2Prenons l’exemple des processus de radicalisation, dont on a beaucoup parlé à la suite des attentats de 2015. Tels qu’abordés par les politiques publiques de « déradicalisation », ils sont placés en dehors du politique. Il ne s’agit pas de réfléchir à la manière dont notre société, avec ses inégalités et ses injustices, engendre ces processus afin de nous en prémunir, mais de les aborder comme un délire psychotique à endiguer. Prenons l’exemple des anti-vax pendant la pandémie du Covid-19 : leurs conduites, y compris lorsqu’ils et elles critiquaient l’absence de débat démocratique autour des politiques sanitaires, étaient renvoyés pêle-mêle à l’irrationalité ou à l’ignorance. Prenons, enfin, l’exemple paradigmatique du terrorisme, revenu d’actualité à la suite des attentats du Hamas du 7 octobre. Ce qualificatif est toujours accolé à une violence jugée politiquement illégitime, sans que l’on interroge toutefois les conditions de production de cette légitimité. Dans tous ces cas, et bien d’autres, on identifie des phénomènes à combattre, et à combattre d’autant plus aisément qu’on les soustrait au politique, au sens anglais de la « polity » : l’organisation de la vie en commun avec ses inégalités, ses injustices et ses conflits. En les soustrayant au politique, la doxa les assigne à l’insignifiance : les conduites des acteurs sont privées de sens. Le sociologue s’engage à chaque fois qu’il résiste à ce mouvement de dépolitisation du monde, en faisant remonter à la surface le sens politique que les individus donnent à leurs pratiques et en le replaçant dans l’organisation de notre vie en commun.

3Un exemple prototypique de ce type de travail nous est offert par le tournant féministe-matérialiste en sciences sociales dans les années 1970. En déclarant que le « privé est politique », de nombreuses sociologues ont montré que des activités que la doxa patriarcale considérait extrapolitiques, renvoyant à la division sexuelle du travail et à la vie reproductive, l’étaient bien de part en part car elles mettaient en jeu une organisation inégalitaire et injuste des rapports sociaux. La parole critique des femmes, d’abord renvoyée à l’insignifiance et à la déraison, a ainsi retrouvé toute sa place politique. Ces sociologues, tout en étant des militantes féministes, étaient surtout engagées dans le monde social qu’elles cherchaient à comprendre et à déchiffrer : engagées dans la visibilisation de ce qui était invisible, dans la re-signification publique de ce qui était renvoyé à l’insignifiance privée. C’est ainsi qu’elles ont fait œuvre politique. L’engagement du sociologue consiste donc à montrer, avec les outils de l’enquête, que des objets dont on considère qu’ils ne mettent pas en jeu nos visions antagonistes de la société dans laquelle nous voulons vivre, le font bel et bien. Une sociologie qui se reconnaît dans cette démarche ne peut qu’être vouée à la déconstruction « macro » des rapports de domination et à la visibilisation « micro » des pratiques individuelles et collectives qui les déjouent dans la vie ordinaire (Tarragoni, 2022).

Une sociologie de la démocratie contemporaine

4Une telle définition de l’engagement prend une acuité toute particulière lorsque le sociologue prend pour objet de l’enquête le cadre même dans lequel s’exerce sa lutte contre la dépolitisation du monde : la démocratie. Car la démocratie est l’autre nom du politique : un mode de régulation de la vie en commun fondé sur une vision toujours extensible et radicalisable de la liberté, de l’égalité et de la justice. Or, c’est précisément cela qui rend la démocratie un « concept essentiellement controversé » au sens de Walter B. Gallie (1962) : un concept producteur de controverses sur le sens même de la société dans laquelle nous voulons vivre ; un concept dont il est par conséquent impossible de stabiliser un sens consensuel, car il est travaillé par des luttes de valeurs et des définitions concurrentes de la justice. On l’a vu historiquement avec les luttes des subalternes - ouvriers, femmes et sujets coloniaux - pour réaliser l’idée républicaine, mise en porte-à-faux par la persistance d’« ilotes » dans des sociétés pourtant libres (Tarragoni, 2021). Encore aujourd’hui, la démocratie est l’enjeu d’une bataille entre ceux qui la réduisent à l’ordre social en place, aussi inégalitaire soit-il, et ceux qui en font un idéal de justice à réaliser.

5Mais la bataille a aussi ses zones d’ombre. Le mot est désormais repris par toute une internationale réactionnaire : des autocrates comme Orbán, qui se targuent de renouveler le sens de la démocratie avec une philosophie illibérale ; des ethnocrates colonialistes au pouvoir en Israël, qui font de la démocratie le régime de la majorité juive ; des démagogues professionnels, comme Trump, qui théorisent l’« alter-vérité » - la défense d’une version alternative de la réalité - comme la base même de la lutte démocratique ; des néo-libéraux autoritaires, comme Piñera, Milei ou Macron, qui considèrent que la démocratie équivaut à la loi du marché, au mépris des libertés publiques ou du résultat des urnes. Ce travail de resémantisation de la démocratie à l’extrême droite, qui n’apparaît pas dans les mouvements totalitaires de l’entre-deux-guerres (qui s’étaient constitués contre l’idée démocratique), complique la tâche du sociologue. Que faire de ces détournements ? Ils mettent en jeu des conceptions anti-égalitaires de la justice qu’on ne saurait exclure des controverses autour de la démocratie, surtout lorsqu’elles expliquent les choix des électeurs (Hochschild, 2016).

6Le sociologue de la démocratie travaille ainsi sur le fil du rasoir. Il sait pertinemment que, en démocratie, la définition de la bonne démocratie est l’activité par excellence du débat public et citoyen, pour le meilleur et pour le pire. Sa problématisation de l’objet « démocratie » devra donc faire ressortir cette activité critique des citoyens, tout en déconstruisant au passage les manipulations démagogiques de l’extrême droite (sans en cacher toutefois l’efficacité politique). À l’instar des sociologues féministes des années 1970, il s’agit dès lors d’accorder une signification politique à des activités citoyennes que la doxa place dans la déraison, en les jugeant pathologiques pour la démocratie. Défiance, populisme, antipolitique, attitude protestataire, radicalisation, ensauvagement, bordélisation, récré… La liste des mots-valise et des épithètes que la doxa a inventés ou réinventés pour disqualifier des pratiques démocratiques et citoyennes, est incroyablement longue. Ils fonctionnent comme autant d’indicateurs pertinents des pratiques que le sociologue de la démocratie doit étudier, afin de leur conférer une intelligibilité.

Quelle démocratie pour quelle crise ?

7On voit dès lors à quel point la question de la définition de la démocratie est essentielle. En science politique, la démocratie désigne tout d’abord un type de régime politique, basé sur l’état de droit, la sauvegarde de certaines libertés constitutionnelles, la compétition libre et ouverte pour l’exercice du pouvoir et l’équilibre des pouvoirs institués. Ces différentes caractéristiques libérales de la démocratie s’appliquent à une morphologie particulière, à savoir le gouvernement représentatif et les médiations politiques spécifiques qui le caractérisent, premièrement les partis. Dans cette définition institutionnelle de la démocratie, celle-ci qualifie avant tout un certain fonctionnement du champ politique, basé sur des règles du jeu électorales et sur la représentation partisane, c’est-à-dire le principe d’acheminement des revendications citoyennes par les partis. C’est essentiellement de cette démocratie-là qu’on parle dans le langage ordinaire et dans les sciences sociales.

8Or, cette démocratie-là est décidément en crise. Sans que cette crise ait la même signification que dans l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire l’implosion des systèmes démocratiques et l’avènement des régimes autoritaires (Przeworski, 2019), plusieurs facteurs de criticité apparaissent depuis le tournant du XXI^e siècle. Les procédures électorales perdent drastiquement en légitimité et en lisibilité avec la montée exponentielle de l’abstention (Braconnier et Dormagen, 2007). Les partis ne sont plus capables d’acheminer des revendications sociales, comme en témoigne la diminution drastique de leurs membres, de leur légitimité symbolique et de leur ancrage dans des mondes sociaux déterminés (Borriello et Jäger, 2023, p. 70-80). De ce fait, les oppositions partisanes structurent de moins en moins les « clivages idéologico-politiques » des citoyens (Lipset et Rokkan, 1967). Plus globalement, la professionnalisation de la politique est dénoncée au profit de l’authenticité personnelle ou de la virginité politique (Le Bart, 2024). À ce déclin de la « démocratie des partis », il faut ajouter celui du principal clivage qui organisait les systèmes démocratiques post-1945 : celui entre les libéraux conservateurs et les sociaux-démocrates. Avec la conversion de la gauche au néo-libéralisme, et la transformation des partis sociaux-démocrates en entreprises de marketing électoral dominées par des cadres surdiplômés, le gouffre avec les aspirations démocratiques des classes populaires s’est creusé.

9La gouvernementalité néo-libérale a largement contribué à l’affaiblissement institutionnel des démocraties. Premièrement, elle a accompagné la montée en puissance de la technocratie dans la prise de décision politique, souvent aux dépens de la souveraineté populaire ou des résultats des urnes (Bickerton et Invernizzi Accetti, 2021). L’effet a été de mettre en concurrence (et en conflit) les échelles de gouvernance, comme en témoigne le cas emblématique de l’Union européenne et monétaire (Mair, 2005). Deuxièmement, le néo-libéralisme a vidé de leur sens les catégories de la démocratie, en les adaptant à une logique purement économique, marchande et comptable (Brown, 2018). Enfin, il a engendré une véritable dérive autoritaire, lorsque les recettes néo-libérales ont été appliquées au mépris de la volonté populaire manifestée dans la rue ou dans les urnes (Dardot et al., 2021). Dans ce cadre, les nouveaux risques – sécuritaires, climatiques, sanitaires – qui sont apparus dans les sociétés de la modernité avancée (Beck, 2008), ont engendré d’ultérieures criticités, en montrant toute l’inanité de l’État-nation comme échelle de gouvernance pour des problèmes qui se posent à l’échelle globale.

10Dans cette profonde crise de la démocratie, les aspirations des citoyens – ce que l’on peut appeler, en référence à la célèbre « history from below » d’Edward P. Thompson, la « démocratie par le bas » (Tarragoni, 2017) - s’éloignent de plus en plus de la démocratie « par le haut », telle qu’elle transparaît dans l’offre politique. C’est ce que montrent de nombreuses enquêtes, y compris celles qui pointent une plus grande passivité citoyenne face à ces évolutions. C’est le cas de la célèbre « stealth democracy » d’Hibbing et Theiss-Morse (2002), qui conclut à une attitude purement délégative des citoyens américains face à la classe politique. Même dans ce cas de figure, et en dépit des nombreuses critiques adressées à la méthodologie des auteurs, le constat n’est pas l’absence de décalage entre la démocratie « par le haut » et « par le bas » : les citoyens américains voudraient s’en remettre pleinement à la classe politique, mais dans le cadre d’une représentation efficace, performante, fonctionnelle, ce qui n’est évidemment pas la réalité des choses. Avec son enquête sur l’engagement associatif et militant aux États-Unis, Nina Eliasoph (2010) a apporté une autre pièce au puzzle. Si les citoyens engagés laissent la politique aux mains des professionnels, en évitant volontairement d’influencer la décision publique, c’est qu’ils et elles ont d’excellentes raisons de le faire : ils jugent que la politique corrompt leur cause, qu’elle impose ses règles en dépossédant les citoyens de leur autonomie, et que la presse ne se fait pas le relais de leurs agissements locaux. Cet évitement conscient de la politique traduit ainsi une vision de la citoyenneté active qui n’est guère compatible avec la démocratie « par le haut », quand bien même son effet en dernière instance soit de laisser à la classe politique le monopole de la décision.

11Les travaux qui pointent une critique de la délégation représentative par les citoyens ordinaires sont bien plus nombreux, notamment sur l’Europe. En reproduisant une partie de la méthodologie d’Hibbing et Theiss-Morse, mais en insistant davantage sur les focus groups, un groupe de chercheurs a trouvé des résultats différents pour la France : un profond mécontentement à l’encontre du système démocratique, des élites et des partis politiques, mais un attachement tout aussi profond aux valeurs démocratiques (Gourgues et al., 2021). Vingt ans auparavant, Gérard Grunberg, Nonna Mayer et Paul M. Sniderman (2002) avaient avancé un constant similaire, sous une forme encore plus radicale : à l’aide d’une enquête d’opinion quanti-quali, ils pointaient l’aspiration des Français à une démocratie plus participative, plus directe, plus sociale, en décalage avec l’offre partisane et les institutions politiques. Un résultat tout à fait analogue à celui qu’obtient, en 2017, une équipe de sociologues canadiens avec une enquête sur les représentations ordinaires de la démocratie au Québec et en Ontario (Gingras et al., 2017). Bref : quelle que soit leur teneur pratique, les idéaux et les aspirations démocratiques des citoyens s’éloignent de plus en plus de la réalité procédurale et institutionnelle des gouvernements représentatifs.

12Cela veut dire que la définition traditionnelle de la démocratie, celle qui la qualifie comme régime politique, n’est plus suffisante pour nous permettre d’objectiver sa réalité sociale contemporaine. À cette définition institutionnelle « par le haut », il faut désormais adjoindre une définition plus phénoménologique « par le bas » : la démocratie entendue comme type de société et forme de vie, basée sur des rapports sociaux égalitaires et libertaires (Ogien et Laugier, 2014 ; Graeber, 2013). C’est la dimension « éthico-politique » de la démocratie, sur laquelle insistait déjà Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835-40), et que Claude Lefort appelait « sauvage ». Dans ses propres termes, la démocratie est une forme de société qui « s’est instituée par des voies sauvages, sous l’effet de revendications qui se sont avérées immaîtrisables » (Lefort, 1994, p. 29). Avec les crises que connaissent les gouvernements représentatifs contemporains, l’écart entre les deux dimensions de la démocratie – l’institutionnelle et l’éthico-politique ou « sauvage » – semble se creuser. L’idéal démocratique lui-même devient de plus en plus problématique : il fait problème tant pour les gouvernants que pour les gouvernés. En d’autres termes, pour utiliser une expression chère aux ethnométhodologues, sa définition n’est plus « taken for granted » : elle ne va plus de soi.

Démocritiques

13C’est sur ce constat que doit s’ouvrir une sociologie de la démocratie contemporaine : la crise de la démocratie « par le haut » est porteuse de nouvelles critiques sociales qui nourrissent la démocratie « par le bas ». Il y a là un programme de recherche que l’on pourrait appeler « democritiques » (« democriticism ») : l’analyse des critiques démocratiques ou de la « citoyenneté critique » (Norris, 2012) qui surgissent en temps de crise de la démocratie. C’est un programme nécessairement interdisciplinaire, entre la sociologie et la théorie politique. Pour cette même raison, c’est un programme qui fait une place centrale à l’engagement du sociologue.

14Voyons pourquoi. Comme nous l’avons déjà évoqué, la qualification de la démocratie (ce que la démocratie est) est indissociable d’un jugement sur ce qu’elle devrait être. Giovanni Sartori avait parfaitement identifié le problème dans son ouvrage séminal Democrazia, cosa è : « Un système démocratique est objectivé par une déontologie démocratique, et ce que la démocratie est ne peut pas être disjoint de ce que la démocratie devrait être » (Sartori, 2007, p. 12). Cela pour la simple raison que la démocratie désigne un ensemble de propriétés très hétérogènes - et potentiellement contradictoires -, de nos sociétés politiques. Aussi on peut valoriser la démocratie à partir d’une conception purement délégative de la légitimité populaire, ce qui conduit à voir dans l’« aristocratie élective » sa quintessence même (Manin, 1996). Ou, au contraire, on peut insister sur la centralité de la souveraineté populaire, ce qui conduit à considérer le gouvernement représentatif comme une forme suboptimale de démocratie, voire comme sa négation même (Tänsjö, 1992). On peut valoriser la démocratie comme le règne inconditionnel de la liberté, et d’une conception purement « négative » de la liberté, à savoir l’absence d’entraves étatiques à la libre et infinie jouissance individuelle, un peu à la façon de la « libertad avanza » de l’Argentin Milei ou de la « liberté » de certains anti-vax (Berlin, 2009). Ou on peut la valoriser comme le règne de l’égalité sociale, ce qui conduit à limiter certaines libertés négatives au profit des droits collectifs. On peut valoriser la démocratie en faisant primer le respect de la règle de la majorité (prioritaire) conditionnée à la préservation des droits d’expression de la minorité (secondaire), ou adopter l’ordre inverse de priorités (Dahl, 2006).

15Chacune de ces interprétations de la démocratie, auxquelles on pourrait en ajouter bien d’autres, théorise un aspect de nos sociétés politiques : or, le fait de privilégier l’un ou l’autre relève des choix normatifs de l’analyste. La théorie politique est le champ par excellence dans lequel s’affrontent ces controverses indissociablement positives et normatives. Le sociologue de la démocratie ne peut pas les éviter, car sa problématisation de l’objet portera toujours l’empreinte d’une certaine lecture positive et normative de la démocratie : de ce que la démocratie est par rapport à ce qu’elle devrait être.

16Cela se voit très bien dans le choix des « démocritiques » que le sociologue jugera significatives, c’est-à-dire dotées d’un sens et d’une rationalité politique qu’il faut replacer au cœur de notre compréhension de la démocratie, à la fois pour pointer ses contradictions internes ou ses possibilités d’amélioration. Un sociologue libéral jugera par exemple démocratiquement insignifiantes, voire dangereuses, des critiques citoyennes qui mettent en avant l’exercice de la souveraineté populaire ou la réalisation de l’égalité sociale. Il les placera bien souvent dans la catégorie-épouvantail de « populisme », sans toutefois expliciter la définition de la démocratie qui lui permet de le faire (Tarragoni, 2019). Or, c’est précisément le contraire de ce que réclame une épistémologie weberienne. Le sociologue allemand invitait à expliciter le rapport axiologique que l’analyste entretient avec son objet, et qui explique l’« intérêt de connaissance » qu’il y porte (Weber, 1904). Il y voyait la condition sine qua non pour exercer une distance réflexive et critique vis-à-vis de ses propres valeurs, et ne pas les prendre pour des jugements scientifiques issus de l’enquête. Si on applique sa méthode à l’étude des « démocritiques », la nécessité d’articuler la sociologie et la théorie politique s’impose. Le sociologue se doit en effet d’expliciter sa propre vision de la démocratie, donc son rapport à la théorie politique normative (Sintomer, 1999), qui le conduit à accorder une significativité (et donc une valeur) à certaines « démocritiques » plutôt que d’autres.

17Dans mon cas, cette vision de la démocratie est celle de la théorie politique post-marxiste qui s’élabore à la suite de Socialisme ou barbarie, autour de Claude Lefort, Cornélius Castoriadis, Miguel Abensour et Étienne Balibar. La démocratie y est qualifiée comme un type de société fondée sur l’irréductibilité du conflit. Le propre de la démocratie est son inachèvement et son débordement perpétuel par des revendications réclamant l’élargissement de l’égalité, de la liberté et de la justice sociale : en d’autres termes, la démocratisation de la démocratie. Ce débordement est jugé dangereux par des théoriciens politiques ayant une vision plus libérale ou procédurale de la démocratie : ils ont tendance dès lors à renvoyer ces revendications citoyennes du côté de la défiance pure. Cette démarche est centrale dans la littérature sur le populisme en théorie politique (Abts et Rummens, 2007). Or, son problème est de défendre implicitement la supériorité rationnelle de l’ordre démocratique en place par rapport à celui que réclament les citoyens « défiants », tout en occultant le fait historique que les démocraties libérales modernes sont fondées sur un principe de confiance relative, et donc sur une part irréductible de défiance citoyenne (Rosanvallon, 2006 ; Tarragoni, 2024). Il en va tout autrement pour un sociologue formé à Socialisme ou barbarie : ces revendications citoyennes nourrissent pleinement la dynamique de débordement démocratique. Il faut donc leur accorder un statut positif dans l’explication.

18L’engagement du sociologue est donc double. Il tient dans l’explicitation de sa théorie politique de référence pour appréhender la démocratie, et dans le lien conséquent aux « démocritiques » qui seront jugées significatives pour l’enquête, et que l’observation empirique fera passer de la présomption de défiance générique à la réalité d’une critique située, c’est-à-dire de l’insignifiance à la signification.

Un cas d’étude comparatif : l’activisme démocratique des places

19Le cas des formes contemporaines de l’activisme démocratique, dans le prolongement des mouvements d’occupation des places de la décennie 2010, illustre parfaitement ce programme de recherche.

20Ces mouvements sont apparus à la suite de la crise des subprimes de 2008, qui a ouvert en réalité une triple crise : une crise du capitalisme financiarisé ; une crise de la social-démocratie, à la manœuvre des politiques austéritaires concoctées en réponse ; une crise de la représentation démocratique, évidente dans la déconnexion croissante entre les classes dirigeantes et les gouvernés. Les mouvements d’occupation des places de la décennie 2010 ont constitué la principale réponse citoyenne à cette triple crise (Tejerina et al., 2013). Ils surgissent dans les pays où les politiques néo-libérales-austéritaires ont particulièrement précarisé la jeunesse, et où la gauche sociale-démocrate au pouvoir incarne une trahison historique de son projet.

21Les exemples emblématiques ont été, en mai 2011, le mouvement 15-M en Espagne et les Aganaktisménoi en Grèce, puis Occupy Wall Street aux États-Unis en septembre 2011, et enfin Nuit Debout en France en mars 2016. Le mouvement des Indignados espagnols se produit à la suite de l’éclatement de la bulle immobilière de 2010 et des politiques d’austérité appliquées par le gouvernement socialiste de Zapatero. Une jeunesse de classe moyenne citadine et diplômée, inquiète face à l’absence de perspectives d’avenir, occupe la Puerta del Sol madrilène et la Plaça Catalunya barcelonaise, pour en faire les espaces de réalisation d’une « démocratie réelle » (¡ Democracia Real Ya !). De manière quasi-synchrone, le « mouvement des citoyens indignés » (Kínima Aganaktisménon-Politón) réagit en Grèce à la politique austéritaire du gouvernement socialiste de Papandréou Jr., appliquant les directives européennes relatives à la crise de la dette grecque. Ces mesures précipitent la paupérisation des classes moyennes et populaires, aux avant-postes de l’occupation de la Place Syntagma à Athènes et de la création, le 25 mai 2011, du mouvement « vraie démocratie maintenant ! » (Pragmatikí Dimokratía Tóra). Occupy Wall Street voit le jour, en septembre 2011, dans un contexte structurellement comparable. Face à la crise du marché hypothécaire et à une politique du Parti Démocrate visant à socialiser les dettes de Wall Street, des fractions blanches et éduquées des classes moyennes citadines occupent le Zuccotti Park à New York pour protester contre la dérive oligarchique de la démocratie états-unienne. Des assemblées citoyennes voient le jour pour réclamer la souveraineté démocratique du « 99% » contre le « 1% » (Ancelovici, 2012). Nuit debout apparaît en France le 31 mars 2016, à la suite d’une grande manifestation contre les politiques de libéralisation du marché du travail introduites par le président socialiste François Hollande. En dépit de la singularité de l’état d’urgence anti-terroriste mis en place à la suite des attentats parisiens de 2015, le contexte est tout à fait comparable aux cas espagnol, grec et états-unien : le but des fractions diplômées et citadines des classes moyennes et supérieures qui occupent la Place de la République est d’inventer un nouveau « monde » démocratique, contre celui fabriqué par les politiques capitalistes néolibérales (Guichoux, 2016).

22En dépit de la forte singularité des contextes nationaux (Ancelovici et al., 2016), ces mouvements sont entrés « en résonance » à l’échelle globale, comme en témoignaient les circulations de symboles et de militants (Pleyers et Glasius, 2013). Cette résonance était due à trois caractéristiques communes, issues du contexte global de crise de la démocratie libérale représentative. Premièrement, ces mouvements partageaient un même répertoire de mobilisation qui était loin d’être inédit – l’occupation des places publiques (Combes et al., 2015) –, mais qu’ils articulaient de façon originale avec le primat des assemblées et leur ouverture à tout citoyen. Deuxièmement, ils partageaient la centralité de l’utopie démocratique, qui permettait d’agréger des groupes sociaux hétérogènes et de fédérer des revendications hétéroclites. La démocratie à bâtir dans les places, « radicale », « réelle » ou « vraie » suivant les définitions, se voyait partout exprimée via l’opposition de la souveraineté démocratique du peuple à la prédation oligarchique des élites. Cette opposition permettait d’articuler des revendications relevant du volet « social » de la démocratie (lutte contre les inégalités, justice sociale, dignité du travail, etc.) et de son volet « politique » (démocratisation des gouvernements représentatifs, lutte contre l’autoritarisme néo-libéral, élargissement de la citoyenneté). Troisièmement, ces mouvements partageaient le refus de toute « récupération » stratégique, idéologique ou partisane, en dépit de la présence objective d’associations et syndicats sans lesquels l’organisation matérielle des occupations n’aurait pas été possible (Gerbaudo, 2017).

Des effets biographiques de l’engagement …

23Ces trois propriétés communes ont partout produit une même conséquence : la subjectivité des activistes a acquis une place plus centrale par rapport à des mouvements sociaux traditionnels, comme la manifestation ou la grève (Pleyers et Capitaine, 2016, section 1). En premier lieu, l’alchimie entre l’« activité occupante » (Dechezelles et Olive, 2017), l’« assembléisme » et le « citoyennisme » a fortement développé la responsabilité individuelle, que ce soit pour organiser les occupations ou élaborer des programmes d’action dans les assemblées. En deuxième lieu, contrairement aux mobilisations traditionnelles dont le succès se mesure en « gain de cause », les mouvements des places ont déployé une ambition démocratique utopique : à travers la libération d’une parole citoyenne, il s’agissait de préfigurer la démocratie radicale de demain. Cela a donné l’impression aux individus de vivre un véritable événement, transformateur de la société et de leurs vies (Gould-Wartofsky, 2015 ; Flesher Fominaya, 2020 ; Guichoux et Tarragoni, 2021 ; Pettas et Daskalaki, 2022). La force de l’événement se mesure ici autant au déterminisme biographique qu’il a exercé, au dire des acteurs, sur leurs trajectoires, qu’aux modalités d’engagement qu’il a ouvert sur les places publiques. Marquée par l’incertitude des lendemains (l’occupation pouvant toujours être levée par les autorités) et l’absence d’orientations stratégiques, l’utopie démocratique des places a engagé ses protagonistes de façon totale. En troisième lieu, le refus de toute « récupération » politique a libéré une grande créativité idéologique et organisationnelle chez les activistes, que ce soit chez les novices de l’action collective ou chez les militants plus chevronnés qui se voyaient questionnés dans leurs certitudes ou leurs repères.

24Cette place centrale de la subjectivité oblige le sociologue à repenser la question classique des « effets » (outcomes) des mouvements sociaux. Ces mobilisations sont désormais derrière nous : les occupations ont été levées depuis longtemps, et leurs effets directs sur la décision politique ont été assez faibles (à moins d’y inclure ceux, indirects, des partis politiques qui ont prétendu canaliser leurs demandes dans les institutions, comme Podemos, Syriza ou le « socialisme démocratique » aux États-Unis). Par contre, du fait de la place centrale de la subjectivité dans leurs répertoires, leurs effets proprement « biographiques » ont été considérables (Giugni, 2008). Par-là il ne faut pas seulement entendre les conséquences « individuelles » de l’engagement, mais plus généralement la façon dont il transforme dans la durée les processus de socialisation (Fillieule et Neveu, 2019). Ces effets plus souterrains de l’engagement ont persisté en dépit, et parfois en raison même de l’essoufflement des occupations : un « échec » qui a été vécu par les individus comme un événement tout aussi disruptif que leur découverte des places (Tarragoni, 2020). Cela est particulièrement vrai pour des mouvements ayant délégué aux citoyens ordinaires la tâche de déconstruire les certitudes d’une « bonne » vie démocratique, et de fabriquer collectivement la meilleure des démocraties possibles. Cette activité conduit en effet tout individu, quel que soit son niveau de compétence politique, à réfléchir à sa propre manière de se sentir citoyen. Les effets sont durables. Qu’ils aient maintenu ou non une expérience militante par la suite, ces activistes réactivent l’imaginaire démocratique des places au travail, dans la famille, dans le rapport à l’éducation, à la culture, à la sexualité, à l’environnement. L’engagement démocratique transforme ainsi dans la durée leur identité sociale, leurs façons d’interpréter et d’habiter les rôles sociaux au quotidien.

25Il est d’autant plus crucial d’étudier le devenir de ces activistes, que l’état actuel de nos démocraties représentatives libérales apparaît, à maints égards, plus critique encore que celui qui avait suscité leur colère. L’ascension du parti Vox et la fin de l’« anomalie espagnole » dans les démocraties européennes (la présumée immunisation de l’Espagne post-franquiste contre la montée de l’extrême droite) ; la dégringolade de Syriza et la nouvelle hégémonie du parti conservateur « Nouvelle démocratie » ; l’assaut des trumpistes aux institutions démocratiques, à l’instar de la marche sur le Capitole de janvier 2021 ; la dérive « jupitérienne » de la présidence d’Emmanuel Macron, avec sa politique répressive des mouvements sociaux et son indifférence aux résultats des urnes. Comment l’expérience démocratique vécue sur les places se transforme-t-elle avec cette actualité politique ? Quel a été l’effet singulier de la pandémie de Covid-19, avec sa « glaciation » des espaces publics, sur des individus dont l’idéal démocratique met au centre une pratique active, publique et critique de la citoyenneté ?

… à la subjectivation politique et démocratique !

26J’ai tâché de répondre à ces questions à l’aide d’une première enquête sur le mouvement Nuit debout, menée à travers des récits de vie répétés en 2017 et en 2020. À partir de 2023, grâce à une délégation scientifique auprès de l’Institut Universitaire de France (IUF), j’ai élargi l’enquête de manière comparative aux autres mouvements des places (Indignados espagnols en 2024, Occupiers états-uniens en 2025, Aganaktisménoi en 2026, et à nouveau les nuit-deboutistes en 2027). La méthodologie des récits de vie est centrale dans cette investigation. Elle permet en effet d’objectiver les effets biographiques de l’activisme, tout en sondant la subjectivité des individus. Le récit de vie laisse les enquêtés construire de manière autonome, à la fois réflexive et narrative, la place d’un événement passé dans leur présent vécu (McAdam, 2012). Les effets de l’événement sont ainsi « expliqués » par les enquêtés eux-mêmes en lien avec leurs propriétés sociales (celles qu’ils et elles jugent significatives) : origine et position sociale, sexe et âge, lieu de résidence, niveaux de revenu et de diplôme, niveau d’expérience militante préalable. En d’autres termes, tout en racontant au sociologue ce qui leur reste des « places », les individus cherchent autonomement à imputer cette expérience démocratique (et son devenir) à certaines de leurs caractéristiques sociales, qui les auraient prédisposés à certains effets. À l’instar de l’enquête pionnière de Whalen et Flacks (1989), cette méthode se voit renforcée par la réitération des récits de vie dans le temps, ce qui a été fait pour le cas français entre 2017 et 2020, et qui sera prolongé en 2027.

27L’enquête sur Nuit Debout porte sur une vingtaine d’individus s’étant « investis activement » sur la place de la République en 2016 : une catégorie qualitative qui, pour des mobilisations ouvertes à tout citoyen, permet de distinguer des degrés d’intensité de la participation plus efficacement que ne le fait la barrière classique « militants vs novices », que ces mouvements visaient précisément à effacer. On retrouve cette catégorie dans la plupart des enquêtes qualitatives sur Occupy Wall Street (« actively involved participants » [Milkman et al., 2013, p. 10]) et les Indignados (« actores activamente comprometidos » [Ballesté Isern et Sánchez García, 2020, p. 118]).

28Les résultats de l’enquête sont de trois ordres. Premièrement, les nuit-deboutistes considèrent l’expérience démocratique de la place comme une véritable rupture dans leur parcours biographique (Bessin et al., 2010). Ils et elles l’associent à d’autres bifurcations survenant à la suite de leur engagement : des ruptures professionnelles (le choix d’arrêter un travail précaire ou en contradiction avec les valeurs démocratiques du mouvement), familiales (remettre en cause une relation familiale ou sentimentale non conforme à ces valeurs, ou vécue comme un obstacle au prolongement de l’activisme démocratique) ou scolaires (une réorientation choisie en lien avec l’expérience de la place). Cette structure narrative des récits de vie est durable, même si de 2017 à 2020 ce ne sont pas forcément les mêmes ruptures biographiques qui sont associées au souvenir de la place. Deuxièmement, les nuit-deboutistes ont élaboré une « deep story » sur leur façon d’appréhender la démocratie (Hochschild, 2016, p. 135-151). Ce récit engage des représentations socialement situées de l’égalité (des chances, d’accès aux droits, intergénérationnelle, etc.), de la liberté comme non-domination, de l’anti-autoritarisme et de la justice sociale. Les nuit-deboutistes l’appliquent désormais, comme prisme de jugement cohérent, à l’analyse de l’actualité politique. Enfin, la pandémie de Covid-19 a fait apparaître un troisième résultat, lors de la réitération des récits de vie en 2020. La crise sanitaire a démultiplié et intensifié les ruptures biographiques dans les processus de socialisation. Elles sont « codées » par les enquêtés à partir des valeurs démocratiques forgées sur la place : autrement dit, elles sont rapportées à une forme d’injustice démocratique (la réduction des libertés publiques, la non-consultation des citoyens pour les politiques sanitaires, l’inégalité de traitement des métiers et des générations, etc.).

29Ce que montrent ces trois séries de résultats est la structuration progressive d’une subjectivité démocratique : autrement dit, d’une façon singulière de se rapporter à soi, à ses différents statuts et rôles sociaux, suivant une grammaire démocratique apprise sur la place. Les conséquences biographiques de l’engagement dessinent ici une véritable subjectivation politique : un processus de reconfiguration du rapport à soi qui engage une liberté vis-à-vis des normes et des assignations sociales, et qui suppose la genèse d’un collectif porteur d’un tort.

30Il reste à tester ces résultats dans les autres mouvements d’occupation des places. La comparaison est d’autant plus féconde heuristiquement que ces mouvements partagent une même sociographie – le primat d’un précariat jeune, de classe moyenne supérieure et très diplômé (Della Porta, 2016, p. 19-20), tout en gardant de fortes singularités sociologiques. Le mouvement Nuit debout est caractérisé par l’incidence significative du déclassement et la sur-représentation des métiers de la culture parmi les jeunes actifs (Collectif, 2017). Occupy Wall Street est marqué par le poids considérable de la dette - scolaire, médicale et financière - parmi les moins de trente ans, facteur spécifique de précarisation (Milkman et al., 2013, p. 13). Les occupations de la Puerta del Sol et de la Plaça Catalunya, comme celle de la Place Syntagma, se caractérisent par une plus grande hétérogénéité sociale et générationnelle. Davantage qu’Occupy et Nuit debout, les Indignados et les Aganaktisménoi ont réussi à mobiliser les ouvriers non qualifiés, les chômeurs et les générations plus âgées, tout en restant peu accessibles aux travailleurs précaires issus de l’immigration clandestine, pourtant directement affectés par la crise économique (Calvo, 2013 ; Kotouza, 2019, p. 197-204). Le cas espagnol se singularise ici par le primat des expulsions immobilières, et donc du référentiel démocratique du droit au logement (Ancelovici et Emperador Badimon, 2019) ; le cas grec, par l’importance d’une rhétorique patriotico-nationaliste adressée aux élites traîtresses européennes (la « Troïka »), dont la partie « haute » de la Place Syntagma était parfaitement représentative (Soudias, 2020).

31Une telle comparaison permet de questionner le rapport des groupes mobilisés, s’auto-percevant comme le « démos » de la démocratie, à leurs absents : les populations racialisées dans le cas états-unien, les banlieues dans le cas français, les travailleurs issus de l’immigration clandestine dans le cas espagnol, les étrangers dans le cas grec. Elle permet aussi, et surtout, de comprendre comment le déclassement social, l’expérience matérielle de l’endettement et celle de l’absence de « futur », ou la perception qu’il soit aux mains d’une oligarchie étrangère, prédéterminent l’imaginaire démocratique et partant les processus de subjectivation.

Conclusions

32Cette enquête comparative fait dialoguer étroitement engagement du sociologue et engagement des activistes. Ce dialogue est nécessaire pour une raison tout d’abord scientifique. L’engagement du sociologue s’impose pour comprendre les significations que les activistes attribuent à leur engagement démocratique sans les déformer. La tentation est grande, en effet, de le lire à l’aune de l’échec des mobilisations, en considérant que ses effets s’y réduisent. Or, cela revient à apprécier et à juger leur engagement démocratique de manière instrumentale et téléologique, c’est-à-dire à partir d’une grille de compréhension qui n’est pas la leur. Au lieu de se situer dans la démocratie « par le bas », le sociologue revient à la démocratie « par le haut », en disant : au fond, tout cela n’a rien changé ! Grossière erreur, qui trahit une absence profonde de compréhension des conduites des activistes. Il est donc fondamental que le sociologue partage leur engagement démocratique : cela ne sert pas seulement à créer de la confiance et à permettre l’expression d’émotions qui accompagnent la réflexivité et la narrativité de l’entretien, mais aussi, plus fondamentalement, à restituer de la manière la plus objective possible les significations subjectives des acteurs. L’engagement du sociologue est ici parfaitement cohérent avec une démarche compréhensive, dans la filiation weberienne.

33La deuxième raison est d’ordre spécifiquement politique. Considérer que les aspirations démocratiques élargissent la démocratie ou la fragilisent, la menacent ou la radicalisent, dépend des visions de la justice en jeu dans ces mêmes aspirations. L’un ou l’autre constat dépendent aussi de la normativité du sociologue, et de l’affinité entre ses propres aspirations et celles des sujets qu’il observe. Lorsqu’il s’en fait l’écho, son enquête lance un message politique très fort : la démocratie ne se réduit pas à ce qu’en dit la doxa, mais se nourrit de la critique sociale. Loin de se réduire à un régime achevé une fois pour toutes, la démocratie se nourrit des critiques de l’ordre social au nom de la démocratie. Qu’elle s’améliore donc, en prenant conscience de ses contradictions internes et en devenant de plus en plus démocratique ! Que des partis s’en emparent dans la lutte politique !