« Les quartiers populaires sont donc bien des espaces de relégation ; néanmoins s’agit-il de « zones de non-droit » complètement dérégulées, vides de rapports sociaux et de créativité culturelle ? D’un côté, il faut sortir de cette idée reçue que les territoires populaires sont des espaces ségrégués produisant uniquement des nuisances pour l’ordre social, qu’ils sont vides de mouvements sociaux, d’expressions culturelles innovantes ou créatrices ; d’un autre côté, il faut refuser l’essentialisation de la « jeunesse de rue » qui ne représente pas qu’un problème mais est aussi une « ressource » insuffisamment affirmée ou trop instrumentalisée. Notre société « polytechnique » en transformation génère de l’effroi envers la jeunesse populaire alors qu’elle façonne de nouvelles formes de socialisation, de médiation et de sociabilité. Ces jeunes sont des acteurs constitutifs d’« émergences culturelles » inventives et vibratoires. La culture hip-hop, les musiques revendicatives, l’islam, les sports à risque, etc., sont devenus des espaces d’investigation pour les jeunes, les institutions sociales, politiques, culturelles et financières ; cependant ils restent source de fantasmes et de malentendus »(Boucher et Vulbeau, 2003, p. 11).
1Voilà un peu plus de vingt ans que l’ouvrage collectif « Émergences culturelles et jeunesse populaire. Turbulences ou médiations ? » a été publié. Comme le suggère la citation qui introduit cet article, l’ouvrage rappelle l’importance de « sortir des préjugés » associés aux jeunesses populaires. Le collectif de scientifiques cherchait à montrer, par l’analyse de différents cas de mobilisations culturelles et sociales des jeunesses de quartiers populaires urbains, que leurs modes de vie et leurs pratiques de socialisation ne peuvent être réduits à la délinquance, à la déviance et au désordre. Depuis, bien que la sociologie ait continué à présenter une caractérisation nuancée de la « jeunesse populaire » en témoignant notamment d’une grande diversité de parcours selon les trajectoires scolaires (Santelli, 2007) ou encore les lieux de socialisation (Kokoreff et Lapeyronnie, 2013), s’opposant ainsi à une vision figée qui l’assigne à ses conditions matérielles et son environnement de vie (Marlière, 2008), les préjugés perdurent, sous des formes et lexiques renouvelés.
- 1 Un ‘clash’ sur les réseaux sociaux désigne un échange public de propos conflictuels, souvent vifs e (...)
2Les « zones de non-droit » que l’on attribuait alors aux quartiers populaires urbains ou aux « cités de la relégation » s’étendraient désormais aux réseaux sociaux numériques. Les pratiques numériques de ces jeunes sont jugées comme déviantes et dénuées d’esprit critique. Les filles qui autrefois « traînaient dans la rue » postent aujourd’hui des photos d’elles sur leurs stories qui les exposeraient tout autant à des risques réputationnels. Les garçons qui se donnaient rendez-vous dans la rue pour régler leurs comptes préféreraient aujourd’hui « se clasher1 sur les réseaux sociaux ».
3Cette introduction permet de situer la thématique principale de l’article qui a trait aux représentations influentes d’une part importante d’éducateurs au sein de la Prévention spécialisée à l’égard des usages des réseaux sociaux numériques des jeunes. En s’appuyant sur le cadre théorique de la « panique numérique », nous montrons comment la « peur des jeunesses populaires » s’incarne et se prolonge dans les pratiques de socialisation numériques que celles-ci développent. Après un détour méthodologique, nous présentons le concept-clé de « panique numérique » avant d’exposer trois « mythes » à l’égard des pratiques des « jeunesses populaires en ligne ».
4Cet article emprunte une partie des résultats d’une enquête doctorale réalisée entre 2019 et 2023 sur les représentations des éducateurs de la Prévention spécialisée – intervenant dans un département sensible en Île-de-France – concernant les usages des réseaux sociaux numériques des jeunes qu’ils accompagnent (Bortolotti, 2023a). Ces professionnels notaient alors que des tensions entre jeunes dans la rue [se transposaient] de plus en plus sur les réseaux sociaux numériques et qu’inversement, des problématiques issues des réseaux sociaux numériques [rejaillissaient] dans les rapports entre jeunes dans la rue. Ils s’inquiétaient de l’omniprésence des smartphones et des réseaux sociaux numériques dans leurs échanges avec les jeunes : « ils donnent trop d’importance à leur téléphone au détriment des échanges physiques », s’interrogeant en parallèle sur leur propre place face à ce nouvel espace de socialisation juvénile : « comment les éducateurs doivent-ils interagir avec les jeunes dans les espaces numériques ? ».
- 2 Les noms des professionnels interrogés sont anonymisés, tout comme ceux des associations, identifié (...)
5Dans le cadre d’une recherche participative avec les huit associations de Prévention spécialisée qui interviennent sur ce territoire, nous avons mis en place une démarche qualitative(Paillé, 2006) visant à comprendre le positionnement, les usages et les pratiques numériques des éducateurs de rue et des jeunes dont ils s’occupent. Nous avons réalisé des entretiens semi-directifs avec ces professionnels (n=34) et mené des observations directes et participantes pendant deux ans en les accompagnant dans leur suivi éducatif quotidien, notamment durant le travail de rue (deux mois auprès de trois éducateurs2). Nous avons également conduit des entretiens avec les jeunes (n=63) et entrepris huit mois d’ethnographie en ligne (Berry, 2012) sur l’application de réseau social Snapchat, celle dont ils font le plus usage.
6Ce travail d’enquête a permis de relever que les questionnements de certains éducateurs ne portaient pas tant sur les manières d’adapter leur accompagnement au numérique, d’améliorer leurs interactions avec les jeunes, de chercher à comprendre ce qui s’y joue pour eux. Avant tout débat, ils mobilisaient une perception bien ancrée des jeunes, selon laquelle ces derniers seraient naturellement portés vers la déviance : ils doivent être maintenus sous la surveillance rapprochée des adultes, auxquels les espaces numériques n’ont pas lieu de déroger. Les jeunes sont renvoyés de façon globalisante à leur catégorie générationnelle (Bordiec, 2018)ou à leur appartenance sociale et territoriale (Sauvadet, 2006). Les pratiques de suivi éducatif dénotent une logique restrictive destinée à prévenir les comportements déviants, fondée sur une présence de contrôle dans les espaces de socialisation des jeunes. Cette approche contrarie le socle de principes de la prévention spécialisée qui repose sur l’établissement d’une relation éducative humaniste, non stigmatisante, et qui vise à tirer les jeunes vers le haut par la mise en œuvre de projets participatifs et d’actions multipartenariales (Peyre et Tétard, 2006). Telle perception se transpose dans les interprétations que font les éducateurs des pratiques de socialisation numériques de ces jeunes, centrées sur des dangers supposés : « les jeunes sont immatures et donc en danger sur le net », « ils y développent des pratiques à risque ». Cette lecture aux contours souvent caricaturaux a pour conséquence de négliger, voire de désincarner les trajectoires et subjectivités individuelles des jeunes, leurs conditions de vie, d’omettre leur capacité d’agir qui leur est propre (leur agency) et in fine de favoriser une pédagogie restrictive.
7À la croisée de ces constats, il convient de noter une faible connaissance des éducateurs sur les pratiques numériques des jeunes. En rencontrant les jeunes accompagnés et en les interrogeant en particulier sur leurs pratiques et usages numériques, nous avons constaté que si leur environnement de socialisation physique les expose à des situations à risque (trafic, prostitution, rixes, etc.) (Boucher, 2007), ils s’en tiennent largement à l’écart sur les réseaux sociaux numériques. Bien que des problématiques traversent l’univers numérique juvénile : cyberviolences (Blaya, 2013), disputes (Bortolotti, 2023b)ou logiques réputationnelles néfastes (Déage, 2023), la plupart des jeunes démontrent une utilisation prudente des réseaux sociaux numériques (Balleys, 2015) et font preuve d’une agentivité en ligne (Jouët, 2022), notamment par la mise en place de stratégies visant la protection de leurs profils et par leur mobilisation autour de causes qui leur importe et les rassemble (violences policières, racisme, etc.).
8En observant le décalage entre les discours alarmants et la réalité constatée, nous avons conclu à l’émergence d’une forme de « panique morale » au sein de la Prévention spécialisée concernant la socialisation numérique des jeunes, que nous proposons de traduire à travers le concept de « panique numérique ». Au-delà de la perception négative en tant que telle à l’égard des usages numériques des jeunes, le phénomène procède d’un rejet plus large du numérique, associé au déterminisme technique et à l’idéologie individualiste dont seraient vecteurs les technologies de l’information et de la communication (Jauréguiberry et Proulx, 2011) : les réseaux sociaux numériques symbolisent ici l’univers capitaliste qui favoriserait la manipulation de l’information de masse davantage qu’il ne contribuerait à l’autonomie des individus.
9Le concept de « panique morale » dont s’inspire ce travail date des années 1960-1970. Il dénonce la manière systématique par laquelle des groupes de personnes, avec l’appui des médias de masse, parviennent à transformer des pratiques ou comportements d’autres groupes en problèmes publics, en dépit de toute réflexivité et rationalité scientifiques. Pour l’illustrer, en 1972, le sociologue Stanley Cohen, dans son ouvrage Folk Devils and Moral Panics: The Creation of the Mods and Rockers, prend l’exemple des disputes entre des bandes de jeunes caractéristiques de l’Angleterre des années 1970, les Mods et les Rockers, traitées de façon disproportionnée par les médias, les groupes sociaux les plus ordinaires et les partis politiques. Il montre dans un premier temps le décalage entre la vision d’une partie majoritaire de la société (habitants, élus, presse) sur le comportement des jeunes (bagarreurs), leurs modes de vies et leurs pratiques (dans la rue pour épancher leur déviance), et la réalité des faits (des jeunes qui se retrouvent dans les espaces publics pendant leur temps libre). Il explique dans un second temps que ces discours catastrophés renvoyaient à l’époque à des peurs refoulées par rapport à la morale traditionnelle dominante.
10La « panique morale » se structure autour de quatre éléments. Cherchant à protéger les cadres moraux en vigueur, les « entrepreneurs de la morale », premier élément, dénoncent le phénomène ou le groupe de personnes jugés déviants. Second élément, le « diable folklorique » est l’objet ou les individus auxquels s’en prennent les « entrepreneurs de la morale » et dont pâtissent les « victimes », troisième élément, qu’incarnent souvent les femmes, les jeunes et enfants ou certaines catégories sociales (la classe moyenne, la bourgeoisie, la classe artistique, le champ religieux, etc.). Investis d’une mission salvatrice, les « entrepreneurs de la morale » doivent protéger les « victimes » du « diable folklorique ». Enfin, les « croisades morales », quatrième élément, forment le lot des manifestations publiques entretenues par les « entrepreneurs de la morale » pour lutter contre le phénomène dénoncé (Mathieu, 2005 ; Becker, 2020).
11L’écosystème des « paniques morales » se nourrit d’histoires fantasmagoriques, de mythes basés sur des faits réels réinterprétés qui servent de catalyseurs à la « panique ». Les « mythes » prennent ici le sens de rumeurs et se définissent comme une « croyance liée à un fait d’actualité » (Fine, 2006) permettant de trouver des réponses rapides à un certain nombre de « situations ambiguës, menaçantes ou potentiellement menaçantes » (DiFonzo et Bordia, 2006, p. 24) qui affectent directement leur morale collective. Pour Jean-Noël Kapferer (1987, p. 17) « les rumeurs sont des nouvelles improvisées, résultat d'un processus de discussion collective (…), d’une mise en commun des ressources intellectuelles du groupe pour parvenir à une interprétation satisfaisante de l’événement ». Ainsi, les rumeurs qui alimentent les mythes des « paniques morales » prennent une tournure paradoxale : elles partent d’une réalité dans la mesure où elles ciblent un phénomène nouveau mais elles le déforment de manière exagérée et disproportionnée (Cohen, 2011).
12Les paniques morales visant les jeunesses, en particulier les jeunesses populaires urbaines, trouvent un terrain d’application éculé à l’égard de leurs pratiques de socialisation. Les recherches sur les jeunesses populaires (Marlière, 2005) ont longtemps montré que ces paniques prenaient corps dans la figure de certains espaces physiques tels que les quartiers populaires, les grands centres, les fast-foods, les établissements scolaires en zone d’éducation prioritaire, en somme tout lieu susceptible de rassembler des jeunes. Les médias contribuent à les alimenter en relayant des cas ponctuels de bagarres, de violences impliquant des jeunes. Les épisodes cycliques d’émeutes font souvent le lit de ces paniques (Mucchielli, 2011).
13L'avènement des réseaux sociaux numériques et leur appropriation massive par les jeunesses populaires redirigent ces représentations vers les espaces numériques. Apparaît ici un double « diable-folklorique » : les réseaux sociaux numériques, espace peu occupé ni maîtrisé par les adultes en général, y compris par les professionnels de cette enquête, sont diabolisés dans la même mesure que les jeunes eux-mêmes. Les travaux d’Anne Cordier et Sévérine Erhel (2023, p. 4) qui mobilisent les cadres de la panique morale font état du regard alarmiste porté par l’opinion publique sur l’exposition des enfants et jeunes aux écrans : « (…) 85 %, c’est la proportion d’articles consacrés aux “enfantsˮ et aux “écransˮ parus dans la presse quotidienne nationale française entre juin 2020 et juin 2022 qui traitent des “dangersˮ ou des “risquesˮ de ces derniers sur le public enfantin ». Face à ce discours inquiet, elles défendent la nécessité d’étudier plus finement le rôle des écrans et d'internet dans les interactions familiales, leurs effets réels sur l'apprentissage, la créativité et la santé des enfants et des jeunes, et de s’intéresser de façon plus objective au « temps d’exposition aux écrans » qui donne souvent lieu dans l’opinion publique à des appréciations floues et dogmatiques. Les outils numériques présentent certes des risques, mais bien utilisés, ils constituent de riches ressources pour l’expression artistique des jeunes ou pour le maintien des liens au sein de la famille. Au Canada, Ève Paquette (2009) expose quant à elle le poids de la vision préoccupée qui irrigue les médias canadiens sur la sexualité des jeunes (magazines, livres, campagnes de santé publique, documentaires, etc.). Son analyse de reportages télévisuels entre 2000 et 2008 retrace la montée d’une inquiétude autour des « pratiques sexuelles à risque » des jeunes appréhendées comme une conséquence de l’expansion d'internet.
14Si la « panique numérique » repose sur une vision négative des jeunes et de leurs pratiques de socialisation en ligne, elle résulte de l’entrecroisement d’autres peurs. Se joue d’une part une crainte relative à la fragilisation de la morale professionnelle des éducateurs, dont l’exercice est historiquement fondé sur le travail de rue et la relation physique avec les jeunes. D’autre part, il existe une préoccupation plus générale sur l’influence des médias dans la société, perçus comme vecteurs d’aliénation : les éducateurs sont dans l'ensemble sensibles aux discours des « médias panics » (Frau-Meigs, 2010). Ces peurs irriguent le développement des mythes autour des jeunesses populaires en ligne.
15La panique numérique procède d’une méconnaissance des pratiques socialisatrices et culturelles des jeunes sur les réseaux sociaux numériques, contribuant à la formation d’une vision négative et caricaturale. Une partie des éducateurs rencontrés dans le cadre de l’enquête estime que la vie des jeunes sur les réseaux serait déconnectée de la vie réelle, formerait un monde à part. S’attribuant une mission rédemptrice, ils cherchent à extirper les jeunes de ce qu’ils perçoivent comme un processus d’aliénation virtuelle, tentent de leur faire comprendre que les réseaux sociaux numériques ne sont pas ce qu’ils pensent être. Ces convictions se traduisent dans les entretiens par des expressions telles que : « j’ai avalé la pilule rouge », « les jeunes ont une seconde vie, il y a la vie tangible là et la vie à côté que sont les réseaux sociaux numériques ». Cette panique est jalonnée de trois mythes autour des pratiques des jeunesses populaires urbaines. Le premier s’appuie sur l’idée que les jeunes, naïfs, seraient hyperconnectés aux réseaux sociaux numériques et en feraient un usage incontrôlé, mettant en péril leur santé, ce que traduirait le développement de l’obésité. Les parents, et plus largement les familles, démunis face au phénomène, en auraient une responsabilité en les équipant « très tôt » d’outils numériques. Le second mythe, articulé aux stéréotypes de genre, consiste dans la vision d’une exposition systématique sur les réseaux sociaux numériques à différents risques : les filles y courraient le risque d’atteindre à leur image et de se trouver mêlées aux réseaux de prostitution tandis que les garçons, attirés par la violence et la transgression, se compromettraient dans le trafic de drogue ou la vente de produits de contrefaçon. Le troisième mythe repose sur l’imaginaire de jeunes qui n’entretiendraient que des rapports conflictuels sur les réseaux sociaux numériques, à la recherche de buzz par la diffusion de scènes de bagarres.
16 La plupart des professionnels estiment que les jeunes ne sont pas capables d’utiliser raisonnablement les réseaux sociaux numériques : ils sont hyperconnectés et ont des pratiques naïves. L’hyperconnectivité se caractérise par une consommation incessante des écrans, en particulier d’internet, qui conduit à une déconnexion de la réalité physique.
« Il y a du positif et du négatif parce que bon les réseaux c'est bien, ce n’est pas bien. Quand on l'utilise à bon escient c'est bien, si on devient un peu trop adepte des réseaux sociaux il y a des mécontents. Moi je vois les répercussions là au jour d'aujourd'hui avec les gamins, ils sont que dans les réseaux sociaux et, il y en a ils en perdent même leur scolarité, ils perdent toute sociabilité avec les gens et pourtant ça reste encore du social avec les gens ils sont très sociables mais entre eux, ils sont plus sociables avec le monde extérieur » (Nora, S7).
17En plus d’affaiblir la relation éducative entre les jeunes et les éducateurs, les réseaux sociaux numériques amèneraient les jeunes « à ne plus profiter des séjours, des sorties, des rencontres comme auparavant : ils perdenttoute sociabilité avec les gens » prétend Nora. Tel comportement pathologique serait d’autant plus préjudiciable qu’il s’agit de populations fragiles, comme l’explique Adam (S7): « ils sont plus exposés on va dire à des carences, parce qu’ils utilisent ces réseaux justement pour s’occuper, pour échanger ». Ysé Vauchez (2022) avance également cette préoccupation à l’endroit des catégories vulnérables socio-économiquement qui auraient prétendument plus de dispositions à consommer des fakes news sur les réseaux sociaux numériques, à chercher à y soulager leurs carences affectives et émotionnelles. Ces usages seraient la marque d’une dépendance aux outils numériques, aux amis virtuels. Plongés dans leur misère sociale et passant du réseau à la réalité et de la réalité au réseau, les jeunes seraient moins attentifs à autrui et à leur environnement, devenant ce faisant encore plus dépendants des réseaux sociaux numériques. Pire, les jeunes ne sauraient plus profiter des opportunités que leur proposent les professionnels, préférant rester enfermés dans leur chambre à naviguer sur leur téléphone :
« Hier on a eu une réunion entre professionnels avec un intervenant de l'extérieur et il y a un éducateur qui a soulevé le sujet du téléphone en séjour. Et il disait que les jeunes avec qui il était parti, ils sont partis avec des jeunes de 11 à 14 ans, et ces jeunes ils étaient focalisés sur leur téléphone. Et c'était un séjour en Belgique et on sait très bien que la Belgique c'est beau, il y a plein de choses à découvrir, il y a plein de choses à voir. Et il s'avère que ces jeunes-là, elles étaient monopolisées par leur téléphone. Elles voulaient tout montrer. Elles restaient vraiment sur leurs téléphones. Elles oublient même pourquoi elles étaient venues » (Samia, S6)
18Les propos de Samia caractérisent le phénomène de rumeur qui vient appuyer une opinion déjà formée sur un objet : l’histoire de cet éducateur qui repose sur des faits réels symbolise la dérive des jeunes et permet de justifier la vision alarmante. Racontée lors d’une réunion d’équipe comprenant une dizaine d’éducateurs, elle conforte le point de vue des professionnels sur l’hyper connectivité des jeunes et sur le manque de cadrage des parents. Cette réclusion dans le monde numérique aurait par ailleurs pour conséquence fâcheuse de porter préjudice à la santé des jeunes en contribuant à l’obésité :
« Et entre temps ils se sédentarisent. Bon, il y en a qui prennent du poids. Moi j'ai eu un jeune par exemple qui était souvent sur des réseaux sociaux pendant quatre ans il avait pris je sais plus combien, il faisait au moins 120 kg, il avait à peine, je crois, 18 ans. Et sa mère, elle en avait marre, déscolarisé, elle en avait marre, etc. Je l’ai, orienté vers ;un milieu fermé et qui a fait que là il a commencé à trouver une activité, il est maintenant embauché à Euro Disney » (Adam, S7).
19À travers le propos d’Adam, on remarque une appropriation de la question de l’obésité, très médiatisée ces dernières années, et présentée comme un problème propre à la jeunesse contemporaine qui aurait pour cause principale la surconsommation des réseaux sociaux numériques. Celle-ci conduirait à la sédentarisation et favoriserait ainsi le surpoids, les jeunes préférant leur téléphone à une pratique sportive. La problématique de l’obésité fait l’objet d’amalgames liant les questions numériques, la socialisation juvénile et l’absence de pratiques sportives. Cette stigmatisation des classes populaires qui auraient une conscience alimentaire peu développée s’origine aussi dans la « peur des médias » (Frau-Meigs, 2010) et des nouvelles technologies : symbolisant la modernité, les réseaux sociaux numériques seraient responsables d’une mauvaise hygiène de vie des jeunes de quartiers vulnérables (Poulain, 2009). Les études de santé publique démontrent que l’obésité est plus répandue chez les enfants et jeunes des familles défavorisées que chez les familles aisées (7% des enfants de cadres sont en surpoids contre 16% des enfants d'ouvriers et 14% des enfants d'employés) (Troy, 2024).Elles enseignent que cette problématique tient davantage aux difficultés liées au cadre de vie : accès limité aux activités physiques (aux associations sportives par exemple), contraintes de mobilité sur le territoire (dans le quartier, absence de parcs à proximité), accompagnement éducatif lacunaire (faible niveau de diplôme des parents), manque de promotion de la santé et stigmatisation des personnes en surpoids (Poulain, 2009). Si les outils technologiques sont un composant de la sédentarisation, ils n’en sont pas le facteur principal.
20 À ces représentations traversées d’aspects pathologiques (dépendance émotionnelle aux échanges numériques, obésité), s’ajoute une prétendue naïveté des jeunesses populaires dans leurs usages numériques : les jeunes n’auraient pas conscience des risques sur internet, y publiant toute leur vie et à longueur de journée. Ces publications seraient la preuve que les jeunes ne mesurent pas les dangers qui les guettent sur la toile, infestée de prédateurs sexuels et investie par les forces de l’ordre qui cherchent à y traquer la délinquance :
« C'est là, je me suis dit “ah oui ils sont vraiment dans une vie à côté et ils pensent que cette vie est vraie et qu'eux aussi ils peuvent se l'approprier ». Et moi j'essaye vraiment de leur mettre leur esprit dans la vie réelle : que la vie c'est le contact direct. Et pour redonner un exemple bien concret, criant et parlant : j’ai fait un séjour il y a pas si longtemps, cet été, avec un groupe de filles que je ne connaissais pas, j’ai appris à lesconnaître et j'ai été effaré, effrayé tout ce que vous voulez : le fait que ce petit-là [il montre son smartphone] estun personnage à part entière mais qui prenait beaucoup de place. Pour moi, e considère que le smartphone est une personne à part entière. C'est-à-dire que je les voyais le matin avec le téléphone, l’après-midi, le soir et des fois elles n'avaient même pas besoin des éducateurs parce qu’elles se mettaient en tenue et se filmaient, se faisaient de vidéos. Et je leur ai dit mais « attendez on est là, tu vois », « ah oui, deux minutes » et les deux minutes c'était 2 heures. Et une qui m'expliquait « oui je suis suivie par je sais pas combien de personnes » et l'autre qui expliquait que « non c'était important qu’on montre qu'on est en vacances et qu'on s'amuse » » (Sofiane, S1).
21À qui la faute ? Le discours moralisant à l’encontre de la famille est répandu dans le champ du travail social : il a pour caractéristique d’incriminer les parents, de douter de leur capacité à gérer leurs enfants, et permet de dédouaner les professionnels d’un éventuel échec (Boucher, 2012). Les parents seraient responsables du désordre causé par le numérique en fournissant précocement à leurs enfants des outils numériques sans les accompagner dans leur utilisation. Nous avons interrogé les professionnels sur les points suivants : « À quel âge pensez-vous que les jeunes commencent à utiliser les outils numériques ? ». Une bonne partie d’entre eux répond : « Ça commence très tôt », « Ils naissent avec » sans donner un âge ou une contextualisation précise :
« Bah, très tôt hein. Trois ans. Je suis choqué mais trois ans. Pourquoi je dis trois ans ? Parce qu'il y a des familles où ils ont des tablettes et des fois sur certaines tablettes ils ont pas fait le contrôle parental. Ça fait que le gamin, il est là et ils le laissent l’utiliser. C'est une réalité ! » (Sofiane, S1).
22La socialisation précoce et naïve des jeunesses populaires aux outils numériques serait donc l’une des causes de l’hyper connectivité et de l’obésité. Devant l’inaction des parents, il reviendrait aux professionnels d’endosser le rôle d’éducation des jeunes aux usages numériques. Le mythe du jeune de cité naïf et hyper connecté symbolise la nouvelle grammaire du roman social de la déviance : les jeunes n’occupent plus les espaces publics de la rue, ils sont enfermés dans leurs chambres ou dans les zones disposant d’un accès internet. À l’extérieur, quelques jeunes délaissés par leurs familles zonent dans la rue, téléphone en main. Ces jeunes s’intéressent peu aux activités proposées par les éducateurs et n’ont d’yeux que pour leurs réseaux sociaux numériques.
23Le second mythe invite à penser que les jeunes seraient tous d’une manière ou d’une autre tantôt victimes passives, tantôt responsables des dangers dans l’espace numérique. Multiples et variés, de gravité inégale, ils donnent l’impression d’une accumulation : prostitution, trafic, bagarres, fake-news, etc. :
« Moi, je pense qu’ils [les jeunes] n’ont pas mesuré l'ampleur des réseaux sociaux, pour eux c'est rien. Cette phrase elle revient beaucoup : « Non, mais ce n’est rien, c'est juste les réseaux sociaux ». Ils ne voient pas comme les adultes, ils ne voient pas le danger qu’il y a derrière. Ils ne voient pas ce qui se cache derrière les réseaux sociaux. Il y a plein de choses qu’ils ne voient pas et eux en fait ils ne voient pas loin. Ils voient qu'au moment « t » » (Samia, S6).
24Pour approfondir ces propos, nous avons demandé aux éducateurs de donner des cas concrets de situations de danger qu’ils ont rencontrées ou ont eues à gérer sur les réseaux sociaux numériques. N’étant pas concernés ou très peu, ils se raccrochent souvent à des exemples de situations qu’ils pourraient potentiellement être amenés à gérer, vécues par un collègue – s’inscrivant dans la logique prédictive inhérente à la panique morale. Dans leurs illustrations, les professionnels se montrent plus soucieux envers les filles :
« On est dans un phénomène qui est répandu, c'est quelque chose qui est incontrôlable [se référant aux réseaux sociaux numériques]. Donc nous on suit les jeunes qui sont en ce moment en danger, des jeunes filles qui se prostituent et ça se passe là-dessus [sur les réseaux]. On a des jeunes qui vendent de la drogue là-dessus » (Amar, S2).
25La sociologie critique des jeunesses populaires urbaines a longtemps rapporté que les relations entre les sexes au sein des quartiers populaires se déroulaient sans heurts : des filles invisibles et soumises et des garçons virils omniprésents dans la rue (Huerre et Rubi, 2017). La place des filles dans les quartiers populaires est très particulière : elles doivent se tenir à l’écart, veiller à leur invisibilité publique. La rue étant un espace occupé par des hommes, il leur est difficile de s’y imposer, sous peine de ternir leur réputation, d’autant plus si elles ont des grands-frères, cousins ou pères connus du quartier dont la propre image ne saurait être entachée (Magne, 2010). De leur côté, les garçons sont perçus comme étant exposés aux dangers de la rue tout autant que dangereux dans la rue. Occupant l’espace public, ils sont au contact de toutes les interactions et activités du quartier, entre commerce souterrain et conduites à risque (inassiduité scolaire, consommation de tabac, d’alcool ou de drogue, squat dans les cages d’escalier, etc.). Ils sont acteurs de la déviance (dangereux) mais en sont aussi victimes (en danger) en raison de leur déscolarisation et de l’environnement de désinstitutionnalisation dans lequel ils vivent. Dans l’imaginaire de la déviance, ce sont les garçons qui occupent l’espace de la rue, se bagarrent, trafiquent, traînent, troublent l’ordre public (Beaunardeau, 2015 ; Beaud et Mauger, 2017) :
- 3 Action de pirater un système informatique.
- 4 Réseau social numérique basé sur le partage de photos et de vidéos, permettant aux utilisateurs de (...)
« Et le point négatif, c'est comment ils les utilisent ? Pour certaines filles, parfois, ça peut être aguicheur, provocateur. En fait, je pense qu'il faut les sensibiliser à l'utilisation. Il y a rien de mauvais en soi dans les réseaux sociaux mais comment on les utilise ? Il faut les sensibiliser, parce qu'on connaît les risques de hacker3, de personnes plus âgées qui prennent contact avec les plus jeunes, il y en a une qui me disait ça qu’elle parlait via Instagram4, je crois, avec quelqu'un et finalement elle s'est rendue compte que la personne, elle voulait un peu plus et elle a arrêté la communication » (Florence, S7).
26Les représentations autour des pratiques des filles sur les réseaux sociaux numériques renvoient au mythe issu de la culture de rue selon lequel leur présence et leur visibilité traduisent une volonté de se montrer aux garçons, de les aguicher, voire de se prostituer. Les propos de Florence (S7) témoignent de cette vision à l’égard des publications des filles : « ça peut être aguicheur, provocateur ». La critique de la mise en scène des jeunes en ligne et de la superficialité de leurs publications, courante chez les éducateurs, s’illustre généralement dans leurs témoignages au sujet des filles qui révèlent un regard plus inquisiteur quant à leur présence en ligne : « elles se montrent » ou « elles sont tout le temps connectées » :
« Il y a un côté éphémère aussi, immédiat qui est révélateur aussi de nos sociétés aujourd'hui donc qui sont complètement happées par ça. Et une façon aussi de se mettre un peu en avant, en scène, les filles elles le font beaucoup alors que les garçons d'une autre façon. Mais les filles elles se prennent beaucoup en photo, elles se prennent, elles mettent les filtres. Après ça dépend vraiment des âges mais il y a une façon aussi de se mettre un peu en avant, de mettre en avant son image, de l'embellir aussi, le côté « qu'est-ce que je mange », « qu'est-ce que je fais », de montrer qu'on vit en fait qu'on ait une activité alors que même sans téléphone on ferait peut-être la même chose. Mais une envie vraie de montrer qu'on existe en fait, qu’il se passe des choses dans nos vies, que c'est rempli, qu’on voit du monde, qu'on se déplace, on met l'heure à laquelle on s'est endormi, « il est 3 heures du matin », des choses comme ça » (Alice, S8).
27Cette vision renvoie à l’image de la jeune fille de quartier américanisée, maquillée (Magne, 2010), qui porterait atteinte à sa réputation en s’exhibant via des photos sur les réseaux sociaux numériques. De même, il marque (comme on l’a vu plus haut) la peur d’un individualisme capitaliste auquel encouragent les réseaux sociaux numériques. Les travaux de Michel Bozon (2018) montrent que la préoccupation envers la sexualité des filles, envisagée sous le prisme de leur « autonomie sexuelle » et de leur fertilité, forme l’une des « paniques » les plus répandues et les plus historiquement ancrées. De façon plus générale, Yaëlle Amsellem-Mainguy et Arthur Vuattoux (2020) rapportent que la crainte des adultes vis-à-vis des pratiques numériques des jeunes, en raison de leur supposé manque de vigilance en ligne, tient principalement dans leur exposition à la pornographie, aux relations amoureuses virtuelles.
28Pour ce groupe de professionnels, les réseaux sociaux numériques présentent surtout un risque pour les filles qui publieraient des photos sexualisées d’elles ou y chercheraient des partenaires sexuels. Internet concurrence les parents et les institutions dans l’éducation à la sexualité, leur faisant perdre le contrôle qu’ils prétendaient avoir sur le corps des jeunes, en particulier sur celui des jeunes filles. Soulignons que la question de l’exposition du corps n’a pas été soulevée par les éducateurs à propos des garçons. Si la projection dans les espaces numériques de représentations sexuées issues de la rue concerne également les garçons, elle prend en effet une autre forme. Par nature inclinés à la déviance, ils chercheraient en ligne les bagarres (rixes), la violence et les trafics illicites :
« Par exemple, de la violence : ils frappent une prostituée et ils rigolaient. J’étais allé voir les mecs. J'ai dit “mais vous croyez que vous êtes intelligents ? Tu peux avoir des problèmes judiciairesˮ, “non, on rigolait genre, on était bourrésˮ, “non, mais là c'est pas une excuse, qu’on était bourrés ou cela va dire ça aux juges. Après tu viens me voirˮ. “Ah tu plaisantesˮ. “Non, je ne plaisante pasˮ. Et en fait c'est qu’ils ont tellement l'impression que rien peut leur arriver qu'ils peuvent se permettre certaines choses » (Sofiane, S1).
29Les distinctions de genre sont aussi anciennes que l’inquiétude qu’inspire la figure du jeune de rue. En 1885, on estime à cent mille le nombre d’enfants vagabonds en Île-de-France, dont une bonne partie se trouvait dans le Département de Seine-Saint-Denis (Gardet et Waks, 2015). La plupart des maisons d’accueil de l’époque étaient destinées à l’accueil des petites filles (145 sur 163), laissant la voie libre aux garçons dans la rue. La vision de ces jeunes était semblable à celle d’aujourd’hui : les jeunes garçons représentent une menace. Ils occupent les quartiers, rôdent, flânent et commettent des petits délits. Ainsi prend forme l’image de « l’enfant vagabond des rues ». Telle image est aujourd’hui remplacée par celle de jeunes garçons qui naviguent sur les réseaux sociaux numériques en quête de trafic et de violence.
30Si l’image du jeune bagarreur est fortement liée aux garçons, elle peut aussi être associée aux filles lorsqu’il s’agit de conflits structurés sur les espaces numériques. Le troisième mythe que nous mettons ici en lumière consiste dans l’idée que les jeunes, garçons et filles, auraient en ligne des rapports essentiellement conflictuels entre eux. Les professionnels rencontrés dénoncent ce qu’ils considèrent comme une forme d’instrumentalisation par les jeunes des réseaux sociaux numériques, dans le but d’instituer des conflits entre eux, d’en venir à s’insulter, d’organiser des affrontements qu’ils puissent filmer et publier. Selon les différents propos recueillis auprès des éducateurs, les jeunes chercheraient à obtenir par cette stratégie le plus de spectateurs et de views possibles :
- 5 Un YouTuber est une personne qui crée et publie régulièrement des vidéos sur la plate-forme YouTube(...)
- 6 Snapchat est une application de messagerie multimédias qui permet aux utilisateurs d'envoyer des ph (...)
« Parce qu'en fait t'es comme un YouTuber5 en fait. Tu dois avoir en huit heures un nombre de personnes qui viennent te cliquer, qui viennent te dire qu'ils aiment ce que tu fais. Par exemple, les jeunes moi ils prennent mon portable et ils me disent “t'as 1 000 amis seulement ! T'es nul !ˮ. Il y a des trucs que moi je fais pas attention mais eux ils le voient direct. Ça veut dire qu'ils vont regarder directement mon utilisation Snapchat6 » (Jean-Philippe, S8).
- 7 Visualisations de publications sur un réseau social numérique.
- 8 Loi n° 2018-698 du 3 août 2018 relative à l'encadrement de l'utilisation du téléphone portable dans (...)
- 9 Loi n° 2023-566 du 7 juillet 2023 visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la h (...)
31Pour faire des views7, rien de mieux que le « buzz ». Cette vision d’une jeunesse populaire en recherche de (cyber)violences n’est pas propre aux éducateurs. Elle se retrouve dans les discours de multiples groupes sociaux, alimentés par les faits divers que les médias de masse relaient, vendant un imaginaire caricatural de la violence entre jeunes (Mohammed, 2009) : bagarres à l’école ou lors de sorties, rixes, scènes de dégradations de lieux publics filmées et postées sur les réseaux sociaux numériques, etc. Gagnant largement l’opinion publique (Mucchielli, 2011), cette vision peut expliquer les mesures de régulation plus ou moins radicales prises ou envisagées par les pouvoirs publics, telles que l’interdiction du téléphone en établissement scolaire8 ou la restriction de l’accès aux réseaux sociaux numériques pour les jeunes9. Les réseaux sociaux numériques donnent l’impression dans l’imaginaire de ces professionnels d’un « champ de bataille » dans lequel les jeunes sont des combattants aguerris :
« C'est un champ de bataille les réseaux sociaux : une phrase qui a été mal comprise, oui alors, pour parler en version originale “vous êtes des pédés, on va vous enculer ceci, celaˮ. Et l'autre il répond “ouais tu as qu’à venir, etc.ˮ et ça donne des rendez-vous. Mais les jeunes ils nous en parlent, je dis “tu es stupide d'envoyer çaˮ, “ouais mais qu'est-ce qu'on fait ?ˮ. Parce que c'est vrai qu’en tout cas pour ma part c'est un peu lâche de traiter derrière un micro, etc. Et comme malheureusement la société au global... je prends l'exemple des rappeurs ‘Booba’ ‘Keynes’ qui se clashent sur les réseaux sociaux. Donc, pour eux maintenant c'est devenuquelque chose de normal aussi » (Sofiane, S1).
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33Dans ces histoires foisonnantes relatant des disputes en ligne, il est étonnant de ne constater aucune allusion à des situations de (cyber)harcèlement en milieu scolaire. Ce phénomène pourtant au cœur de la sociabilité juvénile (Blaya, 2013), n’a en effet jamais été mentionné lors des entretiens comme caractérisant une « problématique juvénile » :
- 10 Facebook est un réseau social en ligne qui permet aux utilisateurs de se connecter, partager des co (...)
« En fait l'avantage que ce soit la police ou nous, ils [les jeunes] disent tout sur les réseaux. Ça veut dire que des fois même à l'avance on sait qu'il va y avoir une bagarre ou des trucs qui se chauffent. Parce qu'en fait ils parlent en réseaux interposés. Pareil pour Facebook10 il y a des jeunes à moi où au début, alors que je surveillais sur Facebook, “pourquoi ?ˮ. Parce ça se clashe directement sur Facebook, sur la toile pas en message privé, vraiment sous le profil de la personne donc des fois on pouvait intervenir en disant ˮoh, là ce que vous êtes en train de faire, ça sert à rienˮ, “soit vous prenez rendez-vous et vous voyez clairement mais là ce que vous êtes en train de faire, c’est juste mettre le chauffeˮ ça veut dire “vous êtes en train de faire en sorte que tout le monde sache qu'il y a un problème entre vous deux et les autres ils vont faire quoi ? Ils vont envenimer les chosesˮ. Et c'est exactement ce qui s’est passé, ça veut dire qu'il y a plein de petits messages où tout le monde grossit l’affaire, et on se rappelle plus du pourquoi ou du comment. Donc moi je sais qu'il y a des filles par exemple surtout les filles parce que les filles c'est un peu le plus difficile. Elles sont très réseaux, les filles c’est « cash » ça veut dire que ça dit tous les dossiers, ça dit les trucs sur les réseaux » (Jean-Philippe, S8).
34Il est possible d’avancer l’hypothèse que la culture du métier qui prime et valorise les « cas graves » éloignés de l’école, conduit à banaliser voire méconnaître les situations de cyber(harcèlement), et contribue à ce décalage entre ce que les professionnels considèrent comme faisant problème et les « problèmes » tels qu’ils sont caractérisés par les jeunes. L’émotion avec laquelle sont décrites les bagarres par les professionnels, mobilisant le champ lexical du crime (« doigt coupé », « coups de couteaux », « ils sont 14 à se bagarrer et un à filmer », « guet-apens filmé »), et la manière dont elles seraient exploitées sur les réseaux sociaux numériques (« ça clashe dans la timeline », « ils sont en recherche de likes », « ils se chauffent », « t’as qu’à venir »), donne corps au mythe de relations en ligne largement conflictuelles entre les jeunes.
35Bonne partie des éducateurs de rue peinent à considérer les réseaux sociaux numériques comme des espaces de socialisation positive pour les jeunes des quartiers populaires urbains. Loin s’en faut, la « panique numérique » que nous mettons en évidence conduit à appréhender les jeunes à la fois comme responsables et comme victimes de l’emprise numérique. Si celle-ci trahit une vision négative du jeune de cité, elle est également le résultat de croyances personnelles (méfiance générale vis-à-vis des outils numériques) et professionnelles (crainte d’une injonction au numérique dans l’accompagnement éducatif).
36Pour conclure, il convient de nuancer ces résultats : la « panique numérique » ne concerne pas l’ensemble des professionnels de la prévention spécialisée, ni le champ du travail social dans sa globalité. Diverses recherches montrent un secteur fragmenté où s’opposent des professionnels réticents à l’intégration du numérique dans le suivi éducatif et d'autres qui y voient une opportunité de faire évoluer les pratiques. Des initiatives comme les Promeneurs du Net (Sorin, 2021), les concepts de « maraudes numériques » (Quiblier et Poncet-Bernard, 2022ou de « rue numérique » (El Harradi, 2020)qui, dans un contexte de renouvellement des questionnements éthiques des éducateurs de rue (Potin et al., 2020 ; Sorin, 2019 ; Moignard et Bortolotti, 2021), dessinent l’intervention sociale en environnement numérique, témoignent de l’émergence d’un nouveau paradigme dans ce secteur.
37Dans cette dynamique de changement qui tend et anime la communauté de la Prévention spécialisée, la conception de la relation éducative exerce une influence fondamentale sur la manière d’utiliser les réseaux sociaux numériques. Nous constatons que lorsqu’ils envisagent une présence sur les réseaux sociaux numériques, les professionnels les plus sensibles à la « panique numérique » s’en tiennent à une action stricte principalement orientée vers la surveillance des publications des jeunes. Comme l’explique l’éducateur Louis-Philippe (S8) :
« Mais moi de toute manière les réseaux sociaux avec les jeunes c’est, j’ai envie de dire, c’est que de la surveillance hein. Je ne suis pas dans une relation avec eux par les réseaux sociaux. Ça veut dire que moi sur Snapchat je regarde, je prends la température en fait, je prends la température, je regarde “Ah ok. Lui raconte çaˮ, “Ils racontent çaˮ et voilà j'arrive des fois à voir un peu ce qui se passe dans leur tête. C'est vraiment à ça qu’ils me servent ».
38La « panique numérique » s’ancre en effet dans une approche « traditionnelle » caractérisée par une relation asymétrique entre l’éducateur et le jeune : « l’un ordonne, l’autre obéit » (Galichet, 2017, p.9). Basée sur le contrôle, elle est concurrencée par une approche d’accompagnement qui recourt à une pédagogie active par laquelle l’éducateur veille sur [le jeune], le protège, le soutient, l’encourage, le stimule (Ibid.). En environnement numérique, celle-ci se traduit par l’établissement d’une « relation éducative numérisée » qui, loin de menacer le travail de rue, a vocation à le compléter et l’enrichir dans plusieurs domaines d’action : groupes d’échanges sur une thématique qui intéresse les jeunes (sport, jeux, danse, etc.), événements d’engagement juvénile (sorties, manifestations solidaires, etc.), appui à l’insertion (recherche d’emploi, aide à la scolarité, etc.), entre autres.