1La plupart des chercheurs engagés dans les champs social, politique et scientifique mobilisent plusieurs types de « méthodes interventionnelles ». L’une des plus emblématiques est associée aux travaux de recherche-action qui se réfèrent à une démarche popularisée par Kurt Lewin (1948) dès la fin des années 1940. Dans ce cas, l’objectif est de transformer la réalité sociale à partir d’idées et d’orientations obtenues au travers d’une démarche collaborative impliquant chercheurs, praticiens, salariés, usagers des services, etc. La caractéristique de la recherche-action est donc l’aspiration au changement. Elle suppose la volonté tant des parties prenantes que des chercheurs que la recherche serve la transformation des pratiques.

2Mais les méthodes interventionnelles peuvent également être mobilisées sans que les participants n’envisagent d’emblée une utilité pratique. Ainsi, la « sociologie de l’action » et la méthode de l’« intervention sociologique » développées par Alain Touraine (décédé le 9 juin 2023 à l’âge de 97 ans) entre les années 1960 et 1980 considèrent que la recherche élève la capacité de réflexion et de là celle de l’action des acteurs, sans que la relation du chercheur et des acteurs ait à déboucher sur des changements immédiats, ou directs, dans l’action. Cette sociologie, en effet, a le double souci de coproduire des connaissances avec les acteurs, et de le faire en les tirant en quelque sorte vers le haut, dans le sens d’un maximum d’action possible.

3L’intervention sociologique est en fait une méthode d’enquête, en même temps qu’un moyen d’intervention pour analyser les mouvements sociaux puis la constitution du sujet. En favorisant l’auto-analyse des situations, cette méthode permet aux acteurs qui y participent de révéler les enjeux, les significations et les contradictions de leurs propres actions, représentations et positionnements. Cette méthode permet ainsi, par la discussion, la rencontre et la confrontation des points de vue et des positionnements, de favoriser l’esprit critique des acteurs en permettant qu’ils prennent de la distance avec leur vécu. En effet, comme le soulignent Olivier Cousin et Sandrine Rui (2010, p. 8) son « but est de produire de l’analyse par la rencontre et la confrontation, et d’amener progressivement les participants (...) à réfléchir sur leur situation, sur le sens de leur engagement et de leur action en s’extrayant de la rhétorique et de l’idéologie. » Selon Alain Touraine (1978, p. 191-300), « l’intervention aide l’acteur à se dégager des contraintes où il est placé, à étendre son champ d’analyse, à devenir plus capable d’action. (…) En analysant la nature d’une lutte, l’intervention fait apparaître aux acteurs leur plus haute capacité d’action historique et par conséquent les aide à élever le niveau de projet de leur mouvement. » Même si une distance est nécessaire, il doit y avoir un échange entre l’analyse et l’action. En effet, pour Alain Touraine, quand elle est conscientisée, la capacité d’agir conduit à l’action. Pour François Dubet et Michel Wieviorka (2016) qui ont beaucoup utilisé cette méthode, l’intervention sociologique est une méthode intensive dont la force est de dégager une subjectivité collective et des logiques d’action.

4Dans un autre registre, certaines méthodes de recherche interventionnelles envisagent la recherche comme un moyen de surmonter les structures du pouvoir des groupes « marginalisés », « minorisés », « fragilisés » ou « subalternes ». Il s’agit de mobiliser des individus ou des groupes qui, du fait de leur situation de « dominés », ont des difficultés à faire valoir leurs visions. Cette approche a la particularité de chercher à construire des connaissances dans un processus de compréhension mutuelle et d’empowerment (pouvoir d’agir) des personnes en situation de domination. La recherche interventionnelle n’est donc pas un ensemble statique et unifié mais à des approches s’appuyant, à des degrés divers, sur des principes de participation des personnes et des groupes impliqués dans le processus de recherche dans une optique transformatrice.

5Néanmoins, s’il est vrai que les recherches interventionnelles articulent une perspective scientifique et politique (développement des capacités réflexives et d’action souvent associées au « pouvoir d’agir ») pouvant effectivement favoriser la coproduction de connaissances grâce à la coopération de chercheurs, d’acteurs sociaux et de personnes directement concernées (lorsque c’est possible), ces approches n’invalident pas pour autant leur intégration dans le champ scientifique. En effet, les approches scientifiques collaboratives à visée transformatrice, tant du côté des acteurs engagés dans un programme de recherche que du côté des systèmes, font partie intégrante de l’histoire des sciences sociales comme l’illustrent les enquêtes réalisées par l’École sociologique de Chicago ou plus récemment en France, par le courant actionnaliste créé par Alain Touraine.

Portraits de « chercheurs réflexifs »

6Dans ce contexte épistémologique, dans ce numéro spécial de Sciences et Actions Sociales, nous interrogeons la tension classique inhérente au métier de chercheur en sciences sociales partagé entre son « éthique de conviction » et son « éthique de responsabilité » ou plus exactement, son désir d’objectivation – qu’il tente de réaliser en mobilisant un ensemble de méthodes spécifiques –, de théorisation mais également de participation, voire d’engagement dans la production de la société.

7En effet, lorsque l’on s’inscrit dans une démarche de recherche aspirant à une certaine « neutralité axiologique » selon l’expression de Max Weber (assumer pleinement la subjectivité des choix épistémologiques – rapport aux valeurs), l’articulation de la sphère de l’analyse et celle de l’action n’est jamais simple à opérer car un chercheur peut notamment, soit développer une pensée dénonciatrice, corporatiste et en rupture avec la réalité sociale, soit devenir l’opérateur d’une simple production d’expertise où la fonction de conseiller prend le pas sur la production des connaissances. Déontologiquement et méthodologiquement, la question centrale qu’il faut alors résoudre est : comment ne pas fusionner mais également ne pas dissocier trop fortement l’analyse, l’action et l’éthique ?

8Pour apporter des éléments de réponses à cette interrogation, nous donnons donc la parole à des personnalités scientifiques reconnues et engagées dans les champs social, politique et scientifique qui, par ailleurs, désirent articuler des capacités d’analyse et d’action sans pour autant céder à l’exigence scientifique.

9Nous questionnons les tensions épistémologiques, éthiques, déontologiques et politiques pouvant exister chez des « chercheurs réflexifs  » (c’est-à-dire en capacité de penser leurs actions, postures et ambivalences pour mieux les comprendre) en sciences sociales plébiscitant une approche interventionnelle. À partir de leurs travaux de recherche en sciences sociales portant sur une diversité de thèmes, de leurs choix méthodologiques, de leurs expériences, de leurs épreuves biographiques et de leurs engagements sociopolitiques, il s’agit de questionner, sans confondre « le savant et le politique » (Weber, 1963 [1919]), la possibilité de produire des connaissances scientifiques ainsi que des savoirs expérientiels et professionnels à visée transformatrice.

10Partant du principe que, conscients que leurs recherches peuvent être utilisées pour augmenter l’autonomie des acteurs sociaux mais peuvent également être instrumentalisées pour améliorer les dynamiques de contrôle, voire de répression, nous interrogeons les stratégies que mettent en œuvre les chercheurs pour participer à l’amélioration des capacités de réflexion et d’émancipation des acteurs parties prenantes de leurs travaux.

12En prenant de la hauteur vis-à-vis du traitement médiatico-politique des questions de société, pour éviter de sombrer dans un pessimisme favorable au développement d’une pensée hypercritique et réactionnaire, à partir d’une thématique choisie chaque année (Individus, communauté et lien social ; Inégalités, recherche et mondes populaires ; Racismes, discriminations et ethnicisation ; Déviances, délinquances et insécurités ; Transformations de la formation et de la recherche dans le champ social ; Les enjeux des savoirs expérientiels dans l’intervention sociale : atouts, limites et perspectives…), ces séminaires visent à construire des éléments de compréhension en sciences sociales, des outils théoriques et pratiques pour dépasser les approches trop souvent simplistes, misérabilistes et moralistes des questions sociales, politiques et culturelles.

13En outre, ces séminaires ont pour ambition de montrer la pertinence d’articuler des connaissances produites par des chercheurs professionnels en discussion avec des acteurs sociaux réflexifs (formateurs, enseignants, agents territoriaux, intervenants sociaux, étudiants en travail social et en sciences sociales, citoyens, militants, etc.) engagés dans le champ social et politique. Il s’agit de coproduire avec les acteurs sociaux des éléments d’analyse et de compréhension permettant d’éclairer leurs questionnements et leurs pratiques (formation, recherche, intervention sociale, vie sociale…) en vue de développer leurs capacités de réflexion et d’action. S’inscrivant dans cette perspective, Michel Wieviorka ouvre ce dossier thématique en proposant une analyse socio-historique de l’intervention sociologique. Dans son texte, il interroge aussi les perspectives de cette méthode alors qu’il observe qu’il est actuellement difficile de desceller l’émergence de nouveaux mouvements sociaux démocratiques dans l’ère globale.

14Également proche de l’approche sociologique développée par Alain Touraine, Sandrine Rui interroge quant à elle les tensions vécues par les sociologues convoqués, en tant que personnes ressources, par les acteurs impliqués dans des dynamiques de démocratie participative et délibérative. Elle souligne ainsi qu’au-delà des enjeux épistémologiques, des contradictions et tentatives d’instrumentalisation par les acteurs et institutions promouvant des démarches participatives, l’une des « missions » des sociologues d’intervention est de participer, par la mobilisation de leurs savoirs, connaissances et pratiques sociologiques transformatrices, aux entreprises de démocratisation participative mises en œuvre par et/ou pour le « bas ».

15Engagé dans un autre courant sociologique incarné par Pierre Bourdieu, en mobilisant son expérience sociologique accumulée durant plusieurs décennies de recherches de terrain, après avoir fait la démonstration que la « co-construction du savoir est inhérente à toute enquête sociologique », Gérard Mauger questionne les limites des « savoirs expérientiels ». Aujourd’hui plébiscités dans le champ politique et académique, notamment de la part de promoteurs des démarches collaboratives confondant parfois leurs convictions politiques émancipatrices avec la dénonciation de prétendues « injustices épistémiques », selon Gérard Mauger, ces savoirs ne peuvent être totalement confondus avec les savoirs sociologiques. En effet, bien que la connaissance sociologique peut-être utile aux « agents de transformation sociale », elle est d’abord produite grâce à la mobilisation d’un appareillage méthodologique propre aux sciences sociales et « ne saurait être réduite à une fonction proprement politique de porte-parole des enquêtés. »

16A contrario, en étudiant le cas des formes contemporaines de l’activisme démocratique, bien qu’il revendique également s’inscrire dans une optique scientifique de type weberienne (réflexivité, compréhension et engagement), Federico Tarragoni affirme quant à lui la nécessité de faire dialoguer l’engagement du sociologue avec celui des « activistes » dans l’objectif de mieux comprendre leurs conduites et subjectivités. Ainsi, Federico Tarragoni n’oppose pas la démarche scientifique du sociologue et les logiques politiques de l’activiste mais tente plutôt de les articuler en soulignant que ces analystes et acteurs partagent un « engagement démocratique ». Dès lors, l’une des missions des sociologues, en coopération avec les activistes qu’ils étudient, est de nourrir la démocratie par la production de travaux critiques, c’est-à-dire « démocritiques » de l’ordre social réalisées au nom de l’amélioration de la démocratie.

17En s’appuyant aussi sur le texte de Max Weber intitulé « Le savant et le politique » datant de 1919 dans lequel était notamment analysé l’écart entre le savoir scientifique et l’action politique et, par conséquent, le risque d’une « pseudoscience militante » produite par des analystes trop impliqués politiquement en fonction de leurs convictions et pas assez engagés dans une démarche de « neutralité axiologique », Catherine Withol de Wenden, chercheuse chevronnée sur les phénomènes migratoires mais également citoyenne engagée dans la défense des droits humains, interroge la méfiance des politiques à l’égard des chercheurs dont les travaux viennent contredire des évidences politiciennes. Dans la pratique, elle décrit ainsi les tensions inhérentes aux démarches scientifiques et/ou politiques dans le champ des migrations. Dans un contexte politico-médiatique pusillanime à l’encontre des questions de migrations et de l’asile à l’ère globale, Catherine Withol de Wenden analyse les tentatives politiques de décrédibilisation des travaux de recherche dénoncés comme partisans lorsqu’ils décrivent la complexité des logiques migratoires et viennent contredire les discours politiques catastrophistes vis-à-vis de l’immigration postcoloniale « car la logique scientifique (…) est souvent en conflit de valeurs et d’intérêts avec les affirmations de pouvoir mus par un agenda politique national et européen de plus en plus sécuritaire. » Ainsi, plutôt que dénoncer le partisianisme de pseudo-chercheurs décrits comme « wokistes » et « islamo-gauchistes », Catherine Withol de Wenden en appelle à la responsabilité des dirigeants politiques en charge du défi migratoire. En effet, ceux-ci ne devraient-ils pas renoncer au développement de logiques populistes incluant la méfiance à l’égard des chercheurs, à l’instrumentalisation des sondages et peurs de l’extrême droite aboutissant à imposer un prêt à penser, à sortir des idées reçues pour réussir à prendre des décisions informées sur des questions sensibles, grâce à un dialogue constructif et parfois courageux avec des chercheurs spécialistes des migrations lorsque ceux-ci « sont mus par l’éthique de la vérité. »

18Pour clore ce dossier, entre refus du vaccin anti-covid et mobilisations étudiantes pro-palestiniennes, à partir d’un questionnement épistémologique, éthique, pratique, politique et surtout biographique sur l’actualité des dilemmes opposant les démarches politique et scientifique dans le champ de la recherche en sciences sociales, à l’instar de l’ensemble de contributeurs de ce numéro spécial, Ivan Sainsaulieu mobilise Max Weber pour souligner l’ambivalence des chercheurs contraints de « suivre une ligne de crête sinueuse » pour, d’un côté, ne pas « plonger dans la politique » parfois en contraction avec les exigences scientifiques et de l’autre, nier tout enjeu politique de la science. Cependant, livrant une partie de sa vie personnelle partagée durant un temps entre un engagement militant quasi professionnel dans un parti politique ouvriériste et son désir d’accéder à une solide formation et reconnaissance sociologiques, Ivan Sainsaulieu souligne les risques de déchirures schizophréniques qui guettent ceux qui, en contraction avec la plupart des manuels et guides méthodologiques, vivent personnellement et profondément le dilemme d’articuler une pratique scientifique et académique avec une conscience et un engagement politique. Au bout du compte, Ivan Sainsaulieu montre que la « ligne de crête » à ne pas franchir, surtout lors de moments socio-historiques intenses producteurs de forts sentiments émotionnels et de questionnements éthiques, voire identitaires, est le lot de l’ensemble des acteurs de la recherche (étudiants et enseignants chercheurs) mais aussi des responsables institutionnels du champ universitaire tenus de faire respecter les libertés académiques des chercheurs sans pour autant mettre en péril la crédibilité et la respectabilité académique du monde de la recherche en sciences sociales.