- 1 Selon l’Unesco, « un étudiant étranger est une personne inscrite dans un établissement d’enseigneme (...)
- 2 Dubet, 2006.
- 3 Chauvière, 2010.
- 4 Boucher, 2022.
1Au plus fort de la crise sanitaire et sociale, avec des pans entiers de l’économie à l’arrêt, des milliers d’actifs ont été confrontés au chômage partiel ou total, ce qui a creusé les inégalités sociales déjà prégnantes dans la société française et particulièrement dans les quartiers prioritaires de la Politique de la ville. En effet, ces territoires déjà fragilisés, où se concentrent la pauvreté et l’exclusion sociale, ont souffert des effets de la crise qui ont été importants dans le domaine sanitaire, social, économique, de l’accès à l’éducation, aux soins de santé, aux outils numériques. Selon l’INSEE, en 2018, la France comptait 9,3 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, avec un revenu inférieur à 1 063 € par mois. Ce public se composait de ménages éloignés du marché du travail, souffrant d’isolement social ainsi que de familles monoparentales. Avec la crise sanitaire et sociale, un million de personnes supplémentaires aurait rejoint ce groupe depuis mars 2020. Parmi les ménages nouvellement affectés par la pauvreté figurent des actifs, des ouvriers et des employés ayant vu leurs contrats de travail s’interrompre brutalement ou leurs temps pleins transformés en chômage partiel non compensé. Cette situation a eu également des conséquences auprès des jeunes en emplois précaires, des étudiants salariés, étrangers1 sans renouvellement du titre de séjour accentué par le retard administratif. Ils ont été confrontés à des difficultés d’ordre économique et alimentaire. De plus, la fermeture des universités a contribué à leur isolement par la rupture des liens qu’elles pouvaient créer. Les activités ordinaires du monde étudiant ont été reportées. Ce sont ces jeunes en situation de fragilité qui se sont présentés au bureau de l’aide sociale. Le secteur social s’est donc retrouvé en première ligne face à des urgences multiples. Il a dû adapter son organisation et ses dispositifs à ce contexte inédit, tout en préservant ses équipes de travailleurs sociaux et de bénévoles souvent en sous-effectifs. Ce champ connaît depuis plusieurs années une crise des vocations et des moyens causée notamment par « la décentralisation et les idéologies de la gouvernance menaçant le travail social » qui « le soumettent à la pression des politiques »2. En conséquence, le travail social est traversé par « le sentiment pénible de non-reconnaissance du travail déjà réalisé »3 imputable à la redistribution « des compétences administratives de l’État vers les départements et collectivités locales »4.
2Cet article interroge les pratiques, dans un contexte tendu, des travailleurs sociaux, principalement des assistantes sociales, des éducateurs spécialisés et des bénévoles d’associations caritatives en direction d’un public d’étudiants en situation de vulnérabilité et d’isolement aggravé par le confinement en 2020. Il vise à rendre compte des conditions de travail des travailleurs sociaux et s’attache à montrer comment ces professionnels ont pu y faire face en développant leur expertise qui leur a permis de développer de multiples initiatives, partenariats, pour répondre à l’urgence des situations qu’ont pu rencontrer les étudiants qui se sont retrouvés en grande difficulté.
- 5 C’est donc la situation qui fera l’expert conformément à la sociologie de l’expertise. Pour Jean-Yv (...)
- 6 Je ne ferai pas de distinction entre registre de discours ou registre expertise étant donné que les (...)
- 7 On reviendra plus tard sur la notion de repère. Précisons immédiatement que les repères ne fonction (...)
3Il est question de mettre en avant les registres d’expertise5 ou les registres de discours6 que les professionnels de l’action sociale réalisent dans des situations particulières en tenant compte des aspects humains, du matériel détérioré et des situations d’urgence. Autrement dit, de prêter attention aux « repères » (Bessy et Chateauraynault, 1995) disposés dans les situations7, les discours qui forment comme des signaux qui orientent les acteurs, les aident à agir et à juger. Il s’agit donc de questionner les repères qui ont servi d’appuis à l’expertise professionnelle afin de mettre en lumière les difficultés que rencontrent, particulièrement, les étudiants. Ainsi, de montrer comment cette expertise a pu les amener à élaborer des partenariats pour accompagner les étudiants à surmonter cette épreuve qu’a été la crise sanitaire, tant du point de vue émotionnel que dans des situations d’urgence alimentaire et économique.
4Dans ce contexte, la parole des étudiants mais aussi des professionnels a été déterminante pour saisir des dimensions subjectives et émotionnelles qui ont permis de rendre compte du sens vécu des personnes, le « sens que les acteurs donnent à leur action et à la manière dont ils conçoivent leur expérience sociale » (Fernandes et al., 2022).
5Je m’appuie ici sur une étude qui a été réalisée en 2020 par l’Observatoire de l’Action Sociale Départementale (OASD) dans la cadre du Plan Pauvreté. Le terrain a été réalisé sur l’ensemble des cinq territoires de Moselle. : Metz Orne, Thionville, Forbach-Saint-Avold, Sarrebourg-Château-Salins, Sarreguemines-Bitche.
6Plus précisément, cette étude comprend 20 entretiens semi-directifs menés avec des assistantes sociales des Centres Moselle Solidarités (CMS), des Centres Communaux d’Action Sociale (CCAS), du Centre Social Universitaire, des éducateurs de la prévention spécialisée et des bénévoles, particulièrement la banque alimentaire de la Croix Rouge. L’objectif étant de recueillir les différents éléments relatifs aux actions menées en direction des étudiants de l’Université de Lorraine qui ont également été interrogés par le biais de 25 entretiens. Cet échantillon a été établi avec la collaboration des professionnels et des bénévoles des organismes participant à l’enquête.
- 8 Par ailleurs tous les extraits d’entretiens cités ici sont anonymes, les prénoms indiqués sont fict (...)
7Ces entretiens ont été réalisés en face à face ou par téléphone8. Le confinement a été déterminant dans la méthodologie engagée. En effet, des difficultés peuvent être mentionnées dans le recueil des données. Ce travail a été ponctué par des mesures de confinement ou de restrictions qui n’ont pas toujours permis de réaliser les entretiens en face à face. Le téléphone a donc été une alternative.
8Dans un premier temps, il est question de revenir sur le contexte d’organisation du secteur social et la façon dont les professionnels se sont engagés auprès des usagers et plus particulièrement ici, les étudiants, les plus fragilisés par cette pandémie de Covid 19 pour réaliser leur expertise.
9Dans un second temps, à partir des situations des étudiants, il s’agira de montrer les différents repères engagés dans les discours et identifiés par les professionnels, pour réaliser leur expertise. Trois types de registres à cet effet seront mentionnés.
10Enfin dans un troisième temps, seront mis en évidence des dispositifs qui ont été développés avec les professionnels de l’action sociale et certains bénévoles pour répondre aux difficultés repérées des étudiants.
11Ce réagencement des missions causé par la décentralisation a contribué d’une part à une perte de sens du travail auprès des travailleurs sociaux et d’autre part à une autonomie relative. Ce sont les transformations liées aux logiques gestionnaires, d’activation et de bureaucratisation qui ont eu des conséquences notables sur les conditions d’exercice du travail social entraînant une perte de sens des actions menées par les professionnels du social et donc une baisse des vocations dans ce secteur. Selon la DIHAL (Alberola et Berhuet, 2022), près de 64 000 postes de travailleurs sociaux seraient aujourd’hui vacants dans les métiers du social et du médico-social conduisant à un sentiment de solitude partagé par les travailleurs sociaux. Les employeurs font « face à une pénurie de personnels (15 % à 30 % des postes sont vacants, 70 % des employeurs rencontrent des difficultés de recrutement, enregistrent des démissions et déplorent un important turnover) » (Boucher, 2022). C’est dans ce contexte en tension qui s’accompagne d’un manque de moyens, que les travailleurs sociaux ont été largement sollicités. Ils n’étaient pas forcément préparés et ont dû adapter leur organisation tout en préservant leurs équipes souvent en sous-effectif pour accompagner les étudiants qui se sont retrouvés dans des situations d’urgence. Une enquête du CREDOC (Alberola et Berhuet, 2022) a mis en évidence l’existence, chez un grand nombre de professionnels, d’un sentiment de solitude sur le terrain, particulièrement pendant les périodes de confinement. Cette situation a été complexifiée dans un contexte dans lequel les professionnels ont dû répondre à des consignes conçues au fil des événements ou de matériel non disponible. De ce fait, ils ont pu se faire entendre par leur hiérarchie et remettre au centre de leurs missions la question de l’accompagnement et de la protection mettant ainsi à distance les logiques gestionnaires, d’activation et bureaucratique propres à ces nouvelles politiques (Boucher, 2022) :
« … Pendant des années nous avons fait remonter ce qui n’allait pas pour nous et pour les usagers sans être écoutés… peut-être l’urgence ou l’ampleur de la pandémie ont fait que nos hiérarchies étaient plus à l’écoute de nos remarques… beaucoup de choses ont été simplifiées… ». (Murielle, assistante sociale dans un CMS).
- 9 Pendant le premier confinement ont été soulignées les difficultés à connaître les modalités et hora (...)
12Ce confinement marqué par l’incertitude et le manque de repères9 n’a pas été un frein aux acteurs du social en Moselle pour se mobiliser et assurer la continuité de leurs missions malgré les contraintes imposées par l’épidémie. Les travailleurs sociaux des Centres Communaux d’Action Sociale (CCAS) et des Centres Moselle Solidarités (CMS) dont les pratiques professionnelles sont ancrées dans le présentiel ont dû s’adapter dans l’urgence au travail à distance afin de poursuivre leurs missions. Ils ont fait preuve de flexibilité et d’une capacité d’adaptabilité pour répondre à l’urgence mais aussi à la détresse des personnes et, en l’occurrence ici, des étudiants. Devant l’impossibilité de réaliser des entretiens en face à face, leur suivi a pu être assuré grâce aux entretiens téléphoniques. Ce type de pratique à distance n’a pas remplacé pour la majorité des professionnels interrogés, les entretiens en présentiel. Cela n’a pu être que complémentaire. Mais dans ce contexte précis de crise sanitaire, les professionnels ont reconfiguré leur activité ordinaire en privilégiant le travail à distance. Cette nouvelle pratique a permis de maintenir des liens réguliers pour accompagner et soutenir les étudiants :
« Le premier confinement a été brutal et anxiogène… nous n’avions jamais vécu une situation pareille… nous n’avions plus nos repères habituels, nous devions chercher vite des solutions pour aider les personnes tout en limitant les contacts physiques et en nous protégeant d’une épidémie dont nous ne savions pas grand-chose… très vite, les appels téléphoniques presque quotidiens aux personnes dont nous savions qu’elles étaient en grande difficulté sont devenus nos premier outils pour continuer notre travail… » (Sophie, assistante sociale dans un CMS).
13Donc réticents au départ, ils ont reconnu les avantages de ce mode d’accompagnement dans un contexte où il fallait se protéger et protéger les autres du virus :
« … avec le confinement total, il a fallu tout réorganiser en travail à distance… cela n’a pas été facile pour mon équipe ; finalement on est y arrivé… on a continué à être présent mais uniquement par téléphone (Agathe, responsable de CCAS).
14Leurs missions devant s’effectuer à distance a permis un réagencement des priorités. Pour François Dubet, le travail social est une articulation de « plusieurs logiques en tension : une logique de ‘’contrôle’’, une logique de ‘’service’’ et une logique de ‘’relation singulière’’ qui est établie entre le travailleur social et son ‘’usager’’ » (Boucher, 2022), ce qui représente « l’idéal du métier » (Ibid.). En effet, cette nouvelle forme de travail a été propice à d’autres rapports à leur mission. Ils ont pu mettre à distance ce que ces nouvelles logiques gestionnaires et financières sous-tendent en termes de « culture du résultat, conception de l’individu autonome et responsable » (Alix et al., 2020). Ils ont privilégié les échanges avec leurs collègues et ceux avec les usagers, soit une relation singulière :
« … maintenant, nous sommes allés davantage vers l’usager et ce, quelle que soit la mission ou le pôle. Puis, la concertation avec nos partenaires est indispensable et elle renforce les liens… on est tous dans la même galère alors il faut se serrer les coudes, échanger, se concerter… » (Linda, cadre du service social départemental).
15Ainsi, les professionnels se sont appuyés sur les expériences vécues par les étudiants pour dégager différents registres d’expertise entre lesquels ils circulent. C’est donc à partir des repères contenus dans les discours émis par les étudiants que trois registres d’expertise ont été dégagés : un registre émotionnel, un économique et un alimentaire. Ceux-ci ont amené les professionnels de l’action sociale à trouver des solutions pour accompagner ces jeunes en détresse.
16Les repères engagés dans les situations d’urgence et les échanges par téléphone avec les étudiants ont été des éléments sur lesquels les professionnels se sont appuyés pour réaliser leur expertise et ainsi répondre au mieux aux besoins. Ici, il est question de s’intéresser aux discours mais aussi aux situations qui permettent de saisir la manière dont les individus comprennent et ressentent leur expérience. Ces émotions sont significatives pour celles et ceux qui les éprouvent mais également pour les personnes qui reçoivent ce discours. Elles procurent un sens aux situations vécues. Cette écoute attentive a permis d’établir une relation de confiance propre à la confidence qui constitue le sens même du travail social qui a été privilégié en consacrant du temps à la personne. Ce moment passé à échanger avec les étudiants sur leur quotidien a permis aux professionnels de réaliser une expertise à partir de trois registres : émotionnel, économique et alimentaire. Cela a permis d’engager des partenariats et des stratégies pour aider ces étudiants à surmonter cette période tendue. Les professionnels durant cette période de crise ont pu revendiquer une certaine forme d’autonomie, par leur engagement auprès des étudiants, qui s’est concrétisée par l’écoute. Ils se sont ainsi émancipés « de toute forme et tentative d’instrumentalisation » (Alix et al., 2020). C’est en s’appuyant sur ces situations de détresse qu’ils ont légitimé leur prise de position, leur capacité d’action et l’engagement au plus près des usagers en circulant entre des registres de discours émotionnel, économique et d’urgence alimentaire
17La fermeture des institutions et la mise à l’arrêt de l’économie a créé une rupture brutale avec de multiples activités ordinaires affectant, en particulier, les emplois étudiants, que ce soit à l’occasion du premier confinement de mars 2020 ou celui de novembre 2020. Le travail rémunéré des étudiants leur permettait de subvenir à leurs besoins et affronter des situations économiques dans lesquelles ils n’avaient pas le soutien de leurs parents en raison du milieu social défavorisé auquel ils appartiennent (Dequiré, 2007). Cependant, cette « désaffiliation » (Castel, 1995) à l’emploi a engendré plus de difficultés faisant basculer ces étudiants vulnérables vers la pauvreté. Selon Robert Castel, « la pauvreté est bien un rapport à l’organisation du travail qui prévaut à un moment donné, dans des conditions historiques particulières » (Murard, 2012). Murard Numa ajoute que cette théorie « converge avec l’expérience sociale de la pauvreté avec la vie humaine (Murard, 2012, p. 154).
18Le premier constat de l’Observatoire National de la Vie Étudiante (OVE) a publié les résultats d’une vaste enquête concernant plus de 245 000 étudiants consultés entre le 12 mars et le 25 mai 2020. Cette étude a mis en évidence que la moitié des étudiants, « (46 %) exercent une activité rémunérée. La crise sanitaire a fortement modifié la donne : durant le confinement, 58 % des étudiants qui exerçaient une activité ont ainsi arrêté, réduit ou changé leur activité rémunérée. Parmi ceux-ci, 36 % ont interrompu leur activité rémunérée » (OVE, 2020). À cet égard, « 46 % des 18-24 ans en emploi ont été concernés par du chômage partiel ou technique en mai 2020, versus 35 % des 25 ans ou plus » (Alberola et Berhuet, 2022).
- 10 D’après l’INSEE, « un individu (ou un ménage) est considéré comme pauvre lorsqu’il vit dans un ména (...)
- 11 Interview Olivier Galland, Ouest-France, 8 décembre 2006 ; cité dans Dequiré, 2007, p. 110.
19La pandémie a donc amplifié certaines inégalités en altérant la situation des jeunes déjà précaire pour certains et exposés au risque de pauvreté monétaire10. Ils ont donc subi plus intensément cette mise à l’arrêt de l’économie induite par les mesures de confinement. En effet, comme le souligne Olivier Galland : « rares sont les étudiants qui échappent à la précarité du travail et du logement (…) »11.
- 12 Selon l’Unesco, « un étudiant étranger est une personne inscrite dans un établissement d’enseigneme (...)
20Outre l’interruption des emplois étudiants, les administrations ont également été fermées. Les étudiants se sont retrouvés face à des portes closes. En effet, même si les instances ont été maintenues actives, elles sont restées « invisibles et tenues à distance » (Bidart et al., 2023), engendrant des conséquences notables sur les situations des étudiants étrangers12 les privant de l’accès à certaines aides comme celles liées au logement, à l’emploi et confrontés aux difficultés à être régularisés :
« Mais actuellement, j’ai un problème puisque mon titre de séjour je ne l’ai pas reçu de la part de la préfecture pour des lenteurs de traitement. Je ne sais pas, c’est dû à quoi. J’avais déposé le renouvellement de mon titre de séjour depuis le 19 octobre, jusqu’à ce moment-là, je n’ai ni récépissé, je n’ai rien du tout. Et comme la CMU est une démarche administrative, ils demandent le titre de séjour. Je suis bloqué à ce niveau-là, je ne bénéficie plus de la CMU » (Oswald, étudiant international en master administration économique et sociale).
21Ces difficultés relèvent du ralentissement des administrations en charge de leurs dossiers :
« Oui il y a beaucoup d’étudiants qui galèrent par rapport à ce côté-là. Ceux qui ont déposé leur dossier il y a trois ou quatre mois, ils ne reçoivent même pas leur récépissé pour justifier leur légalité de présence sur le territoire français. En cas de contrôle, en cas de voyage ou de démarches administratives il faut obligatoirement un titre de séjour ou un récépissé » (Oswald, étudiant international en master administration économique et sociale).
22Cette absence de régularisation les a exclus non seulement de certaines aides mais aussi de la possibilité de trouver un emploi. Ils se sont retrouvés « désaffiliés » du côté travail (ce qui a affecté leur budget). Ces étudiants ont été conduits au bureau de l’assistance :
« Ni de la CMU, ni de la CAF aussi. Je ne reçois plus d’APL de la part de la CAF (Oswald, étudiant international en master administration économique et sociale).
23Les professionnels se sont retrouvés face à des situations dans lesquelles les étudiants étaient sans ressource et démunis :
« … c’est intéressant de voir comment cette période de crise a montré la lourdeur de nos procédures. Pour octroyer une aide, on demandait aux usagers de passer par un entretien, de fournir des justificatifs sans fin… et là devant l’urgence nous avons dû faire confiance à la personne. Elle souffrait on le voyait bien… » (Karine, assistante sociale).
24Cette situation, dans laquelle certains étudiants se sont retrouvés, sans emploi, mais aussi sans la possibilité d’avoir recours à des aides, a dégradé leurs conditions de vie, d’autant qu’ils ne possédaient pas de ressources pour pallier ces difficultés financières (Dequiré, 2007). Ces événements ont alors amplifié les difficultés alimentaires. Un quart des étudiants ont déclaré ne pas toujours manger à leur faim pour des raisons financières (OVE, 2021).
25C’est sur ces repères, relatifs à l’emploi, au retard administratif, à la perte de droits que les professionnels se sont appuyés pour pourvoir réaliser une expertise propre au registre de l’urgence alimentaire :
« C’était vraiment l’urgence alimentaire. Et puis le soutien sur le plan psychologique » (Camille, assistante sociale dans un CMS).
26Cette expertise a conduit les professionnels à donner la priorité à l’aide alimentaire au détriment d’autres problèmes : par exemple les impayés, les trop-perçus à rembourser, etc… Cette assistante sociale précise que tout ce qui relève des aides auprès du FSL, des factures a pu être mis de côté :
« Les demandes d’aides auprès du FSL prenaient plus du temps parce qu’aussi nous on mettait plus longtemps à les faire et on les mettait de côté parce que ce n’était vraiment pas l’urgence. Il y a plein de choses qu’on faisait d’habitude et qu’on a mis de côté. Parce qu’il y avait une prolongation de la trêve hivernale avec pas de risque de coupure. Du coup, c’était plus la même manière de travailler. On remettait tout à après le confinement, tout ce qui était les difficultés pour payer les factures d’énergie, les demandes de logement, tout ça, les dossiers de surendettement. Du coup, ça a repris de plus belle au mois de mai » (Camille, assistante sociale dans un CMS).
- 13 Avant la pandémie, de nombreux étudiants rencontraient des difficultés matérielles et psychologique (...)
27La crise sanitaire a été un « révélateur d’inégalités sociales et sanitaires touchant fortement certains publics » (Bidart et al., 2023), ici d’étudiants déjà fragilisés par un ensemble de facteurs économiques et relationnels. Avec le confinement, les étudiants se sont retrouvés loin de leurs familles et de la vie étudiante. Cette crise sanitaire a conduit les universités à fermer leurs portes. De nouveaux modes d’enseignement et d’évaluation à distance ont mis en évidence des inégalités en termes d’équipement informatique et d’accès à internet13. Cet arrêt brutal de toute socialisation étudiante et d’échange avec le corps enseignant a engendré des difficultés d’apprentissage et d’intégration au sein de la vie étudiante, démultipliant les risques de décrochage mais aussi d’incertitude quant à l’avenir.
28Ils se sont retrouvés isolés, d’autant plus que certains étudiants étaient dans l’impossibilité de retourner auprès de leurs proches. C’est le cas des étudiants de nationalité étrangère qui sont restés à demeure. « Les étudiants de nationalité étrangère sont plus souvent déclarés ne pas avoir changé de logement que ceux de nationalité française (74 % contre 53 %) » (OVE, 2020).
29Plus précisément, les étudiants qui ont intégré l’université à la rentrée 2020 ont pu être plus isolés du fait qu’ils n’ont pas eu le temps de lier contact avec les autres étudiants de leur promotion ou de leur résidence. Ils souffrent alors d’une faible insertion relationnelle :
« Il y a aussi des étudiants qui sont nouvellement arrivés et qui se sentent encore isolés et ne se sont pas encore intégrés. D’après ce que j’ai remarqué, il y avait plusieurs chambres qui étaient vides et là, elles sont pleines mais les étudiants ne se connaissent pas entre eux. Par exemple, on avait fait du porte-à-porte dans le pavillon 6 et on rencontrait un étudiant qui est venu au mois d’octobre et il dit qu’il ne connaît personne dans son étage et il veut discuter et échanger mais il ne trouve personne » (Oswald, étudiant international en master administration économique et sociale).
30C’est donc à partir de ces situations, de cette « relation singulière » (Boucher, 2022) que les professionnels de l’action sociale ont identifié des repères comme la nervosité, la tristesse, l’abattement, la peur. La détresse relevée par les professionnels est à rattacher à un effet du confinement sur la vie des plus vulnérables et en particulier ces étudiants déjà fragilisés et isolés :
« Par rapport au confinement, on a eu beaucoup d’appels. Je trouve que c’était la panique des personnes aussi. Ne pas savoir ou aller, est-ce que leur droit va être maintenu » (Sandrine, assistante sociale dans un CMS).
31Nombreux sont les acteurs rencontrés dans le cadre de cette enquête qui ont alerté sur l’impact psychologique des mesures de confinement auprès des personnes vivant seules ou éloignées de leurs familles, comme les étudiants. Ce monde d’incertitude et d’instabilité qui crée un sentiment d’insécurité a été accru, amplifié avec cet épisode de confinement. Une enquête du CREDOC (2021/2022) souligne la situation particulièrement difficile des jeunes : « 21 % des 15-30 ans sont en situation d’isolement relationnel (+9 points en un an) et le sentiment de solitude concerne un tiers d’entre eux, soit 12 points de plus qu’en moyenne générale » (Alberola et Berhuet, 2022).
- 14 L’enquête santé interroge les signes de détresse psychologique au cours des quatre dernières semain (...)
32La détresse, la santé mentale plus défavorables aux étudiants en situation de précarité (Dequiré, 2007) ont été, en particulier, amplifiées par les mesures de confinement. De nombreuses études ont été réalisées ayant pour objectif de prendre la mesure des conséquences sanitaires et sociales de ces situations. Elles montrent l’apparition de perturbations psychologiques. D’après le rapport de l’OVE (2020), les conditions de « confinement ont eu des effets sur le ressenti et le bien-être des étudiants :« près d’un étudiant sur trois (31 %) a présenté les signes d’une détresse psychologique pendant la période de confinement (contre 20 % dans l’enquête santé de 2016)14, notamment de la nervosité (34 % des étudiants se déclarent souvent ou en permanence très nerveux), de la tristesse et de l’abattement (28 % souvent ou en permanence) ou du découragement (16 % souvent ou en permanence) » (Ibid.). Plus précisément, « plusieurs auteurs relèvent l’apparition de troubles anxieux, de dépression, d’attaque de panique, de troubles de stress post traumatiques, de délires, de psychoses et d’idées suicidaires » (Traber et al., 2020). Émile Durkheim a montré que l’anomie, en tant qu’absence de liens sociaux, pouvait conduire à une forme de suicide (Durkheim E., 2013).
- 15 Nous ne nions pas les conséquences de la crise sanitaire sur la santé mentale de la population mais (...)
33C’est donc sur ces repères identifiés dans les situations exposées par les étudiants que les professionnels de l’action sociale ont pu développer une expertise qui découle d’un registre émotionnel15. Ils vont adapter leur réponse et orienter précisément vers les personnes-ressources ou être à l’initiative de nouvelles stratégies de communication. Elles ont permis d’atténuer les effets de la distance et instaurer les conditions d’une proximité. L’écoute a été déterminante dans cette relation d’aide. Grâce aux appels téléphoniques réguliers, des paroles attentives et de bienveillance, aussi bien sur le plan de la santé que de la vie quotidienne, les professionnels ont pu désamorcer le stress vécu par les personnes. Ils ont contribué à dédramatiser la situation et à calmer les angoisses :
« … surtout écouter ceux qui n’allaient pas bien… vraiment pas bien… » (Didier, éducateur de Prévention Spécialisée).
« … avec du recul, je m’aperçois que j’ai réduit le temps des déplacements, j’ai plus de temps pour suivre mes dossiers et d’échanger avec les collègues grâce à la visioconférence, j’ai aussi passé du temps au téléphone avec les étudiants en situation de stress… » (Sandra, assistante sociale du CROUS).
34Ce temps d’échange passé au téléphone dépassait largement le motif de l’accompagnement (problème administratif, social, éducatif ou d’insertion...) pour prendre en compte le contexte et l’environnement des personnes. En retour, ces dernières ont fait preuve d’attention à l’égard des travailleurs sociaux, leur demandant comment ils allaient et leur souhaitant « bon courage » à la fin des entretiens.
35Cet échange propre à l’intime a permis le déploiement d’une expertise dans un registre émotionnel qui a abouti à l’organisation de groupes de parole en lien avec les services universitaires. Ce travail de partenariat avec des bénévoles a permis de mutualiser leur moyen pour organiser leurs missions parfois très éloignées de leur mandat d’origine.
36L’objectif étant de préserver les liens avec les étudiants en situation de détresse émotionnelle qui se sont retrouvés en rupture avec toute forme de solidarité. Cela relève d’une forme de désaffiliation (Castel, 1995) et de disqualification sociale (Paugam, 1991), traduisant également un décrochage de l’emploi.
37Pendant cette période de confinement, les professionnels se sont donc retrouvés devant des situations qui leur ont demandé d’agir dans l’urgence. Les différentes expertises relatives aux registres émotionnel, économique et alimentaire ont été déterminantes dans le partenariat engagé avec les bénévoles d’associations et particulièrement la banque alimentaire de la Croix Rouge de répondre au mieux aux besoins identifiés.
38L’expertise au service d’initiative innovante
39Une collaboration propre au registre relationnel
40Les acteurs ont une marge de liberté même si elle est limitée parce qu’ils sont situés dans l’organisation et ensuite parce qu’ils ne cherchent pas la solution optimale mais la meilleure pour eux, la solution la plus satisfaisante pour agir (Crozier et riedberg, 1977) selon les situations rencontrées. C’est à partir des différentes expertises déployées dans le cadre de cette crise sanitaire que les professionnels de l’action sociale ont souhaité aller vers plus de coopération et ainsi ouvrir un véritable terrain d’expérimentation. Cette « intelligence collective » témoigne de la nécessité pour eux de répondre aux besoins relatifs à l’accompagnement social. C’est-à-dire aux différentes problématiques qu’ils ont pu identifier grâce à leur expertise, qu’elle soit relative au registre émotionnel, économique et alimentaire.
41Grâce aux expertises partagées, les acteurs locaux, les services publics et les associations impliqués dans l’accompagnement des étudiants en difficulté ont pu mettre en commun leurs connaissances des situations et leurs ressources, afin de faire face à l’urgence et trouver ensemble des alternatives pour mieux aider le public. Ainsi le Centre Communal d’Action Sociale (CCAS) a lancé une cellule d’écoute et d’entraide, associant les assistants sociaux polyvalents et la prévention spécialisée, ayant pour ambition d’apporter aux usagers une meilleure orientation en fonction de leur situation et des compétences de chacun.
42Ce dispositif atteste de la capacité d’adaptation dont les professionnels ont fait preuve. Grâce à leur expertise des situations et la circulation qu’ils ont pu établir entre les différents registres d’expertise émotionnel, économique et d’urgence alimentaire, ils ont dégagé des priorités. Ils se sont donc organisés, en concertation avec leurs collègues et leurs partenaires, pour proposer et discuter des différentes modalités à mettre en œuvre pour éviter toute rupture du suivi et d’aggravation des situations des étudiants.
« Malgré la gravité de la situation, un élan de solidarité a permis de faire face collectivement à la crise… » (Paul, éducateur de Prévention Spécialisée).
43Ainsi, des coopérations, parfois existantes, parfois nouvelles se sont mises en place. Ces pratiques de coordination se sont maintenues. Ces nouveaux liens ont permis notamment de croiser des informations, d’échanger sur les solutions et les modalités d’intervention que les uns ou les autres mettaient en place :
« Il faut garder et renforcer le travail en réseau renforcé pendant la crise car si l’on agit sans l’aide des autres, on va vers l’épuisement… Il faut savoir accepter ses propres limites… » (Sandra, assistante sociale du CROUS).
« Tous ensemble en discutant on a pu voir les difficultés des jeunes et se dire que l’alimentaire était la priorité » (Sabine, bénévole à la Croix Rouge).
44C’est en concertation que les professionnels et les bénévoles en rapport avec leurs différentes expertises et les priorités en lien avec les situations d’urgence identifiées qu’ils ont orienté leurs actions et initiatives en direction de l’urgence alimentaire.
45Le choix d’investir dans une démarche collective dans le domaine alimentaire s’est aussi imposé comme une nécessité. À Metz, de nombreux acteurs ont souhaité s’investir collectivement dans le domaine de l’urgence alimentaire, pour faire face à l’augmentation des demandes et une instance partenariale nouvelle a été créée en Moselle. Il s’agit de l’épicerie solidaire AGORAé. Elle est ouverte depuis le 23/11/20, à l’initiative des étudiants et pour les étudiants de Metz. Il s’agit non seulement d’un lieu où les jeunes peuvent s’approvisionner en denrées alimentaires mais c’est aussi un espace de vie et de convivialité pour les étudiants. Sa mission consiste à lutter contre la précarité étudiante en collectant des denrées alimentaires en partenariat avec la banque alimentaire qui redistribue à 10 % du prix du marché. Ainsi, un paquet de pâtes, vendu 1€ ou 1€20 en magasin traditionnel, est revendu à 12 centimes à l’AGORAé. Avec la pandémie, l’activité d’AGORAé s’est accrue. Le nombre de bénéficiaires a beaucoup progressé. En effet, les étudiants se sont retrouvés en grande difficulté car les aides perçues ont été insuffisantes d’autant que certains, qui combinaient études et jobs étudiants, ont perdu leur emploi et/ou que leurs parents ont été également dans l’impossibilité de les aider. Aussi, identifiés par les assistantes sociales du CROUS comme étant en urgence alimentaire, ils ont pu bénéficier de ce dispositif. De plus, AGORAé met également à la disposition des étudiants, gratuitement, des ordinateurs et a mis en place une hotline pour lutter contre l’isolement et le mal-être chez les étudiants. Il s’agit donc d’un projet de solidarité où les difficultés financières des étudiants ne constituent pas un frein à leur avenir.
46Ces différentes initiatives montrent que, malgré la crise sanitaire et les difficultés inhérentes au travail social, accompagner des usagers, ici les étudiants, a été la priorité. Les professionnels ont su dépasser ces prérogatives lourdes pour se consacrer à l’urgence des situations dans lesquelles la gestion comptable et bureaucratique en tant de crise a été mise à l’écart.
« Cela nous montre que nous devons simplifier davantage nos procédures, apporter une réponse plus rapide aux personnes en difficulté, être plus à leur côté… » (Sophie, assistante sociale dans un CMS).
47La revendication d’être au plus près des personnes, le partenariat qui a été engagé a contribué à de nouveaux dispositifs. Cette forte mobilisation, propre en période de crise à l’égard des personnes les plus durement touchées (Paugam,1991) sont des éléments sur lesquels les professionnels se valorisent.
48Ce contexte sanitaire et social incertain nous conduit à rappeler le caractère non exhaustif et conjoncturel de cette recherche. Elle nous invite à être prudents avec toute tentative de généralisation de ses résultats.
49En premier lieu, les éléments recueillis durant cette étude nous amènent à constater, comme l’a fait le CNLE (Duvoux et Lelièrte, 2021), que la crise sanitaire a été un révélateur de la pauvreté. Elle a mis en évidence des fractures et les vulnérabilités importantes qui existaient déjà en France. Les étudiants en situations déjà fragiles avant la crise ont dû faire face à des difficultés sans précédent. Ils se sont retrouvés sans emploi, précaires, avec peu de ressources, ce qui a renforcé leur précarité alimentaire et l’isolement. Ces différents facteurs ont participé à l’amplification ou à l’apparition de troubles psychologiques.
50En deuxième lieu, face à ce constat, des actions d’entraide ont pu émerger de façon spontanée sur tout le territoire mosellan et cela a pu contribuer à faire face aux difficultés rencontrées par les étudiants. Ces initiatives ont contribué à renforcer les liens sociaux et ont une portée qui dépasse les actions elles-mêmes (épiceries sociales, accès aux outils numériques, aides aux devoirs, repas solidaires…). Elles ont contribué à renforcer les liens sociaux.
51En troisième lieu, la crise sanitaire et ses conséquences sur les plus fragiles dont le public étudiant ont amené les travailleurs sociaux à questionner leurs pratiques et leur mode de coopération, ce qui a permis d’expérimenter et de consolider des partenariats.
52En d’autres termes, malgré les difficultés inhérentes à la crise du travail social et à la pandémie, la COVID 19 a mis en lumière la prégnance des liens avec ces jeunes en situation de précarité ainsi que la capacité des travailleurs sociaux à l’adaptation et l’innovation. En effet, cette pandémie a permis de mettre en pratique d’autres modalités de travail et de collaboration afin de permettre à ces professionnels d’être au plus près des situations de ces jeunes, en mutualisant dans l’urgence leurs missions et leurs moyens. Didier Fassin (2022) montre avec une autre thématique relative à la santé publique comment avec la pandémie de Covid, cette discipline a été considérée « non comme ce qu’on dit qu’elle est mais comme ce qu’on observe qu’elle fait ». Cette remarque peut être aussi appliquée au travail social. En effet, les travailleurs sociaux ont mis en lumière le sens même de leurs missions, celle de l’écoute, d’une façon d’agir propre à être au plus près des usagers, ici, en l’occurrence les étudiants, des collègues. C’est bien cette perspective du travail et les expertises réalisées qui ont rendu possible les partenariats, les collaborations.
53Même si les travailleurs sociaux témoignent de conditions de travail qui sont à l’origine de sentiments de dévalorisation et de perte de sens, ils ont mis en évidence leur capacité d’adaptation. Dans ce sens, il convient de repenser et de renforcer la co-construction des actions avec l’ensemble des acteurs locaux dont les usagers.