2Les responsables politiques s’abritent en effet souvent derrière les sondages, la peur du terrorisme et de l’invasion et la montée des extrêmes droites pour justifier la fermeture des frontières et la politique de dissuasion et de répression, tout en offrant une légitimité à ces idées. Dans le champ des migrations internationales et des réfugiés, le savoir constitué depuis une quarantaine d’années par des universités prestigieuses, des instituts de recherche renommés, des auteurs connus et reconnus, des organisations internationales et des groupes d’experts a eu très peu sinon aucun effet sur la décision politique. Ce n’est pas le seul domaine où savoir et pouvoir se rencontrent peu, mais c’est certainement l’un de ceux où les idées reçues résistent le plus fortement aux démentis de la recherche : en matière d’environnement, de biodiversité, de médecine ou encore de sciences dites « dures » (mathématiques, physique), les connaissances des chercheurs sont plus sollicitées par les responsables politiques.

3Il faut toujours un laps de temps entre la recherche, l’acceptation de ses résultats et sa diffusion. Sans remonter à Galilée (« Eppure si muove ») qui défendait que la terre tournait autour du soleil et non l’inverse lors de son procès, des scientifiques ont eu beaucoup de mal dans le passé récent à se faire entendre. Quand l’historien René Rémond parlait des droites en France, il rencontrait à ses débuts le scepticisme dans une V^e République marquée par une bipolarisation accentuée par le mode de scrutin. Quand l’agronome René Dumont écrivait « L’Afrique noire est pal partie » au lendemain des indépendances, beaucoup disaient dans les sphères du pouvoir « Dumont exagère ». Quand Henri Mendras, spécialiste du monde rural a écrit son livre sur la fin des paysans au cours des années 1970, il n’a pas été cru.

4Mais l’écart entre savoir et pouvoir est particulièrement critique dans le domaine des migrations, où les processus de décision entraînent des milliers de morts en Méditerranée, un trafic florissant des passeurs lié à la sécurisation accrue des traversées des frontières, la multiplication des camps et des formes diverses d’enfermement, voire des viols récurrents et des mises en esclavage, la réduction à la condition de sous-citoyens de milliers de sans papiers, sans parler du coût exorbitant des contrôles aux frontières qui pourrait être affecté à l’intégration, car, quelles que soient les politiques migratoires, elles sont de peu d’effet sur un mouvement structurel mondial d’entrée en mobilité de la planète. Les responsables politiques s’abritent derrière les sondages pour justifier les politiques de fermeture des frontières, alors que d’autres mesures, comme la réforme des retraites, ou l‘abrogation de la peine de mort, ont été décidées malgré les sondages qui étaient contre.

Pourquoi savoir et pouvoir sont-ils si éloignés ?

6Pour répondre à cette incompatibilité de deux mondes qui ne se comprennent pas, celui des savants (ou des « sachants ») et celui des politiques, il faut se pencher aussi sur les modalités de production et de circulation de la connaissance, sur les tensions incarnées par les discours académiques face aux expériences des décideurs, souvent sorties de la bureaucratie bruxelloise de l’Europe, des ministères de l’Intérieur des États européens, des mandats locaux, des faits divers et de l’opinion publique. L’écart entre la connaissance accumulée sur les migrations et les représentations à l’œuvre dans les arcanes de la décision politique est lié en partie aussi aux cursus suivis par les uns, sortis des grandes écoles en France, et les autres de l’Université, les premiers ignorant les travaux des seconds qu’ils considèrent volontiers comme des utopistes proches des gauchistes.

7Ce constat ouvre sur un autre questionnement : pourquoi les décideurs s’attachent-ils en vain à des solutions sans avenir, ni anticipation, ni résultat qui ont échoué à atteindre leurs objectifs ? Citons la guerre aux migrants, avec l’objectif d’atteindre 100% de reconductions à la frontière, les politiques de retour et de développement comme alternatives aux migrations. Dans certains cas, des politiques théâtralisées dans leur mise en scène sont annoncées sans qu’une étude d’impact ait été préalablement menée pour mesurer son efficacité future, comme c’est actuellement le cas pour le projet de restreindre le droit du sol à Mayotte alors que les migrants ne cherchent pas nécessairement en priorité l’accès à la nationalité française, sans parler de l’argument, largement partagé dans les administrations, de l’ « appel d’air » selon lequel les pays les plus offrants en termes de prestations sociales seraient les plus convoités par les nouveaux arrivants, ce qui n’est pas vérifié dans les faits. La méconnaissance du sujet, ajoutée au souci de définir une politique d’opinion alignée sur les sondages sans souci de se projeter autrement qu’à court terme peut fournir une réponse facile, même si certains décideurs ne sont peut-être pas dupes sur le bien-fondé de ce qu’ils proposent.

8Une autre réponse réside dans ce que les Anglo-saxons dénomment la path dependency, la tendance à rester dans les lignes déjà tracées des solutions politiques précédemment utilisées, qui conduit à répéter à l’infini des recettes qui ne fonctionnent pas mais auxquelles les électeurs et les décideurs sont habitués à voir citées. Enfin, un lent processus de reconnaissance des compétences et un certain manque de légitimité de la science des migrations chez les responsables politiques, car elle est encore récente, mal connue du grand public, suspecte de militantisme et va à l’encontre des idées reçues explique pourquoi l’écart entre le monde académique et politique est particulièrement grand dans ce champ, si on le compare à d’autres domaines comme l’environnement, où les scientifiques ont réussi à avoir l’oreille des politiques. Le résultat est l’inéluctable échec des politiques migratoires et la fuite en avant dans l’arsenal sécuritaire.

Idées reçues

10En conclusion, la volonté politique semble manquer le plus souvent aux décideurs pour aller au-delà de l’amateurisme avec lequel ils tentent de répondre aux questions migratoires et à combattre les idées reçues. L’absence de dialogue entre le savant et le politique sert les doutes et les peurs, alors que le plus grand défi est celui du vivre ensemble. Quelques grands décideurs se sont fait les porte-parole d’un discours différent, comme Enrico Letta avec l’opération Mare Nostrum en Italie en 2013, Angela Merkel lors de la crise de l’accueil des réfugiés en 2015, le pape François à Marseille en septembre 2023, qui exprime sa « crainte de voir la Méditerranée, berceau de la civilisation, se transformer en tombeau de la dignité », mais ils restent encore trop isolés.