- 1 Ont contribué à cet article, par ordre alphabétique : Marc-André Boisvert Bondu, Maude Bonenfant, (...)
1En 2011, Jane McGonigal fait grand bruit avec son livre Reality is Broken: Why Games Make Us Better and How They Can Change the World.1 Le grand public découvrait alors la force productrice et les aspects positifs de l’activité ludique. L’idée de créer un monde meilleur grâce au jeu peut paraître naïve ou idéaliste, mais les théories sur les effets bénéfiques du jeu pour améliorer la condition humaine, entraîner à devenir « de bon·nes citoyen·nes » et faciliter l’apprentissage remontent en fait aux écrits de Platon (Jouët-Pastré, 2000).
2Depuis, cette question du potentiel qu’a le jeu de « nous rendre meilleur et changer le monde » anime de nombreuses recherches en étude du jeu (Flanagan, 2009 ; Burak et Parker, 2017), particulièrement au cours des dernières années alors que le monde est secoué par des crises politiques, sanitaires et écologiques. Le sentiment d’impuissance face à la complexité de ces problèmes est en effet contrebalancé par des caractéristiques du jeu : schématisation de l’information, mise à distance, engagement et motivation sont autant de moyens de mieux comprendre ces problèmes et d’envisager des débuts de solutions. Cette capacité du jeu à développer chez les joueur·ses une compréhension des systèmes complexes (Kaufman et Flanagan, 2016) peut mener à une prise de conscience de notre rapport au monde. En d’autres mots, le fait de jouer à certains jeux peut favoriser une forme de conscientisation.
3Selon Paulo Freire (1971), la conscientisation est un processus d’apprentissage collectif visant à faire émerger chez les individus une réflexion critique à travers une praxis. La praxis est définie comme la mise en action de la théorie par des humains « libres » : intimement liée au politique, elle représente « une action orientée vers un changement de société » (Cieszkowski, 1973). Basée sur la pédagogie des opprimé·es, la philosophie freirienne de l’action aide à mettre en lumière le potentiel conscientisant du jeu et à déterminer les critères qui définissent un jeu à visée de conscientisation. Cet article a ainsi pour but de développer un modèle pour définir de tels jeux à partir de dix critères inspirés de la philosophie de Freire.
4Pour ce faire, dans un premier temps, un retour historique sur les racines philosophiques et politiques de la conscientisation chez Freire permettra de soulever certaines caractéristiques propres à une conscience critique. Par la suite, des études sur les jeux à visée de conscientisation seront présentées afin de colliger des éléments structurants de ce type de jeux. Ce travail permettra de proposer une définition basée sur dix critères qui circonscrivent les jeux à visée de conscientisation. Puis, ce modèle sera appliqué à trois exemples de jeux afin de mettre à l’épreuve son opérationnalité. Finalement, la dernière partie de l’article démontrera la cohérence de l’articulation entre la philosophie freirienne et les jeux à visée de conscientisation, particulièrement dans un contexte de cocréation de jeux tel qu’un game jam.
5Le mot « conscientisation » apparaît pour la première fois sous la plume de Freire, un pédagogue brésilien reconnu pour son implication pour l’alphabétisation de la population du Brésil. Au fil de ses écrits, particulièrement dans les années 1960-1970, il développe une vision de l’éducation qui engage les apprenant·es dans un processus de conscientisation inséparable de l’acquisition de connaissances où le but premier est d’apprendre à pratiquer le sens critique en développant des outils intellectuels.
6Or, pour comprendre comment Freire et son équipe ont pu mettre en place ce programme inédit d’alphabétisation, qui a permis au peuple brésilien une prise de conscience de sa position d’opprimé au sein d’une société profondément inégalitaire, il faut tenir compte du climat de tensions politiques à cette époque. En effet, dans le contexte du Brésil des années 1960, « l’éveil politique des classes populaires » (Freire, 1971, p. 7) est vu comme une opportunité, mais également comme une possible menace par une partie de l’élite qui craint la perte de ses privilèges. Ainsi, comme le souligne Francisco C. Weffort dans la préface du livre L’éducation : pratique de la liberté (Freire, 1971), la conscientisation ne naît pas uniquement de l’activité de Freire ; tout un contexte social entraîne cette volonté d’émancipation de la part du peuple brésilien et l’émergence de cette remise en question des individus face aux injustices politiques. La naissance du concept de conscientisation représente ainsi une réponse à un contexte politique oppressant auquel doit faire face le peuple.
7Par ailleurs, la dimension politique du travail de Freire est inséparable de ses sources philosophiques, en particulier l'œuvre de Hegel. Freire emprunte à ce dernier la notion de contradiction au sein d’une dialectique oppresseurs/opprimé·es et, surtout, de son dépassement : la relation d’oppression doit disparaître plutôt que d’être inversée en faisant des opprimé·es d’aujourd’hui les oppresseurs de demain. La conscientisation est précisément un dépassement de cette dialectique et l’atteinte d’une société post-oppression. Ainsi, l’« éducation orientée vers la décision, et vers la pratique de la responsabilité sociale et politique » (Freire, 1971, p. 92) rend possible la fin de la dialectique oppresseurs/opprimé·es. L’idée est d’offrir aux individus « des instruments de résistance » (p. 93) en ouvrant le dialogue entre tous et toutes.
8Ainsi, l’éducation vise à faire prendre conscience à l’individu opprimé qu’il détient les pouvoirs démocratiques pour transformer la situation. Il existe en ce sens quatre étapes successives de la conscience : la conscience primaire, post-primaire, pré-critique et critique. Dans un premier temps, l’individu se trouve dans une conscience primaire où il perçoit les circonstances de sa vie comme étant immuables. Le point déclencheur du cycle de conscientisation survient lorsque l’individu fait face à une injustice qui l’amène à remettre en question la société dans laquelle il vit. Il se radicalise et entre dans la phase post-primaire où il est conscient des injustices, mais n’a pas encore les moyens d’y remédier. Un travail éducatif permet le passage à la phase pré-critique (Freire, 1971, p. 63) où il identifie clairement les oppresseurs. Cependant, l’individu peut se limiter à considérer seulement la problématique d’une « manière effective, et où il aboutit au fanatisme » (ibid., p. 63). L’opprimé·e risque alors de devenir l’oppresseur en ne faisant qu’améliorer sa propre situation sans favoriser la libération de tous et toutes. Si l’individu continue à utiliser son sens critique afin de voir plus loin que la présente oppression et pour analyser les systèmes qui perpétuent cette oppression, il entrera dans la phase critique où il met constamment en pratique son sens critique afin de diriger ses actions. Il y a conscientisation critique telle que théorisée par Paulo Freire lorsque l’opposition oppresseurs/opprimé·es est dépassée. Ce travail constant peut être appuyé par des moyens et des techniques, tels que la pédagogie freirienne de l’alphabétisation. Or, l’idée défendue dans cet article est que le jeu présente le même potentiel conscientisant.
9Si Freire n’a pas explicitement promu le jeu comme technique de conscientisation, les principes qu’il énonce en lien avec sa technique d’alphabétisation partagent plusieurs parentés avec le jeu. Ainsi, dès 1972, William A. Smith établit des liens entre les principes de la pédagogie des opprimé·es de Freire et les jeux de simulation. Smith soutient en effet que le jeu est un potentiel outil ou vecteur de conscientisation pour les citoyen·nes. En se basant sur une étude du jeu Hacienda, où le lancer du dé simule le « hasard de la vie » afin de déterminer qui sera le propriétaire terrien et qui sera le paysan laboureur, Smith (1972) met en lumière six buts possibles que peuvent avoir des jeux à visée de conscientisation ou à visée éducative :
- Le transfert d’informations
- L’analyse et la synthèse d’informations
- L’évaluation de ses propres actions par l’apprenant·e
- L’évaluation des autres actions du jeu par l’apprenant·e
- Le développement de compétences interpersonnelles
- La compréhension de la causalité des événements et leur relation temporelle
10Dans l’espace de jeu, Smith décrit l’individu joueur comme étant maître de sa destinée, capable de faire des choix et, par conséquent, d’avoir une incidence sur les résultats. Qui plus est, chaque joueur·se peut faire profiter le groupe de son propre bagage de connaissances et d’expériences. Dans cette optique, le jeu offre la possibilité de prendre position et d’expérimenter la prise de parole sur un enjeu de façon plus sécuritaire que dans la société. Smith fait aussi valoir que les individus doivent percevoir la possibilité de changement comme un défi et non comme une impossibilité. Relever des défis et résoudre des problèmes sont tout aussi fondamentaux au jeu et au processus : pour Smith, les deux doivent se dérouler par la coopération et le partage.
11Dans son étude, Lawrence R. Alschuler (1985) précise de quelles façons les jeux de simulation peuvent servir comme outil de conscientisation. Les joueur·ses qui réussissent dans le jeu sont souvent ceux et celles qui ont le mieux compris les règles, tout comme les individus qui passent d’une conscience primaire à une conscience critique sont ceux qui sont en mesure de décoder les règles du système et ses injustices. Alschuler émet en outre l’hypothèse que la délimitation du jeu dans le temps et l’espace facilite la prise de conscience. L’auteur propose lui aussi une analyse du jeu Hacienda comme exemple et explique qu’il enseigne aux paysan·nes à coopérer pour renverser le système injuste qui les maintient dans la pauvreté pendant que « l’avocat et le prêtre » s’enrichissent.
12Aujourd’hui, de tels jeux à visée de conscientisation sont souvent appelés « jeux pour le changement social » [games for social change] ou « jeux à impact social » [social impact games]. Ce sont des « jeux sérieux qui visent à sensibiliser à des problèmes sociaux, changer les comportements sociaux et, de manière générale, engendrer un impact social positif » (Kayali et al., 2015, p. 2). Ils se caractérisent par : (1) leur aspect collaboratif (Kayali et al., 2015), quoique cet aspect soit encore sous-exploité d’après Jennifer R. Whitson et Claire Dormann (2011) ; (2) des apprentissages concernant des problèmes sociaux (Ruggiero, 2013) ; et (3) des mécaniques renforçant la capacité du jeu à persuader et changer les comportements des joueur·ses (Klimmt, 2009). La littérature sur les jeux à visée de changement social fait état de plusieurs catégories de jeux qu’il est important de distinguer.
13Les jeux à visée de sensibilisation [games to raise awareness] ont pour but d’informer d’un problème au sein des populations concernées. Les jeux abordant la problématique du harcèlement scolaire, par exemple, cherchent à donner plus de visibilité à ce problème social auprès des élèves (Calvo-Morata et al., 2018). Ils font appel aux émotions des joueur·ses en suscitant chez eux et elles de l’empathie (Papoutsi et Drigas, 2016) et de l’engagement ludique, mais en réduisant, parfois, la complexité des enjeux abordés (Rebolledo-Mendez et al., 2009). Les jeux civiques ont, quant à eux, pour objectif d’améliorer l’engagement civique des joueur·ses (Hirsch, 2010). Ce qui les distingue des autres jeux à visée de changement social est qu’ils constituent le point de départ pour un dialogue et pour un « engagement citoyen » (Bailleul et Gagnebien, 2021) qui doit continuer à l’extérieur du jeu (Raphael et al., 2010). De plus, leur objectif n’est pas de persuader, mais de favoriser un processus d’engagement citoyen ; ce qui explique le recours fréquent à des mécaniques qui stimulent les interactions entre joueur·ses ainsi que leur présentation des questions sociales selon différents points de vue (Hirsch, 2010).
14Finalement, les « jeux critiques » (Santos et al., 2019) et les « jeux vidéo des opprimé·es » (Frasca, 2001b) se distinguent des jeux civiques parce qu’au lieu de stimuler la participation citoyenne au sein du système social actuel, ils dénoncent ce système et ont pour objectif de provoquer une prise de conscience critique chez les joueur·ses. Il existe néanmoins peu d’exemples concrets de ce type de jeu et ceux présentés par Gonzalo Frasca (2001a ; 2001b) restent de l’ordre de l’expérience de pensée.
15À la lumière de ce bref exposé des fondements de la théorie freirienne de la conscientisation, ainsi que de cette revue de littérature synthétique des études sur le potentiel conscientisant des jeux, quatre termes, parfois confondus, se démarquent : sensibilisation, encapacitation, conscientisation et persuasion. Ces concepts doivent être considérés comme étant interreliés bien que distincts : un processus de conscientisation passe nécessairement par une étape de sensibilisation et d’encapacitation des participant·es, mais un processus de sensibilisation ou d’encapacitation n’aura pas nécessairement d’effet conscientisant.
- 2 Ce jeu, conçu par Gonzalo Frasca, reprend les codes des jeux de tirs en invitant à viser des terro (...)
16D’abord, la sensibilisation vise à rendre un individu sensible à une situation, une réalité dont il n’avait pas conscience préalablement. Les jeux à visée de sensibilisation s’adressent le plus souvent à « l’oppresseur » et l’informent d’une situation d’injustice à laquelle il prend part, consciemment ou non. Ils visent à sensibiliser les groupes dominants afin de les amener à mieux comprendre la réalité des opprimé·es ou à limiter les comportements oppressants, agressifs ou destructeurs. Or, ces jeux ne visent pas directement des changements sociaux systémiques, car ils ne proposent pas nécessairement d’outils applicables à l’extérieur du contexte ludique. Leur but est d’abord d’informer les joueur·ses, ce qui représente tout de même la première étape nécessaire à tout changement social éventuel pour les oppresseurs comme pour les opprimé·es. Par exemple, le jeu September 12th2 (Newsgaming, 2003) informe des retombées possibles d’une intervention militaire états-unienne à l’étranger, suivant les attentats du 11 septembre 2001 : le jeu rend les joueur·ses sensibles au fait qu’une violence indiscriminée contre les populations civiles risque d’engendrer plus de haine et de radicalisation.
17Ensuite, l’encapacitation représente l’acquisition d’un moyen ciblé pour affecter positivement sa vie quotidienne ou son contexte social. En plus d’être potentiellement sensibilisée à un enjeu, la personne joueuse acquiert des outils concrets à mettre en place dans sa vie grâce au jeu. Une majorité de jeux portant sur les relations sociales ont cette visée. Par exemple, The Quest for the Golden Rule (Practi-Quest Corporation, 2010) apprend aux jeunes du primaire comment agir face à une situation d’intimidation. Les solutions à employer dans les scénarios peuvent aisément être transposées à leur école et leur permettre de répondre aux tentatives d’intimidation.
18La grande différence entre les jeux à visée d’encapacitation et les jeux à visée de conscientisation relève du plan d’application des changements : les jeux axés sur l’encapacitation s’adressent aux individus séparément alors que les jeux à visée de conscientisation cherchent à engendrer des transformations sociales systémiques en s’adressant à un groupe concerné. De nombreux jeux sur la santé mentale, notamment, offrent à la fois une façon de se reconnaître au sein d’un trouble et de développer des méthodes pour l’atténuer, mais sans nécessairement aborder les aspects systémiques des troubles mentaux. Un jeu comme Adventures with Anxiety (Nicky Case, 2019) serait donc classifié comme un jeu à visée d’encapacitation selon cette définition : il offre un espace où questionner son rapport à son anxiété et les mécanismes internes qui la régissent, sans chercher à engendrer de changement systémique sur les facteurs sociaux qui font émerger l’anxiété chez les jeunes adultes – ce qui serait le propre d’une démarche de conscientisation.
19En effet, les jeux à visée de conscientisation s’adressent directement aux opprimé·es, c’est-à-dire à une communauté concernée par une situation d’oppression, afin de les accompagner vers un changement social systémique. Ces jeux outillent les joueur·ses pour que, à l’issue de l’expérience ludique, des moyens leur soient offerts pour se rassembler en communauté et améliorer collectivement leurs conditions de vie. Ce type de jeu s’inscrit dans la philosophie freirienne de donner du pouvoir aux individus sur le plan collectif : la communauté doit être en mesure de faire évoluer la société vers plus de justice, d’équité, de bien-être, etc.
20Outre ces distinctions avec les jeux à visée de sensibilisation ou d’encapacitation, il est également primordial de distinguer les jeux à visée de conscientisation de ce que Bogost (2007) appelle les « jeux persuasifs ». Ces derniers cherchent à induire un changement de mentalité ou de comportement chez les joueur·ses par le biais de leur rhétorique procédurale, c’est-à-dire d’un argumentaire véhiculé par l’entremise de leurs règles, codes et procédures (p. ix). Bien que certains jeux persuasifs remettent en question l’ordre établi, défient les conventions sociales ou s’opposent aux visions du monde véhiculées par les gouvernements ou les grandes entreprises (p. 57), ils contraignent nécessairement les actions des joueur·ses pour que leur message soit assimilé. Ainsi, un·e joueur·se de McDonald’s Video Game (Mollendustria, 2006) n’a aucun autre choix que de commettre des actes de déforestation et de cruauté animale pour parvenir au terme du scénario et comprendre le message social véhiculé. Or, comme l’explique Miguel Sicart (2011) dans son texte « Against Procedurality », les jeux peuvent seulement mener à une réflexion critique s’ils offrent aux joueur·ses une certaine marge de liberté et permettent un éventail varié d’actions, en les plongeant, par exemple, dans des dilemmes moraux où un raisonnement éthique est nécessaire avant de faire un choix. Sans entrer dans le débat sur la nécessité d’une réflexion critique pour qu’il y ait un effet sur les croyances et les comportements des joueur·ses, nous nous contenterons ici de préciser qu’à la différence des jeux persuasifs, les jeux à visée de conscientisation ont plusieurs résultats ou issues possibles, tout dépendant des discussions et des choix effectués par les joueur·ses de manière concertée. Ces dernier·ères peuvent alors prendre la pleine mesure des effets de leurs actes et évaluer leur rapport éthique au jeu plutôt que de simplement assimiler les principes moraux prédéfinis par les concepteur·rices.
21Ainsi, malgré leurs effets bénéfiques indéniables et le rôle qu’ils peuvent jouer dans une éventuelle prise de conscience critique, les jeux à visée de sensibilisation, d’encapacitation et de persuasion ne relèveraient pas de la conscientisation. Selon nous, le jeu à visée de conscientisation est un jeu qui, grâce à ses éléments ludiques, narratifs et esthétiques, a explicitement pour objectif de stimuler une conscience critique chez des individus en situation d’oppression et à les outiller dans le but de faciliter la mise en œuvre de processus communautaires ayant pour objectif un changement social systémique. Cette définition se précise à l’aide des dix critères suivants :
22(1) Accompagnement : le jeu doit tenir le rôle d’agent facilitateur (et non d’agent de persuasion) lors de l’expérience ludique en n’imposant pas un point de vue ni de solution, mais en assurant la modération des échanges entre les joueur·ses. L’idée de rapports sociaux horizontaux est centrale à la perspective de Freire afin que les individus concernés développent eux-mêmes les moyens d’améliorer leurs conditions de vie sans qu’une « réponse » ne leur soit imposée par une autorité extérieure.
23(2) Politisation : le jeu doit viser à créer un changement systémique pour plus de justice sociale et environnementale, d’équité, de bien-être, etc. Le contexte sociopolitique au sein duquel Freire a développé ses idées sur la pédagogie des opprimé·es témoigne de cet entrelacement entre la conscientisation du peuple et son implication politique pour améliorer les conditions du vivre ensemble.
24(3) Adresse : le jeu doit s’adresser à une population vivant une oppression systémique, même si elle n’en est pas initialement consciente. L’oppresseur peut, au final, être sensibilisé à un enjeu et lui-même changer la situation, mais le but premier de la conscientisation est de s’adresser à celles et ceux qui vivent l’oppression pour devenir les initiateur·rices du changement.
25(4) Sensibilisation : le jeu doit aider à nommer les problèmes sociaux vécus par les joueur·ses : être sensibilisé·e est la première étape nécessaire à tout changement social éventuel (ce critère est primordial, mais non suffisant pour mener à une conscientisation). Pour Freire, l’éducation est la clé essentielle pour un dépassement de la dialectique oppresseurs/opprimé·es et ce transfert des connaissances fait partie du travail intellectuel nécessaire pour développer un jugement critique.
26(5) Causalité : le jeu doit permettre de comprendre les causes et conséquences du système oppressant et de différencier ce qui est immuable de ce qui est modifiable. La conscientisation freirienne implique de mettre en lumière le pouvoir du peuple en reconnaissant ses limites afin de ne pas reproduire le système oppressif en renversant simplement la dialectique oppresseurs/opprimé·es au lieu de la dépasser.
27(6) Perspective : le jeu doit offrir une vue de l’enjeu d’oppression qui soit différente de celle accessible quotidiennement aux joueur·ses. Par la conscience critique, les opprimé·es peuvent se mettre à distance de leur propre situation et mieux en comprendre les conditions ainsi que celles des autres opprimé·es.
28(7) Coopération : le jeu doit représenter un espace de discussion et de délibération pour affiner les capacités de chacun·e à travailler en groupe. La communication est, chez Freire, centrale aux possibilités de changement social afin de mettre en commun les expériences et expertises au sein d’échanges démocratiques : sans collaboration, aucun changement social n’est possible.
29(8) Encapacitation : le jeu doit induire la volonté de changement chez les joueur·ses en leur faisant comprendre qu’ils et elles peuvent modifier leur situation et changer le cours de l’histoire : réaliser ce pouvoir de changement sur le plan individuel est une étape nécessaire au passage vers le plan collectif (ce critère est primordial, mais non suffisant pour mener à une conscientisation). En prenant conscience de leur capacité d’agir, les opprimé·es envisagent des solutions qui conviennent à leur situation particulière (solutions qui seront ensuite applicables à la communauté).
30(9) Communauté : le jeu doit générer un sentiment de communauté, car un changement systémique ne peut s’opérer sur le seul plan individuel : l’encapacitaion individuelle doit devenir un mouvement de groupe. La conscientisation se pratique dans le cadre de communautés où la communication et le sentiment d’appartenance représentent les bases de la praxis pour un meilleur vivre ensemble.
31(10) Outillage : le jeu doit donner aux joueur·ses les moyens de créer leurs propres solutions afin de participer aux changements systémiques dans leur quotidien. Toutefois, des techniques et exercices peuvent aider les opprimé·es à atteindre la conscience critique, car si la praxis freirienne engage une exigeante mise en pratique des acquis théoriques, le jeu peut offrir une aide en accompagnant les opprimé·es dans leur cheminement.
32Afin de mettre ces dix critères en application, une recherche de jeux qui pourraient présenter une visée de conscientisation a été effectuée. Toutefois, un constat s’est rapidement imposé : rares sont les jeux qui répondent simultanément aux dix critères présentés dans la section précédente. Par exemple, plusieurs jeux visant le changement politique transmettent un message sans générer une communauté autour de l’expérience, ce qui permettrait aux joueur·ses de s’exprimer face aux enjeux et de trouver collectivement des solutions. Tel est le cas de Harmony Square (DROG et Université de Cambridge, 2019) qui met l’individu joueur au défi d’agir en tant que troll dans un espace fictif. Il apprend alors comment attiser la colère dans une communauté dans l’espoir qu’il devienne plus apte à détecter ces comportements sur les médias socionumériques. Or, le jeu a une trame narrative dont l’individu joueur ne peut déroger et celui-ci ne peut interagir avec d’autres joueur·ses, ni partager son expérience personnelle ou créer ses propres solutions. Il serait plutôt classé comme jeu à visée de sensibilisation.
33Inversement, les jeux qui donnent aux joueur·ses la capacité de s’exprimer, de communiquer et de cocréer du contenu sont souvent des jeux qualifiés de « sains » ou « salutaires » [wholesome games], soit des simulateurs de vie qui sont relaxants et apaisants : s’ils font du « bien », ils n’impliquent pas de messages politiques visant l’action concrète. Ainsi, ces jeux permettent à une communauté d’émerger, mais l'absence de message politique ne rend pas possible la prise de conscience d’une oppression et, par conséquent, le jeu ne fournit pas d’outils de changement social. Parmi ces jeux, Kind Words (Popcannibal, 2019) offre un environnement calme et méditatif où les joueur·ses peuvent correspondre anonymement en envoyant des questions et en répondant à celles envoyées par les autres. Si le jeu peut servir d’outil pour certain·es joueur·ses qui partagent leur vécu dans les questions et reçoivent de vrais conseils venant de membres de cette communauté anonyme, il n’a pas de visée politique et ne s’adresse pas à un groupe opprimé : il serait plutôt classé comme jeu à visée d’encapacitation.
34Sur cette base, un deuxième constat s’est présenté : le troisième critère, soit l’adresse aux opprimé·es, est l’un des critères les moins communs. La majorité des jeux repérés s’adressent davantage aux oppresseurs afin de les sensibiliser ou bien à l’individu seul afin de l’encapaciter sur le plan personnel (comme avec les jeux expressifs, autobiographiques ou traitant d’enjeux de santé mentale, de situations de handicaps, etc.). À titre d’exemple, How to Blorrble Blobble (Jennifer Ann’s Group, 2016), un jeu sur le consentement dans les relations sexuelles, vise à sensibiliser les jeunes adolescent·es (le plus souvent les garçons) à l’importance d’obtenir le consentement de leur partenaire. Le jeu ne donne pas aux opprimé·es et aux personnes vulnérables des moyens de se défendre ; il vise davantage à donner aux « oppresseurs » l’opportunité de réfléchir à la nature de leurs actions – ce qui renvoie aux jeux à visée de sensibilisation.
35Un dernier constat concerne plus particulièrement les jeux écologiques mettant en avant les enjeux environnementaux qui détiennent un statut particulier. En effet, l’aspect planétaire de la crise climatique et environnementale fait de chaque individu un·e opprimé·e face aux désastres environnementaux ainsi qu’un oppresseur qui perpétue le paradigme capitaliste de pollution et de surexploitation des ressources naturelles. Alors que certaines communautés vivront les changements beaucoup plus sévèrement que d’autres, le critère 3 (Adresse) est plus difficile à appliquer lorsqu’il est question de conscientisation face aux changements climatiques du fait de l’universalité du danger.
36Malgré les précédents constats, plusieurs jeux répondent aux dix critères de conscientisation. Même si, dans leur présentation initiale, certains de ces jeux ne se conforment pas entièrement aux critères, certains paramètres peuvent être légèrement modifiés pour y remédier. Par exemple, un jeu qui ne s’adresse initialement pas à un groupe opprimé peut être proposé au sein d’une telle communauté afin d’encourager la conscientisation. De la même façon, le groupe qui joue à un jeu de société peut à tout moment en modifier les règles ou le contexte afin d’introduire leur vécu ou leurs solutions proposées afin d’entraîner un changement social. Pour cette raison, les jeux classés comme étant à visée de conscientisation doivent être conçus comme ayant un « potentiel de conscientisation » qui est plus ou moins actualisé selon leur application des dix critères. Afin de mieux illustrer ces critères, trois brèves analyses de jeux sont présentées.
37Le premier jeu que nous avons répertorié est le jeu de société Les choix de Raphaëlle, développé en 2021 par le studio québécois de jeux de société Locomuse à la demande de la maison d’aide et d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale et leurs enfants, l’Auberge de l’amitié Roberval. Ce jeu de société coopératif, pouvant être joué par un nombre indéfini de joueur·ses, a pour objectif de prévenir la violence chez les jeunes issus des Premières Nations en les informant et les outillant de manière qu’ils puissent faire des choix éclairés lorsqu’ils se retrouvent dans des situations où la violence est présente. Les joueur·ses sont encouragé·es à se mettre dans la peau du même personnage, soit Raphaëlle, une jeune fille qui fait face à des dilemmes dans le cadre de situations violentes impliquant ses parents, ses ami·es ou d’autres personnes de son entourage, que ce soit à la maison, au dépanneur, à l’école, dans un bâtiment abandonné ou au parc. Les joueur·ses ont à résoudre ensemble les dilemmes énoncés au recto des cartes « Situation » en prenant une décision commune, puis regardent le verso des cartes pour constater les conséquences de leurs décisions selon les comportements suivants : coopérer, céder, demander de l’aide, confronter et éviter. D’une situation à l’autre, les joueur·ses doivent essayer de prendre des décisions qui impliquent des comportements différents, car adopter un comportement trop fréquemment ou trop rarement risque de leur faire perdre l’une de leurs trois précieuses « vies ». La partie est gagnée lorsque les joueur·ses parviennent à collecter les cartes « Saviez-vous que… » associées à chacun des lieux sur le plateau et qui fournissent, de surcroît, des informations factuelles aidant à mieux comprendre le phénomène de la violence.
38Les choix de Raphaëlle correspond à tous les critères de conscientisation que nous avons répertoriés, bien que, pour certains, seul un aspect soit présent. D’abord, en ce qui concerne le critère de l’accompagnement (1), Les choix de Raphaëlle n’impose pas une vision de ce qu’est un comportement adéquat et ne suggère pas qu’il existe une bonne et une mauvaise façon de réagir à chaque situation de violence. Ainsi, le jeu tient un rôle d’agent facilitateur plus que d’agent de persuasion. Puisqu’au verso des cartes « Situation » est affiché l’effet de la décision prise par le groupe sur trois types de comportements, le jeu aide en outre les joueur·ses à mettre des mots sur les comportements adoptés et, par le fait même, à avoir des conversations plus constructives. Il tient donc le rôle d’accompagnateur qui modère, en quelque sorte, les échanges entre les joueur·ses.
- 3 Statistiques Canada, Profil des adultes canadiens ayant subi des mauvais traitements durant l’enfa (...)
39En revanche, le jeu ne se conforme qu’à un aspect du critère de la politisation (2), même s’il peut éventuellement aider à réduire la reproduction des gestes violents. Bien qu’il ne mette pas en évidence les problèmes systémiques à l’origine de la violence (pauvreté, inégalités sociales, discrimination systémique, etc.), inciter des jeunes de milieux défavorisés à réfléchir aux conséquences de la violence et aux comportements à adopter face à celle-ci peut contribuer à briser le cycle de la violence, sachant que les individus victimes de violence en bas âge sont deux fois plus susceptibles de subir de la violence à l’âge adulte3.
40Le jeu respecte sans aucun doute le critère de l’adresse (3). Puisqu’il a été conçu pour les jeunes du primaire et du secondaire issus de communautés autochtones au sein desquelles le taux de violence est élevé – en raison des problèmes sociaux liés à la marginalisation de ces communautés – le jeu s’adresse clairement à une population vivant une oppression systémique, même si les jeunes joueur·ses ne sont pas nécessairement conscient·es de cette oppression avant de jouer au jeu.
41En outre, Les choix de Raphaëlle implique clairement une part de sensibilisation (4). Alors que les cartes « Situation » aident les joueur·ses à identifier des situations violentes, les cartes « Saviez-vous que… » fournissent des informations factuelles utiles pour apprendre à nommer ces situations (racisme, intimidation, etc.) et les émotions qui en découlent (sentiment de rejet, perte d’estime de soi, etc.). Ces aspects du jeu peuvent d’ailleurs aussi sensibiliser des individus qui sont les auteurs de gestes violents à la gravité de leurs actes.
42Seulement certains aspects du critère de la causalité (5) sont remplis dans le jeu. Bien qu’il ne permette pas de comprendre les causes fondamentales de la violence, il mène à en mesurer les conséquences en mettant des mots sur les émotions ressenties lors de certaines situations (colère, solitude, rejet, etc.). Il donne aussi l’opportunité de différencier ce qui est immuable (la présence de la violence) de ce qui est modifiable (notre réaction face à celle-ci).
43Quant au critère de la perspective (6), le jeu s’y conforme en familiarisant avec des situations de violence courantes pas nécessairement expérimentées ni même perçues sous cet angle. Le jeu offre un point de vue sur la violence qui peut être différent de celui quotidiennement accessible aux joueur·ses, ne serait-ce que parce qu’il est vécu par une protagoniste extérieure qui favorise une distanciation.
44Il en va de même pour le critère de la coopération (7) : puisque les joueur·ses doivent résoudre ensemble les dilemmes auxquels fait face Raphaëlle après avoir pris le temps de discuter et de voter, le jeu vise à favoriser la création d’un espace de discussion et de délibération, voire d’échange sur son propre vécu.
45En ce qui concerne le critère de l’encapacitation (8), le jeu ne va pas jusqu’à laisser croire aux joueur·ses qu’il·elles peuvent modifier leur situation en s’extirpant d’un contexte violent ou encore changer le cours de l’histoire en mettant fin à la violence. Le jeu aide toutefois à comprendre que, même si une situation n’est pas toujours contrôlable, une personne a un pouvoir quant à sa réaction face à celle-ci. À cet égard, il peut induire, chez les joueur·ses, une volonté de changer leur manière de réagir face à la violence.
46Un seul aspect du critère de la communauté (9) est respecté. Puisque le jeu se joue en groupe, plutôt qu’en solo, et en mode coopératif plutôt qu’en mode compétitif, il cherche à générer un sentiment de communauté basé sur le fait que tout·es les joueur·ses se retrouvent ensemble face aux problèmes de violence. Les joueur·ses sont toutefois encouragé·es à revoir leur réaction individuelle face à la violence, plutôt qu’à poser des actions collectives qui seraient susceptibles d’engendrer des changements systémiques. Néanmoins, le fait que le jeu ait été conçu pour une communauté très ciblée laisse penser que des changements pourront avoir cours au sein de cette collectivité, grâce à l’encapacitation individuelle des jeunes.
47Enfin, le jeu se conforme indéniablement au critère de l’outillage (10). Puisqu’il permet de mieux comprendre les conséquences de la violence et les différents comportements qu’il est possible d’adopter face à celle-ci, en plus de familiariser les joueur·ses avec des mots qui aident à décrire une situation violente et les émotions qui y sont rattachées, les joueur·ses terminent leur partie mieux outillé·es pour prendre leurs propres décisions et pour se confier lorsqu’il·elles font face à des situations violentes dans leur quotidien.
48Parmi les autres jeux de conscientisation que nous avons répertoriés figurent les jeux de cartes féministes Les Mille pas, créé par Coralie Franiatte, Marianne Nicolas et Isa Terrier en 2020, et Moi c’est madame, créé par Axelle Gay et Elsa Miské, également sorti en 2020. Inspiré du jeu Mille bornes et s’appuyant sur les témoignages de 700 femmes interrogées en 2020 sur les obstacles qu’elles ont rencontrés au cours de leur carrière professionnelle et les solutions qu’elles ont déployées pour y faire face, Les Mille pas contient des cartes « Pas », qui permettent de faire avancer sa carrière, des cartes « Feux rouges », pouvant être jouées pour freiner la carrière des autres joueur·ses, et des cartes « Feux verts », permettant de contrer les « Feux rouges » d’une même sous-catégorie de problèmes (discrimination, inégalité salariale, rôle modèle, boys club, maternité, annonce de grossesse, garde d’enfants, stéréotype physique, harcèlement, agression sexuelle, etc.). Les solutions se trouvant sur les cartes « Feux verts » peuvent prendre la forme d’idées nouvelles, d’idées à généraliser, de systèmes à améliorer ou encore d’un rappel de la loi. Le jeu comprend aussi quelques cartes « Super feux rouges », qui représentent des problèmes systémiques (intersectionnalité, patriarcat, sexisme ordinaire, etc.) et qui ralentissent encore plus sa carrière (enlever une carte « Pas », ne pas jouer pendant deux tours, etc.), ainsi que des cartes « Super feux verts » (idée à inventer, chance, cryogénie, etc.) qui permettent de contrer les feux rouges de la même catégorie de problèmes (argent, équilibre vie pro/perso, estime de soi, maternité/garde d’enfants, pouvoir, recrutement/évolution de carrière, sexisme et stéréotype) et confèrent des avantages considérables (défausser son jeu et piocher de nouvelles cartes, proposer sa propre solution, etc.). La partie se termine lorsqu’un·e joueur·se atteint 1 000 pas.
49Le jeu de cartes Moi c’est madame est, quant à lui, inspiré des témoignages qui proposaient des ripostes face au sexisme dans le podcast YESSS (Bourdet, Miské et Quioc). Il comporte des cartes « Attaque » rouges qui renferment des attaques sexistes ciblées ou collectives, des cartes « Riposte » qui fournissent des répliques, des cartes « Sororité », qui permettent de demander de l’aide à un·e autre joueur·se, et des jetons « Éclair » attribués lors d’improvisation de répliques. À tour de rôle, les joueur·ses s’emparent de la carte « Moustache » pour jouer le rôle de l’attaquant. À chaque fois qu’un·e joueur·se riposte à une attaque au moyen d’une carte, il ou elle récolte cette carte sur laquelle se trouvent des symboles (lune, caméra, cœur, etc.). À la fin d’un nombre de tours prédéterminé, les joueur·ses font le décompte des symboles qui se trouvent sur les cartes qu’il·elles ont récoltées. Le résultat détermine quel profil de warrior leur sera attribué (l’apprentie sorcière, la sœur, l’actrice, l’experte ou l’audacieuse).
50Comme pour le jeu Les choix de Raphaëlle, ces deux jeux de cartes féministes se conforment à tous les critères d’un jeu de conscientisation que nous avons établis, mais parfois seulement à certains aspects de ces critères. D’abord, pour ce qui est du critère de l’accompagnement (1), Les Mille Pas aide les joueur·ses à mettre des mots (stéréotype, syndrome de l’imposteur, manterrupting, etc.) sur une panoplie de problèmes systémiques d’une manière qui facilite les discussions sur la discrimination et le sexisme. Quant au jeu Moi c’est madame, il n’indique pas ce qu’est une bonne et une mauvaise riposte au sexisme, mais laisse plutôt les joueur·ses en choisir ou en improviser une en récompensant n’importe quelle riposte. Il accompagne donc les joueur·ses dans leur démarche plutôt que de chercher à les persuader d’adopter un comportement en particulier.
51En ce qui concerne la politisation (2), les deux jeux mettent en évidence les problèmes systémiques à l’origine du harcèlement et du sexisme. Alors que Les Mille pas présente des solutions qui relèvent de changements systémiques, Moi c’est madame propose plutôt des solutions permettant aux femmes de composer avec la situation sur une base individuelle.
52Les deux jeux respectent également le critère de l’adresse (3). Les Mille pas s’adresse principalement aux femmes qui œuvrent dans les milieux professionnels afin d’améliorer leurs conditions. Quant au jeu Moi c’est madame, il est destiné plus directement aux femmes qui subissent des agressions. Cependant, les deux jeux s’adressent aussi aux hommes, dans un esprit de sensibilisation, comme en témoigne cette interpellation dans le livret du jeu Moi c’est madame : « Si tu es un homme, ce jeu est aussi fait pour toi. Aide tes amies, tes sœurs ou ta copine à inventer des ripostes qui claquent ! ».
53En outre, les jeux impliquent clairement une part de sensibilisation (4) pour les femmes. En effet, les cartes « Feux rouges » du jeu Les Milles pas et les cartes « Attaque » du jeu Moi c’est madame aident, respectivement, à identifier des situations discriminatoires ou toxiques.
54Dans le cas du critère de la causalité (5), le jeu Les Mille pas fait clairement comprendre quelles sont les causes des inégalités que vivent les femmes sur le marché du travail et les conséquences que ces inégalités engendrent sur l’avancement de leur carrière. Quant au jeu Moi c’est madame, il pointe du doigt la stupidité des « relous » plus que les causes systémiques du harcèlement et du sexisme, mais permet de comprendre la frustration à laquelle ces types d’agressions donnent lieu. Tout comme pour Les choix de Raphaëlle, il permet de différencier ce sur quoi nous n’avons pas de prise directe (l’existence du harcèlement et du sexisme) de ce que l’on peut changer (notre manière d’y réagir).
55Quant au critère de la perspective (6), les deux jeux permettent aux joueur·ses de se plonger dans la peau de femmes qui vivent des situations de harcèlement, de sexisme ou de discrimination et d’y trouver un écho nouveau ou des façons inédites d’y faire face.
56Même si les deux jeux ne se jouent pas en mode coopératif, comme c’est le cas du jeu Les choix de Raphaëlle, ils répondent au critère de la coopération (7), puisqu’il n’y a pas de perdant·es : les joueur·ses sont même encouragé·es à prêter main forte à leurs compagnon·nes de jeu durant une attaque. Plus encore, les joueur·ses doivent lire les cartes du jeu à haute voix, ce qui nourrit la discussion et encourage le partage d’expériences personnelles.
57L’un et l’autre des jeux favorisent également l’encapacitation (8), quoique de façon différente dans les deux cas. Alors que les cartes « Feux verts » du jeu Les Mille pas encouragent les femmes à essayer d’implanter des changements dans leur milieu professionnel, les cartes « Riposte » de Moi c’est madame incitent les femmes à ne pas baisser la tête devant le harcèlement et à rétorquer aux « relous » qui leur manquent de respect. Dans un cas comme dans l’autre, les deux jeux insufflent chez les joueur·ses une volonté de changement par rapport à leurs réactions face aux agressions, que ce soit dans leur milieu de travail ou dans leur vie quotidienne. Cependant, Les Mille pas propose des solutions qui visent à provoquer un changement systémique, alors que Moi c’est madame suggère plutôt des solutions sur une base individuelle.
58Finalement, puisque les deux jeux se jouent à plusieurs en mode non compétitif et dans un contexte qui nourrit la discussion, en plus de s’appuyer sur de vrais témoignages de femmes, ils peuvent générer un sentiment de communauté (9) et montrent aux femmes qu’elles ne sont pas les seules à vivre certaines situations négatives.
59Les deux jeux visent aussi à mieux outiller (10) les femmes qui y jouent pour mettre en place des solutions à long terme dans leur milieu de travail, dans le cas du jeu Les Mille pas, et pour rétorquer aux « relous » qui les embêtent, dans le cas de Moi c’est madame, en fournissant respectivement plusieurs exemples d’initiatives et de répliques pouvant être mises en œuvre régulièrement.
60Si les jeux peuvent présenter un potentiel conscientisant, la création de jeux peut aussi devenir un contexte de conscientisation en se conformant aux dix critères énoncés. En effet, la création de jeux est un espace où chaque participant·e est à la fois spectateur·rice du travail des autres et participe activement à la création du contenu. Ainsi, les opprimé·es d’un même groupe amené·es à créer un jeu ensemble peuvent partager leurs expériences, se reconnaître dans les enjeux des autres et travailler collectivement vers des solutions adaptées à leur réalité en considérant le projet de « faire un jeu » comme contexte d’accompagnement (1). Le jeu en tant que produit fini est alors secondaire à la démarche de création donnant lieu à un processus de conscientisation.
61Dans ce contexte, les game jams semblent représenter de bons exemples d’espaces cocréatifs où chaque individu est invité à communiquer ses idées et à faire bénéficier le groupe de son expérience, tout en ayant un objectif commun. Lors de ces activités, la création devient un acte de partage et d’expression de soi qui pourrait très bien mener à une conscientisation si le contexte le rend possible. Un game jam à visée politique proposant aux participant·es qui vivent une oppression de cocréer des jeux dont le but est de les libérer pourrait représenter ce que Andrew D. Case et Carla D. Hunter (2012) nomment un « contre-espace » [counterspace]. Analogues aux espaces sécuritaires [safe space], les contre-espaces sont des lieux où les individus opprimés peuvent questionner et modifier les normes sociales à travers des actes de rencontre et de création. Étendu à son espace de création, le cercle magique du jeu devient ainsi un lieu sécuritaire pour s’exprimer, débattre sur des enjeux controversés ou sensibles et remettre en question sa propre condition humaine grâce à une conscience critique de son rapport au monde.
62Dans leur étude, Steffi De Jans et ses collègues (2017) mettent d’ailleurs en lumière l’utilité et l’efficacité du principe de l’« informant design » lors de la conceptualisation de jeux sérieux à visée éducative ou de sensibilisation. Cette « conception par informateurs » suppose en effet l’intégration, dès les premières étapes d’idéation et de conceptualisation d’un jeu, des différentes parties prenantes de façon à maximiser la valeur de leurs contributions – chacune de ces parties ayant un ensemble de connaissances et de compétences différentes contribuant à façonner le design de ces jeux et l’expérience finale (p. 79). Par le biais de leur étude de cas, De Jans et ses collègues explorent les différentes implications et phases clés de ce type de conception et sont d’avis que cette méthode collaborative [co-design] permet une meilleure rétroaction à propos des éléments qui fonctionnent ou non pendant le développement du jeu.
63Cette manière d’envisager la cocréation de jeux s’articule très bien aux visées de la conscientisation freirienne et permet de considérer cet acte créatif collaboratif comme une praxis et ce, en appliquant les dix critères énoncés précédemment. Plus encore, il serait envisageable de combiner un processus de cocréation de jeux dont la visée est la conscientisation à la production d’un jeu lui-même à visée de conscientisation. Ainsi, les critères peuvent à la fois servir pour analyser des jeux existants, pour aider à la conception de jeux à visée de conscientisation et pour guider un processus cocréatif de jeux (à visée de conscientisation ou non) grâce à une méthode collaborative dont la visée est aussi la conscientisation.
64Comme l’ont démontré ces trois exemples de jeux analysés ainsi que l’exemple des game jams conçus à partir des dix critères définissant la visée de conscientisation, le jeu et la conception de jeux présentent le potentiel de développer une conscience critique par rapport au pouvoir d’agir sur différents enjeux. Par cette conscientisation au pouvoir collectif de changer les normes sociales, les joueur·ses sont encapacité·es non seulement sur le plan individuel, mais également social. Plus encore, conformément à la philosophie freirienne, ces dix critères ne misent pas sur un « renversement » du rapport d’oppression, mais plutôt un « dépassement » : par exemple, l’oppresseur violent est lui aussi invité à nommer ses émotions et à briser le cycle de la violence alors que l’oppresseur sexiste peut devenir un allié pour une société plus égalitaire en évitant de reproduire des comportements discriminatoires et toxiques.
65En ce sens, le jeu, comme l’alphabétisation, peut être envisagé comme un exercice propre à la praxis, un moyen de mettre en pratique les fondements théoriques du vivre ensemble démocratique, égalitaire, juste, inclusif, etc. Afin d’éviter le « sectarisme », comme l’appelle Freire, l’exercice du jeu à visée de conscientisation doit favoriser le passage vers une conscience critique et faciliter l’éducation des joueur·ses de sorte qu’ils et elles développent leur sens critique de manière de plus en plus consciente. En aidant les joueur·ses à mettre constamment leur sens critique en pratique afin de diriger leurs actions collectives, le jeu à visée de conscientisation peut être considéré comme une méthode philosophique au même titre que la maïeutique ou l’écriture de soi. Conçu ainsi, le jeu n’aura jamais été aussi important et essentiel à une pensée éthique du vivre ensemble.