1En 1976, Alain Touraine commençait à élaborer la méthode nouvelle qu’il présentera en 1978 dans La Voix et le Regard, l’intervention sociologique. Et il proposa alors à François Dubet et moi-même de rejoindre Zsuzsa Hegedus pour former avec lui la petite équipe qui allait mettre en œuvre cette méthode.

2Il faut situer cette initiative dans le contexte de l’époque.

3La deuxième moitié des années 1970 est encore dominée par des modes de pensée éloignés de l’approche de Touraine. L’heure est encore au structuralisme, dans tous les domaines des sciences humaines et sociales : Michel Foucault, pour la philosophie et l’histoire, Jacques Lacan pour la psychanalyse, Pierre Bourdieu pour la sociologie, Louis Althusser s’il s’agit du marxisme, et tant d’autres pourchassent le Sujet et ne parlent que de mécanismes abstraits, de structures, d’appareils, éventuellement idéologiques, et d’État. Ce mode de pensée que Luc Ferry et Alain Renaut, dans un ouvrage très contestable, ont appelé « La pensée 68 » est paradoxalement porté politiquement par le gauchisme, qui en même temps, inspire une agitation sociale qui opère aussi bien dans l’univers classique des entreprises industrielles et du travail, on le voit notamment avec l’action de la Gauche prolétarienne et des « maoïstes » que dans celui de nouveaux conflits sociaux, antinucléaire, étudiants notamment. Il séduit aussi nombre de travailleurs sociaux, qui se retrouvent étonnamment à vouloir agir tout en affirmant que les structures du pouvoir rendent l’action vaine ou, pire encore, au service du pouvoir, qu’il soit capitaliste ou biopolitique, le savoir est pouvoir explique Foucault.

4C’est donc d’abord contre aussi bien le structuralisme comme mode de pensée que le gauchisme comme orientation politique qu’il s’agit pour Touraine de développer sa nouvelle méthode, au service d’une sociologie de l’action, avec tout son appareillage théorique et ses bases empiriques, et d’une pensée de gauche qui n’est ni marxiste, ni gauchiste.

5L’heure semble à la décomposition du gauchisme et du structuralisme, et les premiers signes de ce qui sera leur abandon massif commencent à se faire sentir. La voix et le regard (Paris, éd. du Seuil, 1978) par exemple est publié dans le contexte des premiers grands succès des nouveaux philosophes, qui viennent dire que le marxisme, le communisme, le gauchisme et bien sûr le totalitarisme ils n’en veulent plus, que c’est fini. C’est donc un contexte intellectuel hostile, mais en cours d’affaiblissement qui définit le climat idéologico-politique de l’époque.

6Mais celle-ci ne se réduit pas à ces dimensions, elle est aussi, sociologiquement, caractérisée par une mutation générale de la société même dans laquelle nous vivons. Depuis mai 68, Alain Touraine, et ceux qui comme Dubet et moi-même en seront proches, est convaincu que s’opère sous nos yeux l’entrée dans un nouveau type de société, qu’il baptisera, reprenant une formule du sociologue américain Daniel Bell, la société post-industrielle. Mais à la différence de Bell, Touraine propose de penser la société post-industrielle non pas comme une extension ou un développement de la société industrielle, mais comme une nouveauté radicale, dans laquelle tout change, à commencer par l’historicité, c’est-à-dire les représentations que la société se donne de la culture, de la façon dont il convient d’investir et donc d’utiliser le surplus économique, de connaître et de se connaître, et par les acteurs qui entendent piloter ou diriger l’historicité, au premier rang desquels il place les nouveaux mouvements sociaux, qui seront pour la société post-industrielle ce que le mouvement ouvrier a été pour la société industrielle.

7Ces acteurs animent des luttes qui, à l’époque, sont foisonnantes : lutte étudiante, avec une longue grève en 1977, mouvements de femmes, mouvement antinucléaires et écologistes, mouvements régionalistes, etc.

8L’idée va être de tester, avec la méthode de l’intervention sociologique, la validité de cette hypothèse historique : si la recherche montre que les nouveaux conflits sociaux mettent en jeu avec force une historicité qui n’est plus celle de la société industrielle, si elle permet de rendre visibles, dans le bruit et le fatras des luttes de l’époque, des significations qui sont celles d’un mouvement social, au sens d’une action contestataire de haut niveau de projet, et pas seulement des conduites de crise, ou des demandes de moins haut niveau, par exemple en matière de salaire et de revenu, alors il est pertinent de dire que nous entrons dans un nouveau type de société.

9C’est un dispositif complexe que Touraine va proposer pour procéder à ces tests. Pour diverses luttes, des militants seront invités à entrer dans un processus long et exigeant qui doit permettre de dire si oui, ou non, ou dans quelle mesure leur action comporte des significations qui sont celles d’un mouvement social, et qui donc ne sont pas seulement des conduites de crise, ou des demandes de bas niveau de projet. La démarche va permettre de décomposer analytiquement, comme chimiquement, une lutte concrète, et de constater, ou non, qu’elle comporte, parmi d’autres significations, celle qui correspond à une action propre à l’historicité d’une société post-industrielle. Et si c’est le cas, elle permettra aussi de prendre la mesure de l’importance de cette signification, si elle pèse lourd, ou bien peu, si elle est robuste et affirmée, ou faible et fragile Par exemple, une lutte étudiante peut demander une hausse des bourses pour les étudiants, des salles de cours mieux équipées, une loi favorable aux étudiants étrangers de sorte qu’ils payent moins de droits : cela ne touche pas à l’historicité. Mais si elle comporte aussi l’idée que les étudiants ont leur mot à dire sur les finalités générales de l’enseignement supérieur, sur la production des connaissances, sur leur diffusion, alors tout change, le niveau de projet est élevé, et propre au mouvement social d’une société post-industrielle.

10Au cœur d’une intervention sociologique, il y a l’idée que les acteurs, en l’occurrence les militants d’une lutte, n’ont jamais pleine conscience de ce que pourrait être le sens le plus élevé de leur action, mais qu’ils peuvent y accéder grâce à l’intervention des chercheurs. Il faut d’abord pour cela que l’idéologie spontanée des acteurs soit affaiblie, ne soit pas un obstacle à l’analyse. C’est pourquoi une intervention sociologique, menée en principe avec un groupe d’une dizaine de militants de la lutte étudiée, commence par une série de rencontres, de dix à quinze, au cours desquelles le groupe reçoit successivement divers invités qui sont des partenaires ou des adversaires de leur action. Des militants étudiants, par exemple, se plaignent des profs, on fait venir un syndicaliste enseignant. Ils luttent au nom de la classe ouvrière ? On fait venir des ouvriers par exemple syndicalistes. Contre le capitalisme ? On fait venir des patrons. Etc. De telles rencontres apportent leur lot de surprises, d’étonnement, les discours initiaux sont ébranlés, les idéologies initiales se défont ; il va être possible de passer à une deuxième phase, dans laquelle il n’y a plus d’invités mais où les chercheurs, deux en principe, poussent le groupe à analyser son action, et à le faire du point de vue de la plus haute signification possible : vous êtes un nouveau mouvement social étudiant dans la mesure où…, à condition que… Plusieurs séances sont nécessaires ici, dans le groupe, tout le monde n’accepte pas l’hypothèse des chercheurs, on discute, on argumente, et finalement, au sein du groupe, les choses se décantent, par exemple : certains acceptent, d’autres sont hésitants, d’autres refusent. Ceux qui acceptent l’hypothèse la valident-ils ? Pas nécessairement. Il peut y avoir une « illusion groupale », un effet de séduction de la part des chercheurs, ou le désir d’en finir. Une hypothèse est d’autant plus pertinente que les acteurs qui l’ont acceptée en font quelque chose : ils revisitent leur action passée à sa lumière, ils reprennent des moments de la vie du groupe qu’ils comprennent mieux, ils proposent en fonction d’elle à leur organisation d’en reprendre les thèmes, etc.

11C’est ainsi qu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980, nous avons étudié la lutte étudiante, les luttes occitanes, le mouvement antinucléaire, je ne rentre pas ici dans le détail, mais en mettant en place ce processus d’intervention sociologique qui est lourd et coûteux : si on pense qu’il faut au moins deux groupes, que pour chaque groupe, il y a des dizaines d’heures de rencontres, sans parler des entretiens individuels auparavant, pour préparer et monter l’intervention, avec des problèmes logiques considérables, il faut outre les chercheurs des assistants qui enregistrent, décryptent, etc.

12Le résultat de ces trois interventions est clair : mai 68 est bien loin, il n’y a guère de mouvement social étudiant, mais tout au plus un désir de mouvement ; le mouvement occitan ne peut pas durer, tant les éléments qui le constituent sont incapables de s’intégrer, avec d’un côté des enseignants qui veulent promouvoir la langue et l’histoire occitanes, et de l’autre des viticulteurs en lutte contre Bruxelles et les négociants, tout ceci ne pouvait s’unir que dans la fuite en avant qu’offre la violence, or les militants ne veulent pas passer à la violence. Enfin, le mouvement antinucléaire préfigure davantage la société post-industrielle, dans la mesure où il table non pas sur la peur du nucléaire, mais contre les appareils technocratiques qui prennent les décisions et qu’il en appelle à la démocratie.

13Cela signifie que les chercheurs ne sont pas les intellectuels organiques de la lutte qu’ils étudient, même s’ils ont de la sympathie pour elle, ils ne cherchent pas à faire rentrer de force les faits dans leur théorie, ils testent une hypothèse, et si elles ne fonctionnent pas, ils le disent.

14Par la suite, nous nous sommes interrogés : qu’advient-il de l’acteur central de la société industrielle, le mouvement ouvrier, disparaît-il dans la société post-industrielle ? Nous avons monté une importante intervention sur la conscience et l’action ouvrières, et la conclusion est claire : le mouvement ouvrier ne disparaît, pas, mais il ne peut plus fonctionner au niveau de l’historicité, il s’institutionnalise et devient une force politique. Ce qui, trente ans après, a été validé quand en 2023 le mouvement intersyndical contre la réforme des retraites a exercé une forte pression institutionnelle, politique, mais n’a jamais prétendu prendre le pouvoir, diriger les orientations générales de la vie collective, bref, se situer au niveau de l’historicité.

15En 1980, un mouvement social total, Solidarność, incarnait tout à la fois en Pologne une conscience ouvrière, une identité nationale et catholique, et un puissant désir de démocratie. Sous mon impulsion, encouragés par un dirigeant de la CFDT, Richard Stawiarski, qui avait une claire idée de la nature de cette action, nous avons mené une recherche sur Solidarność en Pologne, avec une équipe franco-polonaise, qui a fait vivre 6 groupes d’intervention, pour étudier non pas le mouvement d’une société post-industrielle, mais la rencontre de ces trois composantes, à haut niveau de projet. La recherche a montré la force de Solidarność, qui a mis fin au communisme réel dans cette partie du monde.

16En France, nous n’entrions pas aussi vite que nous l’aurions souhaité dans une société post-industrielle, mais aujourd’hui, je pense qu’il y aurait de bien belles interventions sociologiques à faire sur le mouvement des femmes - ce que Touraine a tenté (cf. Le monde des femmes, Paris, éd. Fayard 2006), sur des questions éthiques, par exemple la fin de vie (je publie dans quelques semaines un article où je montre ce que la démarche d’intervention sociologique pourrait apporter à des initiatives du type Convention citoyenne sur la fin de vie), sur le mouvement écologiste, sur l’antiracisme, etc.

17J’ai indiqué qu’il faut des moyens non négligeables pour conduire une intervention sociologique sur ce modèle. Mais avec des moyens légers, il est possible d’obtenir des résultats intéressants. Ainsi, Daniel Jacquin a utilisé la méthode sans argent, ou presque, seul, sans équipe, ni assistant, pour analyser l’action des « LIP », dont la lutte autogestionnaire avait eu d’immenses répercussions en 1973-1974. Avec déjà plus de moyens, Philippe Bataille a mis en place une intervention sociologique avec des malades du cancer – son livre a été très remarqué.

18L’important peut être résumé de la façon suivante : les méthodes classiques en sociologie, quand il s’agit d’étudier l’action, questionnent les acteurs et traitent leurs réponses, qu’il s’agisse d’entretiens quantitatifs ou qualitatifs, ou de questionnaires. Ou bien encore elles observent, - y compris sous une forme participante. L’intervention sociologique fonctionne autrement : les chercheurs, au cœur de la recherche, proposent aux acteurs de réfléchir avec eux, ils les mettent en position de se situer par rapport à une hypothèse, d’en débattre et finalement d’en montrer la pertinence ou la validité. Ils les invitent à élever leur niveau d’analyse, à être Sujets de leur analyse. On peut imaginer dans la même perspective des dispositifs plus légers, l’essentiel est d’admettre que le chercheur ne questionne pas l’acteur, sur lui-même, ce qu’il a fait, d’où il vient, sur son milieu social, son âge, son sexe, son lieu d’habitat, son niveau d’éducation, etc. Mais bien davantage, il le met en position de réfléchir sur son action, et de le faire du point de vue d’une hypothèse qui renvoie à un haut niveau de projet. L’acteur ici est un Sujet, et non un objet.

19Dans le contexte de ces premières interventions, j’ai eu l’idée d’étudier non pas un acteur dominé et contestataire, un mouvement social peut-être, mais une action de dominant et dirigeant, ce fut mon intervention auprès de dirigeants d’EDF avec Sylvaine Trinh, qui se sont révélés effectivement très technocratiques, mais aussi s’identifiant à un haut niveau de projet, à une historicité qui avait ceci d’étonnant qu’elle conjuguait l’ancienne, propre à une société industrielle, et une nouvelle, post-industrielle. Puis toute cette phase des premières interventions a été suivie, dans un deuxième temps, par d’autres interventions portant sur la face d’ombre de la vie collective, la délinquance, l’anomie, la violence, le terrorisme, le racisme, l’antisémitisme Ce furent d’un côté le programme de François Dubet, sur la « galère des jeunes », et d’un autre côté le mien, sur le terrorisme. La méthode, ici, nous a servi à mieux comprendre le contraire des mouvements sociaux, leur décomposition, leur impossibilité, et, dans des cas extrêmes, leur renversement dans leur contraire, leur inversion, des anti-mouvements si l’on veut. Ce qui veut dire que cette méthode peut être étendue à d’autres objets que ceux de son programme initial. Ce qui compte est la formulation par les chercheurs d’une hypothèse, et le test qui consiste à voir si les acteurs peuvent accepter cette hypothèse, et en faire quelque chose, ou non.

20Enfin, le programme initial a été pensé et mis en œuvre à la fin des années 1970, en des temps où le numérique balbutiait, il y avait l‘informatique, mais pas Internet, les réseaux sociaux, etc. Dans l’univers digital qui est le nôtre aujourd’hui, je pense que l’intervention sociologique pourrait tirer profit de bien des innovations. Techniquement d’abord, en profitant des réseaux sociaux, pour ouvrir avec certains participants des débats qui pourraient se transformer en intervention en distanciel. J’y ai pensé en lisant la thèse de Nathalie Paton, qui analyse des films vidéo postés sur You Tube par des personnes qui disent comprendre les auteurs de School Shootings : une intervention sociologique, ici, pourrait permettre d’aller encore plus loin dans la compréhension de ce phénomène si préoccupant (cf. Nathalie Paton, « Vers une individuation médiatisée par la participation à une scène sub-culturelle numérique. Les auteurs de School Shooting et leurs public s», Thèse pour le doctorat de sociologie, université de Toulouse le Mirail, 7 décembre 2012). Ou en lisant le livre de Antonio Casilli et Paola Tubaro sur l’anorexie (Le phénomène ‘pro-ana’. Troubles alimentaires et réseaux sociaux, Presses des Mines, 2017), qui montre l’importance de la relation qui s’effectue via un réseau social entre malades qui auto-analysent leur maladie. Là aussi, on pourrait là aller plus loin en montant une intervention sociologique en distanciel avec certains participants à ce réseau.

21Il faut maintenant s’interroger sur l’écho très limité qu’a eu cette méthode, qui est à ce jour la principale innovation sociologique des cinquante dernières années. Quelques chercheurs ont certes tenté de l’utiliser ou de l’adapter, y compris à l’étranger, en Amérique latine notamment, presque tous anciens élèves d’Alain Touraine. J’ai lancé après la chute du Mur de Berlin en 1989 un vaste programme d’interventions dans les pays de l’ancien empire soviétique, et j’ai moi-même mené en Russie en 1992-1993 une série d’interventions, avec Alexis Bérélowitch et une équipe de chercheurs russes. Il s’agissait de voir si de nouveaux mouvements sociaux pouvaient apparaître en Russie, les résultats ont été plutôt démoralisants, et avec le recul du temps, notre livre (Les Russes d’en bas, Paris, éd. du Seuil, 1997) éclaire la situation actuelle ; d’autres chercheurs du CADIS ont essayé de faire de même, notamment en Roumanie. J’ai eu aussi des discussions fort intéressantes en Chine, où un collègue universitaire était très au courant de la méthode, il avait lu tout ce qu’il avait pu trouver en anglais, et m’a expliqué qu’il avait lui-même inventé et développé sa propre méthode d’intervention sociologique, qu’il distinguait de celle de Touraine en affirmant qu’elle était « forte », là où en France elle est « faible ». Son explication était intéressante : quand la société civile est forte, comme en France, une méthode « faible » convient ; quand elle est faible, il faut une démarche « forte » - je n’ai pas réussi à en savoir plus.

22En fait, le bilan général est maigre, et aujourd’hui, personne pratiquement ne se réclame de l’intervention sociologique.

23Parmi les explications à cet insuccès, il y a des causes où se conjuguent des questions institutionnelles et politico-idéologiques. Institutionnellement, les soutiens ont été presque toujours et en tous cas très vite défaillants. La création d’un centre de recherche, le CADIS (Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques) appuyé par une association (Atelier d’Interventions Sociologiques), qui portent tous deux son nom n’a pas été aidée, c’était clair dès le début des années 1990, et même a été sabordée dans les années 2000 par les institutions de tutelle. Il fallait pour le CNRS et l’EHESS promouvoir des centres répondant à l’évidence à d’autres critères organisationnels. Faire élire à l’EHESS ou recruter au CNRS des chercheurs incarnant cette orientation intellectuelle s’est révélé presque impossible, en tous cas exceptionnel ou très insuffisant - les électeurs étaient portés par d’autres logiques, idéologico-politiques (gauchistes et structuralistes, marxistes, ou au contraire conservatrices et de droite). Par ailleurs, la méthode est complexe - je n’ai fait qu’en dire quelques mots - et exigeante, et le rôle des chercheurs est difficile à faire comprendre : ils doivent en même temps « tirer » le groupe vers l’hypothèse proposée, qui n’est pas évidente, et le « pousser », de façon à encourager ses éléments à jouer la carte de l’analyse de leur propre action. Les nouvelles générations de chercheurs sont très différentes de la mienne. Ceux qui s’engagent le font en étant convaincus qu’ils sont détenteurs du sens de l’action qu’ils étudient. Une étude sociologique de « qui sont les chercheurs aujourd’hui » montrerait aussi qu’ils sont, lorsqu’ils ne s’engagent pas, peu soucieux de penser l’historicité, de monter en généralité, bref assez éloignés du modèle de ma génération, et qu’ils ne veulent pas faire le genre de sacrifices qui étaient les nôtres : nous étions en quelque sorte des militants de la sociologie, en même temps que de l’avènement dans un autre type de société, nous étions prêts à de grands sacrifices pour mener nos recherches. Acceptant aussi, et avec joie, d’avoir un maître, un patron, d’être un temps des compagnons en formation, ce qui passe mal dans les nouvelles générations. Entre ceux qui mènent un combat qu’ils associent à leur objet, sur le genre, la race, une identité, et ceux qui sont bien trop débordés par la vie quotidienne pour s’engager dans l’aventure d’une intervention sociologique, il y a peut-être aujourd’hui un déficit de vocation pour ce type de démarche.

24Peut-être aussi faut-il envisager les luttes concrètes où les chercheurs pouvaient espérer trouver des éléments de nouveau mouvement social. Ces éléments ont été faibles en France, y compris si l’on compare à d’autres sociétés, et souvent les luttes étaient tentées par la radicalisation, un certain gauchisme, voire la violence - tout le contraire de ce qui peut envisager une intervention sociologique cherchant à faire apparaître de nouveaux mouvements sociaux. Ni le climat idéologico-politique, en partie débarrassé du gauchisme, mais aussi peu propice aux engagements qui nous intéressaient, ni les conflits sociaux réels, ni les mobilisations culturelles des cinquante dernières années n’ont encouragé à développer des interventions sociologiques.