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Le travail pair, ce nouveau métier destiné à révolutionner le travail social : vecteur d’une autonomie normative ou émancipatrice ?

Emilie Rey

Résumés

Si le travail pair fait son apparition en France, dans les stratégies d’accompagnement social depuis 2005, son institutionnalisation par les pouvoirs publics repose sur la promesse qu’il permettrait l’autonomisation des personnes accompagnées. Dans le cadre de l’évaluation de l’intégration de travailleurs pairs dans des structures d’hébergement en Bretagne, une étude qualitative a été menée afin d’analyser si le travail pair peut favoriser l’autonomie des personnes accompagnées, d’en délimiter les contours et déterminer les mécanismes. Cette étude a permis de montrer que par une facilitation de la socialisation, le travail pair peut favoriser le développement d’une autonomie individuelle, et pourrait, à défaut d’être vecteur d’autonomie émancipatrice, favoriser l’empowerment individuel en ouvrant des espaces d’altersocialisation.

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Texte intégral

Introduction

1Le travail pair, forme rémunérée de la pair-aidance, consiste au recrutement de personnes dont la pratique professionnelle se fondent sur leurs savoirs expérientiels, tirés de leurs propres expériences de situations vécues difficiles, stigmatisantes ou négatives, pour accompagner des personnes vivant des expériences similaires (Demailly et Garnoussi, 2015).

2Si la pair-aidance est répandue, sa reconnaissance par les pouvoirs publics et son intégration dans les institutions (décrets, programme national…) ont, elles, été plus tardives. C’est en 1989 aux USA que les premiers pair-aidants ont été salariés (peer-support workers). En France, ce n’est qu’en 2005 que des travailleurs pairs (TP) sont recrutés dans le champ de la santé mentale (programme EMILIA et équipe MARSS). D’autres TP sont ensuite recrutés dans le champ sanitaire (santé mentale, maladies chroniques) sous le nom de médiateurs de santé pairs (MSP). Depuis l’expérimentation « Un chez soi d’abord » (UCSA) en 2011, de nouveaux TP sont recrutés, ils peuvent soit partager avec les personnes accompagnées (PA) l’expérience des troubles psychiatriques, soit celle de la situation d’errance, ou les deux. Ainsi, le travail pair s’institutionnalise peu à peu et est développé autant dans le champ sanitaire que de l’action sociale, notamment dans le secteur de l’accueil, hébergement, insertion (AHI).

3Les TP sont supposés apporter un nouveau regard au sein de leurs équipes, qui, par complémentarité avec celui des autres professionnels, permet un accompagnement global de la personne (Provencher et al., 2012). De rares travaux de recherche ont évalué les effets de leur recrutement sur les PA, tâche difficile tant leurs missions et conditions de travail sont différentes d’une structure à l’autre. Une étude américaine contrôlée et randomisée a montré que l’intervention précoce d’un TP en santé mentale induisait une augmentation de l’adhésion aux soins et de l’observance des traitements chez les personnes atteintes de troubles psychiatriques sévères (Sells et al., 2006). Le soutien des personnes par des TP dès leur sortie des services psychiatriques en Australie a permis de réduire le nombre de ré-hospitalisations (Lawn et al., 2008). En Écosse, l’intégration de TP au sein d'équipes soignantes a permis de faciliter l’accès aux soins des personnes mal insérées dans un parcours de soins, en véhiculant un message d’espoir d’évolution et en réduisant la peur des services de soins et le sentiment d’auto-stigmatisation ; et encourageait les patients à adopter de nouvelles stratégies de rétablissement pour améliorer leur bien-être (McLean et al., 2009). Cette promotion de l’espoir est également retrouvée dans une étude québécoise (Provencher et al., 2012), auquel y sont également associés : une consolidation du pouvoir d’agir des patients, une meilleure connaissance de soi, et le développement d’habiletés de la vie quotidienne. De la même manière, les évaluations qualitatives et observations menées en France dans le champ de la santé mentale (Demailly et al., 2014) ou du médico-social (Schweitzer, 2020) montrent que les TP font office d’exemple qu’il est possible de vivre une vie correcte avec la maladie ou ses difficultés, et contribuent à diffuser la notion de rétablissement auprès des patients et PA (ou une forme de « rétablissement » lorsqu’il est question de difficultés sociales). Ils contribuent à véhiculer une représentation positiviste de la maladie et de l’expérience, devenant ainsi un modèle d’espoir qu’il est possible de s’en sortir. Ces évaluations ont également montré que les TP peuvent conduire les patients à s’affirmer dans la relation de soin, en permettant la critique du système de soin, leur expression à propos des soins, des effets secondaires des traitements et des projets de vie, déplaçant ainsi la relation patient/soignant vers une relation partenariale (Demailly, 2020). Enfin, les TP de l’expérimentation belge des « experts du vécu » ont pu améliorer l’accès aux services publics et à l’offre sociale, soit par une aide directe dans les tâches administratives et en jouant le rôle de traducteur entre public et fonctionnaires ; soit de manière indirecte, en étant force de proposition pour améliorer et adapter la qualité et l’accessibilité de l’accueil des publics, des services et des prestations proposés (Kerstenne et al., 2015).

4Si la France a tardé à reconnaître la pair-aidance comme stratégie d’intervention, la volonté de développer la participation des personnes concernées dans les champs du travail social et sanitaire explique l’engouement récent des politiques publiques pour ce « nouveau métier », menant ainsi, depuis deux décennies, à une institutionnalisation du soutien par les pairs, jusqu’alors développé par et pour les personnes concernées (Laval et Gardien, 2020). Cette mobilisation de la pair-aidance par les politiques publiques s’illustre notamment par l’inclusion de MSP dans l’expérimentation du programme UCSA (2011) et son déploiement par décret (2017) ; la généralisation de la démarche « une réponse accompagnée pour tous » (2018) pilotée par le secrétariat général du comité interministériel du handicap dont le troisième axe est le développement du soutien par les pairs ; ou encore l’inscription du développement du travail pair au cœur des priorités du plan quinquennal pour le logement d’abord et la lutte contre le sans abrisme (2018-2022).

5Au centre de ces politiques se trouvent des objectifs d’empowerment, de développement de pouvoir d’agir et d’autonomisation des publics accompagnés. À en croire ces institutions, le travail pair, en permettant de repenser les enjeux de pouvoir, introduirait un fonctionnement bottom-up en leur sein, et participerait à l’autonomisation des publics cibles. Il convient alors de revenir sur le terme d’autonomie, qui, soumis à de multiples usages, revêt un caractère éminemment polysémique.

6Sa définition traditionnelle vient de son sens étymologique : « fait de se gouverner d’après ses propres lois, faculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d’agir librement » selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales. Communément, être autonome signifie ne pas être dépendant d’un tiers pour agir, ce que certains définissent comme une autonomie d’exécution (Foray, 2017 ; Gzil, 2009), proche de l’autonomie fonctionnelle (Ennuyer, 2013). Particulièrement prégnante dans le champ de la vieillesse, l’autonomie y est définie en opposition à « la vision incapacitaire et déficitaire de la dépendance » (Amyot, 2012) ; la dépendance est alors comprise comme une incapacité à pouvoir réaliser seul les tâches quotidiennes (Ennuyer, 2013).

7L’autonomie revêt également un sens politique. Elle prend racine dans la conception marxiste de la liberté des individus qui vise une prise en charge collective des moyens de production et des besoins des individus, en passant par l’acquisition d’une indépendance matérielle et une maîtrise directe sur ses propres conditions d’existence (Berlan, 2016). Elle peut être rapprochée de la conception émancipatrice de l’autonomie portée par l’action communautaire au Québec, où celle-ci est comprise comme « l’expression de la volonté et de la capacité populaires de prendre en charge collectivement la transformation des réalités sociales et la réponse aux besoins de la population » (Fontaine, 2013). Plus radicale, mais également collective, une autre conception est portée par les habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes étudiés par Bulle, qui y expérimentent l’auto-organisation dans toutes les sphères et activités de la vie quotidienne : « un projet d’autonomie minimale consiste à s’organiser collectivement, […] pour se donner ses propres lois, qui touchent toutes les sphères de la vie sur place. Dans un référentiel sociologique, cela suppose des formes de démocratie directe, qui reposent entre autres sur l’isonomie (les règles sont les mêmes pour tous), la rotation et la collégialité des charges (qui doivent changer de main régulièrement et être partagées entre plusieurs personnes qui se contrôlent mutuellement) » (Bulle, 2023). Une conception proche se trouve être au cœur des collectifs de squatteurs étudiés par Petiau et Pourtau, pour lesquels l’autonomie traduit le fait de vivre selon une organisation et des normes minoritaires, propres à la collectivité de squatteurs, de manière indépendante de la société dont ils rejettent le modèle dominant d’intégration ainsi que ses normes jugées hétéronomes (Petiau et Pourtau, 2012).

8Nombre d’auteurs déplorent qu’une conception de l’autonomie néo-libérale ait détrôné la vision émancipatrice de l’autonomie au profit d’une vision individualiste, la portant au rang de norme et de but à atteindre (Alberola et Dubéchot, 2012 ; Appay, 2012 ; Castel, 1995 ; Ennuyer, 2013 ; Filippi, 2013). Elle a évolué au fil des années vers une idéologie centrée sur l’individu, l’individu-acteur qui porte un rôle social, devenu entrepreneur de lui-même (Filippi, 2013). Or, au regard des travaux des sociologues des classes dominantes, qui montrent que la classe bourgeoise recourt à des stratégies collectives pour s’assurer une protection individuelle (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007), Blanchard et Mortier (2013) concluent que l’autonomie est un processus collectif. Ainsi, certains auteurs envisagent l’autonomie comme une liberté de l’individu au sein d’un groupe social, à l’intérieur duquel il peut développer son autonomie de manière dépendante de son environnement physique et social (Ennuyer, 2013), en intégrant des réseaux de collaboration et de compétitivité (Filippi, 2013). La dépendance ici est à comprendre dans son sens positif « de solidarité et de relation nécessaire aux autres […], d’interdépendance et de fondement de la cohésion sociale » (Ennuyer, 2013). Ainsi, si l’autonomie est relative à l’individu fort de ses compétences, elle ne peut se dissocier des conditions sociales et environnementales dans lesquelles elle s’exerce et du soutien apporté par les structures collectives de la société (Alberola et Dubéchot, 2012 ; Ennuyer, 2013). Nous voyons donc que pour caractériser cette notion complexe d’autonomie, les différents auteurs opposent autonomie fonctionnelle et autonomie relationnelle, où l’individu, loin d’être un sujet indépendant des autres, « définit son être et ses projets en interaction avec autrui, [et] se définit au sein d’un réseau d’interdépendances » (Ennuyer, 2013), rendant ainsi la question de l’autonomie comme fondamentalement politique.

9Pour compléter cette typologie, des philosophes distinguent également l’autonomie décisionnelle, comme la capacité à choisir par soi-même, en connaissance de cause, avec pour objectif principal la réalisation de la vie désirée (Foray, 2017 ; Gzil, 2009). Elle fait appel à la raison, au respect des normes et à la réflexion critique sur ses préférences, désirs et souhaits (Foray, 2017 ; Vitiello, 2016).

10Aujourd’hui, dans le travail social, l’autonomie paraît indissociable de la « méthodologie de projet » qui vise à mobiliser les individus pour les inciter à surmonter leurs difficultés en élaborant un projet de vie concret à réaliser (Alberola et Dubéchot, 2012). Il s’agit de travailler sur les prédispositions individuelles des PA pour favoriser leur accès aux droits et développer leur autonomie. Cependant, les individus sont inégalement équipés pour accéder à l’autonomie et les populations vulnérables sont probablement les moins armées, ce qui soulève des inquiétudes quant à l’injonction à l’autonomie, qui, si les conditions nécessaires à sa réalisation ne sont pas assurées, risque d’aggraver la situation des PA en précipitant un sentiment d’échec et une perte d’estime de soi (Filippi, 2013).

11Ainsi, la notion d’autonomie couvre un large champ d’utilisation, de la responsabilisation de l’individu, jusqu’à une vision politique et collective, où l’autonomie, dans ses composantes relationnelle et décisionnelle, est comprise comme une acquisition de pouvoir d’agir au sein d’un réseau de socialisation.

12L’institutionnalisation du travail pair dans les nouvelles politiques et stratégies d’accompagnement social des usagers des services sociaux et des patients repose principalement sur la promesse qu’il permettrait l’autonomisation et l’empowerment des PA, conduisant vers l’idéal d’émancipation qui nous vient des Lumières et traverse, depuis, de nombreuses luttes sociales (Eneau, 2016). Le travail pair est présenté comme innovant, voire révolutionnaire, vecteur d’autonomie, de capacitation, de pouvoir d’agir et d’empowerment, autant de notions polysémiques qui peuvent s’entendre aussi bien comme une injonction à la responsabilisation des individus que comme un processus complexe pouvant servir un projet d’émancipation.

  • 1 Le décret du 6 mai 2017 définit le travail social ainsi : « Dans un but d'émancipation, d'accès à l (...)

13À ce jour, peu d’études ont tenté de déterminer s’il pouvait contribuer à autonomiser et renforcer le pouvoir d’agir des PA. Dans ce travail, nous nous focaliserons principalement sur l’autonomie. Elle se trouve être d’une part, au centre des objectifs de l’accompagnement social1 et, d’autre part, nombre d’acteurs attribuent au travail pair la faculté de favoriser l’autonomie des PA. Partant de cette hypothèse, il est alors intéressant de vérifier si le travail pair peut bel et bien permettre l’autonomie des PA ; compte tenu de la nature polysémique du terme, d’en délimiter les contours et définir quelles conceptions de l’autonomie peuvent être favorisées par le travail pair ; et enfin d’en déterminer les mécanismes.

  • 2 Santé Publique, École des hautes études en santé publique – 2022, « Le travail pair, ce nouveau mét (...)

14Profitant des matériaux collectés lors des travaux de mémoire de master2 et de l’évaluation de l’expérimentation d’intégration de trois TP dans trois structures du secteur AHI bretonnes, dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, en 2022, c’est sous l’angle de ce questionnement que nous allons aborder le travail pair, à savoir comment peut-il renforcer l’autonomie des personnes qu’il accompagne ?

15Après avoir brièvement décrit les postures et pratiques des TP enquêtés, nous verrons dans un premier temps comment ils peuvent, par un processus de facilitation de la socialisation verticale ou horizontale, favoriser le développement d’une autonomie individuelle et normative, puis, comment, à défaut d’être vecteur d’autonomie émancipatrice, ils pourraient favoriser un empowerment individuel en ouvrant des espaces d’altersocialisation.

Méthodologie

Présentation des travailleurs pairs concernés par l’analyse

Trois structures ont recruté entre 2020 et 2022 trois TP qui ont exercé sur des dispositifs différents : un accueil de jour (AdJ), maraudes et dispositif UCSA pour l’un d’entre eux (TP1) ; une structure d’hébergement regroupant différents dispositifs (CHRS, CHU et pension de famille) pour un autre (TP2) ; un dispositif d’accueil dit « grand marginaux » puis, après changement à sa demande, un CHRS et un CADA pour le dernier (TP3). Ce sont tous les trois des hommes. Deux d’entre eux (TP1 et 2) sont âgés de 45 à 55 ans et ont connu un parcours de rue de plusieurs années – dormant à la rue ou dans des squats – doublé d’un parcours d’addiction – à l’alcool pour l’un, aux opiacés pour l’autre. Le troisième, plus jeune (autour de 25 ans) a lui, connu un parcours migratoire. Tous les trois, avant de rejoindre le secteur de l’AHI en tant que TP, ont été accompagnés par des professionnels du secteur. Un seul a été accompagné par la structure dans laquelle il travaille (TP1) et a été recruté après son accompagnement social, au cours duquel il était délégué du Conseil régional des personnes accueillies et accompagnées (CRPA). Le deuxième a travaillé au préalable comme auxiliaire de vie (AV) dans différents EHPAD, puis comme aide médico-psychologique (AMP) avant de devenir TP. Le troisième a réalisé une formation d’accompagnant éducatif et social (AES) avant d’intégrer la structure. Lors du recrutement, la similarité du parcours vécu par le TP avec celui des personnes accueillies était un critère nécessaire de recrutement pour deux structures (TP1 et 2). Pour la troisième, le TP a changé de service au cours de sa mission pour rejoindre un service accompagnant des personnes au parcours plus similaire au sien. Au moment de l’étude (2022), les TP ont été en poste entre un an et un peu plus de deux ans. Deux d’entre eux ont renouvelé leurs contrats (TP1 et 2). Le dernier n’a pas souhaité poursuivre sur ce poste (TP3).

16Dans cet article, pour distinguer les TP de leurs collègues, ces derniers seront nommés « professionnels traditionnels » ou « autres professionnels ».

17Tableau 1 : Récapitulatif des caractéristiques des TP et de leurs postes sur chaque structure

18*Le nombre de personnes fréquentant l’AdJ est variable selon les jours. À titre d’exemple, lors de l’atelier crêpe (durée 2h), une quinzaine de personnes étaient présentes.

19**Idem. Lors d’une maraude réalisée avec le TP, nous avons rencontré une quinzaine de personnes.

20***Issue du rapport d’activité « travailleur pair » 2021 transmis par la structure.

Structure 1

Structure 2

Structure 3

Age du TP

45 à 55 ans

45 à 55 ans

20 à 30 ans

Parcours du TP antérieur au recrutement

Parcours de rue + parcours d’addiction

Parcours d’accompagnement social

Délégué CRPA

Parcours de rue / squat + parcours d’addiction

Parcours d’accompagnement social

Emplois d’AV, puis AMP

Parcours migratoire

Parcours d’accompagnement social

Formation AES

Dispositifs sur lequel le TP est intervenu

AdJ*

Maraudes**

Un chez soi d’abord

CHRS (22 places)

Pension de famille (10 places)

CHU (6 places)

Dispositif d'accueil « grands marginaux » (13 places), puis CHRS (69 places) et CADA (50 places)

Missions principales du TP attendues par les équipes

Accueil des PA

Instaurer une écoute, un dialogue de proximité

Participer à l’animation interne et externe du collectif

Médiation entre les acteurs locaux (habitants,

Mairie, commerçants) et les PA

Orientation des PA vers les dispositifs adaptés

Accueil

Accompagnement des PA selon leurs besoins

Développer la participation des PA

Installations

des nouveaux arrivants

« Soutien et responsabilisation des [PA] dans la reprise de pouvoir sur leur vie et leur rétablissement, renforcement de l’autodétermination.

Soutien aux équipes afin de faciliter leur compréhension des difficultés vécues par les [PA] et d’éclaircir les stratégies à employer pour les soutenir » ***

Recrutement

Décision partagée au sein de l’équipe et préparation de l’intégration

Décision par la direction et information des équipes

Temps de travail

Temps partiel (50% puis 80%)

Temps partiel (50%)

Temps plein

Durée et renouvellement du contrat

>2ans – renouvellement CDI

>2ans – renouvellement CDD

1an – non-renouvellement

Au moment de l’enquête, le TP était

En poste

En poste

N’était plus en poste

  • 3 Captation vidéo - Journée sur le travail pair, FAS Bretagne, 2022.

21Pour effectuer ce travail, 10 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des TP en activité (n=2) et des professionnels traditionnels des trois structures ayant recruté des TP (n=8). 3 observations participantes de la pratique des TP et 1 observation de réunion d’équipe ont été réalisées. La parole des PA a été recueillie au cours de 2 photolangages, lors « d’ateliers crêpes ». Afin de favoriser leur expression, les photolangages ont été pratiqués en individuel ou petit groupe de personnes se connaissant. Ma présence régulière sur deux structures m’a permis d’avoir de nombreux échanges informels avec les PA, les TP et les professionnels traditionnels, retranscrits à l’issue de chaque journée. Différents documents ont été utilisés : rapports d’évaluation internes à la structure n’ayant plus de TP lors de l’enquête, réponses aux questionnaires envoyés dans les structures par la chargée de mission participation de la FAS Bretagne et la synthèse des entretiens qu’elle a mené en 2021, auprès des TP, autres professionnels et PA. Enfin, 3 conférences gesticulées3 de deux TP et d’un professionnel traditionnel (ayant tous fait l’objet par la suite d’un entretien semi-directif), ont été retranscrites et analysées.

Pratiques et postures des travailleurs pairs enquêtés

« Toi-même tu sais » : l’assurance d’une compréhension empathique

22Les TP enquêtés décrivent leur posture professionnelle comme « de proximité », révélée par le tutoiement, la connaissance personnelle de chaque PA, le partage d’informations intimes, l’utilisation d’un langage familier. Selon eux, elle leur permet d’afficher un positionnement d’égal à égal avec les PA. Elle rejoint la « camaraderie » identifiée par Demailly (2020), qui caractérise la distance professionnelle utilisée spécifiquement par les TP (moins dissymétrique) et qui, par une horizontalisation de la relation professionnelle permet de créer un lien de confiance avec les PA ; ou la proximité relationnelle, conceptualisée par Provencher et al. (2012) qui repose entre autres sur une familiarité (création de liens amicaux entre TP et PA), sur l’intimité et sur une relation d’égalité. Elle est renforcée par les pratiques informelles des TP : leur quotidien est fait d’échanges informels autour d’un café, d’une cigarette, d’une réparation de vélo, sur les lieux de passage et lieux de vie des personnes, très rarement dans les bureaux.

23Ces deux caractéristiques (proximité relationnelle et pratiques informelles) leur confèrent un statut de professionnel très accessible, que les PA décrivent comme « flexible », « accessible », un « travailleur social à la cool, un travailleur pépère », qui serait « un peu plus souple » que les autres professionnels. Elles déclarent être plus à l’aise pour s’y livrer : « c’est plus facile de lui demander un service, […] pour se confier. Il est disponible ». Apparaît ici une autre caractéristique de la pratique des TP : leur disponibilité immédiate, qualifiée par les autres professionnels de « disponibilité rapide », « absolue » et « physique ». À la différence de ces derniers, le fait d’être dégagé des accompagnements administratifs leur permet d’être immédiatement disponibles pour les temps informels, lorsqu’une personne en éprouve le besoin : « Moi si tu veux parler, c'est tout de suite, maintenant ». Cette disponibilité immédiate pour le soutien affectif est saluée par les PA : « il est toujours là pour échanger, je peux tout lui dire sur mes problèmes d’addictions », « il prend le temps d’écouter ».

24Les TP font preuve d’une capacité d’écoute empathique. Par le partage d’expériences communes, ils seraient, selon les TP, à même de comprendre la parole des PA, leurs problématiques, leurs sentiments et leurs souffrances : « On parle du même sujet, on parle des mêmes douleurs, on parle des mêmes angoisses, on parle des mêmes souffrances, quoi ». Cette écoute empathique facilite l’expression des PA grâce à une moindre peur du jugement permettant l’établissement d’une confiance mutuelle (Gardien, 2021). Les PA confirment se sentir plus à l’aise et mieux comprises par les TP, à l’image de ce jeune couple : « on a tendance à aller plus vers lui car il nous comprend mieux », ou de ces résidents plus âgés « il a sa manière d’essayer de comprendre les choses », « son expérience te met à l’aise. Au comportement et au visage, il voit rapidement quand ça ne va pas ». Elle permet également une meilleure compréhension des TP par les PA : « il a un regard qu’on comprend mieux » (en opposition aux autres professionnels). C’est donc dans cette réciprocité que s’instaure la relation de « pairité » (Gardien, 2021), de « paritude » (Le Grand, 2014) ou de proximité expérientielle (Provencher et al., 2012), c’est-à-dire une reconnaissance mutuelle du statut de pair permettant à chacun des deux acteurs de s’identifier dans tout ou partie de l’expérience partagée.

25 Ainsi, la double proximité (relationnelle et expérientielle) qui caractérise la posture des TP assure une compréhension réciproque et une relation égalitaire entre TP et PA (Gardien, 2021). Renforcée par leurs pratiques informelles, leur disponibilité immédiate et leur capacité d’écoute empathique, cette posture de proximité ancre les TP interrogés dans le style archétypique de la disponibilité bienveillante (Demailly et Garnoussi, 2015), dans lequel, bien qu’ils se considèrent comme faisant partie de l’équipe, les TP se positionnent « à côté » des autres professionnels, se revendiquant différents mais complémentaires de ces derniers, pour apporter aux PA ce que la structure d’accueil ne peut pas par manque de temps, d’envie, de moyens humains, ou d’empathie (au sens d’être en capacité de comprendre l’autre).

« Moi j’ai le droit, je suis travailleur pair » : légitimité d‘une pratique originale

26Les TP du secteur de l’AHI utilisent une méthode d’action décrite par les autres professionnels comme une façon de « bousculer » ou « secouer » les PA. Ils utilisent un autre vocabulaire que celui des professionnels traditionnels, des mots forts, « trash », et un franc-parler, là où ces derniers auraient plus de retenue, inhibés par des normes professionnelles ainsi qu’une éthique qui les en empêche : « il y va pas par quatre chemins, où, nous, peut-être, on va essayer de mettre des formes ». Pour illustrer ce qu’elle peut apporter en complément des méthodes traditionnelles, prenons un exemple livré par un professionnel traditionnel : il décrit l’accompagnement d’un homme qui, en sortie d’incarcération, se retrouvait régulièrement en errance. Le TP le rencontre et crée un lien avec lui. Il est accueilli au CHRS, adossé à l’accueil de jour (AdJ) où travaille le TP. L’homme fréquente alors cet AdJ uniquement sur les horaires de travail de ce dernier. Plus tard, en raison notamment d’alcoolisations massives et répétées engendrant de nombreux problèmes, l’équipe du CHRS se questionne sur l’arrêt de cet accompagnement.

« Ça lui avait été signifié. […] Les choses ne changeaient pas. La collègue lui a dit : “là, on arrive à la fin” […]. Et [TP] a dit “Non. On tente un dernier truc”. Il a été le voir, apparemment il l'a secoué [rire]. Et il s’est remis d'aplomb le gars, il s'est remis d'aplomb ! Je sais pas ce qu'ils se sont dit, j'ai pas envie de savoir. Mais en tout cas, il s'est remis d’aplomb. Là, ça va mieux, on a des perspectives nouvelles. […] Et il a été secoué. Et, nous on peut le faire..., mais pas aussi, pas pareil ».

27Cet exemple illustre non seulement la relation de proximité relationnelle existant entre TP et PA (fréquentation de l’AdJ seulement sur les horaires de présence du TP), mais également l’utilisation du franc-parler et du vocabulaire spécifique au TP que les professionnels traditionnels ne peuvent se permettre d’employer afin de « secouer » les PA. Cette technique, exclusivité des TP, semble avoir des effets positifs sur les PA. Elle est utilisée à la discrétion des TP, mais non de manière systématique : ils sont en mesure de savoir à quel moment il est pertinent de l’employer. La décision est guidée par leur ressenti (Schweitzer, 2020) - explicité par un travailleur social comme un « instinct » -, par ses savoirs expérientiels, mais également des savoirs d’action (Demailly et Garnoussi, 2015) acquis au cours de leur socialisation professionnelle.

28De la même manière que leurs collègues, les TP définissent cette technique comme le fait « d’être direct », d’utiliser une « façon de parler différente » qui leur est propre et qu’ils sont les seuls à pouvoir employer, du fait de la légitimité que leur accordent les PA en raison des similitudes des parcours partagés : « Je te dis, moi, je peux me permettre des choses que les travailleurs sociaux ne peuvent pas se permettre. […] Moi, je peux parler à un gars de la rue comme il parle dans la rue. J’ai le droit, j’en viens ! ». Cette légitimité, acquise aux yeux des professionnels traditionnels qui déclarent que « sa parole, elle est entendable dans le sens où il sait de quoi il parle », « Il a cette légitimité et ce droit », l’est également aux yeux des PA, puisque, par le jeu de la proximité expérientielle, les TP sont crédités d’une crédibilité plus importante, sinon plus spontanée, que les autres professionnels : « C’est plus facile de parler avec lui, il est plus ouvert. Les travailleurs sociaux savent pas quand ils parlent ».

29Cette pratique, s’ancre dans le style charismatique (Demailly et Garnoussi, 2015), dans lequel les TP tiennent à faire la distinction entre leurs manières de faire et celles de leurs collègues puisqu’ils sont les seuls détenteurs d’un savoir concret sur certaines situations de vie. Ils souhaitent transmettre l’espoir en s’appuyant sur la « mise en scène de leur expérience singulière » pour faciliter l’identification à leur parcours, dont ils tiennent leur légitimité. La volonté d’être « une valeur d’exemple », un vecteur d’espoir, est au centre du style charismatique et de la pratique des TP étudiés dans ce travail : « C'est déjà un gros message d'espoir quoi. […] Moi je suis pas un héros, […] mais si je suis là, ça veut dire que ça fonctionne. Faut y croire ». Au-delà d’être une volonté pour les TP, elle est une réalité pour les PA, déclarant : « Je savais pas que des gens comme nous pouvaient ensuite aider à leur tour. Ça veut dire que nous aussi » et « Quand je le vois, je me dis “pourquoi pas moi ?” ».

Autonomie individuelle : le travailleur pair, un nouvel agent de socialisation

30Le développement de l’autonomie et du pouvoir d’agir des PA se trouve au cœur des objectifs du travail social, au point qu’il en devient presque une injonction (Alberola et Dubéchot, 2012 ; Castel, 1995). Comment la pratique des TP peut, aux côtés des professionnels traditionnels, contribuer à autonomiser les PA ?

Le travailleur pair, une « passerelle » entre personnes et institutions

  • 4 Comprendre le soin dans la globalité, sa dimension sociale inclue.

31Les TP ont la capacité d’amener les PA à accepter l’aide et l’accompagnement social, leur donne confiance en l’institution qui les « soigne »4, ou dans sa réciproque, font évoluer l’institution pour qu’elle s’adapte mieux à son public afin d’augmenter son efficacité (Gilliot et Sorba, 2020 ; McLean et al., 2009 ; Sells et al., 2006). À l’instar des intervenants pairs endossant le rôle de « médiateurs » dans le programme Chez soi au Québec (Godrie, 2017), les témoignages recueillis auprès des trois équipes ont permis de mettre en évidence que les savoirs expérientiels des TP ont pu les éclairer sur certaines situations, leur permettant d’adapter leur accompagnement « il va avoir une lecture un petit peu clinique en fait des effets, des produits […] Donc nous, ça nous permet d'avoir une lecture un peu plus précise et puis des fois d'être un peu plus mesurés aussi dans notre façon d'approcher les gens quoi ». Les proximités relationnelle, expérientielle, et l’écoute absolue des TP permettent un repérage précoce de difficultés qui peuvent freiner l’accompagnement des personnes, celles-ci trouvant l’occasion d’en parler au cours d’échanges informels. Bien qu’elles permettent d’éclairer des situations, ces informations ne seraient pas échangées sur les temps de RDV avec les autres professionnels, par manque de temps, par peur du jugement, ou parce qu’elles seraient jugées insuffisamment importantes pour être révélées. Ainsi, quand une information apparaît importante aux TP, ils peuvent soit proposer de transmettre l’information, soit travailler la manière dont la PA va la transmettre aux professionnels, ou l’accompagner pour la leur révéler.

32Les TP peuvent être générateurs de liens entre professionnels et PA, conduisant ces dernières, même celles s’avérant de prime abord réticentes, à s’inscrire dans une démarche d’insertion ou de parcours de soin, comme dans cet exemple d’un jeune homme, réticent à accepter l’aide d’une énième association :

  • 5 Service intégré d’accueil et d’orientation.

« Et [TP] qui dit “je suis travailleur pair”. Et le gars il fait “Ah ouais, c’est quoi ?” […] Et là Waouh […] “Oh putain, c'est trop bien”. Et du coup ils discutent, […] et le gars qui, de base était pas trop chaud pour venir nous voir […] bah il est venu le lendemain, petit à petit il est venu nous voir […] et là en fait, bah, il a fait une demande SIAO5, on a pu rouvrir des droits ».

33Dans cet extrait, c’est la proximité mutuelle et le développement d’un lien de confiance qui permet de légitimer l’action des professionnels et d’amener petit à petit la personne vers l’accompagnement social. De la même manière, les TP permettent de recréer du lien lorsque celui-ci s’avère rompu, en cas de conflit par exemple, ou lorsqu’après un échec, les PA se trouvent démotivées ou n’ont plus confiance dans l’institution. Les TP jouent ici un rôle de médiation, dans son approche substantialiste (Faget, 2010) dans laquelle ce terme est « utilisé de façon générique pour désigner toutes les façons non verticales de réguler des conflits ou d’établir la communication », plus que dans son sens d’une tierce personne qui fait le lien entre deux parties distinctes, puisque, de par leur double appartenance aux deux parties, les TP ne peuvent endosser le rôle de tiers (Laval et Gardien, 2020). Pensée de cette manière, elle se rapproche de ce qu’ont pu observer Gilliot et Sorba (2020), à savoir « une activité qui consiste à permettre une rencontre, ou à adapter des réponses institutionnelles » plutôt qu’à jouer un « rôle de pacification des relations entre institutions et usagers ».

34Ainsi, les TP facilitent l’autonomisation des PA, à un premier niveau, en influençant leur accès à l’accompagnement social, dès lors que le but de cet accompagnement est d’amener les PA vers plus d’autonomie ; et par différents moyens : en permettant aux professionnels de personnaliser l’accompagnement en usant de leurs savoirs expérientiels, en légitimant leurs actions, mais également en accompagnant les personnes vers (ou à y rester en cas de conflits) les structures d’aide (sociales ou médicales) en usant de leur double proximité et de l’écoute empathique. Les TP jouent un rôle de passerelle entre PA et institutions aidantes.

« Réapprendre les règles de vie », comment les travailleurs pairs facilitent l’acquisition de l’autonomie fonctionnelle à travers la socialisation

  • 6 Items de la grille d’évaluation du « système de mesure de l’autonomie fonctionnelle ».
  • 7 Issue du rapport « travailleur pair » 2021 transmis par la structure.

35L’autonomie fonctionnelle (Ennuyer, 2013 ; Foray, 2017), en opposition à la dépendance à autrui, est définie par le fait d’être à même de réaliser seul des tâches courantes telles que se nourrir, se laver, s’habiller, utiliser les moyens de transports, gérer son budget, faire les courses ou encore entretenir son logement6. Ainsi, cette autonomie fonctionnelle passe par l’apprentissage de certaines habiletés sociales (Pluss, 2016) concrètes. Elle passe également par des « coups de mains », par exemple pour une réparation de vélo afin que la PA retrouve sa liberté de déplacement ; pour aider les PA à s’installer dans leur logement, ranger leur lieu de vie ; ou encore pour la rédaction d’un CV. Cet accompagnement est complémentaire de celui des autres professionnels qui, par manque de temps, ne peuvent être sollicités sur ce type de tâches : « Afin de soutenir les travailleurs sociaux […], le TP a accompagné les personnes dans leurs rendez-vous quotidiens »7, mais permet également d’instaurer des espaces informels propices aux échanges entre TP et PA, consolidant ainsi la proximité relationnelle.

36Si dans le cadre de l’accompagnement social, l’autonomie s’entend pour partie comme cette autonomie fonctionnelle, elle peut également s’entendre comme une socialisation, c’est-à-dire, un processus par lequel la société (à travers le travail d’accompagnement social) va transmettre (par apprentissage et intériorisation) ses règles, normes et valeurs aux PA, afin que celles-ci se les approprient et s’y réfèrent pour adopter des conduites, actions et comportements considérés comme normaux ou souhaitables (Fontaine, 2013).

37Le processus de socialisation (Rodriguez et al., 2017), repose sur différents mécanismes, dont le premier est l’identification à un ou des modèles. Nous avons précédemment vu que la proximité expérientielle unissant TP et PA permettait ce phénomène d’identification. Le deuxième de ces mécanismes, l’intériorisation des normes, modes de conduites et pratiques, est illustré par le fait que les PA déclarent que les TP les « aide[nt]à comprendre la société » et usent de techniques qui leur sont propres pour soutenir les PA dans le respect de leurs engagements « On a passé un pacte, il sait me le rappeler. Je ne dois pas déconner ».

38Si le but de l’accompagnement social est d’amener les PA à intérioriser des normes et valeurs pour leur insertion sociale, il semble que dans certaines situations, la structure ou l’institution ne soit pas suffisante pour se positionner comme un agent de socialisation. Les TP se révèlent être des atouts supplémentaires et efficaces lors de situations face auxquelles les professionnels traditionnels s’avèrent démunis, lorsque, par le biais de la relation de pairité permettant l’identification, ils se font le relais des normes véhiculées par la structure et permettent ainsi aux PA de les intérioriser. Pour illustrer ce propos, voici l’exemple d’un résident dont l’augmentation des consommations de drogues devenait problématique. L’équipe (TP compris) conclut qu’elles sont un frein à son accompagnement. Un matin, une travailleuse sociale et la directrice d’établissement ont une discussion avec le résident, lui rappelant le règlement intérieur et expliquant que si cela continue, l’hébergement et l’accompagnement ne seront plus possibles. Elles obtiennent de lui son engagement à se rendre à une consultation médicale et qu’il jette certains matériels. Lorsque le TP arrive, il croise le résident et lui propose de discuter. À l’issue de cette discussion un désaccord éclate entre TP et professionnelles traditionnelles. Ces dernières craignent que les deux discussions successives « ça fasse trop » et que ce « trop » ne désengage le résident. Pour le TP, cette discussion était complémentaire du discours des autres professionnels utilisant le registre de la sanction, puisque, celui-ci n’étant pas de son ressort, lui, utilise un registre personnel. Cinq semaines plus tard, ce résident m’explique :

« Tu sais, c’est grâce à [TP] que j’ai décidé d’arrêter la came ».

« Ah oui ? Comment il t’a aidé ? »

« Bah, on a discuté. Il m’a expliqué ce que ça faisait, en me parlant de son parcours, tout ça. Et j’ai arrêté ».

39Le résident attribue l’influence de son arrêt des consommations de drogue à sa discussion avec le TP, et non à celle avec les professionnelles traditionnelles. Ne pouvant pas exclure que cette dernière ait eu un impact sur sa décision, nous pouvons néanmoins supposer que le phénomène d’identification au TP a pu permettre au résident d’intérioriser les normes de la structure par un processus de socialisation. Un TP décrit ce phénomène de socialisation comme un « réapprentissage » des règles de vie en société : « sur un établissement comme ça, […] il y a des lois comme partout, il y a des règles, il y a un règlement, il y a des conduites à tenir, il y a des contrats à respecter, […] c’est la reproduction d'une mini société en fait. […] c'est le réapprentissage pour que quand ils sortent et ben en fait dehors, c'est la même chose en plus grand quoi ».

40Ainsi, les TP peuvent participer à l’acquisition d’autonomie fonctionnelle des PA en les accompagnant sur des tâches très concrètes, au moyen d’une action de facilitation du processus de socialisation. En effet, sous le jeu de la proximité expérientielle, les TP peuvent paraître comme des modèles « plus proches » que les autres professionnels et ainsi favoriser le mécanisme d’identification nécessaire au processus de socialisation. Par le jeu de la proximité relationnelle et expérientielle, les TP peuvent alors faciliter l’intériorisation des normes et valeurs nécessaires au processus de socialisation.

« Pouvoir choisir », comment les travailleurs pairs facilitent le développement de l’autonomie décisionnelle

41Selon Foray (2017), « l’autonomie ne saurait être une simple injonction à “être soi”, hors de toute socialisation ». Les individus peuvent choisir au sein de cette socialisation ce qu’ils font et ce qu’ils souhaitent être, l’autonomie devient alors « une façon d’agir, de penser, de choisir » (Foray, 2017). Ainsi, dans l’exemple précédent, le résident a fait le choix d’arrêter ses consommations en fonction des différents éléments en sa possession, issus des différentes discussions qu’il a pu avoir avec les professionnels traditionnels, le TP, et peut-être d’autres résidents, ses pairs. On peut supposer que ce choix s’est construit en prenant en compte les normes sociales au sein de la structure, de la « mini-société » décrite par le TP, mais également en fonction d’une réflexion critique et active sur ses aspirations et souhaits pour sa vie future. Ce choix renvoie alors à l’autonomie décisionnelle (Gzil, 2009 ; Vitiello, 2016), la capacité à choisir et agir de manière délibérée et intentionnelle, en possession des informations nécessaires à la prise de décision et sans influence extérieure, soit sans pression de la part d’autrui (Ennuyer, 2013).

42Un autre exemple illustre comment les TP peuvent accompagner les PA vers une prise de décision en « connaissance de cause » (Gzil, 2009), vers l’adoption de choix rationnels et éclairés par une réflexivité sur soi-même. Une personne ayant été par le passé accompagnée par une des structures, en appartement et ayant un emploi, est contrôlée positive à une drogue lors d’un contrôle routier. Elle perd son permis. Dans l’incapacité de se rendre à son travail sans véhicule, elle perd son emploi. Pour éviter de contracter des dettes, elle rend son appartement. Elle se retrouve en errance et est de nouveau accompagnée par la structure. Après un nouveau parcours d’insertion, elle retrouve un emploi. Elle envisage de repasser son permis, mais elle consomme toujours régulièrement, bien que ses consommations aient diminuées. Sa référente professionnelle le lui déconseille :

« Est-ce que vous êtes en capacité d'être à 0 en taux d'alcool dans le sang ? “Bah non”. […] est-ce que ça vaut le coup de fait de se dire, eh bein je repasse mon permis, je claque 1 500, 1 800 balles dans un permis, j'achète une voiture et je me refais gauler et qui plus est, ça veut dire qu'au niveau justice c'est une récidive de conduite en état d'ivresse, avec, de nouveau, risque d'incarcération. “Je sais pas”. Ça, au départ, c'était compliqué à entendre ».

43Malgré le fait que l’argumentaire de la professionnelle traditionnelle donne un certain nombre d’éléments pour entamer une réflexion critique sur soi et prendre une décision en « toute connaissance de cause », c’est, d’après la professionnelle, le TP qui lui « fera entendre raison ». On peut supposer ici que c’est la relation de proximité et de confiance établie entre le TP et la PA, ainsi que sa légitimité qui ont permis, influencé et aidé la prise de décision en fonction d’éléments rationnels et réflexifs sur le parcours d’insertion passé de la personne et son désir d’insertion dans le futur.

44Ainsi, les TP peuvent favoriser l’autonomie décisionnelle en se faisant le relais et le « garant » des informations transmises par les professionnels et en favorisant un processus de pensée réflexive et critique.

Construire l’autonomie dans de nouveaux espaces transitionnels de socialisation verticale ou horizontale, comment les travailleurs pairs en deviennent des promoteurs

45Même si la notion d’autonomie décisionnelle suppose une prise de décision sans influence extérieure, il paraît difficilement concevable qu’une décision soit prise par un individu en dehors de tout cercle social et toute socialisation. C’est pourquoi certains auteurs envisagent l’autonomie comme un processus se construisant au sein de structures collectives, en relation avec les environnements physique et social des individus (Blanchard et Mortier, 2013 ; Ennuyer, 2013 ; Filippi, 2013). Elle se réaliserait en interdépendance d’autres individus, à condition que les relations de dépendance soient réciproques et non-asymétriques (Rischette, 2016), ce que certains auteurs qualifient d’autonomie relationnelle (Ennuyer, 2013 ; Filippi, 2013 ; Rigaux, 2011).

46La construction d’un réseau social peut donc être un préalable à l’autonomisation des PA. Les TP, à eux seuls, en tant que personnes ressources supplémentaires et différentes des autres professionnels, participent à élargir le cercle social des PA. Mais ils peuvent également amener les personnes à développer leur réseau social à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur des structures dans lesquelles elles vivent. Dans l’une des structures étudiées, le TP organisait des ateliers jardinage, barbecue, théâtre avec les résidents, ce qui a permis à certains résidents, selon les professionnels, de s’inclure dans « un petit groupe sympathique » et parallèlement de briser leur isolement. Tel a été le cas pour un résident que le TP a soutenu dans sa démarche de désintoxication des produits pharmaceutiques, d’abord en lui rendant visite régulièrement (nouvelle personne ressource), puis en l’accompagnant vers des ateliers jardinage, puis sur d’autres temps collectifs, entre résidents (nouveau cercle social). Cette inclusion dans ce cercle de résidents l’a conduit à faire le choix de rester sur cet hébergement, aux dires des professionnels, ainsi que de prendre ses repères en termes de soin, de réseau social et d’insertion professionnelle. Pour cet homme, le processus d’autonomisation s’est déroulé de manière dépendante d’un cercle social à l’intérieur de la structure – soit d’un réseau d’interdépendance dont les relations de dépendance n’étaient pas dissymétriques (réseau de pairs) et pouvaient, on le suppose, être réciproques - facilité par l’accompagnement du TP. Ce processus s’est inscrit dans une socialisation dite « horizontale » au sein de laquelle la PA trouve « de nouveaux repères, de nouvelles figures d’identification et d’attachement » pour entamer une acculturation, intérioriser les normes et les pratiques sociales et culturelles du groupe, en s’appropriant celles qui correspondent le plus à ses valeurs (appropriation) (Rodriguez et al., 2017). Ce groupe de pairs n’ayant pas pour but premier de socialiser ses membres, il peut être qualifié d’espace transitionnel de socialisation (Legrand, 1989).

47Un autre exemple d’autonomie construite au sein d’un nouveau cercle social, cette fois-ci à l’extérieur de la structure d’hébergement, nous est décrit par les mêmes professionnels traditionnels. L’extrait suivant traite de l’accompagnement réalisé par le TP, d’une personne ayant fait une cure et une postcure alcool et pour qui la religion revêtait une importance dans sa vie passée. Durant la postcure, il avait pu recroiser le chemin de religieuses :

« À son retour, il s'était dit qu'il aimerait bien renouer un petit peu euh, avec voilà des sœurs, des religieuses […] c'est un milieu où il se sentait entendu, il se sentait bien. […] Et du coup [TP] l’a accompagné dans cette démarche-là, pour aller au niveau d'un couvent sur [ville], faire ces rencontres-là, qui du coup dans les moments de coup de cafard, […] pouvaient être des personnes ressources pour lui. Et puis le soutenaient et le maintenaient dans ses efforts quoi. Donc ça a aidé […] à rompre l'isolement dans lequel il était, et à essayer d'amener un cercle social dans lequel il, enfin, ça avait du sens pour lui, il se reconnaissait ».

48Dans cet extrait, le TP a permis de constituer un nouveau cercle social dans lequel la PA a pu trouver de nouvelles personnes ressources soutenantes, mais dont le caractère réciproque de la relation d’interdépendance n’est pas avéré. On peut alors émettre l’hypothèse qu’ici, cette personne a pu s’identifier dans ce groupe religieux (« cercle social dans lequel il se reconnaissait »), et intérioriser les valeurs et normes véhiculées par celui-ci. Ce cercle de religieuses apparaît alors comme un agent transitionnel de socialisation au sein duquel la PA peut développer son autonomie de manière dépendante de ce réseau – et non plus en interdépendance. Ici, la socialisation, tend vers son versant vertical (des religieuses vers la PA) (Rodriguez et al., 2017) au même titre qu’une socialisation au sein de l’institution de travail social (des professionnels vers la PA) à la différence qu’elle est transitoire, dans le sens où le but premier de ce cercle n’est pas la socialisation de l’individu (Legrand, 1989).

49Mais alors, le travail pair ne viserait-il donc « qu’à » inscrire les PA dans un parcours d’insertion, visant quant à lui tout autant leur autonomisation (au sens du travail social) que leur socialisation ?

50Le développement de l’autonomie, se construit au sein d’un ou plusieurs réseaux sociaux et de conditions environnementales favorables (Foray, 2017). L’approche par capabilités offre alors une nouvelle grille de lecture sur l’autonomie. « L’ensemble des capabilités d’une personne représente sa possibilité [réelle] d’atteindre le bien-être et d’agir » (Robeyns, 2007), et sont générées à partir des biens et ressources personnelles dont elle dispose ainsi que des services et ressources auxquels elle a accès. Elles sont influencées par des caractéristiques individuelles, des facteurs environnementaux et sociaux, déterminés par les institutions sociales, les interactions sociales, les comportements d’autrui (préjugés, stéréotypes…), les traditions et les normes sociales. L’approche par capabilités vise à augmenter (en prenant en compte toutes les contraintes structurelles et environnementales) les réelles opportunités de choix et d’action des personnes, plutôt qu’à tenter uniquement d’augmenter leur accès aux ressources (Touati et al., 2018). Dans cette étude, les TP ont pu contribuer à favoriser l’accès à certaines ressources (financières, conditions de vie décentes, services…) en amenant les personnes vers l’accompagnement social. Ils ont également contribué à élargir l’environnement social dont disposent les PA en créant de nouveaux cercles sociaux, mais aussi influencé la façon dont les professionnels traditionnels perçoivent les PA et interagissent avec elles, par une sensibilisation au quotidien ou ponctuelle. Les TP contribuent - aux côtés des professionnels et en accord avec le travail social - à élargir les possibilités et opportunités de réalisation de soi et de prise de décision des PA, participant ainsi à la réappropriation de leur pouvoir de décision en ce qui concerne leurs choix de vie ou d’accomplissement de ce qu’elles considèrent être désirable.

Vers une autonomie émancipatrice ?

Travailleurs pairs vs institution, deux visions de l’autonomie qui s’opposent

51S’il est maintenant clair que les TP facilitent l’accompagnement à l’autonomie fonctionnelle et décisionnelle à travers un processus de socialisation et de réflexivité sur soi, ce travail n’a néanmoins pas permis de révéler un accompagnement vers l’autonomie sous sa forme la plus « radicale », compris comme un accompagnement « visant à soutenir l’implication des personnes dans la négociation des normes qui régissent leur quotidienneté et leurs rapports sociaux » (Fontaine, 2013).

52Il a pu être observé dans la pratique d’un des TP, un souci permanent de pourvoir aux besoins essentiels des résidents. Il accompagne régulièrement les résidents pour chercher des vêtements ou des colis de nourriture : « Il nous amène récupérer les [colis alimentaires], c’est mieux que les restos du cœur, […] y a plus de choix. Et y a plus en quantité ». Ce souci de pourvoir aux besoins essentiels des résidents entre en contradiction avec la vision de l’accompagnement à l’autonomie portée par les autres professionnels. Depuis plusieurs décennies, la « méthodologie de projet », devenue le cœur de pratique du travail social, consiste en un contrat passé entre l’institution, représentée par le travailleur social, et la PA, bénéficiaire d’une prestation ou d’une aide sociale (Alberola et Dubéchot, 2012 ; Castel, 1995 ; Duvoux, 2009). En s’engageant sur un projet de vie contractualisé, la PA se voit contrainte de se conformer à la norme institutionnelle d’autonomie, entendue comme le fait de trouver dans ses propres ressources (avec accompagnement) le moyen de faire face à ses difficultés. L’autonomie est alors pensée comme une rationalisation des prises de décision et une socialisation des PA. Pour illustrer la contradiction entre ces deux visions, prenons l’exemple d’une résidente qui sollicite le TP pour obtenir un colis alimentaire. Celui-ci en discute avec une collègue, qui signale que cette personne possède des ressources (RSA) qui doivent dans son cas, suffire pour acheter de la nourriture. Ils savent tous deux que la personne utilise ses ressources pour acheter de l’alcool. Avant d’accepter sa demande, la professionnelle souhaite s’entretenir avec elle. Elle sait que le montant des ressources ne suffit pas pour se procurer, et la nourriture, et l’alcool dont la personne a besoin, mais elle souhaite travailler avec elle un projet de vie visant in fine, outre la diminution de la consommation d’alcool pour augmenter ses ressources disponibles pour l’achat de nourriture, la gestion de son budget. En d’autres termes, elle souhaite « responsabiliser » la PA et l’amener vers un choix rationnel, entre alcool et nourriture, au moment de l’achat. Le TP, lui, voit les choses autrement : « Je buvais, mais j’étais content de savoir que j’allais pouvoir manger en rentrant au foyer. Ça évite de se réveiller encore alcoolisé et de repartir vers l’alcool pour remplir le ventre le lendemain ». Selon lui, avoir de la nourriture à disposition (au-delà de la nécessité) pourrait permettre de façon pragmatique, de laisser la possibilité du choix entre alcool et nourriture, au réveil, et de potentiellement retarder la prise d’alcool pour viser in fine, la diminution des consommations.

53Ainsi, les deux approches, par responsabilisation ou par « le fait d’être libéré de la contrainte-nécessité » visent toutes deux le même objectif, un choix rationnel entre nourriture et alcool, mais utilisent des moyens qui entrent en contradiction l’un avec l’autre puisque l’une demande d’anticiper ce choix au moment de l’achat et l’autre laisse la possibilité du choix au moment de la consommation. Un autre professionnel de la structure verbalise cette divergence :

« Il voit quelqu'un qui dit “ […] moi j'ai pas de quoi manger”, bah lui dit “bah attends, je passe un coup de fil, t'auras un colis tout de suite”. […] nous, faut que ça soit réfléchi. On aime bien voir avec la personne pourquoi elle a pas de quoi manger déjà, parce que […] après on se projette sur une suite. Et comment la personne elle va, après, gérer son budget, qui sera pas plus fort quand elle va partir d'ici que actuellement quoi. […] il y aura peut-être encore besoin des assos caritatives après, donc c'est intéressant que la personne elle arrive à construire elle-même, comment elle va y aller, qui elle interpelle, pourquoi elle a besoin, pourquoi elle arrive pas à gérer son budget. Donc le travailleur social il travaille là-dessus et [TP], pas forcément. Lui, il était plutôt sur répondre tout de suite à un besoin. […] c'est là que c'est intéressant parce que [TP], il nous interpelle en se disant on fait de cette façon-là, est ce que c'est bien ? ».

54La conception de l’autonomie décisionnelle de ce TP, passant tout d’abord par la libération d’une ou plusieurs contraintes avant de pouvoir accéder à la possibilité d’une libre décision, entre en contradiction avec la méthodologie de projet qui vise à socialiser les PA (norme d’intégration sociale) et avec la définition normative de l’autonomie qui prévaut dans le travail social : une autonomie fonctionnelle (savoir gérer son budget et ses dépendances). De ces deux visions de l’autonomie s’opposant, découlent deux « façons de faire l’accompagnement » différentes. Mais c’est l’institution – employeuse – qui obtient le dernier mot. Cependant, la vision du TP interpelle les professionnels traditionnels de la structure (fin de l’extrait), et remet en question les pratiques professionnelles du champ : elle interroge cette normativité.

Le renforcement de l’estime de soi, vers un empowerment individuel

55Avoir une estime de soi positive est un préalable nécessaire à l’autonomie, puisqu’elle donne le sentiment d’être « capable de » et « d’être méritant à agir », particulièrement dans les cas de socialisation dans un contexte d’oppression (Gravel, 2015). L’estime de soi est une évaluation de sa propre valeur perçue, liée à une réaction affective ou émotionnelle (Famose & Bertsch, 2017) qui conduit l’individu à évaluer s’il est satisfait de lui-même, quelles sont ses qualités et ses défauts, et s’il est capable d’agir de manière adéquate dans tel type de situation (Ninacs, 2003). L’estime de soi est donc en partie liée à la notion de confiance en soi.

56Dans cette étude, les TP ont pu participer à augmenter l’estime de soi des PA. Par exemple, suite à la prise d’un traitement pharmacologique, une PA a pris beaucoup de poids, l’empêchant d’exercer son travail (impossibilité de tenir une station debout) et de jouer au football avec son fils lors de ses visites. Selon une professionnelle, ceci participait à « dévaloriser son image de soi ». L’animation d’ateliers de jardinage par le TP a pu, outre le fait d’élargir le cercle social de cette personne, lui permettre d’apprendre de nouvelles compétences, de les conscientiser, et de se rendre compte qu’elle pouvait réaliser des tâches dont elle se sentait de base, incapable. Cette travailleuse sociale suggérait que l’activité du TP avait permis à certaines personnes de « travailler le regard qu’ils pouvaient porter sur eux-mêmes » et avait conduit à une « valorisation d’eux-mêmes ».

57Les TP estiment, eux aussi, travailler la confiance en soi des PA, comme ce TP qui place le développement de la confiance en soi des PA au cœur de ses missions : « Souvent […], ils arrivent là, ils sont cassés, […] ils sont usés, ils ont plus confiance en eux, et ils se disent qu'ils ont plus la force et tout ça. […] Après, moi, ils s'appuient sur moi, c'est plus dans la reconstruction, déjà, reprendre confiance en eux ». Ainsi, l’accompagnement réalisé par les TP permettrait aux PA de développer positivement leur estime de soi en leur permettant d’avoir une vision de soi valorisée et de gagner en confiance en soi.

  • 8 L’empowerment est alors vécu simultanément par la communauté et de manière individuelle par ses mem (...)

58Le concept d’empowerment traduit un accès ou une reprise de pouvoir en tant qu’objectif mais également en tant que processus afin d’atteindre cet objectif (Jouffray, 2015). Dans son cadre conceptuel de l’empowerment, Ninacs (2003) décrit l’empowerment individuel (qu’il distingue de l’empowerment communautaire, qui, lui, correspond au moyen par lequel des communautés augmentent leur pouvoir collectif8) comme le « passage d’un état sans pouvoir à un état où l’individu est capable d’agir en fonction de ses propres choix » opérant selon quatre composantes : la participation, les compétences, la conscience critique, et l’estime de soi qui permet à l’individu d’avoir conscience de sa capacité d’agir en vue d’atteindre ses objectifs personnels. De même, Bacqué et Biewener (2015) définissent la dimension individuelle de l’empowerment comme « le processus qui permet à chaque individu de développer une “conscience critique” et sa capacité d’agir » passant notamment par une « construction d’une image positive de soi ». La notion d’estime de soi est centrale pour le développement de l’empowerment individuel dans ces deux définitions. L’action des TP pourrait favoriser, par le renforcement de l’estime de soi, au-delà de l’autonomie individuelle des PA, le développement d’un empowerment individuel, en accord avec l’une de ses interprétations dans le travail social : « la recherche d’un processus d’autonomisation des usagers et une transformation des relations entre ces derniers et les professionnels » (Bacqué et Biewerner, 2015).

Favoriser la prise de parole dans un espace public, une condition de l’empowerment individuel, en route vers la subjectivation politique

59La prise de parole suppose l’acquisition de plus ou moins de confiance en soi selon les espaces dans lesquels elle a lieu, d’autant plus quand il s’agit de publics marginalisés ou dominés, puisqu’elle suppose une mise en scène de soi et expose au risque d’être contredit de manière plus ou moins virulente (Mandelcwajg, 2021).

60Un premier niveau de prise de parole se situe dans la relation professionnels/PA. Il peut être difficile ou intimidant de se confronter ou de s’affirmer face à l’institution dont on dépend (Mandelcwajg, 2021). Les TP peuvent préparer avec les PA l’entretien durant lequel elles vont révéler une difficulté ou une décision importante les concernant à un ou des professionnels. Cette préparation permet par un renforcement de la confiance en soi, non seulement à la PA d’oser prendre la parole, mais également de mettre toute ses chances de son côté pour atteindre l’objectif souhaité, résultant alors en un léger empowerment individuel.

61Un autre niveau relève de la prise de parole dans l’espace public. La situation décrite se déroule lors d’une journée de conférence réunissant une centaine de personnes, professionnels et PA. À l’issue des interventions, personne dans le public ne souhaite prendre la parole, la salle est passive. Après quelques minutes, deux TP prennent successivement la parole pour expliquer leur point de vue en parlant ou non de leur expérience personnelle. Après quoi, plusieurs PA osent prendre la parole (et pour certaines même en se tenant debout) pour parler de leur parcours, partager leur point de vue et exprimer soit leur accord, soit leur désaccord avec les intervenants. On peut postuler que l’engagement des TP a conduit à « donner l’exemple », à dédramatiser la prise de parole en public, et, probablement par un effet d’identification (« si lui il y arrive, pourquoi pas moi »), a permis aux PA de ne plus être intimidées par le cadre formel, le nombre de personnes et un auditoire pour moitié composé de professionnels. Les PA, sous l’impulsion donnée par les TP, ont pu manifester leur accord ou désaccord au sein d’un échange, en s’exposant courageusement dans un débat au sein d’un espace public. Ils ont permis à chacune des PA devenues preneuses de parole, d’y exercer leur autonomie à s’exprimer et de participer à l’échange.

  • 9 Il précise cependant que cet empowerment « ne saurait être synonyme d’autonomie entendue comme la c (...)

62Une enquête menée auprès des jeunes engagés dans l’organizing jeunesse aux États-Unis, montre que l’apprentissage de la prise de parole en public est essentiel au développement de l’empowerment individuel9 des jeunes et constitue, pour eux, « le début d’une trajectoire de politisation » (Talpin, 2015). De la même manière, dans une étude réalisée sur les Conseils communaux des barrios au Venezuela, Tarragoni montre que la prise de parole publique peut déclencher un processus d’émancipation (Tarragoni, 2014a) via un processus de subjectivation politique, c’est-à-dire « le processus par lequel l’individu se découvre une liberté, une maîtrise, une capacité d’action en donnant voix à un conflit au sujet des assignations sociales qui régissent sa vie » (Tarragoni, 2016). La prise de parole en public implique de subir une épreuve d’apparition (Tarragoni, 2014a), une mise en scène de soi, puisque le preneur de parole s’engage en tant que personne devant l’auditoire, en s’exposant au regard du collectif, avec sa précarité et ses fragilités. Elle conduit le preneur de parole à « questionner de manière réflexive son identité sociale » personnelle (Tarragoni, 2014b) enclenchant alors un processus de remise en question identitaire, où le preneur de parole se découvre un lien indissociable du collectif (il prend la parole en tant qu’individu pour évoquer un point de vue individuel mais également en tant que représentant d’un groupe d’individus puisque ce point de vue est partagé par d’autres), et se construit alors une identité politique.

  • 10 La désidentification suivie de la reconstruction identitaire est un processus de « sortie des déter (...)

63Ainsi, lors de leurs prises de paroles publiques, les PA se sont engagés « sur la voie de la réflexivité biographique et identitaire » leur permettant de se séparer de leurs déterminations sociales, entamant alors potentiellement un processus de désidentification10, c’est-à-dire en prenant la parole en leurs noms ainsi qu’au nom des autres (Tarragoni, 2014a). Pour Tarragoni, ce processus de désidentification, s’il est suivi d’une reconstruction identitaire peut permettre l’émancipation des individus. Dans le présent travail, les PA ayant pris la parole n’ont pas été interrogées, on ne peut donc pas déterminer si elles ont réellement suivi un processus de subjectivation politique (désidentification et reconfiguration identitaire). Néanmoins, ce travail montre que l’engagement des TP dans l’espace public peut favoriser la prise de parole des PA, et pourrait donc être susceptible d’enclencher ce processus, les conduisant sur le chemin de l’émancipation. Quoiqu’il en soit, ces prises de paroles publiques ont permis aux PA de manifester et d’argumenter leur accord ou désaccord avec les intervenants et l’auditoire. C’est, selon Mandelcwajg (2021), une condition nécessaire à la définition de l’empowerment(individuel).

Conclusion

64Si le travail pair est un nouveau métier du social, se positionnant tantôt aux côtés des professionnels traditionnels, en soutien à l’institution (adoptant le style de la disponibilité bienveillante), tantôt en rupture avec les pratiques de ces derniers et en résistance à l’institution (adoptant le style charismatique), nous avons pu voir dans ce travail qu’il s’inscrivait, du point de vue du développement de l’autonomie des PA, dans la logique normative du travail social. Jouant de sa double proximité expérientielle et relationnelle, les TP favorisent le développement d’une autonomie individuelle dans ses définitions fonctionnelle et décisionnelle en facilitant le processus de socialisation (amener et maintenir les PA dans l’accompagnement, favoriser l’intériorisation des normes et valeurs) ; en favorisant la confiance des PA dans l’institution ; en les inscrivant dans de nouveaux espaces transitionnels de socialisation ; en favorisant une pensée critique doublée d’une réflexivité sur soi ; et en facilitant la compréhension, la diffusion et l’intégration des informations rationnelles délivrées par les autres professionnels. En ce sens, ils peuvent être considérés comme des agents de normalisation en position moins asymétriques que ces derniers et contribuent au travail d’accompagnement social des PA pour viser leur « bonne insertion sociale ». Les TP s’inscrivent donc dans « l’approche consensuelle » du travail social portée par Rupp - c’est-à-dire une « approche socialisatrice et intégratrice » servant « une logique d’intégration et de pacification plutôt qu’une logique de changement potentiellement subversive » - plus que dans « l’approche conflictuelle » prônée par Alinsky (Boucher, 2023).

65Cependant, les TP contribuent en retour à faire évoluer les autres professionnels, à questionner leur ethos professionnel et remettre en question leurs pratiques, en montrant de nouvelles façons de faire l’accompagnement social. Ils contribuent également à accompagner les PA dans leurs prises de paroles et dans la contestation de l’institution.

66En revanche, les TP ne peuvent pas, à eux seuls, favoriser le développement d’une autonomie émancipatrice, entendue comme la participation des individus à la définition des normes qui structurent leur quotidien ainsi que comme la prise en charge collective (et/ou micro-collective) des besoins du groupes d’individus. L’institutionnalisation de la pair-aidance dans le travail social, bien qu’elle ouvre de nombreuses possibilités en offrant reconnaissance et légitimité, contraint les TP à épouser un minimum ses logiques, philosophies et objectifs. Afin d’inverser la tendance et d’imposer leur vision de l’autonomie émancipatrice ou de tout autres notions polysémiques, les TP devront s’armer de patience et passer par la voie de la transformation des pratiques. Tout espoir n’est pas vain, puisque, on l’a vu, les TP ne cessent d’interroger et de questionner les institutions au sein desquelles ils travaillent.

67Les TP contribuent à l’empowerment individuel des PA en renforçant l’estime de soi et la confiance en soi, ainsi qu’en facilitant leur expression dans l’espace public. Bacqué et Biewener (2015) proposent trois idéaltypes de l’empowerment : le modèle néo-libéral, le modèle social-libéral et le modèle radical. De manière intéressante, c’est la conception du modèle radical - qui, loin de la vision hégémonique de l’empowerment qu’impose le néo-libéralisme, d’une part positionne les contextes environnementaux et socioéconomiques des populations ainsi que les rapports de domination comme facteurs vecteurs d’inégalités, et d’autre part, vise une transformation sociale - semble se rapprocher des promesses de réduction des rapports de pouvoir promues par les institutions et pouvoirs publics comme justification de l’institutionnalisation de la pair-aidance sous forme de travail pair.

68Pourtant, de manière contradictoire, le développement de l’empowerment individuel observé dans cette étude semble s’inscrire dans les typologies du modèle néo-libéral qui met l’accent sur les capacités individuelles des individus à prendre des décisions rationnelles pour être « entrepreneur de sa propre vie » ; ainsi que dans celle du modèle social-libéral, qui vise la diminution des inégalités socioéconomiques sans pour autant les interroger structurellement. En effet, nous avons pu voir que l’accompagnement par les TP résultait en la responsabilisation et l’autonomisation (dans sa dimension socialisante) des PA, afin de leur (re)donner les ressources, les moyens et l’opportunité de s’insérer dans la société, sans toutefois viser ni l’émancipation individuelle ou collective, ni la transformation des conditions structurelles des dominations au sein de la société. Ainsi, si l’on reprend la typologie de Boucher (2023) qui identifie 6 types d’acteurs du pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, les TP de cette étude se rapprochent de l’idéal-type des « intégrationnistes » qui s’inscrivent « prioritairement dans une approche “consensuelle” tout en ne condamnant pas expressément l’approche “conflictuelle”, [et] déploient, dans un objectif d’intégration, des logiques d’action collective, d’insertion et de socialisation ». En revanche, si, à l’image de cet idéal-type, ils n’ont pas pour objectif central d’initier une transformation sociale de la société, ils ambitionnent néanmoins de participer à l’évolution du travail social vers une meilleure prise en compte des PA.

69En 2020, Gilliot et Sorba constataient la difficulté qu’avait le travail social à mobiliser les principes du pouvoir d’agir. À notre tour, nous pouvons conclure le présent travail, qu’en s’intéressant à l’autonomisation permise par le travail pair et promise par les institutions et les pouvoirs publics, nous nous rendons compte que cette autonomisation ne peut pas dépasser le cadre que ne lui laissent ni l’institution du travail social, ni les pouvoirs publics. Elle ne peut pas aller trop au-delà des objectifs d’autonomisation par socialisation attendus par le secteur. Alors que l’on nous promet un nouveau métier révolutionnant le travail d’accompagnement social, il semble, à la lumière de ces résultats, que les TP ne pourront qu’entraîner une (r)évolution douce et tranquille, au mieux une transformation, armés de patience et de pédagogie, par la voie de la négociation avec l’institution, mais non une Révolution dans son sens brusque, surprenant et immédiat.

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Notes

1 Le décret du 6 mai 2017 définit le travail social ainsi : « Dans un but d'émancipation, d'accès à l'autonomie […]. Il participe au développement des capacités des personnes à agir ». La stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté (2018) se donne pour objectif « d’offrir un accompagnement universel vers l’autonomie sociale ».

2 Santé Publique, École des hautes études en santé publique – 2022, « Le travail pair, ce nouveau métier destiné à révolutionner le travail social : vecteur d’une autonomie normative ou émancipatrice ? », Mémoire.

3 Captation vidéo - Journée sur le travail pair, FAS Bretagne, 2022.

4 Comprendre le soin dans la globalité, sa dimension sociale inclue.

5 Service intégré d’accueil et d’orientation.

6 Items de la grille d’évaluation du « système de mesure de l’autonomie fonctionnelle ».

7 Issue du rapport « travailleur pair » 2021 transmis par la structure.

8 L’empowerment est alors vécu simultanément par la communauté et de manière individuelle par ses membres

9 Il précise cependant que cet empowerment « ne saurait être synonyme d’autonomie entendue comme la capacité à former un jugement » car si ces jeunes sont empowered, ils peuvent cependant être « endoctrinés », leurs discours pouvant être construits par apprentissage de l’idéologie transmise par les organisateurs communautaires (Talpin, 2015).

10 La désidentification suivie de la reconstruction identitaire est un processus de « sortie des déterminations, des attaches, des ancrages sociaux qui ont pour effet de naturaliser un (ou plusieurs) état(s) de domination », qui définit, selon l’auteur, l’émancipation. Lors de leurs prises de parole, les habitants des barrios vénézuéliens se sentent différents de ce que les « stigmates produits par les classes dominantes » font d’eux, à savoir « le précaire », « l’exploitable ». Ils acquièrent ainsi de la capacité et de la puissance d’agir.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilie Rey, « Le travail pair, ce nouveau métier destiné à révolutionner le travail social : vecteur d’une autonomie normative ou émancipatrice ? »Sciences et actions sociales [En ligne], 24 | 2025, mis en ligne le 09 avril 2025, consulté le 26 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/sas/5556

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Auteur

Emilie Rey

emilie.rey02@etud.univ-paris8.fr

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