1Ce 18^e numéro de Sciences du jeu s’est donné le mandat d’enrichir une cartographie des relations entre le concept de bruit et le monde du jeu vidéo. Or, cerner les apports dudit concept pour les études vidéoludiques représente un projet de grande envergure, ne serait-ce qu’en raison de sa diversité définitionnelle, de sa dispersion pluridisciplinaire et de son caractère historiquement situé. En effet, le bruit désigne des phénomènes radicalement différents selon qu’il est étudié du point de vue de la physique, des études du son, de l’ingénierie, de l’urbanisme, des sciences de la communication, de la cybernétique, de la philosophie, de l’étude des médias, etc. Selon la discipline, il peut se comprendre en tant qu’entropie, sonorité irrégulière, rugosité mécanique, information indésirée, perturbation systémique, aberration audiovisuelle, nuisance sociale, perturbations naturelles, etc. Une couche de complexité s’ajoute du fait que les bruits irritants d’hier peuvent devenir les sons musicaux de demain. Par exemple, si pour la musique classique du xix^e siècle la dissonance est une aberration à éviter, la même qualité sonore devient partie prenante du message pour la musique punk de la seconde moitié du xx^e siècle. Il faut également reconnaître que la perception du bruit conserve un caractère subjectif déterminé par les conditions d’interprétation. Selon le contexte et les sujets en présence, l’un peut percevoir du bruit là où l’autre identifie un signal signifiant. Un joueur compétitif faisant l’expérience de glitches (erreur graphique, aberration sonore, bogue de programmation, etc.) dans un jeu en ligne vivra une interruption désagréable du flux de la jouabilité alors que dans la même situation, un artiste du glitche pourrait y voir une forme esthétique dotée d’une beauté digne d’intérêt. Par conséquent, pour saisir toute la pertinence et la portée des articles qui composent ce numéro, il est important de dresser le portrait des principales postures épistémologiques par lesquelles se conçoit cette notion multidimensionnelle.

Entropie théorique

2Les racines étymologiques du mot « bruit » se rapportent à l’idée de cri strident en vertu de ses liens avec les verbes latins brugere, rugire et bragere qui signifient respectivement « bramer », « rugir » et « braire ». Pour sa part, l’équivalent anglais noise découle du mot latin nausea lui-même rattaché au terme grec naus qui se traduit par « bateau ». Pour David Novak (2015, p. 124) et Jussi Parikka (2011, p. 262), cet héritage désigne le bruit comme une expérience sensorielle déstabilisante marquée par l’irrégularité du mouvement et la désorientation. Pour contextualiser les ramifications de cette étymologie, il importe de retracer la trajectoire historique de son déploiement.

Nommer le chaos

le bruit primordial est une découverte historique, une nouvelle façon de catégoriser l’expérience et une nouvelle ontologie qui, dans les faits, rend possible la pensée d’une réalité non-humaine et non-expérimentée ayant toujours été là, mais jamais ressentie ou nommée auparavant (p. 23).

4C’est en vertu de cet écart de compréhension par rapport aux réalités perçues et anticipées que le bruit développera un lien de parenté avec la notion d’erreur. Dans son chapitre « Error, Noise, and Potential: The Outside of Purpose », Mark Nunes effectue une généalogie de la notion d’erreur qui corrobore les conclusions de Cubitt. Alors qu’au xvi^e siècle l’erreur signifiait un vagabondage sans finalité, une trajectoire d’égarement ou encore « une errance par rapport à la destination prévue » (Nunes, 2011, p. 3), le terme est à partir du xvii^e siècle utilisé pour désigner « une déviation par rapport à la vérité » (p. 8). Dans les deux cas, bruit et erreur se chevauchent suivant le principe d’une situation qui dérape par rapport à un plan établit ou à un résultat escompté. Or, si le bruit se forge comme concept durant le siècle des Lumières tel que le suggèrent Cubitt et Nunes, c’est entre autres parce que la science moderne, rejetant les explications divines face à l’incompris, requiert une catégorie de pensée pour raisonner les phénomènes sensibles qui échappent à l’entendement, au calcul mathématique et à la prédictibilité scientifique.

5Au fondement de son histoire discursive, la catégorie du bruit désigne un plan de réalité primordiale marquée par un désordre fondamental qui précède l’expérience et la communication humaines. Il s’agit de la matrice grouillante universelle contre laquelle toutes formes de relation ou d’ordre signifiant luttent pour préserver leur intégrité. C’est la conclusion que défend Michel Serres dans son ouvrage Le parasite (1997), notamment lorsqu’il rappelle qu’il n’y a pas « de langage sans chicane où se risque le sens, pas de dessin sans tremblé, de dialogue sans malentendu, de canaux sans grésillements accidentels ni de nature, en somme, sans bruit de fond » (Serres, 1997, p. 11). Lorsque Cubitt revisite les propos de Serres, il spécifie que

le bruit se propose comme une multiplicité irréductible à sa densité singulière, qui s’oppose au signal néguentropique du lisse flux de la perfection communicationnelle. […] Ce bruit peut alors être vu à la fois comme la nature primitive et comme l’entropie qui menace tout acte d’ordre, toute émergence de la vie, dans la mesure où la vie est néguentropique, c’est-à-dire luttant contre le chaos et rassemblant des matériaux et de l’énergie pour se protéger de la dissolution (Cubitt, 2017, p. 22).

6Dès lors que le bruit émerge comme concept pour nommer le chaos primordial qui soutient et dynamise les processus du vivant, il circonscrit le domaine de l’erreur, de l’imprévisible, de l’accident, et de l’aléatoire. Cette signification propre à l’éclairage des Lumières restera prédominante dans les grandes disciplines scientifiques des périodes historiques à venir.

Mesurer le désordre

7À travers son archéologie du bruit, Parikka montre que cet objet de connaissance recoupe le paradigme de pensée de la physique moderne du milieu du xix^e siècle. Comme il l’explique : « les processus stochastiques et le mouvement brownien aléatoire au niveau moléculaire suggéraient que l’univers est principalement constitué de processus de bruit » (Parikka, 2011, p. 262). Suivant cette logique, le bruit s’aligne avec le concept d’entropie utilisé dans le domaine de la thermodynamique pour décrire « la tendance de tout système à se dissiper avec le temps et à perdre sa structure » (p. 262). Il en vient à référer au désordre systémique provoqué par le mouvement indéterminé des unités fondamentales qui composent des systèmes complexes en interaction. Le bruit se conçoit comme un phénomène physique universel et inaliénable qui se caractérise par la désorganisation et la dispersion des probabilités comportementales d’un système.

8Une ligne de prolongement s’établira entre cette conception physique du bruit et sa compréhension comme phénomène communicationnel au tournant du xx^e siècle en raison du développement des technologies d’enregistrement et de reproduction sonore. Selon Jan Kromhout, cette théorisation se cristallise dans le domaine de l’ingénierie communicationnelle où il s’agit d’établir une démarcation entre les bruits ambiants de la vie quotidienne et les « perturbations aléatoires dans les canaux de communication » (Kromhout, 2021, p. 7). Selon cette approche, le bruit correspond aux sonorités non-intentionnelles qui sont générées ou enregistrées par la machinerie médiatique, qu’il s’agisse de la mécanique des appareils ou encore des sons involontaires émis par l’environnement ou les corps communicants. Lorsque Parikka aborde le cas du gramophone dans son livre What is Media Archaeology?, il indique que cette invention « ne capte pas seulement le sens inhérent à la parole humaine, mais tout aussi efficacement, les chuchotements, les bruits du corps, les “surplus” de la communication pour ainsi dire, qui accompagnent chaque ouverture de la bouche » (Parikka, 2012, p. 93). Dans ce champ de spécialisation, le bruit désigne alors un phénomène physique a-signifiant et inéluctable qui se marque par inadvertance sur le support médiatique au moment de l’enregistrement et qui se perçoit dans le rendu lors de la diffusion. Il renvoie ainsi aux traces matérielles involontaires et perceptibles qui ont été générées par les machines, les protagonistes du discours et le contexte d’énonciation. Du point de vue de l’ingénierie communicationnelle, ces traces extra-communicationnelles représentent des aberrations à minimiser pour optimiser la qualité de la communication et invisibiliser la technologie afin de donner préséance à la transparence médiatique ainsi qu’aux contenus véhiculés.

9L’arrivée du modèle théorique de Claude Elwood Shannon en milieu du xx^e siècle cristallise davantage cette compréhension du bruit comme rugosité informationnelle en l’édifiant comme élément ontologique de tout système de communication (Figure 1).

10Dans la théorie de l’information, le concept bascule dans un relativisme statistique en raison du caractère mathématique, abstrait et formaliste dudit modèle. Selon cette vision, la notion de bruit peut s’appliquer à toute intrusion de données aberrantes, accidentelles et involontaires dans un signal lors du processus de transmission d’informations, et ce, peu importe la nature du système de communication. Tel que le précise Warren Weaver à propos du bruit dans son introduction « Recent contributions to the mathematical theory of communication » du livre The Mathematical Theory of Communication :

Durant le processus de transmission, il est malheureusement caractéristique que certaines choses qui n’étaient pas prévues par la source d’information soient ajoutées au signal. Ces ajouts indésirables peuvent être des distorsions du son (en téléphonie par exemple) ou statiques (en radio), ou des distorsions de forme ou d’ombrage à l’image (télévision), ou des erreurs de transmission (télégraphie ou télécopie), etc. Tous ces changements dans le signal transmis sont appelés bruit (Weaver, 1964, p. 7-8).

11Cette forme de bruit que Susan Ballard (2011) qualifie de « bruit externe » renvoie à toutes variations inexpliquées et erreurs aléatoires qui « troublent la pureté du message » en injectant un trop-plein d’information dans l’équation (p. 67). Pour le formuler avec les mots de Nunes, le bruit externe incarne un excès « d’informations abjectes et de signal aberrant dans un système de communication autrement ordonné » (Nunes, 2011, p. 3). Précisant cette approche quantitative des notions de bruit et d’information, Weaver apporte cependant une nuance importante :

Si du bruit est introduit, alors le message reçu contient certaines distorsions, certaines erreurs, certains éléments étrangers, ce qui amènerait certainement à dire que le message reçu présente, à cause des effets du bruit, une incertitude accrue. Mais si l’incertitude est augmentée, l’information est augmentée, et cela sonne comme si les bruits étaient bénéfiques (Weaver, 1964, p. 19).

12Sous l’œil de Shannon, l’ajout et l’intrusion d’informations bruyantes dans un message, telles que des formes de redondance, peuvent servir à calculer le niveau d’entropie dans un système et à optimiser la transmission de l’information. De telles métadonnées deviennent dès lors utiles pour structurer l’encodage et le décodage du message. Ballard nomme cette forme de bruit, « bruit entropique » :

[…] le bruit a été défini comme l’imprévisibilité ou l’entropie trouvée et encodée dans le message lui-même. Pour Shannon, c’était un rôle essentiel et, à certains égards, positif. Les forces entropiques invitaient à une réorganisation continue et aidaient à supprimer la répétition permettant une transmission plus rapide des messages. […] Pour Shannon, le bruit entropique était essentiel au fonctionnement de l’information. En effet, l’entropie pourrait permettre le calcul de probabilités relatives. S’il était possible de calculer l’entropie du signal, il serait possible de mesurer la capacité du canal nécessaire pour transmettre le message (Ballard, 2011, p. 68).

13La richesse informationnelle du bruit entropique se démarque alors comme un atout. Par exemple, un message secret encodé à partir de symboles cryptiques apparaitra comme une masse bruyante indéchiffrable pour tous les individus qui ne sont pas les cibles officielles de la communication. Toutefois, du point de vue de l’émetteur et du récepteur possédant la clé du code, la régularité du bruit entropique encodé dans signal devient un moyen de sécuriser l’information, de valider l’identité de l’interlocuteur, de mesurer la quantité d’information et de recomposer le message. Pour reprendre le raisonnement de Greg Hainge :

[…] une certaine quantité de bruit peut en fait être non-destructive pour le contenu sémantique du message ou même souhaitable parce que l’admission de bruit dans le signal peut permettre une plus grande compression du signal et donc des gains d’efficacité au niveau du canal et du système de communication (Hainge cité dans Krapp, 2011, p. 69).

14Le domaine de la cybernétique adoptera également cette posture face au bruit. Pour cette discipline, toute perturbation systémique est considérée comme un élément externe indésirable qu’il s’agit de prévoir, de mesurer et d’administrer. Dans ce contexte, le calcul du bruit dirige l’activation des mécanismes de rétroaction responsables d’autoréguler les tendances des systèmes pour en assurer la stabilité, l’efficacité et le programme. Si Parikka qualifie la théorie de l’information et la cybernétique de « science[s] du bruit » (Parikka, 2012, p. 98), c’est précisément parce que, comme le précise Nunes, l’erreur « offre une rétroaction corrective » (Nunes, 2011, p. 12) qui peut servir à rétablir et à maintenir de l’ordre systémique.

15Dans le contexte d’après-guerre dans lequel émergent ces sciences du bruit, le contrôle des interruptions, des interférences et des interceptions du signal prend la forme d’un problème « esthético-politique » (Parikka, 2012, p. 102) préoccupant les instances du pouvoir. Effectivement, bon nombre d’activités entourant l’économie, les opérations militaires et la sécurité nationale dépendent de l’efficacité et de la sureté des systèmes de communication. Ce faisant, le contrôle du bruit et de ses tactiques de détournement est motivé par des angoisses sociopolitiques au sujet du piratage des canaux de communication, de l’espionnage, de la double identité, de la falsification et du vol d’information, de l’interception de messages secrets, du respect de la vie privée, etc. À ce titre, le recours à des protocoles cryptographiques afin de garantir l’intégrité de l’information ainsi que l’identité des sujets de la communication positionne le bruit au cœur de débats sur la politique des médias. Comme le souligne Parikka : « Depuis le télégraphe optique, le bruit représente un problème militaire et il est rapidement devenu un problème économique jouant un rôle dans un vaste panorama de problèmes aux États-Unis et en Europe » (Parikka, 2012, p. 110). Si l’auteur revendique la nécessité d’une politique du bruit, c’est parce que l’analyse critique des dérapages médiatiques permet « de déchiffrer un éventail de questions cruciales concernant la politique, l’esthétique et les processus culturels des médias » (p. 110).

Glissement du sens

16Dans le modèle de Shannon et Weaver, le bruit constitue un problème d’ingénierie détaché des enjeux liés à la signification des messages et à la production de sens par l’interprétation. Or, lorsque ledit modèle est transposé dans le champ de la sémiotique, le bruit devient synonyme de non-sens, d’ambiguïté sémantique ou encore de déphasage interprétatif. Par exemple, dans son ouvrage L’œuvre ouverte, Umberto Eco (2015) utilise la notion de bruit pour qualifier les œuvres dont le sens n’est pas rigidement fixé par les structures du texte. L’œuvre ouverte définit alors les créations dont le système signifiant cultive l’indétermination du sens, l’irrégularité formelle, les jeux d’associations libres, la redondance, les perturbations de l’acte de lecture ou encore les appropriations interprétatives.

18L’acte de lecture interférentiel parasite le flux du signal filmique en y construisant des liens référentiels libres, hasardeux et non-cautionnés par l’instance auteuriale. L’émission de bruit découle ainsi de cette activité interprétative non-hiérarchisée, décentrée et indisciplinée qui

crée, à la réception, un bourdonnement encyclopédique autour du système signifiant, du bruit, et – par confusion, par errance ou par pur plaisir ludique – le lecteur-spectateur […] modifie l’aire de jeu [du texte] et l’ouvre à de nouvelles interprétations — celles-ci, bien qu’elles puissent être constructives et générer une nouvelle compréhension du système, ne s’y appliquent pas directement, mais impliquent qu’il y ait valeur ajoutée. Nous dirons donc qu’il s’agit en fait de (sur)interprétations du système (Babeux 2007, p. 92).

19Pour reprendre la terminologie utilisée par Michael Betancourt dans son ouvrage Glitch Art in Theory and Practice: Critical Failures and Post-Digital Aesthetics, on peut affirmer que les interférences relèvent de la paralogie. Autrement dit, la sur-interprétation qui se réalise en parallèle de la logique du texte constitue un coup transgressif joué dans le système sémiotique afin d’opérer une « redirection de la signification » (Betancourt, 2017, p. 130). Dans l’optique de l’œuvre ouverte, le bruit incarne un phénomène sémantique touchant autant à l’émission qu’à la réception. D’un côté, il désigne une famille d’œuvres dont les structures refusent de clôturer rigidement le sens. D’un autre côté, il définit une activité interprétative interférentielle et paralogique qui se soustrait à l’autorité du texte pour ouvrir la signification de l’œuvre vers de nouveaux territoires.

Poétiser l’irrégulier

20Du chaos primordial au phénomène de l’entropie en passant par le parasitage de l’information jusqu’à l’ouverture sémantique des textes, la généalogie du bruit est également l’hôte d’une théorisation esthétique. Par exemple, dans son étude sonore et musicologique du bruit, Kromhout (2021) retrace différentes conceptions dominantes qui font écho au principe du désordre comme élément de définition central. L’auteur identifie entre autres un essentialisme acoustique qui remonte à la fin du xix^e siècle, notamment autour des travaux influents d’Hermann von Helmholtz (2009) qui distinguent entre les fréquences sonores périodiques et non-périodiques. Suivant cette différenciation basée sur la physique du son et la physiologie de l’écoute, la catégorie « bruit » englobe les sons dissonants et arythmiques qui perturbent, agressent et confondent l’audition. En contrepartie, les sons harmonieux, rythmiques et ordonnés relayent des tonalités musicales générant des sensations auditives de cohérence et d’uniformité.

C’était probablement la première fois dans l’histoire que les artistes du son déplaçaient leur attention de l’avant-plan occupé par les notes musicales vers l’arrière-plan du son accidentel. […] Quelques décennies après que les futuristes aient mis le bruit accidentel au premier plan, John Cage donnait la permission à tous les compositeurs d’utiliser n’importe quel son pour composer de la musique (Cascone, 2000, p. 14).

22Des expérimentations bruitistes du Futurisme à la musique indéterminée de Cage (pensons au morceau 4’33 [1952] dont la musicalité repose uniquement sur les bruits ambiants), on retrace une généalogie qui s’ouvre sur tout un pan de genres musicaux s’appropriant différents bruits émis par les objets du quotidien, les technologies d’enregistrement et de reproduction ou encore le milieu où prend place la performance (corps de l’audience, acoustique du lieu de diffusion, bruit de la nature, accident sonore, etc.). Ce potentiel de transformation et de création imputable au bruit s’observe notamment avec l’émergence de la musique expérimentale de Fluxus, de la musique concrète, du punk, de la musique industrielle, du harsh noise ou encore de la glitch music. Il en va de même pour d’autres mouvements d’avant-garde tels que le dadaïsme, le surréalisme, Fluxus, le cinéma expérimental, l’art vidéo ou encore le glitch art. Au sein de ces courants, l’accident, le hasard, les non-sens, l’échec des machines, etc. sont l’objet d’une exploration ludique et d’une appropriation artistique servant à faire émerger des esthétiques nouvelles qui subvertissent les conditions habituelles de production et de réception des arts.

Vacarme dans les sciences du jeu

23Ce survol épistémologique de la notion de bruit a été l’occasion d’identifier différentes conceptualisations à travers plusieurs disciplines, époques et pratiques médiatiques. La trajectoire historique qui a été effectuée a permis de valider les propos de Novak à savoir que

[l]e bruit est un anti-sujet puissant de la culture, soulevant des questions essentielles sur la mise en scène de l’expression humaine, la socialisation, la subjectivité individuelle et le contrôle politique. Cependant, le bruit ne se contente pas de s’opposer ou d’interférer avec les normes d’interprétation musicale et culturelle. Le bruit est culture ; le bruit est communication ; le bruit est musique (Novak, 2015, p. 133).

24Partant de cette prémisse, la question de savoir quelles sont les valeurs d’usage du bruit pour les sciences du jeu peut désormais se poser avec plus de clairvoyance. D’emblée, on peut recenser certains éléments de réponse en se référant aux quelques initiatives théoriques qui ont abordé la problématique du bruit de front.

Incertitude ontologique

25Dans leur ouvrage Rules of Play: Game Design Fundamentals, Katie Salen et Eric Zimmerman (2004) consacrent un chapitre à l’analyse du jeu vidéo du point de vue de la théorie de l’information de Shannon et Weaver. Le réemploi des concepts d’information et de bruit permet aux auteurs de réfléchir à différentes situations de jeu sous un angle singulier. Le jeu du « Téléphone arabe » est donné en exemple. Le principe consiste à murmurer un message à l’oreille de son voisin qui le répétera à son tour à son voisin et ainsi de suite afin de faire circuler un message entre les joueurs. Le dernier intervenant clôt le jeu en dictant à haute voix le message reçu. Selon les théoriciens, tout le plaisir de ce jeu réside dans l’introduction volontaire de bruit dans la transmission de l’information afin de rire des interférences introduites dans le message original. Alors que le « Téléphone arabe » repose sur l’ajout de bruit, les charades, le bonhomme pendu, les mots croisés et les devinettes basées sur des mimes représentent des cas où « les joueurs luttent contre le bruit inhérent à la structure du jeu » (Salen et Zimmerman, 2004, p. 197). Pour Salen et Zimmerman, ces deux exemples montrent que le bruit se retrouve au cœur du système de règles autant que de l’expérience de jeu :

Le phénomène du bruit en tant que composante désirable d’un système de jeu est une fonction de l’attitude ludique, c’est-à-dire cet état d’esprit que prennent les joueurs pour entrer dans le cercle magique et jouer à un jeu, une attitude partagée qui paradoxalement accepte d’utiliser les moyens les plus « inefficaces » pour accomplir les objectifs d’un jeu. Le fait que les joueurs de charades apprécient la difficulté de la communication indirecte plutôt que de simplement dire la bonne réponse à haute voix et de s’épargner l’effort de deviner, est un excellent exemple de la façon dont l’attitude ludique se manifeste dans l’expérience de jeu (2004, p. 197).

26Si la gestion du bruit fait partie de la structure du jeu et de l’attitude ludique, c’est entre autres parce que surmonter les incertitudes entourant les casse-têtes, les énigmes, les symboles cryptiques, les labyrinthes ou encore décoder des interfaces complexes fait partie des défis rendant un jeu riche et intéressant. Par conséquent, l’équilibrage du ratio information-bruit au sein d’un jeu constitue un problème de design. Selon Salen et Zimmerman, le travail des concepteurs est justement de trouver le juste milieu entre l’ordre et le chaos :

Dans un système trop rigide, un joueur n’a pas suffisamment de liberté : il existe des choix, mais pas assez d’incertitude pour que le joueur doute du résultat. En revanche, dans un système où règne le chaos, il ne peut y avoir de relation significative entre l’action et le résultat. Le résultat du système est perpétuellement incertain et rien de ce que fera le joueur ne pourra l’affecter. Dans ces deux cas, le jeu signifiant est impossible. […] Trouver le juste milieu entre un trop-plein et un manque de liberté, de même que concevoir des contraintes offrant suffisamment (mais pas trop) de défi aux joueurs, constitue un problème élémentaire de design de jeu (2004, p. 199).

27Dans ce cadre de pensée, le bruit fait partie de l’ontologie du jeu en tant que phénomène intrinsèque à la création autant qu’à l’expérience vidéoludique. Pour reprendre les mots énoncés par Greg Costikyan dans son livre Uncertainty in Games : « les jeux nécessitent de l’incertitude pour retenir notre intérêt et la lutte pour maîtriser l’incertitude est au cœur de l’attrait des jeux » (Costikyan, 2013, p. 2). Or, il relève de la nature du jeu que d’aménager sa structure avec suffisamment d’ouverture pour permettre l’avènement et la négociation de situations bruyantes. Du pôle de l’émission au pôle de la réception, le bruit se retrouve à la source du jeu.

Interruption de la communication

Des connexions Internet ou des modems câble lents, des orages, des problèmes de maîtrise de la langue, des abréviations ainsi que des bogues logiciels et matériels peuvent ajouter du bruit – tous jouent un rôle dans notre façon de penser, de théoriser et d’étudier les jeux et les joueurs. Il faut donc théoriser le bruit en situation de jeu [… afin de] mieux comprendre la communication telle qu’elle se produit dans les jeux en ligne, et pour ce faire, j’invoque et redéploie [le] concept de bruit – comme un défi à la fois technique et sémantique pour la communication (Consalvo, 2009, p. 299).

29Dans la poursuite de ses objectifs, Consalvo aborde trois types de bruit : 1) le bruit culturel (barrière linguistique entre différentes nationalités), 2) le bruit sémantique (incompréhension du sens lié aux jargons spécialisés) et 3) le bruit technique (problème systémique perturbant la transmission du signal). En ce qui concerne les informations aberrantes que peuvent rencontrer les joueurs face aux barrières de la langue (1) ou encore vis-à-vis des formes de langages jargonneuses non maîtrisées (2), Consalvo parle respectivement de « bruit culturel » et de « bruit sémantique ». En guise d’exemple, la chercheuse renvoie aux imperfections des outils de traduction automatique de certains MMORPGs où des joueurs parlant des langues différentes sont interconnectés en réseau. Tous les énoncés formulés au moyen d’une langue qui n’est pas maîtrisée par le destinataire seront vécus comme bruit culturel au même titre qu’une traduction automatisée imprécise dont la syntaxe serait incompréhensible. Autrement, le bruit sémantique peut se manifester à travers les termes, les expressions, les contractions syntaxiques et les acronymes inventés sur mesure pour optimiser et accélérer la communication dans les jeux en ligne. Dans la perspective d’un joueur novice et non-initié, le déferlement d’une terminologie bricolée sera ressenti sur le mode du bruit sémantique venant interférer avec sa capacité de comprendre les messages énoncés. Le troisième type de bruit identifié par Consalvo porte sur les sautes (lag) qu’elle désigne comme exemple de « bruit technique » :

Le bruit peut être conceptualisé ici comme un manque d’informations reçues, [c’est-à-dire comme] l’arrivée prématurée ou la perturbation du flux normal d’information textuelle et ludique dans le chat lorsqu’il défile vers le haut ou vers le bas de l’écran. La saute est un problème technique rencontré dans tout environnement de jeu en réseau entre autres en raison de cartes graphiques lentes, d’une RAM inadéquate, de lignes de modem câble surchargées, d’attaques de déni de service ou d’autres facteurs. Le bruit concerne ici des problèmes de transfert d’informations pour lesquels les joueurs doivent créer des solutions de contournement […] sur une base (plus ou moins) régulière (Consalvo, 2009, p. 303).

30Les interruptions incontrôlables provoquées par les effets de sautes sont évidemment la cause de frustration, d’incompréhension et de paralysie du jeu. Lors de situations de jouabilité où la coordination main-œil est capitale, de telles perturbations viennent ruiner l’expérience ainsi que l’illusion d’un monde diégétique cohérent.

31Comme l’explique Consalvo, l’expérience du bruit culturel, sémantique et technique constitue pour les joueurs débutants une invitation à poser des questions, à se renseigner et à apprendre sur le jeu et sa communauté. Pour les joueurs vétérans, l’intervention du bruit représente une occasion d’aider, d’informer et de transférer des connaissances afin de forger leur statut d’expert. Le bruit se retrouve ainsi intriqué à des opérations de coordination entre coéquipiers, des processus de consolidation de la communauté et des mécanismes d’initiation et de socialisation des nouveaux membres. Loin d’être uniquement négatif et destructif, le bruit assure également des fonctions constructives. Il génère des interactions communicationnelles, des enseignements théoriques ainsi que des solutions techniques qui ont la capacité de créer du lien social, et ce, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des jeux. Pour réitérer les conclusions de Consalvo :

Le bruit peut également illustrer de quelle manière les joueurs peuvent se rassembler pour surmonter des limitations [techniques et sémantiques] et comment ils ressentent possiblement un sentiment partagé de communauté dans la compréhension de ces limitations. Le bruit peut donc fonctionner à la fois pour connecter ou séparer les joueurs les uns des autres dans l’espace de jeu (2009, p. 310).

32Dans le modèle de Consalvo, la notion de bruit se conçoit strictement du point de vue des interruptions de la communication. Même une instance de bruit technique comme les sautes est conceptualisée comme telle parce qu’elle retarde la réception des messages verbaux émis durant un combat, compromettant ainsi la synchronisation d’une attaque de groupe. On obtient une typologie qui évacue la perspective ontologique défendue par Salen & Zimmerman puisque le maillage entre bruit et jeu est compris comme un phénomène de second ordre qui est le symptôme de l’incompréhension des éléments discursifs. Il en résulte un angle mort vis-à-vis de ces aberrations systémiques provoquées par la jouabilité et pour la jouabilité.

Cacophonie ludogène

On peut définir la ludogénéité comme la capacité intrinsèque d’un dispositif technique à engendrer une attitude ludique dans un psychisme. Peut être dit ludogène tout artefact qui possède des caractéristiques opérationnelles identifiables susceptibles de réveiller dans un sujet son aptitude psychique naturelle au jeu. Ou encore : peut être dit ludogène tout ce qui stimule spontanément l’humeur ludique d’un sujet et favorise en lui le développement d’une expérience de playsir, c’est-à-dire de plaisir jouable (Vial, 2014, p. 157).

34Dans cette perspective, le domaine du bruit s’élargit à tous dysfonctionnements systémiques ludifiés faisant déraper la ludose à contresens du système de règles, des conventions de jouabilité et de l’horizon d’attentes des joueurs. Un tel glissement de l’attitude ludique et du plaisir jouable fait office de bruit parce qu’il donne corps à un registre d’actions bruyantes qui interfèrent avec le sens premier du jeu, forçant dès lors un recadrage de l’expérience selon une logique interactionnelle alternative ou paraludique dictée par le bruit.

37Ailleurs dans la même vidéo, le trouble-fête s’approprie le glitche pour emboîter le modèle tridimensionnel de son avatar dans la porte coulissante de sa propre base d’accueil où réapparaissent ses alliés après avoir été éliminés. Grâce à l’imperfection logicielle en question, le troll parvient à bloquer le mécanisme d’ouverture automatique de ladite porte afin d’emprisonner ses camarades dans leur propre refuge et faire perdre son équipe (Figure 4).

38Comme on peut l’observer dans la vidéo de Delfy, ce comportement de jouabilité aberrant est vécu comme un non-sens ludique suscitant des incompréhensions, des frustrations et des effets de surprise du côté des victimes. Alors que dans le modèle de Consalvo les sautes briment avant tout la communication avant d’affecter la jouabilité, l’exemple du glitche de Court-Circuit produit l’effet inverse : c’est d’abord l’interruption de la ludose causée par la ludification transgressive de la saute qui se répercute après coup sur le plan de la communication verbale. À ce titre, on observe que les dérapages actionnels provoqués par Delfy se transposent aussitôt en bruit communicationnel dans le canal de clavardage :

« open the fucking door » – [surnom de joueur indisponible]
« voteban », « go away » – |Darkness| BoBka
« ur strupid bitch » – Konadren
« red go cap end this cancer » – It wont open lolz
« The only way out is leaving the server » – Delite
« Well I’m on break » – Viking Walrus
« I wanna get out, I wanna get out » – Shady Serbian.

41Cette approche ludogénique du bruit permet de conceptualiser comme bruit diverses formes de jouabilité interférentielle basées sur la ludification des dysfonctionnements du dispositif technique et ayant pour effet de rediriger le flux de la ludose. Cette ouverture conceptuelle consolide quelques opportunités pour l’étude des jeux. Notamment, la possibilité de mieux comprendre la participation de certaines pratiques bruyantes de fans à l’économie culturelle et politique dynamisant la transformation formelle des jeux et de leur jouabilité (le cas des correctifs de jeu étant l’exemple canonique). L’analyse de cette économie peut aussi servir à exposer des relations de pouvoir et d’exploitation économique au sein même des communautés de joueurs ainsi qu’entre les cultures de fans et l’industrie. À cet effet, il devient possible d’éclaircir la manière dont le bruit affecte négativement le plaisir de la majorité ainsi que la profitabilité des entreprises, générant par le fait même l’exercice d’une autorité responsable d’appliquer des sanctions punitives. Inversement, on peut envisager les pratiques ludiques bruitistes selon leurs apports du jeu. Entre autres, lorsque le bruit ergodique enrichit (gratuitement) le spectre des expériences possibles tout en bonifiant les ventes de jeux. Dans ce cas de figure, la ludogénéité du bruit s’insère dans une zone de tolérance où parfois ses formes ludiques sont recodées comme élément de jouabilité à part entière, les cas du saut de roquette (rocket jumping) et du saut de mitraillage (strafe jumping) dans la série Quake (id Sofware, 1996-) étant emblématiques de ce phénomène de commercialisation du bruit.

Saturer le canal : vers une nouvelle valeur ajoutée

42En clair, que ce soit depuis une posture ontologique, communicationnelle ou ludogénique, l’analyse des bruits du jeu et du jeu des bruits représente un riche terrain d’enquête pour approfondir l’étude de différentes problématiques reliées à l’esthétique, à la culture, à l’économie et à la politique des jeux vidéo. Appréhender le jeu vidéo par le prisme du bruit constitue dès lors une manière alternative de décoder, de critiquer et de subvertir ses normes de production et de consommation, ses codifications esthétiques et narratives, ses structures socio-économiques, ses discours dominants, ses relations de pouvoir, ses mesures de contrôle, ses impacts sur les mentalités ainsi que son rôle dans la réalisation de programmes politiques plus large. C’est dans cette direction que les auteures et auteurs de ce numéro ont entrepris d’explorer les valeurs d’usage de cette notion. Ce projet leur a permis de poser un regard analytique sur différentes réalités entourant la création vidéoludique, l’expression de critiques sociales au sein des jeux, l’effervescent des pratiques faniques sur le web ainsi que la cacophonie entourant certains grands débats sociaux qui ont marqué l’histoire du jeu vidéo et de sa culture.

43Dans le texte de Frédérick Maheux, le bruit est abordé en tant qu’outil de différentiation pour distinguer une approche anticommerciale de la création de jeux vidéo qui se veut en rupture profonde avec le modèle des studios AAA et indie. En s’appuyant sur des entretiens menés auprès d’artistes inspirés par la culture industrielle, l’auteur détaille la philosophie, les techniques artistiques et les tactiques de production de cette famille de jeux radicaux qu’il nomme « jeux industriels ». Sous cette lentille d’analyse, le bruit se démarque non seulement comme outil d’expression artistique, mais aussi en tant que philosophie, méthode et « marqueur de différence » (Novak, 2015, p. 130) par lesquels les artistes résistent aux normes de production et de consommation des jeux conventionnels. La réflexion de Maheux transpose ainsi dans le domaine du jeu vidéo l’observation que formule Novak au sujet de la tension entre bruit et musique, à savoir que le bruit agit comme « métadiscours sur le son et son interprétation sociale » (p. 125-126). Le chaos créatif des jeux industriels sert à articuler un métadiscours sur la production de jeu. Il en découle une remise en question de la vision canonique du jeu vidéo véhiculée par l’industrie. Pour faire écho aux propos de Novak, le travail de Maheux « révèle les répétitions coercitives de la marchandisation [vidéoludique] » et, ce faisant, il présente les forces créatives bruitistes comme étant « essentiel[les] aux politiques de l’identité culturelle, mais aussi au développement d’alternatives au capitalisme » (p. 131).

44Pour sa part, la contribution de Charles Meyer se consacre aux bruits qui parasitent les sonorités vocales et interfèrent avec le décodage des significations vidéoludiques. L’analyse réflexive d’une esthétique bruitiste de la voix développée dans le cadre d’une recherche-création menée par le chercheur informe un raisonnement au sujet des potentialités relationnelles et transformatives du bruit. La déformation sémiotique radicale d’une expérience de jeu commune montre comment l’intervention du bruit peut complètement altérer la relation affective que l’artiste et le joueur entretiennent avec les matières vidéoludiques. D’un côté, l’analyse du bruit révèle que la composition et la signification de l’espace sonore demeurent toujours co-construites par les participants qui doivent négocier le bruit au moment de décoder le signal sonore. D’un autre côté, le processus de désincarnation du bruit expose la labilité du dispositif ludique et de l’attitude ludique dès lors que l’interruption bruitiste du jeu transforme ce dernier en instrument d’expression artistique manipulable au moyen de la jouabilité.

45À travers son analyse de Oddworld: Abe’s Oddysee (Oddworld Inhabitants, 1997) et Oddworld: Abe’s Exoddus (Oddworld Inhabitants, 1998), Mathieu Goux étudie la manière dont ces deux œuvres configurent arbitrairement la frontière entre langage et bruit. L’examen des modalités d’intercompréhension et des rapports de domination entre les personnages maîtrisant la parole par opposition à ceux qui ne communiquent que par les bruits sert à décortiquer le message anticapitaliste et antispéciste des jeux étudiés. Les sciences du langage tirent ici profit de la portée dialectique et relationnelle du concept de bruit afin d’interroger l’interpénétration entre bruit et langage ainsi que le caractère politique du basculement qualitatif de l’un dans l’autre.

46Le texte de Fanny Barnabé et Nicolas Bourgeois s’attaque à l’activité communicationnelle prenant place dans l’espace de clavardage lors de la webdiffusion de jeux vidéo joués en direct (streaming). Les auteurs s’appuient sur une méthodologie lexicographique qui s’approprie des outils de traitement automatique des langues afin d’analyser un imposant corpus d’énoncés textuels ayant circulé sur la chaîne Twitch d’un webdiffuseur réputé. Cette méthode informe la théorisation de trois profils de bruit : le bruit de fond, l’écho et le vacarme. L’examen de ces profils stimule une réflexion sur les différentes fonctions que peut jouer l’intervention du bruit dans le cadre de ce type de performance culturelle. Le bruit permet de raffiner une compréhension des modalités de participation énonciative et ludique au sein de ce genre communicatif.

47L’article de Michael Perret et Esteban Giner reconceptualise la notion de controverse vidéoludique en tant qu’outil méthodologique pour examiner la cacophonie sociale qui entoure l’émergence, le déploiement et la réactualisation de diverses situations problématiques propres à la culture vidéoludique. À l’aide d’un cadre théorique harmonisant la sociologie pragmatiste des controverses avec une approche sémio-communicationnelle des médias, l’argumentation retrace les conditions sociotechniques qui dynamisent la circulation et la métamorphose des grandes controverses, de même que la participation des publics au sein de ces dernières. L’analyse approfondie de deux cas de toxicité dans les milieux de travail de l’industrie vidéoludique vient mettre à l’épreuve une double conceptualisation du bruit des controverses. D’une part, en tant que tumulte culturel découlant d’une lutte discursive polyphonique entre une multitude d’acteurs qui se mobilisent et se confrontent au sein de forums publics pour vociférer leur point de vue. D’autre part, en tant qu’état d’incertitude qui motive l’enquête et informe la recherche d’une résolution.

48Loin d’avoir clôturé une cartographie de la poésie et de la politique des formes de bruit vidéoludique, les auteures et auteurs de ce 18^e numéro de Sciences du jeu contribuent à saturer le canal signifiant des études vidéoludiques au moyen de leurs analyses bruitistes. Le résultat relève d’un élargissement des frontières analytiques du jeu ainsi que d’une mise en circulation des problématiques vers de nouvelles aires de recherche et de création. À tout prendre, les articles rassemblés au sein de ce numéro montrent que le bruit dépasse largement l’idée d’un excès communicationnel a-signifiant qui serait consubstantiel à l’écologie des jeux vidéo. Bien au contraire, leurs examens approfondis des formes et des pratiques bruyantes qui alimentent la production et la consommation des jeux confirment bel et bien que le bruit est jeu.