1La place des centres sociaux dans la vie sociale des quartiers populaires est posée depuis les premières années d’existence des grands ensembles. De nos jours, elle est souvent associée à l’occupation juvénile de la rue en mettant en avant le rôle que devraient jouer les centres sociaux auprès de cette jeunesse de rue (Danic, 2016 ; Sauvadet et Bacqué, 2011). Dans les discours médiatiques, l’accent est souvent mis sur l’absence de local dans lequel les jeunes peuvent se réunir et s’occuper, ce qui expliquerait en partie leur occupation des rues de la cité. Ce genre de remarques s’est entendu dès les premières années d’existence de ces espaces urbains, lorsque la carence d’équipements était critiquée (Kaes, 1963). C’est aussi une revendication souvent exprimée par les jeunes (Daquin, 2019). Dès lors, les pouvoirs publics, comme une partie des habitants de ces quartiers, confèrent de grandes ambitions à ces équipements collectifs sur lesquels cet article souhaite se pencher en questionnant leurs inscriptions dans la vie sociale d’une cité dans un contexte de tensions au sein du secteur du travail social (Alix et al., 2018). Comment s’inscrit un centre socioculturel dans la vie sociale d’une cité de banlieue ? Et plus particulièrement au sein de la vie juvénile ? Comment l’institution et les travailleurs sociaux composent-ils avec cette appropriation ?
- 1 Si le grand ensemble n’a pas été anonymisé, tous les prénoms, noms et surnoms qui vont suivre l’ont (...)
- 2 Le quartier des Marnaudes, a été construit par la SCIC (Société Centrale Immobilière de la Caisse d (...)
2Pour ce faire, cet article mobilise des données issues d’une enquête ethnographique basée sur une observation participante durant six années dans la cité des Marnaudes à Rosny-sous- Bois1 en Seine-Saint-Denis, dans laquelle je réside. Dans cette monographie de quartier réalisée de 2015 à 2022 dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie, j’ai surtout partagé le quotidien d’un groupe de jeunes hommes qui occupe une sortie de secours dans une tour du quartier, nommée le « 180 », ainsi qu’un groupe d’adolescentes, plus jeunes, qui se retrouve sur des bancs dans un square de la cité. Il s’agit donc surtout de la frange des « visibles » (Sauvadet, 2005) qui use trivialement de la cité comme espace de sociabilité depuis l’enfance. Les observations se sont poursuivies jusqu’en 2023. Hormis les recueils de propos en situation et de nombreuses conversations informelles, cette recherche se base également sur une vingtaine d’entretiens semi-directifs et ouverts, parfois préparés en amont par des marches commentées. Ces entretiens ont été réalisés en grande partie avec différents jeunes du quartier, des habitants adultes et anciennement installés ainsi que des « institutionnels » (le directeur de l’Association de Gestion Globale (AGG), qui gère les centres sociaux de la commune, la responsable municipale du service politique de la ville, la direction du conseil de quartier…). L’enquête doctorale s’intéresse à la socialisation résidentielle des « jeunes filles et garçons de cité » (Guerandel et Marlière, 2017), notamment à travers les rapports sociaux d’âge et de générations. Dès lors, le centre social du quartier fait partie du périmètre de l’enquête car il occupe une place importante, et historique, dans la vie des jeunes qui grandissent, ou on grandi, dans cette cité2.
3Au moment de la naissance des grands ensembles, et pour accompagner la construction de logements et permettre le développement d'une vie de quartier, la plupart des grands ensembles ont été pourvus de divers équipements pour faciliter le quotidien des habitants. La présence des équipements est le fruit des volontés de la SCIC qui leur accorde une importance capitale. Cette dernière propose aux collectivités de les préfinancer pour favoriser leur installation à travers leur marque de fabrique : les centres ALFA (Association pour le Logement des Familles et l'Animation des grands ensembles).
- 3 Terme utilisé pour la première fois en 1962 qui caractérise la « maladie des grands ensembles » fai (...)
4L'ALFA était une association créée par la SCIC afin de gérer une structure pour « prévenir les problèmes d'adaptation des nouveaux résidents et favoriser la création d'une vie sociale propre aux grands ensembles », conformément aux orientations fixées par Pierre Sudreau, (ministre de la Reconstruction et du Logement, MRL ex-MRU) à la fin des années 1950 (Tellier, 2007, p. 126). Il s'agissait d'une politique d'accompagnement social des programmes de construction engagés par la SCIC avec pour objectif de « donner une âme à ces cités nouvelles » (Ibid.). À la suite des critiques insistantes concernant le grand ensemble de Sarcelles « Les Lochères », une des plus importantes réalisations de la SCIC, Léon-Paul Leroy (Directeur Général de la SCIC jusqu'en 1980) mandate spécialement Jean-Baptiste Lantenois, son directeur général adjoint et ingénieur du Génie Maritime, pour épauler l’architecte Jean de Mailly dans l’édification des Marnaudes. Ce quartier représente vraisemblablement un symbole de reconquête de légitimité pour la SCIC. Celui-ci semble devoir faire oublier la « sarcellite »3, qui émerge des critiques à propos des Lochères, ce qui explique l’attention qualitative qui lui est particulièrement accordée (Chelal, 2019).
5Cette structure s'est matérialisée par le « centre socioculturel des Marnaudes », construit en 1964, qui obtint très rapidement l'agrément de « centre social ». Il possédait une cour avec une aire de jeu en libre accès devant un bâtiment composé de plusieurs petites salles donnant sur une plus importante salle de réunion et de spectacle de 400 places. À l'origine, l'ALFA mettait les locaux du centre socioculturel à la disposition des habitants pour toutes activités collectives, critère central pour le développement d'une vie sociale locale. L'animation du centre ALFA reposait sur les habitants eux-mêmes à partir d’initiatives collectives comme la création d'associations pour encadrer des activités. Il accueillait à l'origine des enseignements ménagers, une crèche (il était d'ailleurs possible de faire garder ses enfants « à l'heure » c'est-à-dire simplement pour une heure ou le temps d'aller faire ses courses), des ateliers d'activités de loisirs et de jeux. La crèche était un pilier du « centre ALFA », comme il était nommé à ses débuts, car il possède une mission de cohésion sociale en prenant en compte la cellule familiale dans sa globalité.
6Cet établissement proposait principalement des activités à destination des jeunes résidents (enfants et adolescents) tout en inscrivant l'ensemble de la famille dans la vie de l’équipement collectif, en cohérence avec les approches architecturales de Jean de Mailly qui placent la famille au cœur du projet du grand ensemble. Au vu du caractère juvénile du peuplement des grands ensembles dès leurs premières années d’existence, les ALFA se tournaient aussi grandement vers les femmes, perçues en tant que « mères de famille » et ménagères, afin de les accompagner dans l'apprentissage de la tenue de leur domicile. Ainsi, dans la logique de l'ALFA, elles pouvaient s'investir plus aisément dans la vie sociale du quartier tout en développant des modes de vie centrés sur l'espace privé du logement. La SCIC avait également la volonté d'y accueillir des services publics (mairie annexe, assistante sociale...) pour faciliter la vie quotidienne. Si cet équipement était prévu pour les habitants du grand ensemble, il dépassait, durant ses quatre premières années d'existence, le simple cadre du quartier car il s'agissait de la première structure de ce type à Rosny-sous-Bois. Elle suscitait la venue d'habitants de toute la commune jusqu'à la création d'un établissement culturel municipal au centre-ville, le faisant redevenir un équipement de quartier exclusif.
Double page de l'édition spéciale du RosnyMag de septembre 1986 ayant pour sujet « comment se distraire à Rosny ? »
7Le centre ALFA a été très souvent mentionné par les habitants interrogés, anciennement installés. Un couple de retraités m'a raconté l'existence de « l'opération biberon » mise en place pour les parents au centre socioculturel à la fin des années 1960 mais très rapidement arrêtée. Il s'agissait d'un service de baby-sitting où le centre mettait à disposition une liste de numéros de téléphone de « jeunes habitantes » qu'il suffisait d'appeler pour faire garder ses enfants. Beaucoup sont passés par la « garderie », d'autres ont profité des multiples cours hétéroclites dispensés (guitare, boxe française, danse classique, poterie, cuisine, couture...). Le centre socioculturel était régulièrement mis en avant de 1985 à 1990 dans la rubrique « En direct de nos quartiers », qui n'existe plus depuis, du magazine municipal RosnyMag créé en 1985. Cette rubrique témoignait de l’activité des nombreuses associations présentes en son sein.
8Dès lors, cet espace qui se définit comme un équipement de proximité à vocation familiale et pluri-générationnelle pour favoriser les rencontres entre habitants et le développement de la vie associative par les habitants a été pensé comme le fer de lance de la vie sociale du quartier. Il ne semble pas que le Centre ait servi de catalyseur d'antagonismes de classes en étant uniquement utilisé par les habitants de classes moyennes possédant le capital culturel nécessaire à son utilisation en mettant en avant des dispositions culturelles favorables à son appropriation. Face à l'hétérogénéité sociale du peuplement, il n'a pas été le témoin de la difficulté de cohabitation de groupes sociaux différents au sein du grand ensemble comme cela a pu être relevé à la même époque dans certains grands ensembles de banlieue (Chamboredon et Lemaire, 1970 ; Pinçon, 1981), mais plutôt un espace de relative mixité selon les premières générations d’habitants interrogées. A contrario, c’est sa vitalité qui n’a cessé d’apparaître.
9Cet équipement public fut géré successivement par la SCIC puis par des associations d'usagers jusqu'en 1991 lorsque la municipalité décide de regrouper la gestion de l'ensemble des centres socioculturels de la commune au sein d'une « Association de Gestion Globale » (AGG). C'est à cette même période que la SCIC mit fin aux ALFA et que l'appellation « centre ALFA » fut abandonnée et remplacée par le surnom « le Centre ». Le centre socioculturel des Marnaudes est donc, depuis lors, principalement chapeauté par la mairie qui finance (jusqu'en 2019) près de la moitié de son budget et que deux élus municipaux composent son conseil d'administration, accompagnés d’un représentant des usagers et un représentant associatif. L'autre moitié des contributeurs se répartit entre la CAF, le conseil départemental, le conseil régional et les bailleurs sociaux locaux.
10Contrairement à ses premières années de fonctionnement, le centre socioculturel propose lui- même des activités aux habitants en recrutant progressivement des professionnels de l'animation sociale en centrant son action sur le « lien social », alors que le centre ALFA recrutait des « assistant-résidents » pour contrôler et superviser les associations qu'il hébergeait. Son activité est organisée autour de trois groupes principaux : « la petite enfance » (jusqu'à 5 ans), « l'enfance et jeunesse » (6 à 17 ans) et la section « famille et senior ». Il abrite toujours une crèche, offre ses locaux à diverses associations (vacances et familles, veuve et veuf de Seine-Saint-Denis, association des Africains de Rosny...), propose des ateliers de sociolinguistique, de couture, de cuisine, d'informatique, de danse, de jardinage… Il propose un accompagnement scolaire pour les élèves de primaire et les collégiens.
11Le « Centre » accueille une permanence de la Mission Locale (organisme de service public agissant principalement pour l'insertion professionnelle des 16-25 ans sortis du système scolaire), de la CAF, de la Ligue des Droits de l'Homme et un écrivain public. Il occupe la fonction de centre de loisirs pour les enfants et les adolescents durant les vacances scolaires, dispose d'un « espace jeunesse » (avec des canapés, une télévision, une console de jeu, une table de ping-pong...), propose des animations en pieds d'immeuble (cinéma en plein air, tombola ou spectacle dans les squares...), des animations plus ponctuelles comme la diffusion de matchs de coupe du monde de football ou l'organisation de journées spéciales (Journée internationale des droits des femmes, « fête de l'été », tournoi de futsal inter-quartier...). Ou encore des activités réservées aux « seniors » (à partir de 60 ans) pour reprendre la terminologie utilisée par le Centre. Se plaçant dans le mouvement de l'éducation populaire, il propose également des week-ends en province, des séjours de solidarité internationale à prix avantageux.
12Le Centre s'inscrivait aussi dans la vie informelle du grand ensemble en réglant parfois des différends familiaux avec l'intervention des directeurs ou animateurs de l'établissement dans l'intimité des logements des habitants protagonistes pour servir, à leur demande, d’intermédiaire. La salle de spectacles pouvait, au bon gré du directeur en place, être réservée pour célébrer des unions ou pour tout autre événement (circoncision, « après-midi dansant »...). L’ensemble des filles et garçons suivis sont nés entre la fin des années 1980 et le début des années 2010 mais j’ai surtout fréquenté celles et ceux ayant grandi dans les décennies 1990, 2000 et 2010. Ils appartiennent à la « génération de cité », celle qui a grandi dans un contexte politique, social et économique plus difficile que la « génération des beurs » (née dans les années 1970), dans des quartiers marqués par une paupérisation accrue, une aggravation de la ségrégation ethnique et des discriminations plus importantes (Beaud et Masclet, 2006), vivant pour certaines et certains d’entre eux deux émeutes nationales. Ces éléments ont contribué au repli des jeunes de cette génération sociale sur leur cité d’habitation, ce qui a renforcé la place du quartier dans leur socialisation, et in fine le rôle joué par le centre social, un des seuls équipements collectifs. Le centre socioculturel est communément énoncé dès lors que j'aborde la vie du quartier dans son ensemble lors d'entretiens ou de discussions informelles sans que j’aie à le mentionner. Il est encore plus souvent cité lorsque l'on évoque l'enfance et les souvenirs enfantins, ainsi que le début de l'adolescence. Il est de fait rattaché au vécu du quartier dans les représentations et les discours, signe de son intégration à sa vie sociale.
13Les souvenirs attachés au Centre font état d’expériences communes autour des activités proposées par l’institution. Que ce soient les visites du musée Grévin, les parties de bowling, les sorties à Aquaboulevard, à la forêt de Bondy (93), à la patinoire de Fontenay (94) ou les courses de karting, elles représentent souvent des découvertes et expérimentations rendues possibles par ces tarifs avantageux et collectivement partagés entre « voisins ». Pour d'autres, c'est avec le Centre qu'ont eu lieu les premières sorties hors des Marnaudes, notamment à Paris et les villes voisines du département. Le goûter simple mais efficace de l'accueil de loisir composé d'une ou deux tranches de quatre-quarts et d'un verre de grenadine bien sucré est la madeleine de Proust de toute une génération ayant fréquenté le Centre durant son enfance à la fin des années 1990 et au début des années 2000.
14Un soir, au « 180 », durant le mois de juillet 2016, le groupe ressassait différents souvenirs. Le Centre est alors apparu dans la discussion. Fouad s'exclame soudainement comme s'il avait eu une révélation : « Mais en vrai, le Centre c'est mes toutes premières fois ! Première fois à la piscine, première fois au cinéma, je me rappelle on avait vu 60 secondes chrono (film d’action avec Nicolas Cage sorti en 2000), première fois au bowling, première fois au musée ! À 10 ans, j'aurais jamais mis les pieds au musée sans eux, wesh ! Première fois à la patinoire aussi ! Non, le Centre trop important O-N-D [Au Nom de Dieu] ! ».
15Il fait également partie de l'histoire individuelle de certains en étant le lieu des premières rencontres de nombreux enfants qui n'habitaient pas la même partie du grand ensemble et qui ne se fréquentaient pas dans les squares ou à l’école. Ils se rencontrent et se réunissent pour la première fois au sein du centre socioculturel, puis régulièrement par la suite dans les autres espaces du grand ensemble une fois la rencontre réalisée. La vie du Centre se voit traversée par différentes générations d’habitants et de familles selon les services utilisés. Certains jeunes sont inscrits dans ses activités encadrées par les animateurs, d’autres jeunes plus âgés, s’installent ou dans le « local jeunesse », qui dispose d’une plus grande autonomie d’encadrement.
16Le « local jeunesse », aussi nommé « l'espace jeunesse », correspond à deux salles attenantes, en libre accès. De l'intérieur du Centre, nous pénétrons la première pièce « détente », sans lumière naturelle, dans laquelle figurent plusieurs canapés en cuir noir et marron et une télévision, un écran plat Samsung de 110 cm, soit 40 pouces. Il y avait avant des consoles, une Wii et une Playstation. Il faut maintenant en faire la demande auprès d’un animateur qui doit rester dans les parages lorsqu’elles sont de sortie. Les murs sont remplis de tags, principalement rouge et jaune, réalisés par des professionnels.
17Un accès où l'on devine la présence d'une ancienne porte aboutit à une succursale qui donne sur la cour extérieure du Centre. Elle abrite une table de ping-pong, un baby-foot et un comptoir de bar vide. Les adolescents qui ne sont pas inscrits au Centre, les plus âgés des adolescents et les jeunes adultes, qui sont parfois trop âgés pour profiter des activités proposées, passent parfois un instant au local jeunesse. Ils peuvent alors naviguer librement dans le bâtiment, rencontrer les animateurs ou les autres enfants et adolescents.
18Disposé géographiquement à la lisière de la zone de logements et en bordure de la zone d'équipement, au centre du quartier, il s'inscrit pleinement dans l'histoire du grand ensemble en fêtant il y a peu ses cinquante ans, voyant défiler de nombreuses générations. Le Centre représente une « institution familière » (Siblot, 2006, p. 193) qui fait partie de la vie des habitants à différents niveaux, ici dans le vécu d’une partie des jeunes, par une grande ouverture sur le quartier qui le caractérisait. Avant sa rénovation en 2009, les allées et venues à l’improviste dans le Centre étaient régulières pour l’ensemble des jeunes et une partie du reste des habitants : venir afin de voir sur qui on allait tomber constituait un de ses attraits, même sans participer à ses activités. C’était une activité en soi. Cela représente un des signes de son intégration à la vie sociale de la cité.
19Comme de nombreux espaces publics, la cité est un espace partagé. En vivant et en déambulant régulièrement dans le quartier, il est clair que l’espace est à la fois divisé et densément occupé, surtout quand il fait beau. Sont observables certaines scansions temporelles caractéristiques : les personnes âgées sont plus présentes le matin et en fin d’après-midi ; les parents et leurs progénitures viennent après la sortie des écoles et le week-end ; les enfants sont là, en fin de semaine et en période de vacances à toutes heures de la journée ; les jeunes sont globalement très présents, y compris en soirée. Chaque groupe tente de prendre place. L’espace peut devenir source de compétitions, de conflits, de négociations pour la cohabitation, à l’image des observations de la première génération de l’école de Chicago. C’est particulièrement le cas au sein de la jeunesse qui représente une population importante de ce type de quartier, qui occupe toutes les parties de la cité, comme le centre social.
- 4 La catégorie des anciens présente des similarités avec celle des « vétérans » relevés par Éric Marl (...)
20Pour comprendre, en partie, l’établissement spatial des différents groupes de jeunes, il faut partir de l’existence d’une hiérarchie sociale juvénile qui repose sur des rapports sociaux de génération spécifique. En effet, d’une manière générale, celle-ci est composée de deux catégories principales : la catégorie des « petits » et celle des « grands ». Le positionnement dans l’une d’entre elles repose donc principalement sur l’âge : tous ceux qui sont plus jeunes qu’ego sont des « petits » et tous ceux qui sont plus âgés sont des « grands ». De sorte que chacun est le « petit » ou le « grand » de quelqu’un, sauf les enfants qui représentent le bout de l’échelle sociale ; les « petits » par excellence. Chacune des catégories regroupe donc différentes générations et différentes classes d’âge au sein de la jeunesse. Ainsi, les adolescents sont les « grands » des enfants mais les « petits » des jeunes adultes. Les jeunes adultes sont les « grands » des enfants et des adolescents et les « petits » d’une sous-catégorie de « grands » nommée les « Anciens »4. Quels que soient les groupes d’âge concernés, les « grands » occupent une position supérieure sur les « petits », qui dessine la hiérarchie locale. Cette dernière est caractérisée par un triple rapport de subordination, d’autorité et de domination des « grands » sur les « petits » dans les rapports sociaux ordinaires. Au fil des années et des rapports entre les générations se distribuent les statuts au sein de la hiérarchie qui s’édifient, également, à partir des règles et des codes de la sous-culture de rue qui se transmettent elles-mêmes au travers des relations intergénérationnelles. Les « grands » représentent des figures de socialisation qui participent à transmettre des normes, codes et valeurs de la « sous-culture de rue », notamment une valeur centrale de respect. Ils régulent également la vie sociale juvénile du quartier. Ces rapports intergénérationnels peuvent peser sur l’occupation spatiale du quartier des différentes catégories de jeunes. À travers ce type de rapport social, les jeunes se partagent de cette manière collectivement ce lieu de vie que constitue leur cité, et le « Centre » n’échappe pas à cette logique du fait de son intégration à la vie sociale locale.
21Les relations entre « petit » et « grand » dans la cité recoupent le fonctionnement des relations intrafamiliales, ce qui institue ces relations dans la cité en relations très familières. Elles contribuent à ériger une proximité entre jeunes, outre le partage d’une même condition sociale. Le Centre intervient grandement sur cette dimension familière. Au-delà de partager des moments entre enfants de mêmes groupes d’âges selon les activités, cette institution joue un rôle important de rencontre et de mise en contact des différentes générations de jeunes, notamment des plus « grands ». Dès lors, les rapports sociaux intergénérationnels s’y expriment trivialement. Aux Marnaudes, une partie des grands plus âgés s, occupent principalement les espaces centraux du quartier qui sont localisés dans la zone des équipements collectifs, qui comprendre le centre social, ou près des commerces. William Foote Whyte observait déjà à la fin des années 1930 que « les “gars de la rue” formaient des groupes dont les activités sociales étaient centrées principalement sur un coin de rue et sur les commerces ou institutions publiques adjacents : coiffeur, cafétéria, officine de jeu, ou club » (Whyte, 2002 [1948], p. 38).
22Certains groupes de pairs de grands s’installaient régulièrement au « local jeunesse ». C’est ce qui ressort des dires de Fouad en entretien, lorsqu’il fréquentait, vers ses 15 ans, l’espace jeunesse du Centre, au tournant des années 2010 : « Un jour au Centre, on jouait à la Wii [console de jeux Nintendo] et tout. Je me rappelle les grands ont fait quoi un jour. Y avait le frère à Oussmane, Demba et Yacine. On [sa bande d’amis] jouait à la Wii et tout, après, tu vois ils [Demba et Yacine] se sont posés. Dès qu'ils se sont posés, moi je savais il allait y avoir quelque chose, donc je me suis déplacé devant Demba, pour pas qu'il voie ma tête. Et eux ils nous aimaient pas beaucoup, tu vois, parce qu’on aimait trop s'embrouiller et tout à l’époque. Tu vois on jouait à la Wii, et je vois Demba il me prend la manette. Je fais : “Vas-y, vas-y, prends si tu veux.” Ah ouais, y avait Ali aussi, j’avais oublié. Yacine il prend la manette à Sékou, après, moi je me suis mis devant et tu vois y a Yacine il prend la casquette à Demba et il la jette par terre. Après Demba il fait une voix : “Mais arrêteuh, rends-moi ma casquette” [il imite une voix aiguë], mais pour rigoler. Après, moi je voulais rigoler et tout, moi je me mets tout devant, je regardais la télé et tout le monde était… rigolait. Ali il a dit à Demba : “Hey ils se moquent tous de toi” [rire]… Y avait qui, y avait Sékou, Abdou, Espoir, Yoann et Mikenson. Ils les ont pris, tu vois, et il les ont frappés, un par un, mais fort hein ! Demba il était trop énervé. Après, moi je rigolais avec Sékou, les autres ils avaient la rage contre nous, parce que nous on s'est pas fait taper, nous on était intelligents. On s'est mis devant [la télé] et on a rigolé discrètement. Ils les ont emmenés chacun dans les toilettes. Ils ont éteint la lumière, après ils les ont frappés, pendant tu vois ils mettaient un temps ! Il disaient quoi ? “Soit tu restes trois minutes, on te frappe à fond, mais fort, soit cinq minutes, on te frappe doucement, soit dix minutes, on te met des claques.” Après, je me rappelle tout le monde a dit trois minutes à fond. Je me rappelle aussi que Mikenson, ils l'ont tapé plus fort que tout le monde. Je me rappelle ils ont pris un seau d'eau, ils l'ont frappé pendant trois-quatre minutes je me rappelle, il a pleuré… »
23Les souvenirs du Centre évoqués par Célia, une adolescente de 16 ans au moment de l’enquête, font aussi état de cette présence, dans la décennie 2010. Bien qu’elle ait apprécié la dimension intergénérationnelle de cette institution, sa mère ne voyait pas forcément d’un bon œil la présence des plus grands. Ces remémorations soulignent la place importante qu’ils occupaient à cet endroit :
« Quand j’étais petite et que j’allais au Centre, tu vois, y’avait deux groupes, tu vois, les 6-11 ans, un truc comme ça, et les ados, mais on faisait pas les mêmes activités tu vois, mais des fois, on était réunis et y avait souvent les grands qui traînaient dans le Centre. D’ailleurs, c’est pour ça que ma daronne [mère] elle aimait plus trop le Centre, à un moment. Ils étaient au local parce que… euh… y avait un canapé, des trucs comme as [ça]. Quand y avait les grands, ça veut dire tu peux rien faire ! Ils prennent tout ! Par contre, trop chelou [bizarre], mais on aimait trop rester avec le groupe des ados ! Moi je me rappelle quand j’étais dans le groupe des 6-11 ans, là au goûter, à chaque fois je demandais si je pouvais goûter dans la salle des ados ! »
24Les dires d’Abi, âgée de 26 ans et demi qui a grandi aux Marnaudes depuis un très bas âge, qu’elle a quittés il y a deux ans, à la fin de ses études après l’obtention d’un Master en politiques publiques spécialisé dans l’action humanitaire et la gestion d’organisations non gouvernementales (ONG), témoignent également de la prégnance de la position des « grands » au sein de cet équipement :
« À cette époque [2000-2010] y avait toujours du monde, de ma génération, c’est pour ça aussi qu’on aimait bien y aller. Le Centre était grave vivant, y avait les grands aussi, trop de grands même ! Fallait laisser sa place aux grands [rire]. Y avait pas beaucoup de filles, mais y en avait plus qu’aujourd’hui, j’ai l’impression. Je suis repassé, y a pas longtemps. Bref… y avait surtout moi et mes copines avec qui je traînais, Sabrina, Awa, Malado et les garçons. J’y allais surtout parce que je devais garder mon petit frère, Samba. Et voilà, on aimait le baby-foot, le canapé, la télé et tout. Mais c’était chiant parce qu’avec les grands il fallait attendre une heure, ils monopolisaient tout ! Dès qu’on jouait et qu’ils arrivaient, on savait qu’on devait laisser la place… »
25La vie de cette institution s’inscrit dans les logiques du quartier à différents niveaux, ici à travers les rapports de domination entre générations. En témoignent le monopole et la mainmise des grands sur les équipements du Centre, au détriment des plus jeunes. Cela ne veut pas dire que l’institution est sous leur contrôle pour autant. Mais le « local jeunesse » est censé être un espace plus autonome, moins encadré par les animateurs, un espace libre de discussions entre jeunes. Dès lors, la régulation ordinaire des rapports sociaux entre eux selon la hiérarchie existant dans les rues du grand ensemble, prévaut aussi dans cet espace. Cependant, cette appropriation par la jeunesse du quartier, de la fin des années 1980 jusqu’au milieu des années 2010, semblait commencer à prendre une place de plus en plus importante sur la vie et l’ambiance du Centre. Si cela n’a jamais été littéralement formulé, lors de mes discussions avec les deux directeurs successifs du centre socioculturel couvrant cette période, j’ai cru comprendre, entre les lignes, que c’est en partie pour cette raison que le Centre a pris ses distances avec le quartier.
26Cette imprégnation de la vie sociale intergénérationnelle du quartier dans le centre socioculturel se retrouvait également dans le recrutement local des équipes d’animation à travers la « politique des grands frères ». Le sociologue Pascal Duret a bien montré le rôle social et éducatif que les « grands frères », acteurs institutionnels mobilisés dans les quartiers populaires par les pouvoirs publics, surtout dans les décennies 1990-2000, jouent dans les cités. Pour lui, l’apport principal des « grands frères » est de jouer un rôle de médiateurs entre les institutions (la famille et l’école notamment), mais aussi en cas de conflits au sein de la cité (Duret, 1998). Néanmoins, ces emplois-jeunes sont surtout utilisés à des fins sécuritaires : réduire la délinquance en « tenant » les plus jeunes, grâce à l’autorité qu’ils détiennent et qui les rend plus susceptibles d’être écoutés.
27Cela a été le cas au « Centre » entre 1990 et 2010. L’immense majorité des animateurs et animatrices recrutées habitent (ou habitaient, ou alors ont très souvent grandi aux Marnaudes) connaissant ses habitants et les logiques sociales en vigueur dans ce type de quartier. Cela a permis à plusieurs générations de passer le Brevet d'Aptitude aux Fonctions d'Animateur (BAFA) et obtenir ainsi un diplôme pour se lancer dans une carrière professionnelle de l'animation ou occuper un emploi étudiant pendant les vacances scolaires. L’animation socioculturelle constitue une voie de professionnalisation pour certains jeunes qui misent sur leur connaissance et leur expérience du terrain.
- 5 M. Kokoreff qualifie même la méfiance de norme au sein de l'univers des cités, méfiance à laquelle (...)
28Cette proximité sociale et ethno-raciale entre les animateurs recrutés localement et l'ensemble des usagers du Centre ont été déterminants dans son appropriation. Cette proximité offre des capacités d'attraction qui reposent sur une connaissance des codes de la culture de rue, d’une certaine familiarité, appréciée dans les rapports sociaux des classes populaires, difficilement compatible avec l'étrangeté plutôt marquée du sceau de la méfiance dans un contexte de forte interconnaissance5. Cela a fortement facilité la mise en place d’une relation de confiance avec cette institution et les jeunes du quartier qui y voyaient des visages familiers.
29C’est le cas, durant la période de l’enquête, de Doum’s, trentenaire, animateur du « secteur jeunesse », responsable des 11-17 ans de 2007 à 2017. Quand il ne travaille pas, on peut le retrouver au petit centre installé avec les « grands » du quartier où il a grandi. Doum’s prend grand soin de maintenir le contact avec tous les jeunes qu’il connaît et qui passent par le Centre. Ce dernier possède un répertoire conséquent des numéros de téléphone. Il n’hésite pas à envoyer des SMS, jusqu’à harceler ses interlocuteurs, s'il voulait nous voir passer au Centre pour diverses raisons (aider à ranger, nous donner de la nourriture restante après un événement, discuter d'un projet, se tenir informé des nouvelles du quartier...) ; bref, pour entretenir un lien avec le Centre.
- 6 Par exemple, Rachida Dati, alors ministre de la Justice, déclarait à l’Assemblée nationale le 3 jui (...)
30Ces recrutements de « grands frères » semblent dévalorisés et évités depuis la fin des années 2000, même s’ils restent encore pratiqués dans le secteur du « travail social » (Boucher, 2012). Toutefois, si le Centre accueille toujours des animateurs originaires du quartier, il privilégie depuis la fin des années 2010 la mixité des équipes, avec des animateurs extérieurs, ce qui est une expression du relatif discrédit de la politique de recrutement des « grands frères » et témoigne de l’évolution de la gestion des centres sociaux. D’autant plus que divers épisodes locaux de vol n’ont pas été empêchés par cette interconnaissance. Cela s’est produit dans un contexte de vives critiques dans la décennie 2000 pour cause de communautarisme6. Les révoltes urbaines de 2005 ont questionné leur efficacité et mis fin à leur existence.
31Toutefois, aux dires de différents usagers, d'habitants ainsi que d'anciens directeurs et animateurs, les années 1990 et 2000 marquent l'âge d'or du Centre. L’appropriation juvénile de cet équipement en est un signe. Cela s'explique en partie par le changement de son fonctionnement à la suite de la disparition de l'ALFA, qui a entraîné un élargissement de son offre. Celle-ci n'était plus seulement culturelle ou récréative pour répondre aux besoins de rencontre des habitants découvrant ce cadre urbain pour devenir des voisins et développer une vie communautaire selon les objectifs de la SCIC. Elle est devenue principalement sociale et éducative pour accompagner les évolutions sociodémographiques des habitants qui ont nécessité de nouvelles missions. Cela est également observé par Patrick Ravière, ancien directeur du Centre durant la première décennie des années 2000 puis directeur de l'Association de Gestion Globale (AGG) depuis lors, au détour d'une discussion dans laquelle il remarque qu’« on y fait plus du travail socio-éducatif que de l'animation socioculturelle », ce qui induit une présence plus ponctuelle et une relation plus distante. Son aura sur la vie sociale du quartier semble décroître au tournant des années 2010, observé à partir d'une baisse de sa fréquentation en lien avec la nécessité de devenir adhérant de l'AGG (via une cotisation annuelle allant de 5 à 15€) pour profiter de tarifs préférentiels basés sur le quotient familial, tout en restant accessible aux usagers non-adhérents, qui ne peuvent plus en profiter.
32Cette baisse de fréquentation va de pair avec la paupérisation du quartier. Le contrat de ville 2015-2020 pour la politique de la ville qui dresse le bilan de la situation sociale et économique du quartier note que le Centre ressent « de plein fouet cette situation […] Des familles se voient contraintes d’inscrire leurs enfants à tour de rôle. Des échelonnements de paiements sont indispensables même pour des sommes modestes ». D’autant plus que la pauvreté cause parfois des replis sur la sphère privée. En 2018, selon l'AGG, le Centre des Marnaudes compte 600 adhérents soit 7,5% de la population du quartier et environ 1 500 usagers (adhérents et non-adhérents), soit 18%. Cela s'accompagne également au même moment de complications financières qui perturbent la gestion du Centre. En effet, il voit ses fonds diminuer jusqu'au début des années 2010. Cette baisse est suivie par une stagnation qui ne compense pas les diverses inflations des coûts de fonctionnement et qui in fine aboutit à une diminution du budget. De plus, les financements sont désormais à court terme (sur un ou deux ans) et très souvent incertains dans leur versement, ce qui limite les actions menées par le Centre.
33Cette baisse de fréquentation est aussi liée à une prise de distance volontaire et une sécurisation de l’équipement. Le Centre fut rénové au moment de la réhabilitation du quartier lors d’un programme ANRU de rénovation urbaine d’une partie du quartier entre 2007 et 2010. L’installation de grilles limite désormais son accès, des rideaux métalliques aux portes d’entrée sont installées, la mise en place d’un guichet d’accueil régule les entrées et sorties, en plus d’assurer sa mission d’information. Alors que son ouverture sur le quartier était une caractéristique appréciée par l’ensemble des habitants, ces derniers ont remarqué cette démarche de fermeture, ou du moins de distanciation. Cela s’est traduit, en retour, par une mise à distance du Centre par les habitants.
34Il est de moins en moins utilisé de manière informelle comme espace de sociabilité. Par exemple, il n’est plus possible de réserver la salle pour des événements familiaux festifs. La direction du Centre n’intervient plus de manière informelle sur les conflits dans la vie sociale du quartier. Cela s’est aussi traduit par une réduction des horaires d’ouverture du « local jeunesse » en libre accès, entraînant une désaffection des jeunes, notamment des grands, qui y vont moins souvent au profit d’un parking qui jouxte l’entrée du Centre notamment. Pour une grande partie des habitants, l'usage du Centre est plus épisodique que quotidien. Néanmoins, il est certain que tout résidant des Marnaudes a eu à faire, au moins une fois, au Centre qui reste incontournable. Le centre socioculturel des Marnaudes est perçu par les plus jeunes comme une alternative ou un complément à la rue, un établissement de distraction à leurs égards dans lequel ils s'investissent moins avec la montée en âge car décrit péjorativement par la suite comme un espace d'encadrement.
35En janvier 2021, en période de couvre-feu fixé à 18 heures, Doum’s sort d’une Renault Picasso grise alors que je me rendais à la boulangerie du quartier en début d’après-midi. Il discutait avec deux amis installés dans leur voiture pour contrer le froid hivernal qui sévissait. Il m’interpelle au loin. Je rebrousse alors chemin pour aller le saluer. Il m’invite à monter dans sa voiture, une Dacia Lodgy blanche. Je prends place au volant puisqu’il se dirige côté passager. Il prend des nouvelles de ma sœur qu’il connaît bien puis me parle d’un de ses projets associatifs. Le Centre lui manque depuis qu’il l’a quitté il y a près de trois ans. Il regrette l’époque du début des années 2000, remarque la diminution de sa fréquentation et souhaite y remédier avec son association qui serait domiciliée dans les locaux du Centre sans en dépendre. Il me dit au cours de cette discussion d’un peu moins d’une heure : « Le Centre c’est le poumon du quartier, enfin c’était… et je veux que les jeunes se le réapproprient. Je pense un truc autour de la musique, du rap, ça peut être pas mal pour commencer, en plus la mairie vient de changer (s.-e. un nouveau maire a été élu de même bord politique) ».
36Si cette petite anecdote synthétise les évolutions précédemment décrites, elle témoigne aussi du fait que certains habitants, ou anciens habitants comme Doum’s, y restent profondément attachés et souhaitent le faire vivre, ce qui explique aussi sa longévité au sein du quartier, liée à la participation des acteurs locaux que sont les habitants, ce que l’on retrouve dès les origines du Centre. L’histoire de cet équipement, son inscription dans la vie sociale, sa dimension générationnelle font que, malgré un évitement d’une partie des habitants, le Centre se maintient en équipement capital dans la vie de la cité à une période de déclin de plus en plus prononcée des services publics dans les quartiers populaires. Lors des émeutes de juin-juillet 2023 suite à la mort de Nahel Merzouk, le Centre a été épargné alors qu’il est situé dans la zone du quartier qui a connu le plus d’affrontements et de dégradations (car le commissariat de la police municipale est à deux pas). Cela avait déjà été le cas lors des révoltes de 2005.
37Le centre social représente une institution locale qui vit au rythme de la cité. Dès lors, il ressent de plein fouet les moindres bouleversements structurels qui affectent les quartiers populaires dans lesquels ces institutions s’insèrent. Ce type d’équipement s’est confondu avec la vie sociale qui existe en dehors de ces murs du fait de la proximité nouée dans le temps et par ses missions en lien direct avec les habitants, ce qui a nécessité une prise de distance progressive à mesure de la professionnalisation croissante du milieu du travail social. Toutefois, cette distance ne doit pas être trop importante au risque de voir ce type d’équipement être perçu, non plus comme un espace de proximité, patiemment construit génération après génération, mais uniquement comme un espace d’encadrement et ainsi aboutir à une désaffection. Le centre socioculturel est alors pris dans une tension entre une recherche de distance et une recherche de proximité fondamentale pour poursuivre ses missions. Les centres sociaux n’échappent pas à la défiance et aux perceptions négatives qui touchent les institutions associées à l’État, compensées par la proximité sociale avec les équipes d’animation. Ils sont alors pris dans un entre deux de confiance et de défiance, qu’un rien peut faire basculer d’un côté de la balance. Les travailleurs sociaux doivent intégrer ce jeu d’équilibriste dans leurs pratiques ce qui ajoute des enjeux importants à leurs activités quotidiennes et qui renforcent les difficultés qu’ils connaissent.
Message déposé sur les grilles entourant le centre socioculturel par l’équipe d’animation jeunesse : « N’allumez pas le centre ! On est gentils nous » durant les révoltes de 2023. Photo prise par l’auteur le 2 juillet 2023.