dépendent des concepts, de l’activité et de l’espace-temps signifie que toute science sociale doit incorporer une herméneutique historiquement située » (Bhaskar, 2019b, p. 44).

Les trois perspectives nominalistes dominantes en sciences sociales

13On peut regrouper les perspectives cliniques qui se donnent comme modèle la « prédictibilité » des conduites sous trois grandes tendances : les perspectives néo-fonctionnalistes (downwards conflation), les perspectives individualistes du choix rationnel (upwards conflation) et les perspectives socioconstructivistes qui « commet[tent] l’erreur de la fusion par le centre » (central conflation) :

[C]omme les mécanismes [causaux] peuvent exercer leurs pouvoirs causaux et interférer avec ceux d’autres mécanismes, et comme tous les mécanismes causaux dépendent dans une large mesure de toutes sortes de contingences, il ne peut guère en être autrement. Cette prise en compte des enchevêtrements entre les mécanismes, avec effets complexes plutôt que conséquences linéaires, fait comprendre pourquoi les explications ne peuvent que rarement donner lieu à des prévisions (Archer et Vandenberghe, 2019, p. 16).

14Les réalistes rejettent ces formes renouvelées du nominalisme épistémologique (chargées de paralogismes). Pour expliquer le social, « il faut analyser avec patience l’interrelation de la culture, de la structure sociale et des pratiques » (Ibid.). Cette patience s’impose d’elle-même, car, ancrée dans la longue durée des analyses, elle impose aussi ses règles : « Sans jamais réduire l’acteur à un agent, [Archer] montre ainsi comment la sociologie peut expliquer la subjectivité en comprenant ce qui meut les personnes dans leur vie quotidienne » (Ibid.). Cet argument logique s’adresse directement au camp des individualistes méthodologiques, car ceux-ci perçoivent la structure comme soumise aux actions opérées par les agents : « Ce que l’individualiste ne peut jamais reconnaître, en ce qui concerne les conséquences structurelles complexes de l’interaction, c’est que les conséquences inattendues de l’action passée puissent […] produire des conséquences par elles-mêmes — en tant que propriétés émergentes ou effets agrégés qui imposent de nouvelles contraintes structurelles à l’action qui suivra » (Archer, 2019b, p. 135). En effet, dans la perspective de l’individualisme méthodologique, impossible de poser la question de l’émergence des propriétés des structures et des acteurs. En conséquence, « les individualistes méthodologiques doivent assumer l’hypothèse d’une autonomie perpétuelle du présent et doivent tronquer la temporalité pour parvenir à éliminer les propriétés structurales émergentes et à considérer l’action comme responsable non seulement de leur origine, mais aussi de leur maintien et de leur influence » (Ibid., p. 135). À la base de ces trois perspectives épistémologiques, Bhaskar y retrouve l’empirisme humien :

comme la théorie humienne présuppose une conception des conjonctions comme existant indépendamment des activités humaines qui les instaurent, elle fétichise les systèmes à l’intérieur desquels les événements conjoints ont lieu. Et comme elle dépend d’une vision qui appréhende l’expérience immédiate des sens comme un fait constituant un événement atomistique ou un état de choses existant indépendamment de l’activité qu’elle présuppose, elle réifie les faits atomisés, saisis par des esprits autonomes. […] De cette façon, on obtient une science naturalisée au prix d’une nature humanisée, tandis que le concept du monde empirique trouve son complément et sa condition d’existence dans une version réifiée de la science (Bhaskar, 2019b, p. 42).

15S’il faut, comme le propose M. Archer, étudier le social et le travail, actualiser et tenir compte des temporalités qui nouent les systèmes sociaux faits de structures, de cultures et d’interactions, c’est que les propriétés des structures et des acteurs ne sont pas les mêmes : « Étant donné que les systèmes sociaux présupposent des systèmes psychiques, biologiques, chimiques, etc., et opèrent dans un environnement complexe qu’ils affectent tout autant qu’ils sont affectés par lui, les systèmes sociaux sont, par définition, des systèmes ouverts, émergents, relativement autonomes et imprévisibles » (Archer et Vandenberghe, 2019, p. 8).

Les postulats philosophiques du réalisme critique en trois « points »

16Ce qui se dégage pour le clinicien du travail, c’est que pour saisir les conditions sociales et psychiques du pouvoir d’agir, on doit s’intéresser de près aux processus de subjectivation et d’appropriation des instruments culturels, langagiers et psychologiques (Vygotskij, 1997, 2018). À ce propos, il s’avère fort pertinent d’associer les fondements épistémologiques de l’approche historico-culturelle et l’objectif analytique et dualiste du réalisme critique pour « expliquer l’émergence, la reproduction et la transformation des systèmes culturels et des structures sociales par l’action des individus et des collectivités qui poursuivent leurs projets dans des situations qu’ils n’ont pas choisies, mais qu’ils ont héritées du passé » (Archer et Vandenberghe, 2019, p. 11).

17Comme philosophie pratique des sciences, le réalisme « explicite les présupposés des pratiques scientifiques et axiomatise les postulats philosophiques garants du progrès scientifique en trois points : réalisme, faillibilisme et rationalisme » (Ibid., p. 6).

• Il est dit, « [d]’abord, [que] la science présuppose une ontologie réaliste » (Ibid.). C’est que le monde est composé d’entités complexes que l’on ne peut pas réduire à une « vision » anthropocentrée. Ces entités existent indépendamment de l’être humain (même si ce dernier prend conscience des mécanismes naturels qui meuvent ces entités, de manière contingente). Ces entités qui existent indépendamment de nous, nous pouvons « les analyser comme des mécanismes génératifs, dotés de pouvoirs causaux » (Ibid.). Le plus important, c’est que ces mécanismes « permettent d’expliquer, par une analyse rigoureuse de la relation entre les structures (le réel), les événements (l’actuel) et les faits observés (l’empirique), la relation entre les causes et les effets non pas comme une corrélation statistique entre des faits observés, mais comme un enchaînement causal nécessaire qui relie les structures aux événements et aux observations » (Ibid., p. 6-7).

• • 6 La philosophe réfère à Werner Heisenberg : « Heisenberg veut montrer que l’objet observé n’a point (...)

  Il est dit « [e]nsuite, [que] la science opère selon une épistémologie faillibiliste » (Ibid., p. 7), car on y trouve l’obligation de distinguer la connaissance de l’objet et l’objet de la connaissance (ontologie intransitive versus épistémologie transitive). Transitive, car la « connaissance vise l’objet, mais elle ne le constitue pas. L’objet est réticent et répond aux questions que les scientifiques lui posent » (Ibid.). Arendt (1983) parle quant à elle de la limite des outils d’observation qui « expérimentent » l’univers, non sans le produire6. C’est le même principe de fond qui guide les réalistes critiques. « Sans cette distinction entre l’objet de la connaissance et la connaissance de l’objet, on risque de substituer l’épistémologie à l’ontologie et de confondre “la logique des choses” avec “les choses de la logique” ». Sur le plan de la cohérence interne des sciences et de ses significations, « il faut supposer que les scientifiques font des recherches sur un seul et même monde. Sinon, il devient impossible de penser le progrès scientifique » (Ibid.).

• « Finalement, il faut admettre qu’un jugement rationnel sur la validité des énoncés scientifiques est possible, sans quoi tout se vaut et il n’y a plus d’arbitrage possible dans les disputes scientifiques » (Ibid.). Autrement dit, si la vérité scientifique dépend et répond à un certain consensus entre scientifiques, c’est d’abord et avant tout parce que ce consensus concerne la réalité. « C’est parce que la réalité est telle qu’elle est qu’un consensus est possible et non pas parce qu’il y a consensus que la réalité est ce qu’elle est » (Ibid.).

18Ces trois points sont garants de la cohérence et de la légitimité des investigations dans les milieux des sciences de la nature comme dans ceux des sciences sociales (soit le monde commun, un Welt, un cosmos). Sur ce point nodal, les sciences de la nature et de la société convergent sans se réduire les unes dans les autres. Entre le sens et les significations des savoirs scientifiques, la philosophie fait toujours écho au réel : « Cela est important parce que, pour le réalisme transcendantal, c’est la nature de l’objet qui détermine la possibilité d’une science […] de sorte qu’aucune astrologie scientifique ni aucune sociologie électorale n’est possible, quelque scrupuleuse soit la “méthode scientifique” utilisée » (Bhaskar, 2019a, p. 67). De nature holistique, la société comprise comme totalité n’est pas un système fermé. Il est tout à fait impossible d’établir « expérimentalement de tels systèmes clos » dans les champs des sciences humaines (Ibid., p. 44).

La temporalité et la médiation par phases des pouvoirs causaux émergents : une philosophie anthropologique et politique

19Nous sommes maintenant capables de montrer comment les épistémologies (transitives) se détachent de l’ontologie (intransitive) dès que l’on intègre les sphères des pouvoirs structuraux, culturels et personnels pour appréhender le réel. D’abord, un constat : toute « recherche présuppose déjà d’elle-même une ontologie intransitive (et donc non humaine) de structures transfactuellement actives dotées de pouvoirs causaux. Cette ontologie, c’est le réalisme » (Bhaskar, 2019b, p. 45). Ensuite, s’il est juste de dire que les savoirs scientifiques et éthiques doivent constamment être « retraduits » pour donner suite à des découvertes ou à des perspectives transformées (sens, normes et valeurs collectives), il est tout aussi juste de prétendre que les mutations rapides des usages de technologies et des techniques d’intervention obligent in situ à élaborer une « théorie du présent [qui] ne peut plus se permettre d’ignorer les relations interpersonnelles digitales, technologiquement médiatisées » (Archer et Vandenberghe, 2019, p. 9). Soulignons que même à ce niveau, nous sommes toujours habités et conditionnés par un héritage culturel transmis. C’est le paradoxe gramscien de l’Ancien Monde qui refuse de mourir alors que le Nouveau Monde refuse d’apparaître.

20Néanmoins, il faut situer les événements sociopolitiques dans une herméneutique historiquement située afin de se donner les moyens épistémologiques et pratiques de contourner les déterminismes structurels et culturels du naturalisme humanisé et de l’humanité naturalisée. Par exemple, au Québec, certaines modalités de gouvernance jalonnent ces transformations depuis une vingtaine d’années : un recours systématique depuis 2001 à la catégorie « enfance à risque » ; une reddition de compte déterminée depuis 2008-2009 par une gestion axée sur les résultats ; un travail de refonte des stratégies pédagogiques où des promoteurs de l’iPad affirment depuis 2011 que l’enfant privé de cet outil se trouve désavantagé par rapport aux élèves qui y ont accès). Moins les outils et les éléments culturels passés ont de la valeur aux yeux des contemporains, plus il semble impératif de mettre de l’avant une culture « à la carte » pour préparer le monde à venir. C’est ainsi que la légitimité d’application des formes et des figures du pouvoir se trouvent transformées au regard des « besoins » et des attentes collectives (progrès, innovations, performance, réussite, adaptation). Forts de ces constats, il faut maintenant se demander comment analyser concrètement ces séries de transformations qui opèrent sur plusieurs niveaux. Une partie de la réponse donnée par M. Archer est fort intéressante : les pouvoirs causaux émergents peuvent être articulés à partir d’une médiation à trois phases (ou périodes).

• Les propriétés structurales et culturelles forment objectivement les situations auxquelles les agents se confrontent involontairement, et possèdent des pouvoirs génératifs de contrainte et de facilitation par rapport aux

• propres configurations des agents, de leurs préoccupations, comme subjectivement définies par rapport aux trois ordres de la réalité normale — nature, pratique et société.

• Des lignes de conduite sont produites par les délibérations réflexives des agents qui déterminent subjectivement leurs projets pratiques par rapport à leurs préoccupations objectives. (Archer, 2019a, p. 155)

21Le moment i. comprend les structures transfactuellement actives, mais celles-ci ne passeraient pas le test de la légitimation collective si nous n’avions pas déjà une idée commune de ce qu’est une école, un programme éducatif, une université. Les phases ii. et iii., quant à elles, représentent des phases « en tension » (critique des TIC en classe, reconnaissance de la perte des figures et des mécanismes d’autorité, reproduction des ségrégations scolaires). On remarque avec la figure 1 que ces trois moments médiateurs sont représentés sur une « ligne temporelle » entrecoupée. Bien que les représentations des fonctions et des rôles des groupes professionnels semblent suivre une ligne continue, avec le dualisme analytique, il faut séparer artificiellement les cycles [phases] de temporalités [T] pour analyser les mutations psychiques, culturelles et sociales.

22M. Archer parle d’une perspective morphogénétique. La force de cette perspective est d’accorder une place centrale à la temporalité (T) des événements et des conditionnements structuraux et culturels sur le développement de la subjectivité des acteurs. Elle permet également de poser des questions fondamentales. Par exemple, sommes-nous toujours capables collectivement de subjectiver les sujets ? Puis, dans une société individualiste technologiquement médiatisée, est-ce que les acteurs sont suffisamment outillés pour se laisser subjectiver (capacité d’intériorisation des contraintes hétéronomes, capacité à affecter et à se laisser affecter par les autres) ?

24Si l’on accepte cette posture politique et ontologique du réalisme critique, il va de soi que l’idée derrière l’individualisme méthodologique véhicule une triple aporie inacceptable : une posture de la détermination purement verticale des structures où le Sujet est une marionnette ; une posture de la mise entre parenthèses des conditions sociohistoriques des interactions et des intentions des acteurs ; puis, une posture relativiste où il n’y a que les actions des sujets qui comptent. L’argument qui consiste à ne pas séparer l’objectivité de la subjectivité est lui-même corolaire de l’argument qui saisit dialectiquement le devenir collectif des organisations et des sociétés en passant par les subjectivités des acteurs. En fait, si les conditionnements des structures et de la culture ne coïncident pas dans une détermination unilatérale avec le vécu des sujets, c’est parce que les conditions interactives de développement des pouvoirs chez les acteurs coïncident toujours avec des idées et des valeurs. Gaspard Brun invite à réfléchir sur ces conditions avec G. Canguilhem et ajoute que « l’intervention dans la vie des autres personnes ne saurait s’effectuer sans un travail philosophique des valeurs, ni se dédouaner d’une composante éthique intégrée dans la pratique » (Brun, 2017, p. 17). Par conséquent, « une conceptualisation adéquate du conditionnement doit s’occuper explicitement de l’interaction entre ces deux pouvoirs. Premièrement, cela implique de spécifier comment les pouvoirs structurels et culturels affectent les agents et, deuxièmement, comment les agents emploient leurs propres pouvoirs personnels d’agir “ainsi plutôt qu’autrement”, dans de telles situations » (Archer, 2019a, p. 143). C’est ce que cette autrice nomme le statut ontologique de la subjectivité : « Dès lors que nous avons commencé à parler de pouvoir causal, il est impossible d’éviter de parler du statut ontologique de ces choses auxquelles des pouvoirs causaux sont attribués ou niés » (Ibid., p. 142).

25Du conformisme, à l’entente, il existera toujours des espaces de délibération au sein des collectifs de travail qui fonctionnent sur le mode de la subversion-transgression. Les modalités organisationnelles de gestion ainsi que les impositions néo-tayloriennes du nouveau management, comme instruments inédits de contrôle (auto-administrées) créent de l’insatisfaction et de la pression chez les personnels enseignants (Le Bon, 2015 ; Laval et al., 2011). Le pouvoir personnel a ses marges de manœuvre, ses contingences et ses cadres d’action (d’intention).

La séparabilité des propriétés des pouvoirs causaux émergents

26Revenons à la figure 2 avant de clore cette première partie. On y remarque que le réel des structures et des éléments de la culture traverse les relations inter – et intrapersonnelles : 1) des positions sociales ; 2) des relations entre les idées et 3) des relations entre les sujets qui voient émerger dans leur travail des conditions sociales de représentation pour mener la conduite de leur vie (personnelle et professionnelle). Ces axes primaires sont légitimés comme dimension anthropologique des rapports sociaux perçus et vécus. Les figures de pouvoirs, d’autorité et de domination mutent, se transforment, mais demeurent essentielles à la vie collective organisée et instituée. Ceci reste valable pour toutes les générations qui se croisent et se mélangent au fil du temps.

La notion d’émergence permet de souligner que ces deux aspects peuvent être distingués non seulement d’un point de vue analytique, mais aussi en raison du fait que toutes les « structures » et les « agents » donnés prennent place et opèrent à différents niveaux temporels. Souligner ainsi cette distinction temporelle ne conduit pas à contester la dépendance des structures à l’égard des actions, mais seulement — et, je crois, très utilement — à préciser de quelles actions elles dépendent et à quel moment (Archer, 2019b, p. 120).

27Dans les faits, à cause des conditions morphogénétiques de reproduction des structures et des acteurs, le dualisme analytique adopte une méthodologie « fondée sur l’historicité de l’émergence » (Ibid). En plus de la temporalité, « s’il est nécessaire de distinguer structure et action, c’est 1° pour identifier la (les) structure(s) émergente(s), 2° pour éviter de confondre leur efficace causale avec celle des acteurs, inhérente à leur humanité, et 3° afin d’expliquer comment tout ce qui survient est toujours, dans un système ouvert, le résultat d’une interaction entre les deux. Bref, la séparabilité est indispensable au réalisme » (Ibid., p. 123). La saisie analytique des pouvoirs causaux émergents renoue ici avec une vérité malencontreusement tenue pour acquise, puisque naturalisée : nous naissons tous, comme personne, dans un contexte social marqué par une histoire particulière (langage, famille, culture). La mission de l’école publique consiste à instruire les nouvelles générations sur les savoirs et les expériences passées et actuelles afin de dégager des signifiants qui dépassent le cadre de l’intime et du privé.

28Enfin, même si l’acte « d’enseigner » est continu en lui-même, les activités enseignantes ne le sont pas. Elles entrent en dissonance avec les idées et les valeurs passées (autorité, traditions, exigences, verticalité de la relation maître-élèves) ou avec les structures et la culture (écoles confessionnelles, privées, publiques, moyens et outils pédagogiques, paradigmes intégratifs/inclusifs) (Durkheim, 1977). En raison de toute une série de contraintes qui contribuent au remodelage des actions et des idées, les programmes universitaires changent également sous les pressions politiques, économiques et les besoins de formation. Impossible de penser que les sujets se donnent encore les mêmes normes ou les mêmes valeurs tellement les structures et la culture changent elles aussi : « Car le groupe a changé en profondeur, comme en témoignent sa syndicalisation, sa professionnalisation, l’apparition de nouveaux intérêts corporatifs ou de nouvelles valeurs et formes d’organisation. Autrement dit, au terme de toute cette séquence de transformations, ce n’est pas seulement la structure qui a changé, mais l’action elle-même en tant que partie et composante du même processus » (Archer, 2019b, p. 126).

29Du coup, il n’y a pas que le côté pratique (empirique) qui doit intéresser les chercheurs en cliniques du travail. Pour saisir comment les résistances gagnent en normativité par suite d’associations, il faut travailler avec les concepts d’émergence, de temporalité et de séparabilité des propriétés structurelles et des propriétés des acteurs pour donner sens aux actes signifiants des sujets. Cette thèse, c’est ce que M. Archer nomme la double morphogenèse de la structure et de l’action. La transition de la théorie vers la pratique permettra par la suite d’analyser le travail de l’équipe de recherche qui a mis sur pied le dispositif SMQVOT. À l’aide de « trois catégories de perceptions-représentations » liées aux trois pouvoirs causaux émergents, nous pensons pouvoir répondre à l’objectif général de cet article : réfléchir et construire une théorie pour la recherche-intervention qui prend en considération les pouvoirs causaux émergents.

Représentations et perceptions des acteurs : comment faciliter le développement de la subjectivité socioprofessionnelle en collectivisant les relations au travail

30Dans cette seconde partie, nous réalisons une analyse de discours qui reprend les contenus (verbatim) des rencontres du comité SMQVOT tenues dans une école secondaire d’une région urbaine au Québec, entre mai 2022 et avril 2023. Ces rencontres, au nombre de neuf, ont été entrecoupées par quatre rencontres dites de formation. Parce que l’objet de ce travail porte sur la recherche-intervention en cliniques du travail, nous avons retenu uniquement les interactions de l’équipe de recherche. Elles servent de cadre pratique au modèle théorique développé plus haut.

31Avec les rencontres de formation, les membres de l’équipe de recherche ont développé plusieurs outils pour faciliter l’appropriation de concepts et d’idées propres à une clinique de l’activité chez des personnes « référents-métier ». Les référents-métier (RM) sont « une référence par rapport au travail réel de gens de même métier. Ils agissent comme porte-parole et représentants de ce travail réel et comme médiateurs entre différents niveaux de l’organisation en faisant de l’arpentage pour à la fois documenter les situations de travail à risque et participer à la construction collective de pistes d’action pour contribuer à leur prévention » (lexique). Signalons d’entrée de jeu que le choix de faire de la recherche-intervention est justifié par la volonté des chercheurs, en leurs qualités propres, d’influer sur la marche à suivre et le déroulement du projet pilote :

• 8 Nous avons utilisé un codage simple pour référer aux passages repris des verbatim. Par exemple, R2 (...)

Avec un projet comme le nôtre, on évolue avec les expériences. Au fil des discussions, pendant que l’on réfléchissait à l’implantation du dispositif au comité de pilotage, on s’est dit qu’il faut être là, qu’il faut être partie prenante parce qu’on est en train de développer en même temps que l’on expérimente. […] Commençons par animer pour structurer un peu les choses. Au fil du temps, on va leur donner une structure et ils pourront l’adapter dans leur propre milieu selon les besoins. Cette structure va émerger avec les rencontres de comité et les formations. […] On voulait vous donner les bases pour arriver à documenter des dossiers, puis à exercer une influence pour agir sur les contraintes qui pourraient être déterminantes (R2, 01-11-2022)8.

32Cette manière de faire de la clinique devait permettre d’atteindre le sens et les significations des relations et des pratiques « à l’œuvre » à l’intérieur du comité SMQVOT (nous parlons d’intercompréhension). Ce processus d’intercompréhension expose le « processus par lequel les personnes arrivent à comprendre le sens et à prendre conscience de la complexité de l’expérience des autres. Ce processus permet de saisir les raisons d’agir des uns et des autres pour ainsi fluidifier les relations interpersonnelles et interprofessionnelles en évitant les interpellations sur le mode de la réification et de l’instrumentalisation » (lexique). En « créant » du collectif à l’intérieur d’un comité paritaire mobilisé pour traiter des situations conflictuelles, l’équipe de recherche voulait ouvrir des brèches dans l’organisation du travail qui aboutiront éventuellement sur une transformation des conditions du travail réel, car « certes, l’organisation du travail, c’est du prescrit, mais c’est aussi un ensemble de normes. La culture, c’est aussi un ensemble de normes, ce sont des règles que l’on se donne » (R2, 01-11-2022). Le comité SMQVOT a ainsi pu travailler du côté des tensions psychiques à travers l’organisation du travail en demandant « comment faire vivre la discussion à travers les divergences et les contradictions » (F4, 16-03-2023).

33Un travail clinique véritablement contre-culturel ?

34Pour tendre vers l’objectif général qui veut transformer les conditions organisationnelles du travail réel, il fallait d’abord dépersonnaliser les conditions qui produisent des souffrances individuelles. Ceci a ouvert sur un argument logique qui oppose la normativité comme « capacité et aptitude pour faire et transformer » et la conception de la normalité propre aux approches individualistes, formalistes et biomédicales. Ces dernières approches dites logico-formelles (Vygotskij, 2018) limitent trop souvent l’analyse à la froide description de ressentis détachés du réel. Cette façon de mettre les sujets entre parenthèses de leur vie culturelle et sociohistorique affecte paradoxalement la santé mentale des personnes qui finissent par se sentir vulnérables et sans emprise sur le réel. Tout au long du projet, il a été fait mention d’arpenter son école, de l’habiter, de s’approprier les espaces formels et informels. Comme l’écrit C. Dejours, « [l]es espaces informels sont irremplaçables » (Dejours, 2019, p. 91).

35Du côté de l’intervention, le cadre « forcé » de la recherche a aussi permis de développer chez les RM une conscience « autre » de leur métier.

Si on veut introduire un espace pour parler sur la santé mentale, c’est complètement contre-culturel. Ce n’est pas facile de soutenir ce type de commentaire dans le contexte culturel actuel. Donc, on doit imaginer, c’est un peu l’idée de la cartographie, de transformer aussi la culture organisationnelle. C’est pourquoi, selon notre perspective, on peut travailler en même temps au niveau individuel pour créer un discours « institutionnel » qui peut provoquer des changements qui ne limitent pas à parler de la santé mentale exclusivement dans une approche clinique de gestion des vulnérabilités individuelles (R2-01-11-2022).

36Celle-ci a été partiellement conditionnée par différentes techniques cliniques comme l’instruction au sosie et a pu se développer sur la base de mécanismes d’imitation. En « parlant ici d’imitation, nous entendons une imitation qui n’est pas mécanique, automatique, insensée, mais une action sensée, basée sur la réalisation imitée d’une quelconque opération intellectuelle. […] Mais comme nous l’avons déjà dit, il est toujours important de définir, en plus des processus matures, ceux qui sont en maturation » (Vygotskij, 2018, p. 237). Une personne n’est jamais une « table rase » sans histoires. La posture critique qui s’intéresse aux histoires personnelles, aux valeurs partagées, aux propriétés des acteurs et aux propriétés des structures est normative par essence. Or, pour atteindre le normatif qui conditionne la subjectivité en « développement », il faut se donner les moyens de les étudier. L’un de ces moyens consiste à employer des concepts et des théories appropriées au contexte structurel et culturel. Ceux-ci doivent représenter les valeurs, les idées ainsi que les contraintes autour desquelles les pratiques se trouvent conditionnées. Deux raisons expliquent pourquoi cette part politique et conceptuelle du « contrat » n’a pas été remplie : 1) les concepts choisis pour évaluer l’implantation du projet-pilote sont opératoires et empêchent de considérer les effets des pouvoirs causaux sur l’organisation du travail ; 2) Le fait de parler de « situations de travail à risque », de « prévention primaire, secondaire, tertiaire » ou de « risques psychosociaux » est loin d’être contre-culturel.

L’insuffisance pratique et théorique de certains concepts et autres notions polysémiques

38Tout d’abord, le « risque » dans « risques psychosociaux » ou dans « situations de travail à risque » ne renvoie pas de facto vers les dangers, ni vers les contraintes, ou encore vers des rapports institués plutôt qu’à une acception prédictive logico-formelle de ce qui peut ou pas représenter un risque à venir sur la seule base des considérations subjectives des acteurs (ontologie des pratiques). Ce n’est pas pour rien que la nouvelle gestion publique fonctionne à la base sur une gestion opératoire des risques. Ensuite, le paralogisme épistémologique de cette posture croit pouvoir atteindre dans son nominalisme les structures et la culture scolaires par le simple jeu interactionnel de personnes « bien disposée », mais il n’en est rien. Une fois mises en contextes, si l’on s’intéresse « aux éléments de l’organisation du travail qui contribuent au développement de la souffrance », nous ne sommes pas seulement dans des « situations » plutôt que dans des contextes historiquement déterminés et sursitués par rapport aux intentions des acteurs. Ce choix clinique des chercheurs limite donc à la fois la nature et la portée des interventions dans les milieux, mais aussi le sens et les signifiants épistémologiques. En droit, l’un des sens que prend le risque, c’est « l’éventualité d’un événement futur, soit incertain, soit d’un terme indéterminé qui causera un dommage » (Rey, 2006, p. 3260 ; Supiot, 2019). N’aurait-il pas été préférable de parler tout simplement de contraintes au travail afin d’éviter de tomber dans le prêt-à-penser de l’adaptation permanente et de la recherche permanente d’un équilibre homéostatique ?

39Certains concepts limitent, facilitent ou empêchent d’appréhender le réel dans sa complexité. Ceci est valable pour les concepts, mais aussi pour les méthodes employées. Une « situation » n’est rien de plus qu’un fragment du réel. En s’empêchant de travailler en profondeur sur les aspects temporels et cycliques des pouvoirs qui produisent de la souffrance dans des contextes spécifiques, le dispositif SMQVOT est aussi passé à côté des instances institutionnelles de légitimation des mécanismes d’autorité du corps enseignant. Pourtant, ils sont intrinsèquement liés aux différents niveaux de pouvoirs (propriétés des structures et des acteurs) ainsi qu’au développement du pouvoir d’agir. Comme l’écrit A. Supiot (2019), « [t]andis que le pouvoir s’exprime en donnant des ordres, l’autorité se manifeste en conférant une légitimité à l’action. À la différence d’un rapport de domination, un rapport d’autorité suppose de la part de celui qui l’exerce qu’il soit lui-même au service de la réalisation d’une œuvre qui transcende son intérêt individuel et à laquelle puissent s’identifier tous les membres du collectif de travail » (p. 19). Cela demeure une condition de développement de la subjectivité et de la normativité intra – et interprofessionnelle. Si l’on veut atteindre réellement et durablement les structures organisationnelles du travail, il faut faire avec les niveaux de pouvoir. Ce travail pratique reste à faire. Une fois ces critiques posées, passons à l’analyse des trois catégories perceptions-représentations associées aux pouvoirs causaux émergents.

La perception des rôles et des relations intra- et interprofessionnelles (C1)

40Cette première catégorie de perceptions-représentations (C1) correspond aux positionnements économiques, symboliques et socioprofessionnels des acteurs. Elle renvoie aux objectifs de subjectivation et de dépersonnalisation et recoupe les mécanismes d’autorité liés au pouvoir personnel. Du coup, l’intérêt clinique de composer avec des rôles et des relations se comprend aussi par la capacité à traiter des sentiments qu’éprouvent les acteurs de se sentir à leur place ou exclut des processus de délibération. À cheval entre le niveau du monde vécu (où les structures conditionnent les pratiques objectivement) et celui des interactions entre les personnes et les groupes (où la subjectivité joue avec les affects), cette catégorie inclut tout ce qui entrave les relations (conflits de rôles, ingérence des experts et des professionnels qui s’occupent de la technopédagogie, des critères d’inclusion et d’accompagnement des élèves en situation de handicap [HDAA]).

41Sur les rôles et des relations intra- et interprofessionnels, elle permet de répondre au sentiment/perception d’être capables ou pas de pouvoir s’approprier la culture locale et les idées d’un travail « bien fait ». Le concept-clé de cette catégorie, c’est la subjectivation, car le sentiment d’être capable, seul ou en groupe, de faire et de dire, c’est du pouvoir d’agir. Lorsque celui-ci permet aux collectifs de travail de transformer les conditions organisationnelles, symboliques et concrètes, qui les affectent, l’institution scolaire se profile comme une instance de totalisation qui associe à la vie personnelle les structures collectives et sociales. Il s’agit d’un jeu complexe entre deux axes « limites » (voir la figure 3) : les relations primaires (les rapports quotidiens conditionnés par les trois niveaux de pouvoirs) et les relations secondaires (ce que les acteurs font par croyances, valeurs, idées ou convictions).

42La figure 3 montre bien que les conditionnements idéologiques et culturels qui affectent les individus, les rôles et les relations peuvent être reconnus sous certaines conditions rattachées à la subjectivité des acteurs. Par exemple, lors de la deuxième rencontre de comité, la personne qui occupe le poste de direction a affirmé : « je sais que le contexte d’insertion professionnelle est un contexte qui est extrêmement stressant pour les gens, parce qu’ils sont aussi en évaluation » (R2-01-11-2022). Ce « rendez-vous » manqué était une excellente façon de faire du millage pour parler des relations et des rôles dans une école, car si l’on cherche à collectiviser et à dépersonnaliser les conditions organisationnelles et socioprofessionnelles qui affectent la santé mentale des personnels enseignants, il faut bien s’arrêter à la dimension culturelle et idéologique du travail : « Les changements culturels, ça implique un changement de discours, un changement de vocabulaire, un changement de pratiques aussi, puis, ce que les études en psychologie sociale montrent, c’est qu’on peut essayer de changer une culture à partir d’en haut » (R2-01-11-2022). Bien entendu, le danger est grand de développer une clinique du travail sur de telles dispositions et de les voir aboutir à leur contraire. En fait, c’est toujours le danger de l’intervention sociale, éducative ou scolaire.

43À ce propos, reprenant le sens de l’instituant chez Castoriadis, C. Dejours écrit que « [l]a possibilité d’apporter un concours à la déontique institutionnelle suscite généralement un puissant mouvement d’intérêt de la part des salariés qui s’y implique sans compter. L’expérience de l’agir institutionnel est fortement prisée parce qu’elle permet de transcender l’expérience ordinaire du travail en lui offrant un débouché dans l’élaboration collective de dispositions visant l’intérêt commun ou l’intérêt général » (Dejours, 2013, p. 211-212). De la transcendance à l’émergence, nous comprenons tout à fait comment cette déontique du faire ouvre sur des conditions de possibilités qu’il reste à définir et à mettre en place dans un cadre clinique qui traite des pouvoirs et des rapports institués. Alors que la C1 répond aux conditions de développement du pouvoir d’agir, la C2 qui suit doit être liée aux éléments institutionnels (structure et culture) qui conditionnent les idées reçues en société sur la santé mentale.

La perception des structures et des conditions du métier (C1)10

La perception de soi et des autres personnes (parole, affects et sentiments) (C3)

46Il va sans dire que la troisième catégorie revêt une importance capitale pour le projet pilote et pour la présente analyse. L’objectif principal du comité SMQVOT est de rendre dicible la parole des intervenants en insistant sur ce qu’écouter engage de la part de sujets actifs : « Vous offrez votre écoute, mais il y a un risque d’être affecté à partir de la parole que l’autre va produire. Elle peut devenir notre propre parole, notre propre sentiment. Donc, c’est de l’écoute risquée » (F2, 29-09-2022). Comme condition de transformation de l’organisation du travail, la parole permet le développement du pouvoir d’agir, et ce, même si la transformation demeure infra structurelle. En passant par la parole, le comité veut faire émerger des espaces de délibérations à l’intérieur du groupe des RM : « La parole ouvre la possibilité qu’entre vous s’ouvre un espace d’accompagnement sur les effets que la conversation va produire sur vous » (F3, 11-10-2022). Il est tout à fait juste d’affirmer ici que la parole intervient comme médiateur entre les personnes (fonction sémiotique) et conditionne les façons de travailler (les conditions du métier). S’il y a symbolisation des affects par la parole, et que l’on est en droit de penser pouvoir atteindre les réalités organisationnelles, même partiellement, c’est que toute parole réfère à des significations qui naissent et se reproduisent dans la société (les signifiants). La parole intervient pour le sujet à la fois comme « présence » et comme « absence ». C’est ce qui fait dire à J.-P. Lebrun et N. Malinconi que l’incomplétude de l’être parlant vient avec une limite fondamentale : l’impossibilité de « recouvrir entièrement ce [que les mots] désignent » (2015, p. 76). Les mots, surtout ceux que l’on écrit, exigent de prendre en compte l’absence. C’est l’absence qui « rend cette présence possible » (Ibid., p. 60). De tout temps, comme « parlêtre », nous sommes condamnés au tiraillement et aux limites du langage. Ceci explique l’emploi de l’expression « faire advenir », car « c’est une expression très particulière qui implique plusieurs choses. En effet, l’écoute doit permettre d’accueillir, de produire en confiance, de produire la possibilité d’élaborer, et c’est pour ça que l’expression consacrée, c’est de faire advenir » (F2, 29-09-2022). C’est la même logique qui se trouve derrière ce que C. Dejours nomme une déontique du faire, car la « spécificité de l’espace de délibération, c’est précisément de ménager des conditions propices à une parole incertaine, à une parole inachevée, à une parole qui se cherche ou qui cherche à traduire une expérience, quand bien même elle ne serait pas encore convenablement sémiotisée » (Dejours, 2013, p. 192). L’auteur ajoute que la « parole est ici convoquée non seulement pour dire l’expérience et l’opinion, mais pour faire advenir à l’intelligibilité ce qui n’est pas encore totalement conscient chez celui-là même qui s’implique pourtant dans la délibération collective » (Ibid.).

47Bien entendu, le mot qui émerge impose par lui-même de ne pas pouvoir tout dire. Le fait de parler vient avec un risque pour la personne : risque de ne pas se faire comprendre, de contrarier, de prendre position et que ça déplaise aux autres. Cela vient aussi de l’obligation de prendre une place, c’est-à-dire de se positionner subjectivement (sur les idées) et objectivement (par la position occupée). Le risque de la parole accompagne bien évidemment le risque de l’écoute, car le risque « pour celui qui écoute n’est autre que le risque d’entendre » (Ibid., p. 194). Impossible de « pas en passer par l’autre » comme l’écrivent J.-P. Lebrun et N. Malinconi (2015, p. 29). C’est valable en toute chose, surtout lorsque la nature des discussions émerge des conflits, car ces derniers redirigent les débats d’idées et de valeurs : « Le risque d’entendre, en fin de compte, c’est l’angoisse de vaciller dans mes propres convictions et de perdre les repères auxquels mon identité doit sa stabilité » (Dejours, 2013, p. 195). En fait, ce sont

les mots eux-mêmes qui engendrent l’impossibilité de tout dire. Les mots emportent dans leurs bagages […] le pas tout, le fait que leur émergence même suppose un impossible, celui de recouvrir entièrement ce qu’ils désignent. […] Il arrive ainsi bien souvent que les sujets actuels ne reconnaissent plus cette dialectique présence-absence à l’œuvre dans le langage, qu’ils n’y sont même plus sensibles, tellement la dimension pragmatique de la parole, le fait qu’elle soit un moyen d’information, de description, ou de communication, est devenu son seul enjeu. Le langage n’a de ce fait plus d’épaisseur et le réel que les mots engendrent s’en trouve alors passé à la trappe (Lebrun et Malinconi, 2015, p. 76-77).

48En déployant la perception de soi et des autres acteurs dans des espaces de délibérations qui traitent des conflits socioprofessionnels et interpersonnels, la troisième catégorie lorgne du côté des rencontres toujours incertaines qui voient apparaître dans sa nudité primordiale l’incomplétude de l’être. Il s’agit d’un passage obligé, car comme l’écrit Lacan, « dans l’homme et par l’homme ça parle ». À plus d’un titre, faire advenir la parole, c’est aussi faire advenir la personne à elle-même. Cette contingence des événements fait dire à M. Archer (2019a) qu’il n’existe « aucun rapport linéaire entre la position sociale et la disposition individuelle en termes d’actions et de leurs résultats » (p. 148). Ceci nous permet maintenant de proposer une brève synthèse des trois figures précédentes où les pouvoirs causaux émergents s’interposent sur les perceptions des acteurs, et vice-versa.

La synthèse dialectique des catégories de perceptions et des types de pouvoirs causaux émergents

49Rendu à ce point du travail, il ne reste qu’à mettre en relation les pouvoirs causaux émergents et les perceptions-représentations des acteurs (voire la figure 4).

50Dans la perspective philosophique du réalisme critique, la subjectivité est l’objet même d’une nouvelle ontologie des sciences sociales qui ne se sépare pas radicalement des sciences dites naturelles. Constamment, des brèches se créent et forcent le système à se fissurer sous le poids des transformations. Malgré ses apparences de stabilité et de réitération, les structures et la culture ne sont pas statiques. À l’ère des technologies de l’information et de la communication (TIC), de l’épistémologie des sciences cognitives, de la nouvelle gestion publique, du déploiement supposément inéluctable de l’intelligence artificielle (IA), des évaluations répétées, des redditions de compte permanentes, de l’autogestion de ses humeurs et de ses conduites à tous âges, il faut interroger très sérieusement ces mutations. Elles affectent les différents modes d’être et obligent à revoir les idées reçues sur le vivant humain et non humain. Comme le souligne Vincent de Gaulejac dans La société malade de gestion (2009), « peu nombreux sont ceux qui font le lien entre les transformations du capitalisme à l’heure de la globalisation, l’émergence de nouvelles formes d’organisation du travail, les pratiques managériales qui les accompagnent et la montée spectaculaire de la souffrance exprimée par les ouvriers, les employés et les cadres » (p. 18). Pourtant, la liberté est le sens du politique.

51Les expériences de l’indicible jalonnent les vécus et les perçus quotidiens de tout un chacun. C’est par niveau, par phases ou par périodes qu’il faut penser le monde, le cosmos, le Welt. Prétendre que l’épistémologie est transitive n’implique pas la relativité des choses : « La science est une activité sociale dont le but consiste en la production de connaissances des genres et des modes d’être de choses actives qui existent indépendamment de la présence humaine » (Bhaskar, 2019a, p. 50). Il en va de même en cliniques du travail sachant que la légitimité du corps enseignant se déplace à partir des relations entre les idées (pouvoir culturel), les relations entre les positions sociales (pouvoir structurel) et la capacité qu’a le sujet de réfléchir à la conduite de sa vie moyennant de pouvoir différencier le prescriptif, le normatif, ses propres attentes, ses projets et les chances d’obtenir positivement ou non des résultats qui feront l’affaire.

Conclusion

52Avec le projet-pilote SMQVOT, nous en sommes restés à la phase de la perception de soi et des autres (PC3) tout en ouvrant sur des espaces de délibération qui pourront éventuellement permettre de dépersonnaliser les contraintes vécues et perçues dans le cadre du travail enseignant. En éducation, probablement plus qu’ailleurs, car enseigner vient avec une obligation de « faire monde », l’acte de transmettre des savoirs et des manières d’être doit être entériné historiquement par tous les membres d’une société donnée.

54En reprenant les perspectives du réalisme critique de R. Bharskar et de M. Archer, nous nous sommes mis à la disposition d’une clinique qui n’est pas sans rappeler celle de C. Dejours. L’analyse morphogénétique de M. Archer nous a aussi permis de travailler sur ce qu’elle nomme une « conception tripartite des cycles ». Aussi, il aura fallu insister pour montrer que les conditionnements ne sont pas des déterminations. À cet égard, nous avons recouru à des concepts forts comme ceux de l’appropriation, de la reproduction, de l’imitation, de la créativité, de la subjectivité et de la normativité. Mis ensemble, ils font corps dans une conception du pouvoir d’agir qui supporte plus le poids réel du travail et de ses effets.

55Le projet-pilote SMQVOT était assez riche pour permettre ce genre d’analyse. Il restera à imaginer une approche clinique suffisamment forte pour intégrer les aspects liés aux pouvoirs causaux émergents. Un premier pas a aussi été franchi grâce à l’emploi de la parole pour faire émerger des espaces informels et formels d’échanges. C. Dejours parle d’une déontique du faire. Des espaces démocratiques au sein des établissements scolaires pourraient vraiment permettre d’atteindre les contraintes organisationnelles en ayant recours à la parole et à l’écoute. Il faut faire advenir la personne par la parole. Toutefois, nous pensons que les choix conceptuels de départ ont quelque peu plombé les retombées du projet en imposant des limites inutiles. Pourquoi se priver des débats sur les pouvoirs structurels et culturels si l’on veut transformer l’organisation du travail ?

56Avec ce genre de projets, il est commun d’entendre dire que le temps a manqué, que tout doit aller vite. Le paradoxe est clairement identifiable : à défaut de travailler avec les niveaux de pouvoirs, les pratiques cliniques tournent en boucle des problèmes qui créent d’autres insatisfactions. Ce n’est pas un cercle vicieux, mais une spirale sans début et sans fin. L’école demeure une institution politique fondamentale pour reproduire les conditions d’existence d’une culture. S’intéresser à la reproduction des conditions organisationnelles qui affectent la santé mentale des personnels enseignants est en soi un projet extrêmement riche et important. À plus d’un niveau, le projet est une réussite. Une déontique du faire comprend un temps pour la dissidence et un temps de sublimation de la politique et de la culture.