1Début 2016, 87 enseignes d’Escape Game, encore appelées « escape room » ou « jeux d’évasion » en français, sont recensées en France1. Ce nombre est de 871 à la fin de 2021. Signe de l’engouement pour ce loisir, cela représente une multiplication par 10 en six ans sur le seul territoire français.. Concrètement, un jeu d’évasion (JE)
consiste généralement à s’échapper d’une pièce ou d’une succession de pièces dans un temps limité. Pour ce faire, un groupe de joueurs doit trouver et collecter un certain nombre d’indices et d’objets afin de résoudre des énigmes. Ces éléments peuvent être cachés ou non, et peuvent être accessibles plus ou moins rapidement dans le jeu. En fonction de la mise à disposition de ces derniers, le jeu se déroulera de façon plus ou moins linéaire, ce qui influencera la difficulté générale de l’épreuve (Guigon, Humeau & Vermeulen, 2017).
2Souvent, un JE implique entre quatre et six participants en moyenne, et nécessite plutôt une approche collaborative. Plusieurs auteurs affirment que les premiers JE en grandeur nature auraient vu le jour au Japon en 2007, via des sociétés comme Scrap (Nicholson, 2015 ; Bartlett & Anderson, 2019 ; Sánchez-Martín et al., 2020). Nous resterons prudents néanmoins sur de telles affirmations sachant qu’il existe peut-être des expériences antérieures.
3En effet, selon le site Breakout2, les labyrinthes pourraient constituer des ancêtres de JE. Le concept est donc très ancien, car faire preuve de sagacité pour sortir d’un lieu se retrouve déjà dans la mythologie si l’on se réfère au labyrinthe du Minotaure. Pour notre part, nous pouvons aussi entrevoir des parentés entre les JE et les chasses au trésor, les jeux de piste, les rallyes (citygames), les courses d’orientation, le populaire geocaching (chasse au trésor avec un outil de géolocalisation) ou encore des émissions télévisées comme Fort Boyard (Jacques Antoine, Jean-Pierre Mitrecey et Pierre Launais, 1990), entre autres. Si les règles peuvent différer, nous retrouvons des similarités fortes comme le fait d’explorer des lieux, de trouver des objets et de résoudre des énigmes ou épreuves dans un temps souvent limité, tout cela s’opérant en grandeur nature.
4En parallèle, il est possible que les jeux vidéo aient constitué le creuset des formes actuelles du JE en diversifiant la nature de leurs épreuves tout en précisant leur structure. Le site Breakout relate que le jeu d’aventure textuel Behind Closed Door (John Wilson, 1988) paru sur Zx Spectrum pour inviter les joueurs à s’échapper de toilettes fermées serait un ancêtre de la forme actuelle des JE. Nous pouvons de notre côté évoquer le jeu vidéo anglais Interieur (Sprites, 1985) sur Amstrad CPC où le joueur doit s’échapper d’un bureau en résolvant des énigmes. Côté patrimoine vidéoludique français, nous recensons le titre Eden Blues (Ere Informatique, 1985) qui invite le joueur à s’enfuir d’une prison. Avec le temps, des jeux vidéo proposant uniquement de sortir d’une pièce en trouvant des objets et résolvant des énigmes dans un temps donné se sont développés pour devenir un genre à part entière : » Escape the room » (s’échapper de la pièce). Dans cette lignée, en 2001, nous recensons Mystery of Time and Space, connu également sous le nom de MOTAS, (Jan Albartus, 2001), puis en 2004, Crimson Room (Toshimitsu Takagi, 2004). Cela permet ainsi pour le joueur de comprendre in fine le personnage qu’il incarne ou de lui préciser l’intrigue (Nugue, 2019).
5À côté de l’exploration du passé, il est intéressant de se pencher sur les nouvelles productions ludiques qui s’inspirent des JE. Dans le domaine vidéoludique, on voit apparaitre des sites spécialisés qui proposent des JE pour PC, tablette et smartphone. Les JE recensés peuvent être minimalistes à l’instar de feu le site olicarton.com (Fabien Olicar, 2020) où il se résume à une bande dessinée en trois images3 qu’il convient d’analyser pour ouvrir un cadenas numérique. À l’opposé, nous identifions des JE dont la modalité est la réalité virtuelle à l’instar de I Expect you to die ! (Schell games, 2016). Ce titre invite le joueur à incarner un espion en vue subjective. Enfermé dans un bureau ou encore une voiture, il doit surmonter quelques épreuves telles que trouver des objets ou les positionner à des endroits clés pour avancer dans sa quête. Ce titre peut donc être assimilé par certains aspects à un JE. À cela s’ajoutent les Escape Books, des ouvrages dont la structure rappelle les livres-jeux ou « livres dont vous êtes le héros » et qui sont structurés sur le modèle des JE. En parallèle, le jeu de société invite à vivre des expériences inspirées des JE à l’instar d’Exit (Kosmos, 2016), d’Escape Box (Pixie Games, 2017) ou encore d’Escape the room (Think Fun, 2016). On trouve enfin des jeux de société de nature hybride, c’est-à-dire associant des aspects analogiques (jeux de cartes) avec du numérique (application sur tablette ou PC) à l’instar du jeu Unlock (Space Cowboys, 2016).
6Durant la pandémie du Covid 19, les JE ont continué à susciter de l’intérêt malgré le contexte sanitaire qui aurait pu enrayer la dynamique. En effet, bon nombre de salles dédiées au jeu en grandeur nature ont été mises en sommeil, car jouer à plusieurs dans un espace clos n’était pas recommandé voire interdit. C’était sans compter sur de nouvelles modalités offertes par des technologies comme celles de la visioconférence. Avec Le Séquestrateur4 (Le Séquestrateur, 2020), il s’agit pour les joueurs de se concerter à distance via caméras et webcams interposées pour guider un acteur enfermé dans une pièce afin qu’il trouve différents indices qui permettront de résoudre les énigmes et à s’échapper des lieux. Pour résumer ce premier tour d’horizon autour des JE, nous pouvons nous référer à Clara Fernández-Vara et Ira Fay (2021,p.9)5 :
Les « Escape rooms » et leur pratique de conception peuvent sembler relativement nouvelles, mais elles s'inspirent de traditions anciennes telles que le jeu, le théâtre, les énigmes et la coopération. L'évolution du monde numérique au monde physique, et les transformations supplémentaires qu'elles ont subies au cours de cette dernière année de pandémie en utilisant la distribution numérique, montrent l'endurance et l'attrait mondial du genre.
7Si nous avons évoqué des JE issus du secteur du divertissement, d’autres domaines se les approprient à l’instar de l’enseignement. Plusieurs ouvrages rédigés par des enseignants ont été publiés pour aider leurs pairs à créer leurs propres JE (Lebret & Quesne, 2019 ; Fenaert, et al., 2019). Dans le cadre du contexte sanitaire lié au COVID 19, des institutions se sont également adaptées. Par exemple, L’Affaire John Murphy6 s’adresse à des étudiants de l’INSPE de Lille pour se former à l’enseignement des mathématiques via des outils de visioconférence à l’instar de Le Séquestrateur.
8En parallèle, des JE sont recensés dans le domaine de la santé. L’Agence Régionale de Santé (ARS) des Pays de la Loire offre plusieurs titres de JE regroupés dans un catalogue appelé « Sant’escape »7. Des hôpitaux convoquent ou produisent des JE comme celui de Cannes-Oxford8 mis à disposition pour leurs personnels de santé. Dans le domaine de la prévention à destination du grand public, Le secret de Laurence met au défi des participants d’explorer un appartement pour comprendre le mal dont souffre la propriétaire des lieux9. Après avoir trouvé un réfrigérateur rempli de jus d’orange, une table présentant des grains de café, une salle de bain dont l’évier est taché de sang et des billets de banque cachés dans un canapé, les participants doivent émettre des hypothèses. Au final, un débriefing donné par Laurence, la propriétaire des lieux, permet de connaître l’addiction dont elle souffre. Ces exemples de JE ne sont pas exhaustifs et d’autres secteurs comme les bibliothèques, les musées, le tourisme, la formation, etc., proposent des JE. Comme il ne s’agit pas uniquement de divertir, nous appelons de tels dispositifs des jeux d’évasion sérieux (JES) ou Serious Escape Games (SEG) en anglais.
9Cette dynamique autour des JE et des JES a été l’occasion en 2017 et en 2018 d’organiser les colloques Serious Escape Game (SEG 2017 et SEG 2018) qui se sont tenus dans les Hauts-de-France et notamment à l’INSPE de Lille10. Durant ces évènements, nous avons pu voir la diversité et la quantité des créations de JES produit par des enseignants, des médecins, des acteurs de la culture, des industriels, voire même une élève d’école primaire. Les réalisations bénéficiaient de budgets variables. Cela démarre avec des budgets proches de zéro euro lorsque l’auteur réutilise des pions, des dés et des cartes de jeux de société existants ou bien encore lorsqu’il prend pour support une simple trousse, un cartable, du carton ou des chutes de tissus pour décorer sa classe. Cela peut atteindre plusieurs milliers d’euros lorsque nous sommes face à un musée ou une entreprise qui commercialise des JES sur étagère.
10Ces différentes réalisations nous ont amenés à penser que les JE et les JES ouvraient peut-être des questionnements spécifiques dans le cadre de l’étude des jeux (game studies et play studies). Pour autant, au regard des origines liées aux JE, à savoir les labyrinthes, les jeux d’aventure, les chasses au trésor, on ne peut s’empêcher de voir dans les JE et des JES des zones de recouvrement avec des jeux existants. Il semblait donc important de pouvoir apporter un éclairage sur le positionnement des JE et des JES au regard des jeux et des jeux sérieux. S’agit-il de familles de jeux distinctes présentant des caractéristiques propres ou bien peut-on les classifier dans des catégories déjà existantes de jeux ? Au-delà de ces appréciations taxinomiques, il nous semblait assister à un phénomène d’appropriation important des JE et des JES dans différents marchés et domaines d’activités. Étions-nous en présence d’un objet frontière dans le cadre du jeu sérieux ? Est-ce que l’étude des JE et notamment les JES serait en mesure de faire avancer concrètement des travaux de recherche en lien avec les jeux sérieux ?
11Nous pensons en particulier aux questions de recherche visant à étudier si opérer des médiations par le jeu et les jeux sérieux permet d’atteindre de manière efficiente des objectifs utilitaires visés. Ces interrogations se retrouvent de manière récurrente dans le domaine éducatif ou de la santé par exemple. Ce qui fait cruellement défaut pour tâcher d’y répondre, c’est de pouvoir massifier l’usage de tels jeux pour étudier les effets à grande échelle et sur plusieurs années. Or, la plupart des études menées actuellement autour des jeux sérieux, que ce soit en classe ou en milieu hospitalier, se joue à petite échelle, voire se limite à des études de cas dans des laps de temps assez courts (quelques semaines ou quelques mois). Pour espérer changer la donne, il convient de lever plusieurs freins de nature économiques, technologiques ou sociétaux (Alvarez, 2014). Par exemple, acquérir des jeux vidéo ou des jeux de société pour les utiliser en classe implique des budgets dédiés dont ne disposent pas certaines écoles. Faire fabriquer des jeux sérieux sous format numérique aux enseignants ou aux praticiens de santé nécessite des formations idoines, du temps et des budgets associés à la réalisation des dispositifs. Sans compter que l’emploi de jeux vidéo en classe voire à l’hôpital peut constituer des freins en termes de représentation auprès de certains décideurs, aidants, parents, apprenants ou patients.
12C’est pourquoi, si l’on pense à l’exemple d’olicarton.com, les JE et les JES qui peuvent se concevoir avec à minima de simples images semblent présenter de nombreux atouts. Tout d’abord, fabriquer des JE et des JES est accessible en termes de budget au regard du matériel et fournitures disponibles dans les écoles (papier, carton, feutres, rubans adhésifs, etc.). Concevoir des JE et des JES, c’est imaginer des histoires avec une succession d’énigmes qui peuvent s’inspirer des contenus de cours ou d’exercices. Cela est tout à fait jouable pour la plupart des enseignants et formateurs qui peuvent décliner des scénarios existants disponibles sur des sites Internet comme S’Cape11 pour les aider à réaliser des JES voire leur offrir des titres prêts à l’emploi. De telles ressources permettent de respecter les contraintes d’emploi du temps chargé tout en préservant la liberté pédagogique des enseignants et formateurs. Enfin, la création ou l’emploi de JES peut offrir une dimension créative et une certaine reconnaissance à laquelle la plupart des enseignants et formateurs aspire. Ainsi, les JE et les JES semblent s’affranchir de nombreux freins voire présenter de sérieux atouts pour en favoriser l’usage au regard d’autres familles de jeux et de jeux sérieux. C’est sans doute là un point important qui permettra peut-être d’envisager une massification de la ludopédagogie et de ce fait d’apporter en parallèle des éléments de réponses liées à des questions de recherche dans le domaine du jeu sérieux. C’est dans cette dynamique que nous avons souhaité proposer ce numéro dédié aux JE et JES.
13Les textes qui composent le présent numéro visent tour à tour à mieux appréhender les JE et les JES, à réfléchir à leur conception et à les évaluer notamment sur le plan de leurs apports utilitaires.
14Ainsi le texte d’Adrien Barton et Quentin Rano commence par questionner des définitions contemporaines associées aux JE. Ils notent que dans plusieurs d’entre elles, l’évasion et la collaboration ne constituent pas des objectifs obligatoires. Partant de ce constat, les deux chercheurs souhaitent bâtir une « taxinomie ludologique » des JE. Leur méthodologie est basée sur l’ontologie appliquée « qui définit les catégories pertinentes à un domaine du savoir, et propose des axiomes formels clarifiant les relations entre ces catégories ». En parallèle, ils prennent soin d’associer une définition aristotélicienne à chaque terme qu’ils relient aux JE. Par une telle approche, les auteurs tentent de poser un périmètre correspondant aux JE en tant qu’artefact : JEGN (Jeux d’évasion grandeur nature), JE vidéo, le livre-JE et le JE en boîte. Cette démarche permet ainsi de distinguer par exemple le JE vidéo de certains jeux vidéo d’aventure à l’instar de The Secret of Monkey Island (Lucasfilm Games, 1990) par la nature et la diversité des défis proposés. Les auteurs concluent que leur taxinomie des JE pourrait s’étendre à des « dimensions économiques et sociales ». Leurs travaux mettent en lumière que les JE évoluent. Comme évoqué, la notion « d’évasion » n’est plus nécessairement de mise si l’on considère par exemple qu’un jeu de piste peut s’apparenter à un JE. C’est la question de la classification par genre comme le souligne Matthieu Letourneux qui se voit condamnée à l’obsolescence, car l’évolution technologique ouvre en permanence de nouvelles perspectives (Letourneux, 2005). Quoi qu’il en soit, l’approche de Barton et Rano permet de donner une photographie de ce que représente une famille d’artefact des JE à ce jour. Même si elle était appelée à évoluer, leur approche ontologique constitue un socle robuste pour accueillir des évolutions. En effet, la perception du jeu est subjective et fluctuante comme nous l’enseigne Jacques Henriot (1989, p. 15).
15Simon Morard et Eric Sanchez nous invitent à explorer la complexité liée à la conception d’un JES, appelé « Jeu pédagogique ». Les acteurs impliqués dans la création d’un tel objet frontière, sont issus de différentes disciplines ou professions. Ce qui sous-tend des expériences et terminologies multiples. Ainsi, pour collaborer, ces acteurs doivent trouver des solutions afin de se comprendre et œuvrer de concert que ce soit d’un point de vue technique, langagier ou encore au niveau de leurs pratiques. Pour Morard et Sanchez, la notion de « méta-design » définit cette construction de passerelles qui doit s’établir entre différentes personnes pour tâcher d’œuvrer collectivement. Les deux chercheurs se proposent de l’étudier et d’analyser les influences du « méta-design » sur la praxis dans le cadre de la réalisation d’un JES dédié à la prévention du tabagisme. La méthode est de type recherche orientée par la conception (ROC), associée à des entretiens semi-directifs conduits auprès des participants d’une game jam. Ce travail met notamment en perspective qu’un JE « présente des singularités qu’il est nécessaire de prendre en compte dans les modalités de conception. ». Pour éprouver ces singularités, nous pensons qu’il est pertinent de croiser le texte de Morard et Sanchez avec celui de Barton et Rano. Ces deux articles sont ainsi complémentaires pour permettre au lecteur de définir l’artefact JE d’une part et appréhender les conditions à réunir pour les concevoir avec une équipe pluridisciplinaire. Si étudier le design de jeu (game design) peut s’opérer en croisant plusieurs disciplines (Genvo, 2020), l’expérimentation décrite par Morard et Sanchez autour du méta-design nous offre une expérimentation concrète pour en apprécier les contraintes et la complexité chère à Edgar Morin (1982).
16Si un JES peut-être étudié au niveau de sa conception, Aurélie Canizares et Cécile Gardiès se positionnent au niveau de son usage. L’objectif est d’analyser si un tel dispositif est à même d’assurer une médiation des savoirs. Pour ce faire, les deux chercheuses prennent pour exemple un JES dédié au domaine de l’information-documentation à destination d’étudiants de Brevet de Technicien Supérieur Agricole (BTSA). Leur méthodologie se base sur l’analyse de l’artefact, des données liées à un questionnaire soumis lors du débriefing, des traces produites par les joueurs-apprenants lors du jeu et des relevés d’observation. Elles notent la complexité associée à une modalité gamifiée en prenant soin en amont de rappeler ce que représente « le triptyque information-connaissance-savoir » et de préciser qu’un concepteur peut voir son jeu détourné par le joueur. De la sorte, pour Canizares et Gardiès, les participants doivent nécessairement adopter des stratégies pour accéder aux savoirs dans le cadre du jeu. Ce qui représente un défi en soi, car il convient en plus de l’acquisition de nouveaux savoirs de composer avec « des contraintes spatiales, temporelles et cognitives ». Après analyses, si le JES mis en présence favorise la manipulation des objets de savoir, il augmente en parallèle les possibilités interprétatives. Ce qui peut sembler contre-productif lorsqu’il s’agit d’opérer une médiation de savoirs précis. On pourra néanmoins rappeler l’importance du débriefing pour tâcher de recadrer le propos à l’issue du jeu par une médiation humaine. Cette dernière phase intervient après l’introduction du jeu et son animation et doit normalement permettre de capitaliser sur les expériences de jeu vécues pour opérer auprès des participants, distanciation, contextualisation et approches réflexives, une prise de conscience des savoirs que l’on cherche à dispenser ou renforcer via du jeu sérieux (Alvarez, 2019). Ainsi, il est possible que le JES ne puisse fonctionner de manière autoportée, c’est-à-dire que le jeu ne serait pas en mesure d’assurer à lui seul les atteintes des objectifs utilitaires. Ce que le texte de Canizares et Gardiès vient conforter. Néanmoins, avant de pouvoir creuser davantage cette question de recherche, les deux chercheuses entrevoient la nécessité d’élaborer des modèles d’analyse adaptés à l’étude des JES dans le cadre des sciences de l’information et de la communication. La prudence reste donc de mise quant à vouloir affirmer qu’un JES ne pourra jamais fonctionner de manière autoportée pour opérer une médiation des savoirs auprès des participants.
17Ce questionnement sur l’apport des JES en termes de médiation aux savoirs se retrouve dans le texte de Guilhem Olombel, Paola Vianez et Damien Djaouti. Ils proposent une approche évaluative d’un JES, réalisée par leur soin, s’articulant autour de mesures de connaissances de lycéens en SVT. Leur méthodologie vise à évaluer si un groupe de 71 élèves ayant utilisé un JES pour apprendre présente de meilleures performances en matière de restitution de connaissances que le groupe de contrôle. Pour mener leur travail, les trois auteurs commencent par s’appuyer sur les travaux de Fenaert, Nadam et Petit (2019) afin de caractériser un JES via les cinq éléments suivants : « Eduquer, Evasion, Enigmes, Equipe et Express ». Ils précisent également les apports et les limites de l’emploi des jeux en classe. Les JES s’inscrivent dans cet héritage où l’on identifie comme aspects positifs, la recherche de motivation chez les participants, l’approche par essais et erreurs, la différenciation pédagogique et la mise en avant des interactions pédagogiques entre pairs. Côté limites, on recense le fait que le jeu ne soit pas une représentation universelle, que l’emploi du jeu puisse s’avérer moins efficace que d’autres approches pédagogiques en raison de la qualité de l’artefact proposé, de la manière dont il est introduit ou adressé en classe. Comme dans toute activité pédagogique, l’enseignant joue un rôle dans cette médiation ludopédagogique. Enfin, les auteurs se basent sur les critères développés par All et al. (2016) pour évaluer l’efficacité de jeux pédagogiques, en proposant une approche pré et post-tests pour analyser les résultats en termes de performance dans les deux groupes. Les résultats obtenus montrent une efficacité relativement similaire pour les deux groupes, que ce soit sur le court ou le long terme. Face à de tels résultats, les trois auteurs ont cherché d’autres valeurs ajoutées liées aux JES. Cela semble se révéler au niveau de la qualité de l’expérience d’apprentissage vécue par les apprenants qui se traduit en termes de motivation, d’investissement et d’implication. Face à ce constat, nous invitons le lecteur à relier ces conclusions avec le texte de Canizares et Gardiès. En effet, il s’agit ici de vérifier dans quelles mesures les expériences vécues par les participants durant le jeu peuvent en parallèle être conciliée avec l’écart interprétatif liées aux savoirs. Doit-on voir ici une dichotomie entre le jeu dont le rôle serait d’engager les apprenants et le débriefing et celui dont le rôle serait d’amener les apprenants à interpréter comme attendu les savoirs visés ?
18Pour leur part, Antoine Taly, Annelyse Nugue et Michael Freudenthal exposent le besoin de disposer d’un modèle pour évaluer l’immersion des participants face à un JE. Plus précisément, il s’agit d'analyser la structure du JE à l'aide du modèle d’Espen Aarseth (2012) permettant l’analyse narrative et ayant pour critères : « Monde », « Objet », « Agent » et « Evènement ». L’idée est ensuite de l’associer à celui d’Olivier Caïra (2018) intitulé MEDIAL (pour « Moteur », « Épreuve », » Diégèse », « Intrigue », « Autrui » et « Ludologie »). Plus précisément, le modèle d’Aarseth est convoqué pour identifier des « dissonances ludo-narratives », c’est-à-dire des conflits entre les objectifs proposés et l’histoire racontée durant le jeu. Tandis que le modèle de Caïra vise à examiner l’engagement du joueur, son immersion dans le jeu, au regard des dissonances, mais aussi des harmonies ludo-narratives. Ainsi outillés, les trois chercheurs se proposent d’étudier les cas de dissonances et d’harmonie ludo-narratives en analysant la structure de JE et en questionnant des joueurs. Les modèles mobilisés permettent effectivement de recenser des dissonances à différents niveaux et d’entrevoir des liens avec des freins à l’immersion chez des joueurs. L’article de Taly, Nugue et Freudenthal vient ainsi compléter la réflexion au regard de ce que peut vivre un joueur dans le périmètre du jeu pour se divertir avant de détourner un JE en JES. Pour autant, la prudence reste de mise, car l'effet de telles dissonances sont susceptible de varier d'un joueur à l’autre. En effet, Jesper Juul a notamment montré les écarts dans les interprétations opérées par différents joueurs s’adonnant à un même artefact de jeu (Juul, 2010). Cette notion de dissonance et d’harmonie ludo-narrative nous invite à établir des correspondances avec le texte de Canizares et Gardiès au regard de la notion d’écart interprétatif reliés aux savoirs portés par un JES. De la sorte, on pourra entrevoir des pistes complémentaires pour qui souhaiterait entreprendre l’élaboration de modèles visant à évaluer conjointement l’engagement d’un sujet à jouer et sa capacité à interpréter comme attendu les savoirs visés dans le cadre d’un même JES.