1Les sociétés contemporaines traversent des périodes de crises répétées (Sassen, 2002), concernant leur capacité à exercer une fonction de régulation sociale (Castells, 2003, 2012, 2014 ; Touraine, 2004, 2007) et une crise plus profonde, de nature ontologique, liée à la forme d'organisation qu'elles ont prise au cours de la modernité (Fraser, 2023 ; Giddens, 2000 ; Melucci, 1994 ; Wieviorka, 2008). Les structures sociales sont bouleversées par des transformations soudaines qui bousculent les certitudes cristallisées dans les routines de la vie quotidienne, à commencer par la politique. Dans les sociétés plongées dans les transformations induites par la mondialisation, l'État-nation a de plus en plus de mal à garantir le succès de ses missions institutionnelles. Michel Wieviorka parle d'une mutation au niveau des fonctions politiques de l'État-nation qui, affaibli, évanescent, ancré à des pouvoirs particularistes et traversé par des tensions internes (Wieviorka, 2021, p. 228), et soumis à une baisse incessante des niveaux de confiance (Diamanti et Lazar, 2018), intervient dans la vie de tous les jours.
2Les processus liés à la mondialisation ont bouleversé les structures organisationnelles sur lesquelles les sociétés modernes avaient construit leur identité. L'émergence, principalement en Europe, d'une idée d'organisation fondée sur la coïncidence entre une population et un territoire, à l'intérieur duquel s'exerce une forme d'usage monopolistique de la violence légitime, a constitué la clé de voûte sur laquelle s'est érigé l'État-nation. Dans la modernité, pratiquement partout, la forme d'organisation sociale contenue dans l'idée de l'État moderne est comprise comme l'essence même et le sommet de la rationalité. L'État-nation et la politique deviennent, dans le cadre du pouvoir légal rationnel, l'instrument de mise en évidence de la légitimité même du pouvoir (Weber, 1995). L'action rationnelle, colonne vertébrale de la communauté politique enfermée dans l'État, a été pendant très longtemps le ciment qui a maintenu les individus ensemble au sein de l'espace politique, unissant les formes de coercition à la capacité de réguler la vie sociale.
3En général, l'“Étatˮ, défini comme une institution politique dotée d'une “constitutionˮ écrite, d'un droit rationnellement établi et d'une administration guidée par des règles ou “loisˮ rationnelles, avec des fonctionnaires compétents, n'est attesté qu'en Occident avec ces caractéristiques, en dépit de toute comparaison possible. Il en va de même pour le pouvoir le plus décisif de notre vie moderne : le capitalisme (Weber, 2003). L'État-nation se présente donc comme la structure fonctionnelle de reproduction de l'ordre social sur un territoire pacifié. Il s'agit maintenant de comprendre si, et dans quels termes, l'unité de consensus et le monopole de la force continuent d'exister et de résister aux poussées de la mondialisation et, surtout, s'ils servent encore à garantir la fonctionnalité d'un système économique qui a lui-même cessé d'avoir des frontières nationales comme horizon opérationnel.
4Au niveau de la structure économique, au moins deux éléments sont déjà devenus centraux. Il s'agit de la mondialisation de la production et de la mondialisation des transactions financières. L'expansion des flux financiers a été le corollaire nécessaire capable de fluidifier et d'entretenir toute la puissance de mouvement que la mondialisation a progressivement produite. Les progrès technologiques dans les domaines de la communication et des transports ont largement contribué à l'érosion des frontières entre les marchés, pilier de la souveraineté des États-nations. Les marchés, ainsi que les sociétés, sont devenus plus interconnectés, déclenchant une redéfinition décisive des bases identitaires qui avaient toujours été gardées à l'intérieur des frontières de l'État (Held, 2006). Un autre point de changement profond dans les attributions et les fonctions de l'État-nation réside dans l'abandon progressif des prérogatives du monopole de l'utilisation de la force en faveur de systèmes supranationaux en ce qui concerne le concept “étroitˮ de frontières. L'ordre et la localisation semblent rompre leur lien et leur nomos (Schmitt, 2008). La mondialisation pousse vers des formes de coopération à un niveau plus large, en particulier dans le sens d'une réorganisation des tâches de gestion dans le nouvel ordre social mondial (Hardt et Negri, 2000). Saskia Sassen (1996) lit également les transformations déclenchées par les changements économiques sur le rôle de l'État à travers trois dimensions distinctes. La première de ces dimensions concerne les territoires actuels où une grande partie de la mondialisation est réalisée dans des institutions et des processus spécifiques. La deuxième dimension concerne l'émergence d'un nouveau régime juridique pour régir les transactions économiques au niveau mondial. Enfin, la troisième dimension est liée au nombre croissant d'activités économiques qui se déroulent dans l'espace virtuel.
5La virtualisation croissante de l'activité économique, en particulier dans les secteurs clés des industries de l'information tels que la finance et les services commerciaux spécialisés, contribue à une crise du contrôle qui dépasse les capacités de l'État et des institutions économiques (Sassen, 1996). L'ajout de ces trois dimensions à la liberté mondiale de circulation des capitaux des entreprises révèle des aspects de la relation entre l'économie mondiale et l'État-nation que le concept prédominant de dualité mondiale-nationale ne permet pas d'appréhender de manière adéquate ou utile. Cette dualité est conçue comme un ensemble de contextes mutuellement exclusifs dans lesquels l'économie nationale ou l'État perd ce que l'économie mondiale gagne. La dualisation a alimenté la proposition selon laquelle l'État-nation doit décliner dans une économie mondialisée. Ce qui reste de l'État-nation, en tant que modèle d'organisation, repose sur une rupture de nature ontologique, à la fois dans sa capacité à recréer des valeurs communes sur un territoire et dans sa tendance à être inadéquat en tant que paradigme de fonctionnement. L'unité solide autour de laquelle la politique se reconnaissait en tant que communauté se brise et finit par se dissoudre sous la pression des accélérations continues et soudaines que l'économie produit dans le tissu social (Rosa, 2014). Voilée dans l'espace virtuel, à vitesse infinie, l'économie financiarisée échappe à sa traçabilité territoriale précise, mettant en évidence toutes les limites qui conduisent à un recul général de la fonction du politique et de ses instruments de régulation. Le glissement vers des sphères moins assujetties à l'idée d'une fonction régulatrice de l'État (Bauman, 2014) fausse à la fois le fondement de légitimité du pouvoir qui lui est immanent et le sens éducatif de la re-proposition des valeurs. Ces deux aspects deviennent deux formes au sein desquelles le pouvoir risque de devenir une simple coercition. L'État-nation devient le lieu de mise en œuvre de rôles politiques situés à l'intersection d'un vaste ensemble de régimes et d'organisations internationaux qui ont été établis pour gérer des sphères entières d'activités transnationales et de problèmes politiques collectifs. Les fonctions de l'État-nation deviennent lisibles sur deux plans distincts : assurer la participation au maintien de l'ordre extérieur (comme la participation à la police mondiale ou les fonctions militaires contre les “États voyousˮ qui émergent de temps à autre ou le maintien de la paix) et assurer l'ordre intérieur vis-à-vis d'une population de plus en plus différenciée et fluide. La situation géopolitique détermine le rang et la capacité à participer à la première fonction, tandis que la capacité à soumettre détermine le succès de la seconde fonction. Le maintien de l'ordre passe cependant par l'élimination de toute raison de variation des équilibres jugés optimaux.
6Ces évolutions ont conduit à l'abandon d'un système international purement centré sur l'État et la “grande politiqueˮ au profit de formes nouvelles et innovantes de géo-gouvernance. L'un des exemples les plus intéressants de cette évolution peut être tiré du cœur même de l'idée d'un État souverain : la sécurité nationale et la politique de défense (Held, 2006).
7En maintenant la nécessité de garantir l'ordre social interne, l'État-nation semble pouvoir remplir cette tâche en exploitant les niveaux croissants de méfiance systémique. Si dans la vision weberienne, l'idée de légitimité du pouvoir étatique réside en définitive dans le niveau de confiance qui lie les citoyens aux institutions, dans la situation actuelle, comme le soulignent Diamanti et Lazar (2018, ch. 7), c'est l'inverse qui se produit. La défiance systémique délimite ainsi une société “ im-médiatiséeˮ, hostile à toute médiation avec les gouvernements et les pouvoirs. « C'est la société de défiance, qui se traduit par la politique de défiance, transformant l'État en lieu de prédilection pour la réalisation des mécanismes de la démocratie de surveillance ». La méfiance généralisée, la méfiance à l'égard des dirigeants, des partis, des hommes politiques concerne toutes les différenciations sociales. Ce qui apparaît différent, dans les conditions données, ne peut plus être inclus dans le jeu de la dialectique politique commune : des étrangers aux “non-conformistesˮ, en passant par les personnes qui peuplent la vie de tous les jours. Le danger se cache derrière chaque aspect de la vie, ce qui suscite une demande d'ordre et de discipline.
8L'insécurité systémique transforme la fonction de l'État-nation en une véritable usine à sanctions, à travers la recherche spasmodique de la normalisation, dans un sens pénal et restrictif, de tout comportement qui peut sembler dysfonctionnel. La nécessité d'apporter des réponses à la demande de sécurité se concrétise par une action continue de redéfinition vers le bas des espaces de liberté individuelle, en particulier de certains sous-groupes “dangereuxˮ de la population. La création de nouvelles normes semble viser à réduire la capacité d'agir plutôt qu'à contenir efficacement les situations d'urgence présentes dans la société.
9Alessandro De Giorgi a défini ce phénomène comme un « processus de normalisation de l'urgence » (De Giorgi, 2002 p. 134, note 27), dans lequel il y a une re-proposition systématique des “urgencesˮ dans les sociétés contemporaines. Le moindre ébranlement de l'ordre social dans la communication institutionnelle, avant même les médias de masse, devient une question d'exceptionnalité. La quasi-conscience de vivre dans un état d'exception durable oriente le discours normalisateur autour de comportements qui peuvent de plus en plus être attribués à des catégories abstraites construites comme dangereuses et criminelles, qu'il s'agisse des jeunes qui aiment les rassemblements rave, des populations marginales des réalités urbaines, des migrants en situation irrégulière, et ainsi de suite. Les mesures répressives à l'égard de catégories spécifiques ont pour objectif implicite de créer un consensus, parce qu'elles manifestent l'activisme du gouvernement dans la sauvegarde de l'ordre social et surtout parce que, à long terme, elles contribuent à une modification restrictive du sens commun, normalisant les effets de la restriction des libertés qui en résultent (ibid.). La punition d'un seul cas perd sa signification, dans un périmètre d'action orienté vers l'éradication du mal en tant que possibilité de l'action de groupe.
10La production législative en ce sens revêt une double modalité : les sanctions sont renforcées pour des délits déjà existants ou de nouveaux cas sont créés, liés à des moments particuliers qui suscitent l'attention ou l'inquiétude de l'opinion publique. L'objectif est d'apaiser le corps social en accentuant les dynamiques de contrôle et en réduisant les espaces de liberté dans les secteurs les plus problématiques, notamment ceux en contiguïté avec des situations où la déviance devient l'emblème d'une dissemblance sociale a priori sanctionnée. Ces situations amplifient les difficultés de l'inclusion sociale en devenant impossibles à ramener dans un alveum de normalité, essentiellement parce que cela entraverait la motivation même du processus de régulation. Nous verrons ci-dessous quelques exemples récents liés à la situation italienne.
11L'une des premières mesures prises par le gouvernement italien dirigé par Giorgia Meloni, compte tenu de l'extraordinaire nécessité et de l'urgence d'introduire des dispositions relatives à la prévention et à la lutte contre le phénomène des rassemblements susceptibles de présenter un danger pour l'ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, a été la création d'une infraction pénale spécifique liée à l'organisation d'événements musicaux en vogue chez les jeunes, connus sous le nom de “rave-partiesˮ.
12Typiquement, l'organisation de tels événements se déroule dans des lieux périphériques désaffectés, sans autorisation, occupant des espaces soumis à la restriction de la propriété privée. Lors de ces rassemblements, la forme délibérément transgressive devient l'expression d'une sous-culture conflictuelle. La création d'une infraction pénale, avant même qu'un comportement spécifique ne se produise, affecte une zone de non-conformité catégorisée ex ante comme dangereuse.
13En Italie, il est évidemment interdit d'envahir la propriété d'autrui, ainsi que d'y organiser des fêtes ou des rassemblements. Pour les événements organisés dans des espaces ouverts au public, une autorisation est également requise auprès des commissariats de police et des préfectures. L'article 633 du code pénal italien stipule que :
- 1 Les chiffres quelque peu curieux des amendes reflètent toujours le passage de la lire à l'euro. 103 (...)
« Quiconque aura arbitrairement empiété sur les terrains ou immeubles d'autrui, publics ou privés, pour les occuper ou en tirer profit, sera puni, sur plainte de la personne lésée, d'un emprisonnement d'un à trois ans et d'une amende de 103 à 1 032 euros »1.
14La nouvelle disposition “anti-rave partyˮ intervient en la matière en créant une nouvelle infraction et en stipulant que :
« Quiconque organise ou favorise l'invasion arbitraire du terrain ou des bâtiments d'autrui, publics ou privés, en vue d'organiser une réunion musicale ou un autre divertissement, est puni d'une peine d'emprisonnement de trois à six ans et d'une amende de 1 000 à 10 000 euros, lorsque l'invasion entraîne un danger concret pour la santé ou la sécurité publique en raison du non-respect de la réglementation sur les stupéfiants ou sur la sécurité ou l'hygiène des spectacles et des manifestations de divertissement public, compte tenu également du nombre de participants ou de l'état des lieux » (Article 633 bis, Code pénal).
15Une première différence évidente entre les deux articles réside dans la sanction plus sévère qui est imposée au contrevenant en présence d'un but ludique en présence de musique. Cependant, la volonté de ne sanctionner que des catégories spécifiques de personnes aboutirait, dans l'absolu, à sacrifier l'exigence d'abstraction, nécessaire aux lois. Par une hétérogénéité fortuite des fins, on finirait par sanctionner “toute personneˮ qui adopte le comportement rendu illégal, qu'il s'agisse d'une bande de ravers voués à l'usage de drogues dures de synthèse, ou d'un groupe plus calme, peut-être engagé dans une halte au cours d'une promenade à la campagne. En outre, si l'on accepte l'hypothèse que la responsabilité pénale doit être personnelle, on ne voit pas pourquoi l'organisateur d'un rassemblement musical peut être ou non passible de sanctions selon que les participants décident de prendre des substances illicites ou de ne pas renoncer à leur lucidité.
16La raison d'être de la mesure ne réside donc pas tant dans la nécessité de sanctionner des comportements perçus comme déviants que dans celle d'instaurer une tolérance zéro à l'égard de modes de vie jugés incompatibles avec une certaine vision de la santé publique. Ce que l'on constate, c'est la croissance de l'attention portée à des cas de criminalité de plus en plus spécialisés. Il ne s'agit plus d'éliminer ou de minimiser les comportements dangereux, mais d'agir chirurgicalement sur les différents types de comportements répréhensibles. Le passage du délit d'“occupation d'une propriété privéeˮ à celui d'“occupation d'une propriété privée à des fins de divertissementˮ en est un exemple clair. La sectorisation de l'infraction, en décrivant minutieusement le cas, ne sanctionne pas seulement un comportement mais identifie une catégorie considérée comme méritant d'être sanctionnée et c'est ainsi qu'elle fonctionne comme une réponse à la demande de sécurité.
17Il s'agit donc de neutraliser la “dangerositéˮ des classes dangereuses par des techniques de prévention des risques qui s'articulent principalement autour de la surveillance, de la ségrégation urbaine et de l'enfermement carcéral. Il s'agit d'une démarche qui change la nature même du crime. Alors que l'article original punissait les comportements généralisés, le changement introduit par la nouvelle législation identifie les éventuels délinquants de santé publique dans des groupes potentiellement dangereux, en dessinant des portraits stéréotypés, qui sont d'ailleurs plutôt aléatoires, ce qui rend très difficile l'application de sanctions.
18Le recrutement de la population dangereuse se fait sur la base de l'identification (mais il vaudrait mieux dire “inventionˮ) de classes de sujets considérés comme porteurs de risques, potentiellement déviants et dangereux pour l'ordre établi. Ce ne sont plus tant les caractéristiques individuelles des sujets qui constituent le présupposé (et en même temps l'objet) des stratégies de contrôle, mais plutôt les indices de probabilité qui permettent de rattacher certains sujets à des classes dangereuses spécifiques. Cela signifie-t-il concrètement que des catégories entières d'individus cessent virtuellement de commettre des crimes pour les commettre eux-mêmes ? (De Giorgi, 2002 p. 114).
19La logique selon laquelle, au-delà d'un projet manifeste, il existe un dessein latent de contrôler des catégories entières se retrouve également dans la volonté du gouvernement d'apporter des modifications aux affaires pénales qui vont dans le sens de placer la neutralisation de la prison comme élément de résolution et la prévention comme modalité d'exécution. Il s'agit d'orienter les poursuites pénales vers la construction d'un barrage pour éviter que des délits mineurs, mais particulièrement médiatisés, ne dégénèrent en délits plus graves.
20Les jeunes, en particulier ceux qui vivent dans les banlieues des réalités urbaines les plus dégradées, font l'objet de l'attention classificatoire de la nouvelle logique pénale “catégorielleˮ. Pour faire face au problème de la dangerosité des bandes de jeunes, souvent cooptées par le crime organisé, qui créent des troubles sur des portions entières du territoire urbain, comme dans le cas de Caivano, dans la province de Naples, le gouvernement intervient en urgence. Après avoir constaté une nécessité et une urgence extraordinaires, compte tenu des caractéristiques de dangerosité et de nocivité accrues acquises ces derniers temps par la criminalité juvénile, il a été décidé d'émettre le décret dit de Caivano, qui prévoit des interventions structurelles pour faire face aux situations de dégradation, de vulnérabilité sociale et de malaise juvénile sur le territoire à forte densité de criminalité organisée de la commune de Caivano (décret-loi n° 123 du 15 septembre 2023).
21Les points-clés du décret comprennent l'éloignement prolongé de l'enfant et l'interdiction d'accès à des zones entières de la ville, même si l'enfant a entre 14 et 18 ans, avec l'émission de mesures accessoires dans les cas les plus graves. Cette interdiction est notifiée aux parents ou à ceux qui exercent l'autorité parentale et transmise simultanément au ministère public auprès du tribunal du lieu de résidence des mineurs et de leur famille.
22En outre, l'interdiction s'étend également aux mineurs trouvés en possession de drogues dans le but de les revendre, avec la disposition supplémentaire de l'interdiction de s'approcher des locaux publics et des établissements publics. Les peines pour ces délits seront aggravées et des peines d'emprisonnement préventif pour les suspects et les prévenus sont prévues. En outre, dans le cadre de la prophylaxie sociale, les familles seront directement responsables de l'abandon précoce de l'éducation des mineurs, sous peine d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à deux ans et de la révocation des mesures d'aide à la lutte contre la pauvreté déjà accordées.
23Les jeunes en proie à un malaise social évident deviennent ainsi les principales cibles de la nécessité d'assurer l'ordre public, donnant l'impression d'une véritable tolérance zéro. De plus, la responsabilité des infractions commises par les mineurs touchera aussi directement les parents, qui devront répondre du comportement criminel de leurs enfants.
24Un dernier exemple de mesures visant à écarter un danger par l'identification d'une catégorie dangereuse peut être clairement retracé dans le phénomène de la migration. Dans ce cas, il n'est même pas nécessaire de construire idéologiquement la catégorie, puisqu'elle est par nature évidente par sa présence sur le territoire. Il ne reste plus qu'à doter le phénomène d'un contenu particulier afin de mettre en évidence à la fois le risque concret qu'il parvient à générer et la bonté de la solution mise en place.
25Le 10 mars 2023, le gouvernement italien a publié un décret (décret-loi n° 20 du 10 mars 2023) contenant un ensemble de réglementations concernant les « dispositions urgentes sur le flux d'entrée légale des travailleurs étrangers et la prévention et la lutte contre l'immigration irrégulière ». Ce décret d'urgence a été pris par le gouvernement à la suite du naufrage d'une embarcation remplie de migrants, pour la plupart originaires d'Afghanistan, survenu à une centaine de mètres de la plage de Steccato di Cutro, en Calabre, le 26 février 2023. Le nombre considérable de morts (94 morts confirmés, plus un nombre indéterminé de disparus), le fait qu'il se soit produit pratiquement sans aucune intervention des autorités maritimes italiennes, et le fait que la mer ait continué à ramener des corps mutilés pendant des semaines, ont provoqué une vague d'indignation dans tout le pays.
26La réponse du gouvernement, également de nature urgente, a de nouveau conduit au durcissement des peines pour les délits liés à l'immigration irrégulière et à la création d'un nouveau délit pénal. La nouvelle réglementation durcit les peines pour le délit d'immigration clandestine, en prévoyant des peines d'emprisonnement de 2 à 6 ans (au lieu de 1 à 5 ans) et de 6 à 16 ans (au lieu de 5 à 15 ans) pour les hypothèses les plus graves de trafic d'êtres humains. En outre, la loi consolidée sur l'immigration comprend le nouveau délit de “mort ou blessure en conséquence de délits liés à l'immigration illégaleˮ, avec la particularité que si le comportement vise à obtenir l'entrée illégale sur le territoire de l'État, le nouveau délit sera puni conformément à la loi italienne même s'il se produit en dehors du territoire national.
27En réponse à l'inquiétude sociale qui a suivi le naufrage, dans une détresse évidente due à l'incapacité des autorités maritimes à organiser un sauvetage efficace, l'attitude du gouvernement italien s'est rapidement orientée vers la construction d'un récit particulier visant à rejeter la responsabilité sur l'imprudence des migrants qui n'ont pas calculé le risque d'un voyage dans ces conditions, ou sur les passeurs présentés comme des trafiquants d'êtres humains flagrants à la solde des mafias internationales.
28La gestion des flux migratoires, problématique dans tous les pays européens, trouve un moment de synthèse en Italie à travers deux orientations opérationnelles spécifiques. La première est que, face au nombre élevé d'arrivées (Caritas-Migrantes, 2023), le risque de contagion doit être éloigné du territoire. Il faut éviter que les migrants arrivent en Italie et soient comptabilisés dans les statistiques officielles. La solution consiste alors à établir des relations avec les pays par lesquels passent les flux et à y installer des frontières infranchissables. L'Italie tente d'y parvenir en convainquant même les institutions européennes d'accepter les accords d'endiguement prévus avec la Libye et avec la Tunisie et certains pays subsahariens, tout en accompagnant cette démarche d'une nouvelle idée de partenariat économique “non prédateurˮ de coopération pour le développement (appelé Plan Mattei), c'est-à-dire un plan stratégique pour la construction d'un nouveau partenariat entre l'Italie et plusieurs États africains, un plan économique non prédateur, entre égaux, visant à promouvoir un développement durable et pérenne.
29En substance, le plan prévoit une augmentation de la disponibilité énergétique pour l'Italie (en déclin suite aux événements de la guerre en Ukraine) et une aide au développement pour les pays concernés en s'accordant sur des actions visant à réduire ou mieux contrôler les flux migratoires. Au-delà de l'effet d'annonce, il y a évidemment le problème que ces mesures, si elles fonctionnaient, auraient encore besoin d'un délai moyen pour être réalisées.
30L'autre possibilité évoquée pour écarter la menace consiste à externaliser la gestion des arrivées, en confiant à des pays tiers le soin d'accueillir tous les migrants qui seraient de toute façon arrivés en Italie. Le gouvernement signe un accord avec le gouvernement albanais qui, sur la base d'un financement italien, s'engage à construire sur son territoire des installations de premier accueil et de confinement qui jouissent d'une sorte d'extra-territorialité. Outre les sérieux doutes éthiques, même cette tentative ne semble pas vouée au succès. L'idée demeure cependant que face à une véritable invasion, le gouvernement est vigilant et attentif, absolument capable de mettre en œuvre les décisions les plus appropriées, quelles qu'elles soient.
31Nous avons donc vu trois exemples de situations considérées comme “anormalesˮ qui, compte tenu de la faiblesse du pouvoir public dans l'exercice de sa fonction de régulation sociale, poussent les politiques vers des formes exclusives basées sur l'endiguement et la réduction de la dangerosité de catégories sociales spécifiques. Comme l'affirme Loïc Wacquant, les nouvelles formes de marginalité, en particulier celles concentrées dans les périphéries urbaines, finissent par être au centre d'un processus d'exclusion qui se réalise par un confinement punitif de la marginalité urbaine ainsi que par la réduction simultanée du filet de sécurité sociale et l'expansion des formes d'intervention policière. Ceci - toujours selon Wacquant - est le résultat des changements qui se sont produits dans l'exercice des fonctions politiques qui redéfinissent le fonctionnement et la capacité même de l'autorité publique sur les fronts économique, social et pénal (Wacquant, 2009 p. 304).
32Lorsque la mondialisation rencontre de graves turbulences au niveau mondial, il est nécessaire d'élargir qualitativement, avant même la quantité, la capacité d'intercepter les sources possibles de perturbation au niveau local. L'expansion se produit en affectant la nature ontologique contenue dans les fonctions politiques exercées par l'intermédiaire de l'État-nation (Fassin, 2011) pour répondre à la demande croissante de “populisme pénalˮ (Salas, 2005) c'est-à-dire l'obsession sécuritaire qui mûrit dans un contexte social désertifié de toute relation sociale significative et non instrumentale. Des individus isolés contraints de se retrouver à l'intérieur de conteneurs imprégnés de dangerosité sociale. Victimes de discriminations ethniques ou de la marginalité des quartiers populaires, des secteurs spécifiques de la population sont mis à l'écart de la société officielle avec pour mission précise de jouer le rôle de conscience négative, source de tous les cauchemars. Sa punition doit pouvoir s'étendre à l'ensemble de la société car c'est par la préservation des déchets et le rejet du gouvernement de la prison (Wacquant, 2013 p. xi) que la société tient debout. De ce point de vue, toute nécessité de créer des moyens d'expression du contrôle social aboutit à unifier les bons et les mauvais dans des camps différents.
33« La société est en train de devenir le domaine réservé du control policier ; son arbitraire y fait la loi : circule et ne t'arrête pas ; marche et ne parle pas ; ce que tu as écrit, tu ne le donneras à personne ; pas de rassemblement. La prison débute bien avant ses portes. Dès que tu sors de chez toi (Foucault, 1994 p. 193-194)
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