Streaming, jeu et bruit

4Sur tous ces canaux, le streaming regorge de flux qualifiables de bruit ou – à tout le moins – de signaux concurrents qui provoquent des interférences dans leurs émissions et réceptions respectives (un glitche dans le jeu peut interrompre le discours d’un streamer, un événement ludique peut perturber une discussion entre les spectateurs, etc.). À ce titre, le bruit et le signal forment un système oppositionnel : ils sont reconnaissables en ce qu’ils s’opposent de façon discrète. Le jeu peut constituer un élément bruyant pour le spectateur qui tente de dialoguer avec le streamer, tandis que les discours de ce dernier peuvent parasiter la lecture du jeu pour qui se concentrerait sur ce canal. En d’autres termes, le bruit n’est saillant ou « audible » que par rapport à un cadre servant d’arrière-plan : « l’anomalie n’apparaît que sur la toile fournie par le paradigme » (Kuhn, 1983, p. 99). C’est pour cette raison que nous en privilégierons une approche pragmatique, en contexte, comprenant le bruit en relation avec le discours en acte.

5Dans le cadre de ce travail, nous nous focaliserons sur une forme particulière d’interférence : les moments d’envoi massif de commentaires dans le chat. La nature de « bruit » attribuable à ces périodes de clameur tient à leur caractère excessif : si le déferlement de messages peut occasionnellement être interprété comme une forme de signal à part entière faisant partie du jeu (dans certains cas qui seront discutés plus loin), il représente une interférence en ce qu’il noie la communication (à l’image du pollupostage) et parasite les autres canaux – notamment en faisant irruption dans l’expérience du streamer et en le forçant à ajuster sa pratique ludique et communicationnelle selon les aléas des énoncés. Néanmoins, nous ferons ici l’hypothèse que ces moments de cacophonie ne se résument précisément pas à des parasites, mais peuvent servir des objectifs pragmatiques divers. En d’autres termes, loin des définitions assimilant le bruit à une erreur qu’il faudrait évacuer ou réduire pour atteindre un idéal de performance, de productivité et de prédictibilité, nous montrerons que le streaming met ce phénomène au cœur de son fonctionnement (en tant que spectacle) et de sa jouabilité (en tant que jeu secondaire) : la spécificité rhétorique du streaming tient en cette capacité à faire reposer l’échange sur le bruit.

6L’article se divisera en deux temps. Une première partie – quantitative et méthodologique – détaillera le corpus étudié ainsi que les outils de traitement automatique des langues (NLP) qui ont été employés pour y détecter différents profils de bruit. En partant d’une analyse lexicographique temporalisée du chat, nous tenterons d’y différencier les formes ritualisées de participation (bruit de fond), des moments d’interaction entre streamer et spectateurs (écho) et des pics d’activité du chat déliés du discours du streamer (vacarme). L’un des intérêts de la démarche que nous détaillerons est d’user du bruit comme un révélateur de la source, c’est-à-dire comme un moyen de retrouver, en creux, la trace du signal : les pics d’activité dans le chat sont en effet des marqueurs permettant d’observer de manière indirecte un événement marquant au sein du stream – méthode qui devient incontournable lorsque cette source n’est plus accessible.

7Au-delà de cet intérêt « archéologique » (Berrio, Blouet & Wiethold, 2018) consistant à étudier le stream par le prisme des réactions du chat, l’analyse lexicographique temporalisée permet également de naviguer à travers un corpus important (trop vaste pour être manipulé manuellement) et d’y repérer des manifestations de bruit prototypiques. C’est sur la base d’un échantillon sélectionné par cette méthode que la deuxième partie de l’article procédera à une analyse qualitative de différents moments de cacophonie. Cette analyse visera à mettre en lumière les fonctions pragmatiques que le bruit peut exercer dans le cadre du jeu mis en spectacle, c’est-à-dire la manière dont il affecte la situation de communication, les rapports entre usagers et le sens des interactions (au-delà des seules significations des messages qui le composent). Ainsi, si la première partie de l’article contribue à distinguer formellement différentes configurations de bruit, la seconde montre que les effets de ces configurations ne sont pas systématiques, mais varient selon les contextes qui les accueillent. Nous regrouperons ces fonctions en quatre catégories : communicationnelles, performatives, spectaculaires et ludiques.

Complexité du corpus et approche statistique : les émissions et chats d’Antoine Daniel

8Par notre utilisation d’outils lexicométriques visant à éclairer les interactions entre streamers et spectateurs, nous nous situons dans la continuité des études linguistiques et des analyses de discours qui portent sur le streaming vidéoludique (pour un état de l’art particulièrement détaillé des autres perspectives de recherche sur Twitch, voir Harpstead et al., 2019). Celles-ci se sont jusqu’à présent penchées sur la dimension potentiellement toxique des messages du chat (Poyane, 2018, 2019 ; Mihailova, 2020), sur les effets de la modération sur ceux-ci (Seering, Kraut & Dabbish, 2017), sur leur articulation avec les discours du streamer (Pellicone & Ahn, 2017 ; Karhulahti, 2016 ; Recktenwald, 2017) ou sur leur rythme et leur vocabulaire (Ford et al., 2017 ; Olejniczak, 2015).

11Ce corpus possède toutefois quelques particularités qui ont conditionné les traitements automatiques qu’il était possible d’y appliquer. Une première remarque est qu’il existe un déséquilibre fondamental entre les moyens de communication mobilisables par le streamer et par les spectateurs : le premier s’exprime oralement, librement, et peut recourir au langage corporel ainsi qu’à des variations de voix pour modaliser son discours ; les spectateurs, pour leur part, ne peuvent émettre que des émoticônes et des messages écrits, dont ils doivent contrôler la longueur, le rythme, le contenu et la forme, sous peine de risquer le bannissement. Le streamer, outre sa mainmise sur le canal oral, dispose de divers outils de contrôle (pour réduire un spectateur au silence, obliger le chat à n’utiliser que des émoticônes, ralentir le rythme des messages, etc.) le plaçant en position de surénonciation (Rabatel, 2007) : il domine la situation de communication par rapport aux spectateurs, qui tendent donc à se placer dans un rapport de réaction par rapport à ses discours. En d’autres termes, dans le chat : « le locuteur n’est pas pleinement l’énonciateur du [point de vue], il le présente comme étant référé à une autre instance […], faisant entendre que ce [point de vue] est d’abord celui d’un autre avant d’être le sien » (Rabatel, 2007, p. 90). Enfin, les messages postés dans le chat se caractérisent globalement par leur brièveté, leur reprise de traits oraux (Recktenwald, 2017, p. 76), leur usage de néologismes et d’implicites, leur tendance à la répétition (Olejniczak, 2015 ; Seering, Kraut & Dabbish, 2017) et leur usage important de variations orthographiques (tantôt involontaires, tantôt signifiantes).

13Les difficultés rencontrées au niveau du signal sonore ne sont pas moindres. Avec des centaines d’heures d’enregistrement, une transcription manuelle intégrale est à exclure, et les conditions de production de l’émission (plusieurs voix qui alternent ou se superposent, beaucoup d’implicites qui ne sont compréhensibles qu’en contexte, notamment visuel) rendent la transcription automatique très défectueuse. De surcroît, la diversité orthographique et grammaticale est totalement perdue par l’intermédiation de la transcription, ce qui provoque un éloignement artificiel entre le stream et le chat.

14L’approche que nous avons choisi d’adopter pour remédier – au moins partiellement – à ces difficultés est de procéder en deux temps : premièrement, nous avons sélectionné un échantillon de taille réduite au sein du corpus, que nous avons analysé de façon aussi complète que possible (transcription manuelle du stream et prise en compte du contexte). Ensuite, nous avons employé des méthodes statistiques pour généraliser ces outils à l’ensemble du corpus.

Définir des profils de bruit par des méthodes de traitement automatique9

Détection des pics et échantillonnage

18À travers la formalisation des classes, on voit ainsi émerger différents types de pics d’activité du chat. Certains sont liés au vocabulaire d’un jeu particulier (par exemple, lorsqu’Antoine Daniel joue à Pokémon Diamant Étincelant [ILCA, Nintendo, 2021] et invite ses spectateurs à proposer des surnoms pour ses créatures), d’autres à un événement ludique (lorsque les spectateurs réagissent massivement à une victoire, à une défaite, à un temps mort ou à la diffusion de musique), d’autres verbalisent les rituels liés à la situation de streaming (les salutations de début et fin de live, les messages d’abonnement) et d’autres encore réfèrent à des contextes de jeu particuliers : les performances multijoueurs ou le ZEvent (qui possède ses propres rituels et son propre lexique).

19Étant donné l’inefficacité des outils de transcription automatique appliqués aux streams et l’impossibilité de transformer automatiquement le flux vidéo en données interprétables pour une analyse lexicométrique, nous nous sommes basés sur l’étape de classification pour sélectionner dix extraits de streams, dont nous avons retranscrit intégralement le contenu audio. Chacun de ces extraits est donc représentatif d’une classe particulière. Ils permettent, en outre, de couvrir toute la variété de prestations composant notre corpus : on y retrouve des diffusions de jeux solos, coopératifs ou multijoueurs, des moments situés en début, milieu ou fin de stream, et des performances étalées temporellement sur toute la durée du corpus. Ce sont ces transcriptions et les commentaires du chat afférents qui ont servi de base à la constitution des outils d’analyse.

Trois profils de bruit : écho, vacarme et bruit de fond

20Pour mesurer statistiquement les interactions entre le flux du discours du streamer et celui du texte du chat, nous avons opéré une distinction théorique entre trois profils de bruit : l’écho, le vacarme et le bruit de fond. L’écho, tout d’abord, désigne les segments lors desquels une portion significative de termes sont employés conjointement par le streamer et par son chat.

21Le vacarme, quant à lui, désigne les moments de pics d’activité dans le chat qui se caractérisent par un champ lexical propre, ne reprenant pas les mots du streamer. Ces instants de vacarme peuvent tout à fait être des réactions ou des réponses à ce qui se déroule durant le stream, mais ils se distinguent de l’écho en ce qu’ils n’empruntent pas explicitement les mots d’Antoine Daniel pour formuler cette réaction (par exemple, le fait de souligner une réussite par la mention « GG » entre dans cette catégorie).

22Enfin, le bruit de fond regroupe les termes dont la distribution est uniforme sur tout le corpus, qui forment ainsi le vocabulaire courant, régulier des streams d’Antoine Daniel, indépendamment des pics d’activité du chat ou des actions du streamer. Si nous verrons plus loin que ces trois profils peuvent chacun servir une diversité de fonctions, il importe d’abord de montrer par quels moyens il a été possible de les isoler et de les comparer.

Mesures statistiques

23Notre premier objectif a été d’attribuer à chaque terme du vocabulaire un score identifiant sa probabilité d’avoir été utilisé dans un contexte d’écho, de vacarme ou de bruit de fond ; et ce afin de constituer, dans un second temps, un score agrégé pour chaque commentaire. En procédant de la sorte, nous avons perdu la possibilité de gérer l’homonymie ou la pluralité des contextes – nous y reviendrons avec les approches par classification supervisée –, mais cette démarche nous permettait d’avoir une bonne granularité d’analyse : les commentaires eux-mêmes étaient trop variés dans leurs formes pour pouvoir être les supports d’un semblable comptage. Le score d’un terme est défini à partir d’un calcul de sa fréquence relative dans différentes parts du corpus.

24Prenons l’exemple d’un pic associé à un moment du ZEvent où Antoine Daniel peint son collègue Ponce en direct. On constate que les mots ayant une fréquence élevée simultanément dans le chat et dans les discours des animateurs renvoient tous à une description de ce qui est en train de se passer : « Ponce », « peinture », « artiste », « NFT », etc. La réciproque n’est pas entièrement vraie : les mots fortement présents dans le chat uniquement peuvent être soit des éléments de vacarme répondant au spectacle ([lul], [pogchamp], etc.), soit des éléments de reprise qui font écho à la situation, notamment visuelle, sans reprendre les termes du streamer (« fleurs », « magnifique »). Enfin, il existe tout un vocabulaire commun dont la fréquence dans ces extraits n’est pas significativement différente de ce qu’elle est dans l’ensemble du corpus : « déjà », « oui », « dit », « vrai », etc.

25Pour illustration, le Tableau 2 montre les étiquettes attribuées automatiquement aux commentaires du début de l’émission du 23 octobre 2021, juste après le flot initial de salutations, qui est visiblement induit par un épisode musical dans le stream :

26En dépit de son efficacité, cette détection reste très sensible aux variations orthographiques : la forme verbale « veux », par exemple, est considérée comme un fort indice d’écho parce que le terme est fréquemment employé par Antoine Daniel (elle est significativement présente dans 3 des 10 transcriptions, et à chaque fois reprise par le chat). À l’inverse, la forme alternative « veuuuuux » n’est pas détectée, car cette forme orthographique a un profil statistique très différent.

27Cette méthode de reconnaissance donne rapidement un bon aperçu statistique de la prévalence des différentes catégories de vocabulaire dans le chat et permet de classer les différents pics d’activité en fonction de leur signification. Pour illustration, sur l’émission du 7 octobre 2021, on distingue ainsi : un pic initial de salutations correctement étiqueté comme du vacarme, une montée d’écho qui lui fait directement suite et qui correspond à une discussion entre le chat et le streamer, par la suite, l’émission alterne entre des pics de vacarme et d’écho selon les situations (Figure 2).

28Cependant, si nous souhaitons construire un outil de débruitage du chat, il convient de trouver une méthode qui abaisse significativement les taux d’erreur et d’indécision. Afin d’y parvenir nous avons eu recours à des outils de classification automatique supervisée.

Classification supervisée

30Le Tableau 3 illustre – pour un échantillon pris aléatoirement dans le corpus – la différence entre notre étiquetage manuel, celui proposé par une simple analyse statistique telle que définie dans la section précédente et celui inféré par la classification automatique.

31La constatation qui s’impose est que l’outil de classification supervisé donne un résultat beaucoup plus conforme à l’étiquetage effectué manuellement. Si l’on s’intéresse au fonctionnement plus précis de l’algorithme (Tableau 4), on constate que celui-ci a inféré des règles que nous n’aurions pas imaginées a priori. En particulier, l’utilisation des pronoms personnels semble une caractéristique majeure de l’écho, signe à la fois de l’utilisation d’un langage plus structuré, et de modalités spécifiques comme l’adresse directe au streamer (« Tu devrais essayer à droite »), le partage d’informations (« J’ai pas ce problème avec ma carte graphique ») ou un commentaire sur la situation de jeu (« Fred, il est intenable »).

Fonctions pragmatiques du bruit dans le jeu mis en spectacle

32À l’aide des graphes décomposant le chat entre écho, vacarme et bruit de fond, il devient possible d’observer différents types de répartition du bruit au sein des performances et de sélectionner un échantillon de manifestations cacophoniques à étudier plus en détail – ce à quoi s’attellera la seconde partie (qualitative) de cet article. Un premier résultat de cet examen est qu’il ne permet pas de discerner un schéma de répartition du bruit qui se répéterait en fonction des titres joués, des modes de jeu ou du contexte de la performance. En d’autres termes, il n’existe pas un rythme de participation du chat qui serait commun à toutes les prestations sur un même titre, à tous les streams multijoueurs ou au marathon du ZEvent. Chaque performance possède une rythmique qui lui est propre.

Communiquer par le bruit : amplifier jusqu’à dissoner

34Le streaming, on l’a dit, implique par définition de superposer à la prestation de jeu une situation de communication asymétrique : le streamer s’adresse au public par son discours oral et sa manière de jouer ; le chat commente la performance à l’écrit. Or les pics d’activité du chat – qu’ils relèvent d’écho ou de vacarme – peuvent servir de caisse de résonnance à cette communication et établir ou réactualiser un lien avec le streamer, notamment lorsqu’il ne participe plus lui-même à assurer l’existence d’un véritable dialogue avec son public. Durant les performances, les moments où le streamer prend le temps d’interagir explicitement avec son chat sont finalement assez rares et localisés ; en effet,

les streamers sont plus étroitement soumis au déroulement de l’activité que le public, et cela conduit à des pratiques de communication multimodale différentes. Les nombreux membres du public écrivent des messages rapides et brefs qui n’appellent pas de réponse, tandis que les streamers sont sélectifs et produisent des réponses moins nombreuses, mais plus élaborées, qui s’étendent sur plusieurs énoncés (Recktenwald, 2017, p. 68).

35Le reste du temps, la parole du streamer apparaît comme déliée des messages du chat (lorsqu’il se concentre sur le jeu ou discute avec ses collègues dans le cas des parties multijoueurs). Durant ces moments, le bruit peut être une stratégie mobilisée par le chat pour tenter de réactiver la dimension dialogique du streaming. Si les interventions écrites peuvent alors apparaître comme une forme de signal du point de vue de leurs auteurs, leur abondance et leur rythme en font des interférences par rapport à la performance ludique et au discours que le streamer est en train de dérouler : elles installent une forme de conversation dont le rythme de croisière n’est pas le tour de parole, mais de constantes interruptions et superpositions. Pour autant, leur tendance à suivre la structure discursive imposée par le streamer leur permet de servir une fonction communicationnelle : celle d’amplifier ces discours.

36La diffusion du 8 octobre 2021 (qui mettait en scène une partie multijoueur sur Mario Kart 8 Deluxe entre Antoine Daniel et six autres streamers) offre un exemple parlant de cette capacité amplificatrice du bruit, qui correspond, dans le graphe, au long moment d’écho qui grossit peu à peu jusqu’à aboutir en un pic de vacarme (Figure 3).

37L’augmentation progressive de l’activité du chat à ce moment est due au lancement d’une conversation entre les streamers sur le film Dune (réalisé en 2021 par Denis Villeneuve), conversation qui évolue ensuite vers le thème plus général des films qui les ont marqués.

38Dans la Figure 3, la dominante d’écho et le faible taux de vacarme observables à partir de 59 sur l’axe x (c’est-à-dire 01 h 58 m de vidéo) correspondent au fait que les spectateurs, durant ce segment, s’alignent sur les thèmes abordés par les streamers et mènent une discussion parallèle à la leur : chaque nouveau titre de film cité est repris et commenté dans le chat, les questions que les streamers se posent entre eux y trouvent des réponses, et les informations qu’ils livrent sont complétées ou discutées. Dans l’extrait cité au Tableau 5, par exemple, les spectateurs embraient sur le fait que les streamers s’interrogent sur la filmographie de Denis Villeneuve :

39La structure de la discussion du chat suit donc d’assez près celle de la conversation des streamers, alors même que ceux-ci ne lisent les messages que ponctuellement. Ainsi, même sans interaction directe, le brouhaha produit dans le chat respecte un principe de coopération dans l’échange informationnel, en ce qu’il se caractérise par « une tendance à la pertinence » (Klinkenberg, 2000, p. 63) et une tendance à partager la même « voix » (voice-taking) que les streamers, c’est-à-dire à adopter et à répéter leur point de vue, syntaxe ou style de discours (Ford et al., 2017, p. 863). En d’autres mots : « la parole de la foule peut sembler chaotique, dénuée de sens ou cryptique », mais présente en réalité des « “pratiques de cohérence” qui rendent les discussions massives lisibles, significatives et engageantes pour les participants » (p. 859). Ce principe de coopération par l’écho permet au chat de tenter de s’imposer dans la discussion par le bruit, tout en servant de caisse de résonnance aux discours des streamers.

40Toutefois, la frontière entre participation et interférence est ambiguë, et la communication par amplification peut déboucher dans la production d’un signal concurrent. Ainsi, les tentatives de rétablir le dialogue avec le streamer peuvent passer, plus frontalement, par des interpellations qui incluent le pseudonyme du vidéaste (mais qui restent le plus souvent sans réponse), comme montré dans le Tableau 6 :

41Un pas supplémentaire est franchi par les messages du pic qui visent un mode de participation par l’orientation de la discussion : « LES MYAZAKIIII PARLONS EN », « faut parler d’Evangelion les gars ». À nouveau, la production et la répétition de commentaires permettent au chat d’imposer sa présence par le bruit dans une conversation où il n’est pas nécessairement intégré, au point de risquer d’entraîner la production d’une dissonance, d’une divergence énonciative (Klinkenberg, 2000, p. 63). Durant la conversation décrite ci-dessus, une partie des messages forment ainsi des apartés que les spectateurs ouvrent entre eux, adressés explicitement « au chat », dans lesquels ils font mine de se désintéresser de ce que les streamers sont en train de dire :

42Dans ces moments de divergence, le bruit du chat conserve son ambiguïté : les messages s’autonomisent en produisant une conversation concurrente, mais celle-ci maintient un certain mimétisme par rapport à la discussion des streamers, poursuivant à la fois sa fonction de caisse de résonnance et d’interférence par la multiplication des flux sémiotiques.

43Notons d’ailleurs que, dans l’extrait étudié ici, le pic de vacarme qui suit la montée d’écho correspond à un moment où les streamers diffusent une chanson réalisée en amateur par certains spectateurs en l’honneur de leurs performances communes sur Mario Kart 8 Deluxe. L’activité du chat ne rentre plus dans la catégorie de l’écho, car Antoine Daniel reste globalement silencieux durant l’écoute de la musique. Néanmoins, le bruit continue ici de poursuivre un principe de coopération, en ce que les messages suivent strictement les directives données par le streamer : celui-ci invite son chat à se moquer de la chanson avant sa diffusion (ce qui suscite l’envoi de nombreux commentaires affirmant son côté malaisant, « cringe »), puis enjoint les spectateurs à écrire, pendant la diffusion, qu’elle est exceptionnelle. Cette injonction est suivie par de multiples commentaires positifs redoublant d’exagération dans les compliments : « Meilleure musique ever ! », « EX_CEP-TIO-NEL », « mais les Daft punk avaient pas disband ? ? », ou « LE TUBE DE L’ETE ». Ce segment relève d’une forme de coopération zélée à l’échange informationnel, mais participe aussi d’une autre fonction qui sera détaillée ci-dessous : la modalisation de l’événement.

Fonctions performatives

44En deuxième lieu, les actes de langage répétés dans le chat peuvent posséder une dimension performative (ils accomplissent ce qu’ils énoncent par leur seule existence [Austin, 1991]), qui agit principalement sur la dimension collective du streaming : ces messages participent à faire exister la communauté et à définir la teneur émotionnelle de l’expérience commune. Cette fonction est à l’œuvre de façon différente dans les pics à dominante d’écho et dans ceux à dominante de vacarme.

Faire communauté par l’écho

45Dans la diffusion du 7 novembre 2021, consacrée à une partie collective de GeoGuessr (Anton Wallén, 2013), un pic d’écho en début de live (qui s’étend de 7 à 11, c’est-à-dire de 14 à 22 minutes) permet d’observer un exemple caractéristique de la fonction « faire communauté » que peut exercer le bruit du chat (Figure 4).

46Ce moment d’écho est d’abord nourri par la discussion habituelle que le streamer engage avec son public en début de diffusion et avant de lancer la partie – pour remercier les abonnements, répondre à quelques questions, annoncer le programme de la semaine, etc. Durant cette période, la similarité des commentaires publiés dans le chat invite à lire ces discours comme des actes performatifs d’appartenance, permettant d’affirmer l’existence d’un groupe. Ceux-ci tendent à répéter des messages rituels, comme les salutations (« Bonsoir Antoine, bonsoir la commu », « D A Z O T à tous et toutes », « Bonsoir la ptite comunoté & Antoine »), ou à réactualiser des références collectives : par exemple, « Rire de Centre » renvoie au fait qu’une des alertes sonores signalant les dons offerts à la chaîne prend la forme de la phrase « rire de droite ».

48Le caractère parasite de l’intervention transparaît clairement en ce que la vague de messages interrompt et engloutit tout à fait la discussion qui précédait, puis pousse Antoine Daniel à se lancer dans un nouveau discours introductif (accueillant les nouveaux arrivants, réexpliquant le programme). Cependant, l’interruption est rapidement utilisée par le streamer comme appui pour la performance collective : il signale l’existence d’une émoticône « dazot » et indique ironiquement que, plutôt que de prendre le temps d’écrire le message en entier, les nouveaux spectateurs peuvent faire la démarche de s’abonner à sa chaîne (donc de la soutenir financièrement) afin d’accéder à son usage. L’invitation est humoristique, mais n’en est pas moins suivie d’un effet réel d’activation du lien communautaire : en réponse, les abonnés de la chaîne se mettent effectivement à employer massivement l’émoticône, appuyant l’existence du groupe (Figure 5).

49Ainsi, « la création de contenus graphiques en lien avec des blagues ou des moments de complicité entre le streamer et ses spectateurs participe à la stabilisation d’une histoire entre les participants du stream » (Coavoux & Roques, 2020, p. 118), et le partage d’un système de symboles commun « renforce ce sentiment d’appartenance et d’identification à la communauté », tout en servant d’indicateur visible du statut même de communauté (Mihailova, 2020, p. 3). La nature éphémère des contenus proposés sur Twitch – l’absence d’un espace permanent pour communiquer en dehors des diffusions, la disparition des streams et des textes après un temps limité (Mihailova, 2020, p. 17) – rend d’autant plus essentielle cette fonction sociale du bruit : il permet de rejouer et de réaffirmer l’existence d’un collectif qui, au-delà de ces moments de clameur commune, laisse peu de traces durables.

Modaliser un événement par le vacarme

50Un autre type d’acte performatif est parfois pris en charge par l’écriture massive de messages dans le chat, identifiable sur les graphes par la présence d’importants pics de vacarme. Ces derniers correspondent à l’envoi, par les spectateurs, d’un grand nombre d’émoticônes ou d’interjections qui leur permettent de performer collectivement une émotion (Recktenwald, 2017, p. 79) et, ainsi, de modaliser l’événement en cours. Ces formes d’activité sont comparables « aux chants de supporters, aux applaudissements ou à la “ola” dans les grands stades sportifs » (Ford et al., 2017, p. 860).

51On trouve ces réactions dans tous les types de streams. Par exemple, dans la diffusion du 14 octobre 2021, lors de laquelle Antoine Daniel révise le code de la route en réalisant des questionnaires sur le site Lepermislibre, ses réussites aux différentes questions sont ponctuées par des envois massifs de signes d’appréciation (« jussetCLAP », « ponceGG »), et ses échecs par des émoticônes moqueuses ([adfaceCoupDur], [ponceRIP], [LUL]). Ces interventions dessinent, pour la performance, un rythme de pics réguliers. Dans un autre registre, l’émission du 15 septembre 2021 est marquée par une période d’intensité qui correspond au moment où Antoine Daniel atteint la fin du jeu d’exploration Outer Wilds (Mobius Digital, Annapurna Interactive, 2019), et où ses spectateurs multiplient l’envoi de cœurs pour appuyer le caractère émouvant de la conclusion de son histoire (voir Figure 6).

52Prendre part à ces déferlantes de symboles est un moyen d’expression individuelle, dans le sens où résumer son point de vue en une émoticône permet aux spectateurs de s’énoncer au sein d’un flux rapide de messages, où ils savent avoir peu de chance d’être lus (Olejniczak, 2015, p. 331). Néanmoins, cet acte de discours permet aussi de modaliser collectivement l’événement qui est en train de se dérouler, c’est-à-dire de communiquer le point de vue et le ressenti du groupe vis-à-vis ce dernier (ce qui est, au-delà de Twitch, l’une des fonctions principales attribuées aux émoticônes par Halté [2018b]). En étant répétés par de multiples membres du groupe, ces signes indiquent donc la relation de ladite « communauté » avec ce qui est énoncé par le stream.

53Bien que cacophoniques, ces pics de vacarme participent ainsi à structurer la performance du stream en ponctuant ses temps forts et en les rendant facilement lisibles (comme gênants, drôles, inattendus…), tant pour le reste du groupe que pour le streamer – qui ne manquera d’ailleurs pas d’adapter sa prestation à ces réactions bruyantes. Notons, par ailleurs, que de telles périodes de bruit intenses ne se limitent pas à l’actualisation d’émotions, mais peuvent également servir à la prise en charge d’une partie de l’énonciation par le public. Ce phénomène advient notamment durant la diffusion de musiques sur le live, qui s’accompagne généralement de pics d’émoticônes servant à en battre la mesure ([adfaceCLUB], [PartyParrot], [catJAM]) et participant ainsi à la production d’un spectacle rythmique, d’une forme de « musique visuelle » comme l’illustre la Figure 7.

Fonctions spectaculaires du bruit

54Dans son étude sur le live-streaming, Karhulahti fait émerger trois facteurs qu’il décrit comme « vitaux » pour l’expérience spectaculaire du streaming vidéoludique : « (1) le sentiment d’affecter les streams, (2) le suspense qui découle de l’attente d’un événement inattendu dans les streams, et (3) le partage des développements dramatiques qui se produisent dans les streams » (Karhulahti, 2016, p. 1). L’espoir de voir advenir un événement imprévu, d’avoir « été là », est dominant au point que certains jeux deviennent précisément populaires comme supports de streaming pour leur capacité à produire des situations cocasses. Pour le dire autrement, le spectacle offert par le streaming de jeu vidéo repose en partie sur la contingence propre aux dispositifs de jeu (Malaby, 2007, p. 106), sur l’incertitude ludique (Henriot, 1989, p. 239) qui est alimentée par leur gameplay. Cependant, il arrive que cette incertitude ludique ne soit pas au rendez-vous dans la performance, voire que le jeu fasse obstacle à la production d’un spectacle digne d’intérêt. Dans ces contextes, la capacité du chat à parasiter le signal peut représenter un outil pour introduire des rebondissements, du désordre, et ainsi redynamiser le stream.

55Salen et Zimmerman (2004, p. 197) l’ont effectivement noté : le bruit peut avoir pour fonction de réintroduire du jeu dans une situation trop calme ou trop déterminée. Dans notre corpus, cette fonction est visible grâce aux pics qui accompagnent des moments d’inactivité de la part des streamers, lorsqu’ils attendent ou paramètrent leur jeu. Pour illustration, les pics d’activité bruyante les plus importants de l’émission du 3 septembre 2021 (Figure 8), consacrée à Star Citizen (Cloud Imperium Games, 2013, phase alpha), apparaissent dans des périodes creuses en événements ludiques : quand les streamers perdent du temps à se retrouver dans l’espace de jeu, à déjouer divers bogues ou problèmes d’affichage. Durant ces temps faibles, le chat tend, par opposition, à s’animer et à transformer le moindre détail mineur en événement.

56De la même manière, un pic important dans le stream multijoueur du 8 novembre 2021 marque le moment où les streamers tentent de lancer une partie de UNO en ligne (Ubisoft Chengdu, 2016), mais subissent plusieurs échecs et temps d’attente : le jeu plante à trois reprises sur la chaîne d’une streameuse, les joueurs n’arrivent pas à s’inviter pour rejoindre la partie, etc. Or, si cette période de retard et de frustration pouvait être considérée comme anti-spectaculaire, elle est largement investie par le chat, qui multiplie les messages pour souligner l’absence de contenu intéressant (« pas de panique le fun arrive ! », « des professionel de l animation ^^ »), au point d’en faire un des temps forts de l’émission.

57Le bruit ainsi produit sert, principalement, à troquer le vide pour du chaos : tantôt en suggérant ironiquement aux streamers de passer sur d’autres jeux beaucoup plus demandants qu’UNO (« Sinon go LOL quoi », « ptit fornite sinon », « Petit gta rp vite fait ? »), en faisant mine de raconter des histoires drôles (« que fait un hibou dans une casserole ? », « c’est l’histoire d’un gaulois, il rencontre un viking »), en introduisant des effets de suspense (« Antoine va-t-il casser avant la réparation du setup ? ») ou en nourrissant les moments de confusion dans la discussion. Par exemple, une réponse d’Antoine Daniel à un de ses spectateurs est interprétée par la streameuse Angle Droit comme une plainte lui étant adressée, ce qui donne lieu à un échange embrouillé dont l’assemblée s’amuse. On voit ici que les productions discursives diffèrent de ce qu’on a pu observer précédemment au sujet de la fonction d’amplification : les écrits ne s’alignent pas sur la performance (relativement inexistante) des streamers, mais produisent une forme de brouhaha plus désordonné, mélangeant les sujets et les tons. En l’absence de spectacle ludique, la cohue produite par ces messages hétérogènes peut ainsi produire ou alimenter une forme de contingence. De la même façon que les glitches (autre forme de bruit vidéoludique) peuvent être une source de plaisir ludique, l’introduction d’accrocs dans le cadre du stream peut servir le jeu secondaire. Comme le conclut un spectateur de l’émission du 3 septembre : « heureusement qu’il y a les bugs sinon on s’ennuierait ».

Fonctions ludiques du bruit

58Le streaming est une pratique potentiellement ludique pour ceux qui y participent, mais il est aussi une médiatisation et une mise en représentation de cette activité. Or le bruit causé par le chat affecte d’un même mouvement ces deux aspects de la pratique. Comme ce que nous avons pu observer au sujet de la dimension communicative du streaming, le vacarme causé par les spectateurs peut tendre vers deux directions opposées : court-circuiter le principe de spectacularisation du jeu, ou coopérer avec ce dernier.

Court-circuiter (troll-play)

59Émettre du bruit peut être un moyen, pour les spectateurs, de troubler le déroulement attendu de la performance, d’aller à l’encontre des conventions sociales ou même des règles définies par le streamer sur sa chaîne. Le fait de provoquer des accrocs dans le déroulement du stream peut même représenter un mode participation ludique à part entière, comme c’est le cas avec le troll-play dont Karhulahti (2016) donne diverses illustrations dans le champ anglophone.

60Par exemple, durant un live consacré au jeu d’exploration spatiale No Man’s Sky (Hello Games, 2016) et réalisé en duo avec le streamer AlphaCast le 9 septembre 2021, la détection laisse apparaître un pic d’écho à la fois bref et très important (entre 00 h 50 et 00 h 58), au sein d’un chat par ailleurs assez calme. Celui-ci est dû au soudain envoi massif, par les spectateurs, du texte : « I just claimed Ha! Gesture, Blue Jetpack Trail, RGB Firework pack! Thanks for the Drops @AntoineDaniel ». Le message fait référence au système des « Twitch Drops », qui permet aux spectateurs de gagner des objets dans un jeu en étant présents sur la chaîne d’un streamer qui y joue. Dans ce cas-ci, la réclamation de l’objet par les spectateurs entraîne l’envoi automatique d’un message dans le chat, ce qui engendre une saturation totale de l’espace de discussion. Or les membres du chat jouent et s’amusent de ce surgissement – voire l’alimentent volontairement (Figure 9).

61Ainsi, la cascade de messages automatiques redondants est entrecoupée d’appels au secours parodiques (« aled », « OSKOUR »), d’interjections ou d’émoticônes modalisant positivement l’interruption ([LUL]), de messages soulignant l’impossibilité de communiquer (« ceci est un message perdu dans le flot ») ou encore de traits d’humour feignant d’entamer une discussion au milieu du brouhaha : « sinon sa va vous ? », « Sinon ça va Antoine ? ». On est ici face à la fonction du bruit la plus évidente : celle de faire obstacle. L’envoi répété du message parasite le stream à tous niveaux : il interrompt les actions que les streamers étaient en train d’entreprendre et met le jeu en pause ; il parasite les possibilités d’interactions avec les spectateurs et détourne temporairement ce qui faisait spectacle. En effet, ce n’est plus la performance des streamers qui est l’objet d’attention, mais bien la cacophonie du chat elle-même : le cadre qui dictait les règles de la performance est brutalement changé.

62L’interruption crée d’ailleurs de la dissension au sein de la communauté, perceptible dans certaines demandes d’intervention des modérateurs, dans la présence de moqueries plus directes (« On a la commu que l’on mérite [LUL] », « lol chat cancer ») ou dans les disparités de réactions, entre ceux qui n’ont pas fait exprès d’envoyer le message et ceux qui ont volontairement prolongé la cacophonie. Certains s’amusent effectivement à réclamer la récompense de No Man’s Sky sans même posséder le jeu ou à prolonger le pic en copiant-collant une version parodique du message.

63Si Antoine Daniel commence par s’alarmer en riant de ce moment de « trolling » et par s’excuser auprès de son collègue de ne pas parvenir à se concentrer sur le jeu (« Mon chat est devenu horrible »), il le reprend rapidement à son compte en s’en servant de support de traits d’humour ironiques : « Ah j’adore interagir avec ma commu bien sûr ! C’est… beaucoup de plaisir ». Il souligne, d’ailleurs, que les spectateurs qui regardent les rediffusions de ses streams sur YouTube ne bénéficient pas de cette partie de l’expérience, montrant ainsi que l’interruption de la performance en était en réalité un moment clef, faisant le propre du spectacle interactif que Twitch permet de proposer.

Préserver le spectacle

64Le bruit n’est pas limité à une fonction de court-circuit du spectacle vidéoludique : il peut également en être le cadre protecteur et converger avec les intérêts immédiats du streamer dans sa performance ludique. Les interventions répétées du chat peuvent, par exemple, répondre à une demande d’aide formulée par Antoine Daniel ou servir à lui transmettre des informations utilitaires pour débloquer une situation compliquée ou un problème technique. Ainsi, lorsqu’il s’énerve vocalement que son personnage soit mort loin du campement dans le jeu de survie Don’t Starve Together (Klei Entertainment, 2016) (diffusion du 6 décembre 2021), un pic de vacarme est formé par le fait que ses spectateurs lui indiquent de concert une possibilité de le ressusciter. La clameur du chat peut venir pallier un manque d’information ponctuel qui entravait le déroulement de la performance.

65Toutefois, il faut noter que l’assistance du chat (le « backseat ») n’est pas toujours perçue positivement par les streamers, et est radicalement proscrite dans certaines situations. Dans les jeux solo, narratifs ou compétitifs, le fait de donner une information non sollicitée est considéré comme une atteinte à l’expérience de jeu collective, gâchant à la fois le plaisir du streamer et le spectacle qu’il donne à voir. Dans ce contexte, le bruit peut donc aussi constituer une stratégie d’autorégulation du chat pour préserver la prestation des courts-circuits en les noyant ou en les évacuant. Le jeu Outer Wilds, notamment, repose beaucoup sur des ressorts de mystère et de découverte. Or, lorsqu’Antoine Daniel se retrouve bloqué par une énigme, certains spectateurs ne peuvent résister à l’envie de lui transmettre des indices, voire de lui divulgâcher la solution. Néanmoins, ces intrusions sont systématiquement chassées par une abondance de messages qui ont pour effet de faire défiler rapidement le chat et de les dissimuler aux yeux du streamer. L’expression « rine » est alors communément utilisée comme outil de vacarme : il s’agit d’une variation orthographique du mot « rien » qui répond à l’injonction régulièrement formulée par Antoine Daniel durant ses moments d’hésitation : « ne dites rine ! ». Dans l’émission du 10 septembre 2021, alors qu’il s’interroge tout haut sur la marche à suivre pour progresser, on peut lire :

66L’apparente divergence communicationnelle (le fait qu’une partie du chat refuse de répondre aux questions rhétoriques du streamer) converge en réalité avec les intérêts du groupe, dans le sens où ce qui constitue l’intérêt de l’expérience ludique (la résolution des énigmes) et la possibilité du spectacle (les réactions émerveillées du streamer lorsqu’il fait une découverte) sont préservés. Ici encore, on voit que le bruit s’articule au fonctionnement du streaming, à la fois comme jeu, pratique sociale et représentation.

Conclusion

67En étudiant un large corpus de performances de streaming vidéoludique et d’entrées de chats (issus de la chaîne d’Antoine Daniel), cet article visait à mettre au jour les multiples sources de bruit à l’œuvre dans cette pratique ludique et médiatique, et à interroger leur rôle dans son fonctionnement. La notion de bruit permet d’apporter un éclairage nouveau sur les modalités de la participation intense du chat à la performance, sur l’expérience de jeu particulière offerte par le streaming et sur la manière dont s’organisent concrètement les interactions discursives entre streamers et spectateurs.

68L’articulation des deux démarches (quantitative et qualitative) au cœur de ce travail invite toutefois à un prolongement naturel, à savoir d’utiliser rétroactivement la définition des fonctions pragmatiques décrites ci-dessus afin d’améliorer l’outil de détection. Une telle perspective serait enthousiasmante d’un point de vue théorique, en ce qu’elle permettrait d’affiner les analyses menées ici et de les confronter à d’autres corpus, mais elle pourrait également déboucher sur des applications pratiques. En effet, un outil capable de repérer les différents types de bruit et, à travers eux, de reconstituer le signal de la source pourrait être d’une grande utilité pour les streamers et pour les monteurs qui réalisent leurs vidéos de « meilleurs moments » (best of ; ces condensés de temps forts souvent publiés sur YouTube) : il permettrait aux premiers de naviguer plus aisément dans la masse de texte qui leur est envoyée durant leurs performances, et aux seconds de retrouver et de pré-trier les moments clefs des streams pour faciliter leur travail. Nous espérons explorer ces pistes dans le futur.