• 1 Pour une histoire de la notion, voir Lochard, 2007.

2La notion de savoir expérientiel désigne « une vérité apprise par l’expérience personnelle d’un phénomène »1 et, en particulier, les savoirs issus de l’expérience de la maladie (en particulier, des troubles de la santé mentale) et, par extension, des situations de handicap, de pauvreté et de précarité (Simon et al., 2019; Godrie, 2017). Mais, dans la mesure où « élaborer du savoir à partir de l’expérience vécue est une caractéristique humaine universelle » (Gardien, 2017), le savoir expérientiel est un peu comme « la prose » de Monsieur Jourdain et la notion peut évidemment être étendue aux « minorités" de genre, d’origine ethnique ou d’orientation sexuelle » qui focalisent aujourd’hui l’intérêt des jeunes générations de sociologues (Grard, 2017; Godrie et Dos Santos, 2017).

• 2 Les réflexions qui suivent ont initialement fait l’objet d’un exposé à des doctorant(e)s de l’IRIS (...)

4Inscrites dans l’air du temps sociologique, ces notions interpellent éthiquement, politiquement et scientifiquement l’exercice ordinaire du métier de sociologue2. On s’efforcera d’y répondre en rappelant d’abord que la co-construction du savoir est inhérente à toute enquête sociologique. L’analyse méthodique de la construction des savoirs expérientiels mettra ensuite en évidence ce qui les distingue de facto de la connaissance sociologique (sans que l’on puisse y voir une forme d’injustice). Puis, on montrera que les exigences propres à la connaissance sociologique font qu’elle n’est pas réductible aux savoirs expérientiels des enquêtés. Enfin, on conclura que la pratique sociologique, si intrinsèquement politique soit-elle, ne saurait être réduite à une fonction proprement politique de porte-parole des enquêtés.

• 3 Voir Bourdieu, 1984. Michel Callon propose d’inclure les objets inanimés au nombre de ceux dont le (...)

8La mobilisation de collectifs qui préexistent à l’enquête suppose une définition de l’enquête qui soit compatible avec ses objectifs et que soit résolu au moins implicitement le problème d’une éventuelle concurrence avec un sociologue susceptible de se faire, à sa manière, le « porte-parole de ses enquêtés » 3. Qui parle pour qui ? Si un accord est trouvé sur les conditions de la coopération entre le sociologue et le collectif, le sociologue a toute chance d’être perçu comme un mandataire à tel ou tel titre du collectif mobilisé et cette représentation n’est pas sans conséquence sur la définition de la situation d’enquête.

• 4 Il va de soi par ailleurs que l’enquête sociologique n’a pas plus les mêmes fins qu’elle n’a les mê (...)
• 5 Un colloque de l’INED (23/9/2022) intitulé « Rétribuer, inciter, dédommager » s’interrogeait sur le (...)
• 6 Elle peut contribuer, par exemple, à la légitimer et/ou à accroître sa visibilité.

9Quant à la participation à l’enquête d’individus isolés, elle suppose non seulement la possibilité d’établir un contact préalable, mais aussi une offre de parole qui suscite un minimum d’intérêt (ne serait-ce qu’une opportunité de « se faire entendre ») et une représentation de la situation d’enquête, telle que les individus sollicités acceptent de s’y prêter. Si la participation des enquêtés peut être exigée dans le cadre d’enquêtes menées par des institutions étatiques (police ou justice), le sociologue académique doit s’efforcer en effet de convaincre les enquêtés virtuels de l’intérêt de son enquête4. L’expérience montre que cette participation ne va pas de soi : les non-réponses, l’évitement et les refus de participation sont fréquents. L’intérêt que le sociologue tente de susciter, peut être matériel : il rétribue alors la participation à l’enquête5. Mais cet intérêt est presque toujours symbolique. Le sociologue peut ainsi mettre en avant l’intérêt proprement scientifique de l’enquête (« pour la science ») en faisant valoir la légitimité scientifique (inégale) de l’institution dont il relève (université, CNRS, think tank, bureau d’études public ou privé, etc.). L’écho trouvé par ce genre de démarche dépend alors de la reconnaissance (variable) accordée par les enquêtés à « la valeur de la science ». Dans ce registre, le sociologue peut également faire valoir l’intérêt politique (au sens large) de l’enquête qu’il mène, en soulignant une contribution possible de son enquête à telle ou telle « cause » supposée être celle des enquêtés6 : on y reviendra in fine.

• 7 L’enquête sur des populations dominantes confronte le sociologue à une situation d’enquête inversée (...)

11Quand l’enquête s’adresse à des populations dominées, la situation d’enquête peut être décrite comme un cas particulier d’interactions asymétriques entre des individus socialement hiérarchisés (i. e. inégalement dotés de ressources économiques et culturelles) (Pinson, Pinson-Charlot, 1991 ; Chamboredon et al., 1994)7 : dans ce cas, la domination du chercheur est inévitablement inscrite dans la situation d’enquête. S’il est vrai que le sociologue s’efforce de faire oublier la domination qu’il exerce – le plus souvent à son corps défendant – en s’efforçant d’établir un « rapport de confiance » avec les enquêtés, c’est-à-dire en manifestant sa volonté de ne pas leur nuire (par exemple, en leur garantissant l’anonymat), sinon en épousant ostensiblement ce qu’il suppose être « leur cause », il faut néanmoins se demander ce que les propos de l’enquêté doivent à cette interaction asymétrique entre un universitaire détenteur d’une légitimité culturelle plus ou moins visible et des profanes plus ou moins démunis, et, plus précisément, à la représentation qu’ils s’en font au fil de l’enquête parallèle qu’ils mènent, plus ou moins implicitement, sur l’enquêteur et sur l’enquête. Les mêmes locuteurs tiennent en effet des discours différents en fonction de la représentation qu’il se font de l’interaction : d’où, par exemple, la distinction qu’opère James Scott (1992), entre public transcript (discours, sinon soumis à la censure, du moins guidé par la prudence) et hidden transcript (discours tenu entre soi). Si le sentiment d’indignité culturelle (qu’engendre l’échec scolaire) peut induire l’autocensure et parfois le silence, la réassurance culturelle qu’autorisent, par exemple, la fréquentation assidue des réseaux sociaux (i. e. la participation à une vox populi connectée) ou l’appartenance à tel ou tel collectif, permet de se confronter à la situation d’enquête. De même, le souci de « sauver la face » (Goffman, 1974) (ou de ne pas la perdre) peut conduire à la censure (par omission), sinon au mensonge ou à un conformisme stratégique. De même encore, le souci de se gagner les bonnes grâces du sociologue peut conduire à anticiper ses attentes, à mettre l’accent sur tel ou tel aspect qui permet de les devancer, à s’efforcer de « faire bonne figure », sinon de « se faire valoir », etc.

• 8 Il va de soi néanmoins que la pratique de l’enquête suppose une liberté d’expression juridiquement (...)

12C’est dire que les propos recueillis par le sociologue ne sont pas la simple expression d’un « droit à la parole » reconnu aux enquêtés8. La contribution cognitive des enquêtés dans la co-construction du savoir dépend pour partie d’une offre de parole et d’une situation d’énonciation définie par le sociologue et acceptée par les enquêtés. C’est pourquoi la compréhension des savoirs expérientiels qu’ils délivrent, passe par un équivalent de ce que les historiens désignent comme « la critique des sources ».

• 9 On considère ici avec Pierre Bourdieu (et Leibniz) que « nous sommes automates dans les trois quart (...)

13De façon générale, on peut distinguer trois modalités de la connaissance : la connaissance pratique (inconsciente ou latente) associée au « sens pratique »9, la connaissance consciente plus ou moins réflexive (qui correspond aux savoirs expérientiels) (Mauger, 2023, p. 35-96) et la connaissance scientifique associée à la rupture avec le sens commun et à l’impératif de réflexivité.

• 10 Voir, par exemple, la place accordée dans la pratique de l’enquête sociologique aux « récits de vie (...)
• 11 De façon générale, là où le sociologue explique les pratiques par des « causes », l’agent les expli (...)
• 12 La conscience est une propriété inhérente à l’individu qui parle : elle est inscrite dans le langag (...)

14De façon générale, la pratique de l’enquête10 montre que la plupart des enquêtés interrogés par le sociologue, ont la capacité de faire un compte rendu (account) plus ou moins précis, plus ou moins fiable, de leurs pratiques, d’énoncer, si besoin est, leurs « raisons d’agir »11 avec une conviction d’intensité variable et un plus ou moins grand souci de cohérence et sont même capables de revenir sur leurs propos antérieurs pour les compléter, les critiquer, les rectifier, voire les remplacer par d’autres. En d’autres termes, les enquêtés ordinaires, capables (inégalement) de « penser leur propre pensée », sont dotés d’une « conscience réflexive » (Wolff, 2019, p. 138-139 ; 174). La notion de « conscience réflexive ordinaire » admet donc deux propriétés : d’une part, la faculté de parler de ses pratiques (qui suppose elle-même mémoire et langage)12, d’autre part, celle de compléter ou de réviser ces récits (réflexivité), en répondant par exemple à la question « pourquoi ? ». Mais, rétablir ainsi la conscience réflexive dans la théorie de la pratique, ce n’est pas pour autant prendre la sociologie spontanée des enquêtés (leur expérience du monde social) pour une science infuse du monde social et réduire ainsi la sociologie à un account of accounts. Le « principe de la non-conscience », selon les auteurs du Métier de sociologue (Bourdieu et al., 1968, p. 38) ou celui de la « rupture avec le sens commun » qui en résulte (Durkheim, 1982 [1937], est une condition sine qua non de la science sociologique, à condition toutefois de préciser que cette « non-conscience » désigne une « fausse conscience » plutôt que l’absence pure et simple de conscience.

• 13 Tout agent interrogé sur telle ou telle de ses pratiques peut en donner « des raisons », mais il en (...)

15Les récits de pratiques de la conscience réflexive ordinaire, recueillis, par exemple, dans le cadre de la situation d’enquête, invitent à construire une science des représentations ordinaires du monde social13. Dans ce cadre, les savoirs expérientiels des enquêtés apparaissent comme des discours ad hoc produits in situ à l’initiative du sociologue. Comment caractériser ces savoirs de la conscience réflexive ordinaire recueillis dans le cadre de l’enquête ? Outre que les discours tenus par les enquêtés dépendent, on l’a vu, des conditions sociales de l’énonciation (celles de la situation d’enquête), il faut se demander ce qu’ils doivent :

• 14 Ève Gardien parle d’un « processus de sémantisation de l’expérience » (« Qu’apportent les savoirs e (...)
• 15 « Plusieurs discours peuvent être compatibles avec les mêmes dispositions [et] inversement, plusieu (...)

216°) aux diverses sources disponibles pour restituer son expérience sous forme de récit14, transcrire la connaissance pratique en connaissance consciente (i. e. en savoir expérientiel), opérer le passage de la praxis au logos. Chacun(e) emprunte, en effet, une sorte de « prêt-à-parler » fait des représentations, classements et interprétations qui ont cours dans « son milieu », mais aussi ceux de journalistes, d’hommes politiques, etc., entendus ici ou là. Ainsi comprend-on que, dans certaines limites à définir, il existe un répertoire (plus ou moins étendu) de « bonnes histoires », comme dit Jérôme Bruner (2005), et, dans certains cas, telle ou telle trame « idéologique » (politique, religieuse, etc.) qui peuvent faire l’affaire pour expliciter telle ou telle expérience pratique, quitte à devoir les bricoler pour y avoir « le beau rôle » et se voir crédité(e) de « bonnes intentions »15 (d’où l’ambivalence fréquente des discours tenus). C’est ainsi que la conscience réflexive ordinaire s’avère perméable à la doxa, sinon aux idéologies sous leurs diverses formes ;

• 16 Schématiquement, on peut la caractériser à la fois par son psychologisme (qui explique les pratique (...)
• 17 « C’est un fait remarquable, note Émile Benveniste, que parmi les signes d’une langue, de quelque t (...)
• 18 Voir Benveniste (1974, p. 67-78). « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme suj (...)
• 19 Sur la diffusion d’une « culture psychologique de masse », voir Castel et al., 1980 ; Schwartz, 201 (...)

227°) enfin, à la philosophie subjectiviste de l’action et du rapport du sujet à son action16 dans la mesure où ces récits de pratiques sont inséparables du statut linguistique de la « personne » : « en toute langue17 et à tout moment, celui qui parle s’approprie je, ce je qui […], mis en action dans le discours, y introduit la présence de la personne sans laquelle il n’est pas de langage possible »18. On peut, par ailleurs, caractériser cette philosophie subjectiviste de l’action et du rapport du sujet à son action par son psychologisme (qui explique les pratiques par les intentions, les motivations, les raisons d’agir)19 et son moralisme (qui les évalue et les ordonne par rapport au bien et au mal).

• 20 Il faut ainsi se demander ce que l’élection d’objets de prédilection doit à la participation affect (...)
• 21 « Il est des sociologies qui ne sont que des étalages plus ou moins complaisants d’états d’âme », n (...)

25Outre les compétences requises pour s’acquitter du « droit d’entrée » dans le champ scientifique, la connaissance scientifique impose, au moins dans le cas des sciences sociales, « l’objectivation du sujet de l’objectivation ». Parce que les sociologues n’échappent pas plus que quiconque aux effets d’un habitus lié à une trajectoire spécifique qui définit, non seulement un point de vue, mais aussi des dilections et des aversions, des intérêts et souvent des « causes » à défendre, la sociologie risque de se réduire à un parti pris et s’expose ainsi à la relativisation. Si le rapport du sociologue à son objet est souvent le principe de son intérêt pour cet objet20, incontrôlé, il est également générateur de projections du chercheur sur ses enquêtés (celles de l’ethnocentrisme ordinaire) et, en définitive, de ce genre de sociologie qui instruit plus sur le sociologue (ou, du moins, sur son point de vue) que sur son objet21. En s’efforçant d’objectiver son point de vue et en prenant la mesure de ce que « la vue » doit au « point de vue », le sociologue peut éviter de confondre son point de vue avec celui des enquêtés et de parler de lui à son insu. À cet égard, Bourdieu précisait que le sociologue a « d’autant plus de chances d’être objectif, qu’il a plus complètement objectivé sa propre position (sociale, universitaire, etc.) et les intérêts, notamment les intérêts proprement universitaires, liés à cette position » (Bourdieu, 2011, p. 180-181).

• 22 On constate néanmoins, outre la surévaluation connue des niveaux de salaire et des niveaux de diplô (...)

29Certes, il ne s’agit pas, pour autant, d’écarter cette sociologie spontanée « comme obstacle épistémologique, obscurité, doxa » (Bourdieu, 2016, p. 281), sinon pourquoi enquêter ? Il faut s’interroger sur la capacité ordinaire d’établir la vérité d’un certain nombre d’affirmations par soi-même, indépendamment de ce que peuvent dire les autres et se demander ce que les propos tenus doivent au souci, sinon de vérité, du moins de vraisemblance, c’est-à-dire à l’adéquation - plus ou moins stylisée - du discours tenu à l’expérience faite du monde social (où l’herbe est verte et les pierres sont dures)22. Ainsi faut-il distinguer dans les récits faits au sociologue les faits vérifiables (l’herbe est verte, les pierres sont dures) et ce qui relève de l’interprétation « psychologique » et du jugement moral (les raisons d’agir - bonnes ou mauvaises - attribuées à soi-même et/ou aux autres). Mais il est vrai que l’on peut rencontrer des sociologues spontanés dotés d’une lucidité sociologique exceptionnelle et que certains « informateurs » peuvent avoir accès à des savoirs qui échappent aux sociologues professionnels. Par ailleurs, il ne manque pas, a contrario, de sociologies savantes qui communient avec leur objet : elles ont même d’autant plus de chance de se voir plébiscitées qu’elles peinent à rompre avec le sens commun. Néanmoins, outre que, de façon générale, les enquêtés n’ont, pas plus que quiconque, la science infuse, ils n’ont pas non plus, le projet de comprendre sociologiquement. La défense de leurs intérêts et la promotion de leur cause vont souvent de pair avec l’indignation, la déploration et la détestation, d’un côté, la bienveillance, l’identification et la compassion, de l’autre. À l’inverse, l’intention scientifique du sociologue l’oblige, d’une part, à établir une version aussi contrôlée que possible des pratiques qu’il étudie (les faits) en multipliant autant que faire se peut les approches (les questionnaires, les entretiens, mais aussi l’observation directe, les archives) et, d’autre part, à construire une explication sociologique susceptible de rendre compte à la fois des faits observés et de la vision qu’en livrent les enquêtés (leurs savoirs expérientiels), en montrant, pour les enquêtés comme pour lui-même, ce que la vue doit au point de vue.

• 23 L’épistémologie qui s’interroge sur les fondements des sciences (souvent en étudiant leur histoire) (...)
• 24 Il ne s’agit évidemment pas pour autant de disqualifier les pratiques militantes et le métier polit (...)

30C’est cette dissymétrie des compétences (le capital scientifique), des intentions (scientifiques/politiques) et des pratiques entre le sociologue et ses enquêtés qui peut être dénoncée au nom d’une « épistémologie du point de vue situé » (standpoint epistemology)23 comme une « injustice épistémique ». Mais ignorer l’écart entre savoir expérientiel et connaissance sociologique, c’est aussi méconnaître la distinction fondatrice entre sociologie et sociologie spontanée, entre le travail scientifique et le travail politique24.

• 25 En la matière, l’usage de la vidéo semble se banaliser mais la vidéo n’enregistre pas plus le langa (...)

32Il est vrai que la mobilisation des enquêtés qu’implique l’enquête de terrain s’apparente à la mobilisation politique d’une « base » : il s’agit, dans les deux cas, d’énoncer une offre de parole mobilisatrice, d’établir des contacts (qui supposent un minimum d’empathie, de connivence pour instaurer la confiance) et d’assister, autant que faire se peut, le travail d’énonciation de l’expérience25. Mais les deux démarches sont distinctes par leur durée (la participation à l’enquête est en général limitée dans le temps alors que l’engagement politique se veut durable) et surtout par leurs fins. L’enjeu de la mobilisation des enquêtés en faveur de l’enquête est « scientifique », leur mobilisation proprement politique cherche, outre un engagement pérenne, une consolidation de la conscience politique des militants et la construction d’un collectif en élaborant une parole collective dans laquelle chacun puisse se reconnaître et en formant des porte-parole.

• 26 Mais il est vrai que l’indignation morale fournit souvent son point de départ au travail sociologiq (...)
• 27 Pierre Bourdieu, « Sur l’objectivation participante », art. cit.

33Si le travail sociologique cherche d’abord à établir, à travers l’enquête menée, un état aussi objectif que possible des pratiques des enquêtés et des interprétations qu’ils en donnent, il cherche, en définitive, à rendre compte sociologiquement de ces pratiques et de ces représentations ou, en d’autres termes, à « construire l’objet » de la recherche menée (Pinto, 2020; Pouly, 2022). C’est dire que, si le chercheur s’engage (à cause des objets qui sont les siens) sur le terrain de la politique, il n’abandonne pas les exigences et les compétences propres au métier de sociologue. Réduire le chercheur au rôle de porte-parole de ses enquêtés, sans autres fins ni moyens que ceux d’un militant ordinaire, c’est annuler sa contribution spécifique. Les « bonnes intentions » (pas plus d’ailleurs que les mauvaises) ne conduisent pas à faire de la « bonne sociologie »26. La sociologie n’a pas plus vocation à être une sociologie d’État qu’à être enrôlée au service de telle ou telle cause : la recherche est au service de la science et, pour pouvoir l’être, il lui faut refuser toute dépendance étatique ou politique. Soumis aux règles de la communauté savante, le travail sociologique implique la défense de son autonomie et le refus de toute subordination (y compris à l’égard des causes qu’il entend défendre), même s’il est vrai qu’il conduit souvent à « une manière un peu triste d’accepter, en soi et dans les autres, une vérité objective que les nécessités de l’existence ordinaire commandent de cacher et de se cacher »27.

• 28 Selon Michel Foucault, « il faut […] admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement e (...)

36Quant aux effets proprement politiques de la sociologie, si l’on peut admettre qu’« il n’y a pas de relations de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir », il y a de bonnes raisons de douter que « tout savoir suppose et constitue en même temps des relations de pouvoir »28. L’existence d’effets politiques des connaissances sociologiques suppose, en effet, qu’elles puissent trouver un écho assez puissant dans le champ médiatique pour être entendues dans le champ politique et y trouver assez de force pour y exercer un effet. Le moins que l’on puisse dire est que ces effets politiques ne vont pas de soi…