1Le problème classique du savant et du politique est récurrent comme un diable à ressort. Un premier risque connu de dichotomie, c’est la figure du chercheur dans sa tour d’ivoire qui se croit détaché de tout enjeu. Il risque d’être rattrapé par la société et de s’en apercevoir, mais un peu tard. Personnellement, durant ma thèse en CIFRE avec La Poste, j’ai ainsi fait de l’observation dans une salle des chèques postaux. Elle a été fermée ensuite, à mon grand regret. Mon père, sociologue aussi, avait réalisé une enquête confidentielle sur les identités au travail chez Renault dans les années 1980. Elle a servi ensuite à fermer le site de Renault Billancourt. Comme disait Rabelais, science sans conscience n’est que ruine de l’âme.

2Un autre divorce consiste à l’inverse, pour le savant, à plonger dans la politique pour y dissoudre toute autonomie de la recherche. Ce fut le cas de la science prolétarienne, dans l’URSS de la guerre froide, où la vérité idéologique primait sur la quête de vérité scientifique. Le discours militant chasse potentiellement le discours scientifique.

3Cette dichotomie entre le savant et le politique est bien connue, depuis l’ouvrage éponyme de Max Weber. On connaît la solution, d’expérience : suivre une ligne de crête, pour éviter de tomber d’un côté ou de l’autre.

Une ligne de crête générationnelle

4Mais, comme disait Lénine, confirmé en cela par le pragmatisme, rien ne remplace « l’analyse concrète d’une situation concrète ». Je vais donc approfondir le propos par l’analyse de deux situations récentes vécues, sur deux sujets sensibles : une enquête sur le refus du vaccin par les soignants et la participation au mouvement étudiant pour la Palestine.

5L’intérêt de ces situations ne réside pas seulement dans leur valeur illustrative, elles soulignent aussi l’importance du contexte. Cela vaut aussi pour le texte classique de Max Weber, écrit dans une période d’agitation politique intense où l’enseignant Max Weber n’arrive plus à enseigner, du fait de la surpolitisation étudiante après la révolution allemande de 1918-1919. D’autres ont vécu une situation analogue en mai 1968, où le refus de toute autorité conduisait à rejeter encore l’enseignement à l’université. Des professeurs en étaient restés un peu traumatisés, comme Jean Leca à l’IEP de Paris dans la décennie 1985-1995. Comme par hasard, certains professeurs de cette génération nous prêchaient la neutralité axiologique. J’étais en DEA puis en thèse à l’IEP de Paris, militant confronté à des « profs » revanchards, (ex) soixante-huitards, pour qui le marxisme n’était pas (ou plus) une science, au sens poppérien du terme. C’était le discours ambiant. Aujourd’hui, personne ne parle plus de Karl Popper. Sur le plan méthodologique, la suprématie de la charge de la preuve et du quanti est moins évidente, du moins en France, ou au contraire rien ne vaut l’immersion ethnographique qualitative.

6Mais pendant longtemps, cela a laissé des traces, notamment chez moi. J’ai eu une gestion schizophrénique de mes engagements civiques et de recherche. C’était aussi encouragé par l’esprit de conspiration ouvriériste, dans lequel je baignais, en tant que militant de Lutte Ouvrière. On y vivait une coupure radicale entre le monde social ambiant et le monde futur pour lequel on militait. Il y avait aussi une rupture sociale entre le monde de destination, ouvrier, et le monde universitaire de l’IEP, nettement plus bourgeois. Pierre Favre, mon directeur de mémoire en DEA (Bessie2024-12-08T18:07:00Bex master 2), m’avait fait remarquer que j’avais une « mentalité d’écrivain » : il lui semblait que je n’écrivais ni pour lui, ni pour ses collègues, mais pour la postérité. En fait, je me protégeais de ce milieu social qui n’était pas celui de l’avenir, mais du passé… avec un risque de retranchement du monde actuel.

7À vrai dire, j’ai mis du temps à réconcilier mes engagements. Je participe depuis trois ans à une revue, L’Homme et la Société, où le contraste m’a frappé avec les collègues anthropologues. Ils assument un rapport au politique qui n’est pas dégagé de leur pratique de recherche. Leurs objets sont directement politiques, dans une alchimie qui me reste un peu mystérieuse.

8Ce n’est que très récemment que j’ai commencé à écrire à deux mains, si je puis dire. J’ai voulu mêler expériences militantes et de recherche, sur la spontanéité dans le mouvement social ou sur mon parcours militant.

9Ce type d’écriture ne convient pas à n’importe quel cadre. Par exemple, j’ai codirigé un dossier sur l’art du spontané dans les luttes sociales avec Manuel Cervera, refusé par la Revue française de science politique, notamment parce qu’il ne rentrait pas dans un courant normal, identifié, de la discipline. Il est paru dans la revue L’Homme et la Société, qui a donc un préjugé favorable pour la politique. Personne n’ignore que, si l’on vise les revues mainstream les plus prestigieuses, il faut pouvoir faire amende honorable, neutraliser certains aspects critiques.

10Mais l’on sait aussi que c’est une question de temporalité dans la carrière. On commence et on finit par un âge où l’on s’en moque. Les gens qui approchent la retraite peuvent retrouver une parole plus libre. On les cible d’ailleurs dans nos enquêtes pour cette liberté de parole. Ainsi, dans une enquête sur les DRH, un seul a joué le jeu de nous laisser le suivre toute la journée, y compris dans ses cercles privés. C’était le DRH d’une banque suisse, Lombard Odier, la banque de portefeuille la plus importante au monde. Mais il partait à la retraite et il n’avait plus rien à craindre ni à cacher – du moins de ce qui nous intéressait.

11On mesure l’importance de la contextualisation de cette question de la neutralité axiologique. En pratique, la ligne de crête est sinueuse, il faut savoir donner un coup de barre à droite, ou un coup de barre à gauche. Au sens géographique du terme, bien sûr.

Dilemmes autour du vaccin et de la Palestine

12Prenons un exemple récent, qui nous permettra de voir quelques dilemmes de la recherche, de l’enseignement et aussi de l’administration de l’université. Si étudiants et professeurs partagent en effet le savoir académique, l’administration est en partie assumée par des enseignants, voire des étudiants, qui participent aux commissions et font respecter notamment les libertés académiques.

13Premier exemple, une recherche que j’ai effectuée sur le refus du vaccin anti-covid par les soignants. Il s’agit de dilemmes médicaux et soignants autour de l’éthique médicale et de l’éthique scientifique. Si le doute envers le vaccin a été partagé, il n’a pas eu la même conclusion selon le périmètre de la confiance sociale du groupe professionnel concerné : large dans la profession médicale, il est restreint dans le monde soignant. Autrement dit, les médecins sont tenus par leurs collègues de lire les publications scientifiques, tandis que les soignants (infirmiers, aides-soignants) ont l’injonction collégiale de tenir compte de l’expérience vécue sur place, pour assurer le suivi du patient et maîtriser les aléas. Ainsi, la publication joue chez les médecins le rôle tenu par l’anecdote in situ chez les soignants. Mise à distance ou fidélité ? Tel est le dilemme professionnel concernant l’expérience vécue, traité différemment non seulement selon le degré de connaissance rationnelle des individus, mais aussi et surtout du fait des contraintes relationnelles dans le milieu d’appartenance professionnel.

14Le dilemme concerne aussi les chercheurs en sociologie, face aux terrains sensibles. Dans l’enquête précitée, j’ai été confronté à deux abandons de collègues sociologues : l’un trop loin du terrain, ne trouvant pas assez d’accès ; l’autre trop proche, craignant de « se griller le terrain » en menant l’enquête. Il redoutait de se mettre à dos les acteurs, notamment syndicaux, en prenant de la distance avec leurs croyances. Si le contexte disciplinaire est différent de celui des professionnels de santé, on retrouve la question de la proximité sociale, de l’engagement et du désengagement, de l’intérêt et du désintérêt. Le dilemme ne sépare pas ici deux sous-groupes professionnels, il clive les sociologues eux-mêmes, écartelés entre renoncement à la sociologie pour préserver ses engagements civiques ou mise à distance du militantisme pour préserver ses engagements professionnels.

15Les mouvements d’occupation d’universités en soutien à la Palestine ont fait rejouer à leur façon cette dichotomie entre science et conscience. Je l’ai vécue à l’université suisse de Lausanne.

16On peut distinguer en l’occurrence la situation de trois sous-groupes professionnels. Les étudiants étaient placés dans un dilemme politique, entre devoir critique et sentiment d’urgence. Si la lucidité leur commandait de critiquer aussi le Hamas en sus d’Israël, un sentiment d’urgence était invoqué pour ne pas le faire. Ce dilemme était redoublé par le cadrage des revendications et le jeu d’alliance en coulisse entre organisations propalestiniennes, des plus proches aux plus lointaines du Hamas. Enfin, il était alimenté par des considérations tactiques : on pouvait disjoindre les espaces publics et ainsi critiquer le Hamas dans d’autres lieux que celui du mouvement étudiant.

17Les professeurs étaient placés devant les mêmes dilemmes, auxquels s’ajoutait un autre concernant les sphères académique et politique. La réticence devant l’engagement politique est forte en Suisse, ainsi que le devoir de neutralité, la gêne de se mettre en avant personnellement, l’autocensure et les risques pour la carrière. Un mélange de désaccords et de devoir de réserve ont retenu nombre de collègues de soutenir nommément le mouvement d’occupation – contrairement à nombre d’entre eux. Autre exemple, aucun collègue suisse, pourtant en accord avec le contenu d’une tribune sur la Palestine pour un journal français, ne l’a cosignée, contrairement à une dizaine de collègues français. Pas d’ingérence, ni en France, ni en Suisse !

18L’administration de l’université n’était pas non plus dans une position confortable, prise entre la sphère politique et la responsabilité des libertés académiques. Elle a subi des pressions auxquelles elle n’a pas cédé, avec pour résultat d’être la seule entité académique de Suisse romande à n’avoir pas évacué par la force les étudiants occupants (contrairement aux universités de Fribourg et de Genève, mais aussi à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, partageant le campus avec l’université de Lausanne).

19On peut donc conclure à une double prudence concernant les dilemmes entre science et politique : la règle de la ligne de crête suppose d’appréhender les aspérités mouvantes du chemin, en tenant compte des groupes et des sous-groupes en présence, mais sans se dissoudre dans de la tactique présentiste, qui peut s’avérer vaine quand aucune bonne solution n’est à portée. Quel message veut-on faire passer en effet à plus long terme ?