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Introduction

Intervention sociale versus quartiers prioritaires des politiques de la ville : Entre dialogues désaccordés et défiances réciproques

Jean-Sébastien Alix et Éric Marlière

Texte intégral

1Ce numéro de revue souhaite interroger les rapports complexes entre le champ de l’intervention sociale et les mondes des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Si les travaux qui traitent des rapports conflictuels entre les jeunes des quartiers prioritaires des politiques de la ville et la police sont nombreux (Jobard, 2003 ; Mohammed et Mucchielli, 2007 ; Jobard et Lévy, 2008 ; Fassin, 2011 ; Boucher et al., 2013 ; Boukir, 2019), les analyses abordant les relations entre ces mêmes jeunes et les professionnels du travail social sont nettement plus clairsemées (Marlière, 2003, 2008 ; Boucher, 2008, 2025 ; Sauvadet, 2023). La présence des travailleurs sociaux dans les quartiers populaires urbains est pourtant loin d’être négligeable notamment si l’on considère l’accompagnement familial des assistantes sociales, la présence éducative des éducateurs de rue, dits éducateurs en prévention spécialisée (Le Goaziou, 2022), les actions menées par les centres communaux d’action sociale ou les centres sociaux qui proposent de nombreuses initiatives des animateurs socioculturels pour sortir les jeunes de l’ennui (Lebon, 2020). Les travailleurs sociaux ont donc une présence indéniable et visible ; pourtant, paradoxalement, les travaux de recherches sur le lien complexe entre jeunes et travailleurs sociaux semblent constituer un angle mort. Il s’agit donc dans ce numéro de décliner à un niveau microsocial et local les rapports multiples et parfois complexes entre jeunes évoluant dans les quartiers prioritaires des politiques de la ville, quels que soient les trajectoires (délinquance, galère, études, etc.) et les professionnels du travail social fragilisés par les réformes des politiques publiques depuis plus de vingt ans. Espace d’échange sinueux où le lien à l’autre oscille entre relation de confiance et relation de défiance, mais dans lequel la relation de proximité occupe une place primordiale.

2Aussi, analyser le rapport entre jeunes et professionnels du social impose de penser la multiplicité des métiers évoluant au sein du travail social, de l’éducation spécialisée à celui de l’animation socioculturelle en passant par celui du service social (Autès, 1999 ; Alix, 2023) sans oublier la présence des nouvelles professions encore moins qualifiées (Chopart, 2000) ou qui ne demandent parfois même aucune formation comme celui de médiateur de rue (Fontaine et Marlière, 2011). Les travailleurs sociaux ne représentent pas un groupe professionnel homogène. Ils ne partagent pas les mêmes conceptions du travail socio-éducatif, ne portent pas les mêmes « idéaux » concernant les politiques d’assistance, et ont un rapport très différencié aux politiques de rationalisation et aux modes de gestion des établissements et associations (Alix, 2023 ; Alix et al., 2018a). De plus, les logiques sécuritaires ont également imprégné progressivement le travail des éducateurs de prévention et/ou de rue (Puaud, 2018 ; Gaïa, 2017), et le traitement du phénomène lié à la radicalisation qualifiée d’islamique a sans aucun doute aggravé les conditions de travail des éducateurs de terrain obligés, dans les contrats locaux de sécurité, de lever la confidentialité de jeunes suivis en libre adhésion (Puaud, 2018 ; Boucher, 2008 ; Marlière, 2021).

  • 1 Néologisme tiré du patronyme de Vincent Bolloré, industriel milliardaire qui rachète des médias com (...)

3Du côté des habitants des quartiers prioritaires des politiques de la ville, les tensions entre la majorité des habitants du quartier et les institutions sont en partie dues à neuf phénomènes socioéconomiques identifiés comme à l’origine de la détérioration des modes de vie dans les « quartiers » : 1/ la fin de l’encadrement de la jeunesse populaire liée au déclin des syndicats et des socialismes d’une manière générale ; 2/ la construction politique d’un nouvel ennemi intérieur véhiculé par les « jeunes de cité » notamment issus de l’immigration maghrébine et d’Afrique subsaharienne appréhendés comme musulmans ; 3/ la relégation sociale de ces enfants d’ouvriers et d’immigrés perçus comme « inutiles » et dangereux pour la cohésion nationale ; 4/ la désertion par les « classes moyennes » des « quartiers » transformant les cités HLM en logements sociaux paupérisés et enclavés, ce qui renforce le stigmate et le sentiment d’abandon dans les constructions identitaires des jeunes des cités populaires ; 5/ un manque de débouchés politiques et donc de perspectives collectives susceptibles de canaliser les contestations, les colères et les mécontentements des générations post-ouvrières et post-migratoires des quartiers populaires urbains ; 6/ Les tensions récurrentes avec les forces de police conçues collectivement comme les garantes d’un ordre social et politique perçu comme injuste ; 7/ Plus récemment la « bollorisation »1 des chaînes d’information qui contribuent à stigmatiser les jeunes des quartiers en raison de leurs origines et pratiques religieuses et/ou culturelles accentuant l’influence des partis d’extrême droite ; 8/ Les années 2010 ont été un accélérateur dans la stigmatisation de l’islam en raison des attentats terroristes, mais aussi à travers une réinterprétation politique de la laïcité qui impose en quelque sorte un style vestimentaire exclusif et normatif au détriment de modes de vie spécifiques appréhendés comme séparatistes (Lamine, 2024) ; 9/ Les promesses égalitaires républicaines intériorisées depuis l’école et, semble-t-il, non tenues sur les questions de discriminations sont sans doute à l’origine de tensions et de malentendu avec les institutions (Talpin et al., 2021). Les tensions amorcées dès la fin des années 1980 ont généré chez de nombreux habitants des quartiers prioritaires des politiques de la ville une grande méfiance à l’égard des institutions (Marlière, 2008), des médias et des élites politiques et financières appréhendées comme injustes, corrompues et désormais néfastes pour le bien commun d’où la consultation de sites internet contestataires ou « antisystèmes » (Marlière, 2022).

4Aussi, si l’image médiatique du jeune de cité violent et sauvageon n’est pas représentative de la majorité des jeunes habitant une cité HLM (Kokoreff, 2003 ; Marlière, 2005 ; Santelli, 2007), nous avons également observé des tensions entre des jeunes des quartiers prioritaires des politiques de la ville et des éducateurs spécialisés sur la manière dont ces derniers effectuent leurs manières de travailler sur le terrain. En effet, la question des jeunes des quartiers populaires constitue un objet difficile à appréhender, car plus commenté médiatiquement qu’analysé (Sedel, 2009 ; Berthaux, 2013) et plus parlé par les « élites » que parlant (Bourdieu, 1977). Pour autant, les enquêtes sociologiques ont montré, malgré la diversité des trajectoires des jeunes rencontrés, un groupe social en tension avec les institutions en raison des questions relatives à la marginalisation sociale, les discriminations, les questions postcoloniales, l’histoire sociale conflictuelle avec les institutions, etc. (Lagrée et Lew Fai, 1984 ; Dubet, 1987 ; Sauvadet, 2005 ; Mauger, 2006 ; Mohammed, 2011; Tafferant, 2007 ; Zegnani, 2013 ; Marlière, 2014). Sur nos terrains, nous avons constaté l’existence d’un fort sentiment d’injustice, quels que soient les parcours observés (Marlière, 2008 ; Boucher, 2010 ; Kokoreff, 2021 ; Marlière, 2023). Comment ces perceptions juvéniles plutôt négatives à l’égard des institutions se matérialisent-elles face aux travailleurs sociaux ?

5En parallèle, ces tensions ne peuvent être analysées qu’en resituant le contexte très délicat, pour ne pas dire explosif, dans lequel évoluent les travailleurs sociaux. Le sentiment de ne pas pouvoir accomplir un travail « bien fait » (Clot, 2021) faute de moyens et de personnels dans une période de réduction budgétaire très forte, mais aussi le manque de reconnaissance (Alix et al., 2020) ou le sentiment que le sens de leurs pratiques leur échappe, sont des thématiques qui inondent les articles, témoignages, colloques.

  • 2 Agence Nationale de l’Évaluation et de la qualité des établissements et Services sociaux et Médico- (...)
  • 3 Agence Nationale d’Appui à la Performance des établissements de santé et médico-sociaux.

6Ces professionnels du social, qui sont censés venir en aide aux publics en difficulté sont, de la même manière, fragilisés par des mutations importantes dans leurs pratiques marquées notamment par une rationalisation des politiques publiques (Chauvière, 2007) ou la Nouvelle Gestion Publique, devenue un nouveau paradigme de l'action publique en France depuis les années 1980, va chercher à développer dans les administrations une pratique standardisée par la définition d'objectifs, la création d'indicateurs de mesure d'utilité et la recherche systématique d’une performance. Les réformes ont eu plusieurs conséquences : telles que l’inflation d’outils et de normes professionnelles (évaluations, démarches qualité, recommandations de bonnes pratiques, conduite de projet) ; une réorganisation territoriale depuis les lois de décentralisation jusqu’à la loi NôTRE ; une transformation de l’action publique avec la démultiplication des agences (l’ANESM2, l’ANAP3, l’ARS) ; enfin, et non le moins, une transformation des modes de financement marquée par une conventionnalisation renforcée des subventions publiques, les appels à projets au détriment des subventions et la mise en concurrence des associations et services. Cette liste n’est pas exhaustive, mais montre l’étendue des mutations que les professionnels ont rencontré et qui se sont accélérées depuis 25 ans.

7Le manque de reconnaissance des professionnels du social et le sentiment de perte de sens dans leur pratique a donné lieu le 5 décembre 2023 à la remise du Livre blanc du travail social par Mathieu Klein à la ministre de l’époque en charge des Solidarités et des familles, Aurore Bergé (Haut Conseil du Travail Social, 2023). Nous devons entendre un état d’épuisement des travailleurs sociaux, mais également une colère sous-jacente qui se manifeste par de nombreuses grèves et manifestations pour avoir les moyens de travailler auprès des publics (Alix et al., 2018b). La prévention spécialisée est à ce titre symptomatique de ce qui vit le travail social, sa fonction est essentielle auprès des jeunes, mais elle est constamment fragilisée par des choix politiques locaux. La prévention spécialisée serait ainsi une marge d’ajustement selon la bonne santé financière d’une collectivité territoriale, comme en témoigne la manifestation du 6 février 2025 à Lille suite à une coupe de 3 millions d’euros dans le budget départemental. Julien Talpin dans son enquête sur la ville de Roubaix montre très concrètement qu’il s’agit de diminuer les subventions pour affaiblir les acteurs associatifs et les faire disparaître (Talpin, 2024). Mais sa fragilité est également le reflet d’enjeux politiques entre un travail de prévention et d’accompagnement des jeunes et des familles et l’obsession d’un pouvoir répressif qui raisonne en termes de réponse à des infractions.

8Nous souhaitons montrer que loin d’être dans un espace conflictuel figé (entre professionnels et publics, entre professionnels et hiérarchies), nous nous situons dans des espaces mouvants, aux limites floues bien que la situation apparaisse de plus en plus conflictuelle sur le terrain.

9Autrement dit, pour comprendre les enjeux complexes rencontrés sur le terrain, nous sollicitons des enquêtes empiriques susceptibles d’éclairer les relations de citoyens en colère versus travailleurs sociaux en difficulté. Nous avons donc questionné la place du champ de l’intervention sociale dans un contexte sociopolitique délicat, car en rupture avec certaines institutions, mais aussi questionné la perception des jeunes du quartier avec des agents sociaux qui représentent la main gauche de l’État. Observons-nous des tensions, le plus souvent contradictoires entre certains membres des classes populaires en voie de marginalisation définitive et des travailleurs sociaux confrontés à des politiques publiques incitatives empreintes d’un néo-management qui affaiblissent leurs méthodes spécifiques ? Ainsi, les tensions se manifestent entre plusieurs logiques – des jeunes des classes populaires en grandes difficultés affectées par les mutations du capitalisme, des décideurs ayant intégré les valeurs du néo-libéralisme et donc de la compétition (Dardot et Laval, 2010 ; Alix, 2023) en exhortant des professionnels du champ du travail social à accepter ces nouveaux dogmes qui paraissent antinomiques avec leurs propres valeurs (Chauvière, 2007).

10En d’autres termes, pour synthétiser notre numéro de revue ici, nous nous sommes posé les questions suivantes : comment travailler avec des jeunes des « quartiers dont on parle » (Collectif, 1998) en rupture et confrontation avec les institutions ? De quelle façon les travailleurs sociaux peuvent accompagner des usagers excédés alors qu’ils sont tiraillés par des logiques libérales et sécuritaires ? L’analyse des rapports sociaux qui confrontent les citoyens désabusés aux travailleurs dans les quartiers populaires urbains constitue un angle d’approche intéressant tant il est révélateur des contradictions qui crispent notre société que nous allons qualifier, faute de mieux, de post-industrielle. Par exemple, l’éducateur spécialisé de prévention se retrouve à la fois en conflit avec des classes populaires qui développent des attitudes de défiance et de résistance à son égard et à l’encontre des institutions, mais ce dernier est en situation de désaveu devant des managers qui orientent et fixent des principes gestionnaires imposant une nouvelle nomenclature évaluative le plus souvent déshumanisante et loin des préoccupations des citoyens en colère. De même, certains jeunes des cités en conflit permanent avec les institutions ont recouru, malgré la méfiance envers les agents des structures d’encadrement (Mauger, 2001), aux compétences des professionnels du champ de l’intervention, car confrontés de manière intense à la précarité et à la marginalisation. Mettre la focale analytique sur ce type de relation – loin d’être systématiquement asymétrique en fonction des contextes et des enjeux – consiste à lancer un regard sur certains enjeux déterminants pour comprendre les tensions, les conflits ou les luttes qui caractérisent notre société en voie de fragmentation.

11Aussi nous avons souhaité privilégier trois axes principaux dans ce numéro :

  • Le premier axe intitulé stratégies de résistances des habitants des quartiers prioritaires des politiques de la ville à l’égard du champ de l’action sociale

12L’article de Rosa Maria Bortolotti intitulé « La panique numérique des éducateurs de rue face aux pratiques numériques des jeunes de quartiers populaires » affirme que les techniques d’accompagnement et les espaces de conflits entre éducateurs et jeunes sont en mutation avec l’arrivée d’applications numériques comme Snapchat ou WhatsApp tandis que Mickaël Chelal dans son article « Le centre social dans la cité : appropriations et tensions autour d'une institution socioculturelle en quartier populaire » montre les rapports de force qui peuvent s’établir entre les acteurs des politiques de la ville et les différentes générations de jeunes qui investissent le centre social de leur quartier.

  • 2/ le second axe se concentre sur la conflictualité interne au sein du champ de l’intervention sociale susceptible de conduire à des ruptures avec certains habitants des quartiers prioritaires des politiques de la ville.

13Il s’agit tout d’abord de revenir sur les manières dont les habitants et les travailleurs sociaux se côtoient au quotidien dans un contexte de difficultés et de tensions. Les articles de Bruno Michon « Système de défiance et reconnaissance » et de David Puaud « Poche de pauvreté et prévention "déspécialisée" », dans des approches différentes, mais complémentaires, dévoilent la complexité des travailleurs sociaux en raison de directives de politiques publiques à poursuivre un travail de confiance et d’accompagnement auprès des habitants puisque certaines injonctions entrent en contradiction avec les attentes de ces derniers.

  • 3/ Le troisième et dernier axe aborde la tâche des travailleurs sociaux qui consiste à conjurer les précarités multiples malgré les difficultés matérielles et les supports d’appréciation parfois dysfonctionnels du travail social en fonction des rapports sociaux sur le terrain.

14La dégradation des conditions de vie des classes populaires et des vulnérables d’une manière générale. L’article d’Anne Fernandes « La précarité étudiante en temps de crise, un révélateur du champ de l'action sociale » montre les ambiguïtés du travail social à pallier les difficultés d’une jeunesse le plus souvent populaire qui mène des études supérieures dans des conditions de grande précarité. L’article de Fathi Ben Mrad, dans un autre registre, interroge les apports et les limites du travail de médiation peu reconnu dans le champ de l’intervention sociale.

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Bibliographie

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Notes

1 Néologisme tiré du patronyme de Vincent Bolloré, industriel milliardaire qui rachète des médias comme CNews, C8 et plus récemment Europe 1 et les orientent vers une forme d’idéologie d’extême-droite dans lequel à émergé Éric Zemmour.

2 Agence Nationale de l’Évaluation et de la qualité des établissements et Services sociaux et Médico-sociaux a rejoint la Haute Autorité de Santé (HAS) le 1er avril 2018.

3 Agence Nationale d’Appui à la Performance des établissements de santé et médico-sociaux.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Sébastien Alix et Éric Marlière, « Intervention sociale versus quartiers prioritaires des politiques de la ville : Entre dialogues désaccordés et défiances réciproques »Sciences et actions sociales [En ligne], 24 | 2025, mis en ligne le 09 avril 2025, consulté le 26 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/sas/5286

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Auteurs

Jean-Sébastien Alix

Docteur en sociologie, chercheur au CeRIES - Centre de recherche "Individu, Épreuves, Société" ULR 3587 et directeur du département "Carrières sociales" à l'IUT de Lille.

Articles du même auteur

Éric Marlière

Professeur des universités en sociologie à l’Université de Lille et chercheur au CeRIES – Centre de Recherche « Individu, Épreuves, Société », ULR 3587

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