1Dans cet article, nous chercherons à mieux comprendre la dimension idéologique de certaines interactions qui peuvent émerger lorsque les joueur·ses sont appelé·es à entreprendre différentes actions, à valider des choix, à prendre plusieurs décisions. De fait, l’étude de l’idéologie dans les jeux vidéo constitue une porte d’entrée pertinente pour élaborer une critique des imaginaires vidéoludiques afin de mieux comprendre leurs influences dans les modes de subjectivation des joueur·ses (Dyer-Witheford et De Peuter, 2009 ; Toscano, 2019). Certaines recherches se penchent, par exemple, sur les règles et procédures vidéoludiques qui, en encadrant les actions possibles dans le jeu et leurs conséquences, contiennent des visions du monde dont l’actualisation dépend de la performance prévue par les concepteur·trices (Bogost, 2007 ; Flanagan et Nissenbaum, 2014 ; Sicart, 2011). D’autres études s’intéressent à la configuration du récit vidéoludique, aux types de personnages proposés avec leurs différentes quêtes, conflits et épreuves qui médiatisent les discours et imaginaires de leurs créateur·trices (Bailes, 2019 ; Farca, 2018). Notons également les analyses portant sur les avatars et leur potentiel d’action conçus comme points de relais des représentations de genre stéréotypées et standardisées par une industrie vidéoludique soucieuse de son retour sur investissement et de ses parts de marché (Cote, 2020 ; Phillips, 2020). Ces recherches témoignent selon nous de rapprochements féconds avec l’idéologie, ses notions connexes (illusion, fétichisme, reflet, inconscience, voile) et son inscription dans le champ de la critique (dévoilement des rapports de pouvoir et de domination). Dans cet article, nous interrogerons la place de l'idéologie dans les jeux vidéo, à partir d'une perspective conscientisante (Freire, 2021), laquelle repose sur le rapport qu'elle entretient avec les joueur·ses.
2Après une définition générale de la notion d’idéologie, nous proposerons par la suite de nous appuyer sur le concept d’interpellation tel que développé par le philosophe Louis Althusser (1976). L’idéologie sera pensée comme un appareil de recrutement qui capture l’individu sans qu’il en ait vraiment conscience. Matt Garite (2003) et Andrew Kurz (2002) ont bien montré l’utilité d’un tel concept pour critiquer la supposée neutralité du jeu vidéo, outil de loisir et de divertissement, certes, mais aussi, et surtout, technologie d’interpellation redoutablement efficace, puisqu’intimement liée à la puissance d’agir des joueur·ses entièrement assujetti·es au bon vouloir de l’industrie vidéoludique. Cependant, partir de la théorie de l’idéologie d’Althusser nécessite d’éviter quelques pièges, à commencer par celui de son pessimisme criant. Nous nous servirons alors des analyses du philosophe du langage Jean-Jacques Lecercle, qui a proposé une actualisation remarquable du concept d’interpellation althussérien. Déjà mobilisée ailleurs pour aborder les rapports entre interpellation et effets de présence dans les jeux vidéo (Bourassa et Richert, 2022), la théorie de la subjectivation développée par Lecercle nous permettra de penser les spécificités d’une interpellation vidéoludique qui ne soit pas seulement assujettissante, mais capacitante en tant qu’elle suscite une prise de conscience « critique », au sens de Paulo Freire (2021) sur lequel nous nous appuierons. Nous terminerons par une présentation et analyse du jeu vidéo Celeste (Extremely OK Games, 2018), lequel a retenu notre attention en raison de l’importance donnée à certaines procédures d’interpellation qui ont comme objectifs d’attirer l’attention et de sensibiliser les joueur·ses aux enjeux liés à la santé mentale.
3L’idéologie se présente comme une notion d’abord et avant tout polysémique. Dans la tradition marxiste, le concept d'idéologie fait généralement référence à des idées et des visions du monde fondées sur de faux arguments. Ces idées, pensées ou concepts déterminent pourtant la vie réelle des individus, « leur monde matériel, leurs rapports réels » (Marx et Engels, 1968, p. 40), tout en stabilisant et pérennisant les formations de pouvoir. Dans la critique marxiste de l’idéologie, les travaux d’Althusser occupent une place importante. Ce dernier définit l’idéologie comme un système cohérent et articulé d’idées, de croyances et de représentations qui orientent et déterminent la manière dont les hommes et les femmes se rapportent à leurs conditions d’existence. On reconnaît ici sa thèse désormais célèbre et suivant laquelle : « L'idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence » (Althusser, 1976, p. 101). Comme l’a bien montré Fredric Jameson (1991), le grand mérite des analyses althussériennes sur l’idéologie est d’avoir souligné le fossé qui sépare le positionnement local du sujet individuel et la totalité des structures sociales auxquelles il fait face. L’idéologie intervient pour combler ce fossé puisqu’elle constitue un ordre symbolique de référence permettant à l’individu de se situer dans le monde social. Ce faisant, elle produit des coordonnées existentielles qui orientent nos perceptions et nos pratiques. De ce point de vue, l’idéologie est non seulement nécessaire, mais de plus inévitable. En outre, l’idéologie ne relève pas seulement de l’ordre de la représentation, mais est relayée par toute une série de pratiques et de rituels. À cet égard, Althusser nomme « appareil idéologique » les institutions chargées de relayer les discours, opinions et représentations dominantes (famille, école, parti politique, publicité, média, etc.) :
Cette idéologie parle des actes : nous parlerons d’actes insérés dans des pratiques. Et nous remarquerons que ces pratiques sont réglées par des rituels dans lesquels ces pratiques s’inscrivent, au sein de l’existence matérielle d’un appareil idéologique, fût-ce d’une toute petite partie de cet appareil : une petite messe dans une petite église, un enterrement, un petit match de société sportive, une journée de classe dans une école, une réunion ou un [rassemblement] d’un parti politique, etc. (Althusser, 1976, p. 107 [souligné par l’auteur]).
4Un appareil idéologique existe donc par la médiation d’une série de pratiques et de rituels au cours desquels circulent des images, des opinions et des pensées constitutives d’un champ idéologique. Dès lors, pour qu’une idéologie soit considérée comme culturellement dominante et hégémonique, il faut qu’un nombre important de personnes soit interpellé régulièrement par les fragments qui la constituent et qui imprègnent tout un ensemble de pratiques réglées par des rituels habituels, répétitifs et largement répandus dans le monde social. À suivre le raisonnement d’Althusser, les individus ne sont jamais vraiment confrontés à de l’idéologie en général, mais à des fragments qui la constituent et qui sont relayés à grand renfort de médias en tout genre. On en retient deux idées complémentaires : i) certaines institutions jouent un rôle idéologique plus important ; ii) l’idéologie est vécue sur un mode consensuel, voire coopératif.
5Cette analyse n’est pas sans rappeler celle des théoriciens de l’École de Francfort attentifs aux effets de l’industrie culturelle (appareil idéologique par excellence) qui a trouvé dans le divertissement de masse le moyen de relayer l’idéologie dominante afin de maintenir le statu quo : s’amuser c’est être d’abord et avant tout d’accord avec le système (Adorno et Horkheimer, 1983). Aussi élitiste et pessimiste soit-elle à l’égard de la culture (Voirol, 2011), la critique de l’industrie culturelle de Theodore W. Adorno et Max Horkheimer a eu le mérite de souligner que c’est dans le loisir et le divertissement que l’idéologie dominante exerce son emprise la plus forte en influençant la formation de la conscience des individus considérés d’abord et avant tout comme des consommateurs de marchandises standardisées et conformes aux attentes du marché. Évidemment, l’industrie culturelle vidéoludique est synonyme de divertissement. Elle constitue un secteur hautement lucratif de la modernité tardive en proposant des objets ludiques que d’aucun·es considèrent comme la marchandise idéale de ladite modernité (Kline et al., 2003), livrant des expériences à l’origine d’une forme d’aliénation heureuse (Hoare, 2019).
6Prenons par exemple le jeu populaire The Sims (Maxis, 2000), généralement présenté comme un cas d’école de l’industrie culturelle vidéoludique (Kline et al., 2003, p. 276) qui propose une simulation de la vie quotidienne la plus banale. Miguel Sicart (2003) a proposé très justement de voir dans cette simulation l’illustration du fonctionnement de l’idéologie qui s’exprime en représentant une version idéalisée de la modernité tardive. Sicart s’appuie notamment sur la théorie de l’idéologie élaborée par Althusser pour montrer que The Sims intègre jusque dans ses règles et sa jouabilité les valeurs les plus fondamentales du capitalisme moderne tardif : le bonheur est quantifiable, et sa maximisation est étroitement corrélée au capital d’argent, de biens matériels, de relations sociales que les joueur·ses sont capables d’accumuler tout au long du jeu.
7Cependant, comme le suggère Sicart, aborder l’idéologie dans les jeux vidéo nécessite de dépasser le seul niveau des représentations contenues à l’écran pour descendre jusqu’à un niveau structurel, celui des règles, des objectifs, des procédures, et plus généralement de l’interactivité qui conditionnent, privilégient, interdisent, orientent un type d’agir et la gymnastique mentale qui va avec. Les analyses de Sicart motivent l’utilisation d’un concept supplémentaire proposé justement par Althusser (1976), attentif au moment à partir duquel l’individu devient sujet, et ce, grâce à un type de rapport bien particulier : l’interpellation. Celle-ci constitue la fonction même de l’idéologie qui produit et reproduit les rapports sociaux hégémoniques au sein desquels des individus sont interpellés en tant que sujet. Ce concept invite à préciser un aspect fondamental de l’idéologie, à savoir sa dimension relationnelle.
8Dans le sens courant, l’interpellation est une interaction sociale au cours de laquelle un individu en apostrophe un autre. Elle est un acte de langage familier, quotidien, banal. Parmi toutes les situations possibles, Althusser imagine une scène théorique bien connue, celle de l’interpellation policière. Dans la rue, un policier lance autoritairement « Hé, vous, là-bas ! » à un passant qui, en se retournant, passe du statut d’individu à sujet : « Par cette simple conversion physique de 180 degrés, il devient sujet. Pourquoi ? Parce qu’il a reconnu que l’interpellation s’adressait “bien à lui”, et que “c’était bien lui” qui était interpellé (et pas un autre) » (Althusser, 1976, p. 113-114 [souligné par l’auteur]). Pour Althusser, l’interpellation se présente en fin de compte comme un processus d’assujettissement. Le passant apostrophé par le policier est forcé de reconnaître sa position dans la structure sociale, en tant que sujet de droit et de devoir. De fait, cette simple scène théorique imaginée par Althusser a le mérite d’inscrire l’interpellation dans toute une pragmatique des échanges langagiers. Cette dernière engage des rapports de pouvoir, des structures sociales, des intentions spécifiques, des attentes générales. Elle transforme l’individu en sujet et lui somme de répondre par des actes précis. À l’instar des mots d’ordre tels que problématisés par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980), l’interpellation ne transmet pas tant de l’information, mais impose un système d’ordre et de commandement lié à toute une série d’obligations sociales qui subjective les individus.
9Althusser propose de voir dans cet acte langagier, et tout ce qu’il présuppose, le mode de fonctionnement de l’idéologie. Reprenons ici l’exemple du passant en prolongeant la scène théorique : après l’interpellation policière, le passant subit une autre forme d’interpellation, purement visuelle cette fois-ci, lorsque son regard croise une affiche publicitaire qui vante les performances d’un nouveau téléphone intelligent. Cette double interpellation l’a conduit à être assujetti à deux reprises : en tant que potentiel suspect d’abord, potentiel consommateur ensuite. Dans les deux cas, les interpellateurs sont clairement identifiables : un policier et une marque de téléphone. En résumé, pour Althusser, l’idéologie interpelle les individus en tant que sujets sociaux. En conséquence, elle les inscrit dans un rapport social qui est en même temps un rapport d’assujettissement. Le concept d’interpellation a été très peu mobilisé dans les études sur le jeu pour penser les rapports d’assujettissement qu’exercent les jeux vidéo sur les joueur·ses. On peut tout de même mentionner les travaux de Matt Garite qui mobilise ce concept pour problématiser le jeu vidéo comme une machine d’asservissement et de disciplinarisation parfaitement adaptée à la société de contrôle :
L’univers des jeux vidéo n’est rien de plus que le rendu, à l’écran, d’instructions et de décrets programmés. Les joueurs sont « formés » par un bombardement agressif d’images pixelisées et de sons. Chaque instant est un impératif direct, une attaque qui exige une réponse. Au fur et à mesure que le jeu se déroule, le corps du joueur est silencieusement inscrit et encodé par les lignes de commande du programme (Garite, 2003, p. 8 [notre traduction]).
10Le choix du terme d’asservissement n’est pas anodin. Dans le lexique deleuzo-guattarien, l’asservissement doit être distingué de l’assujettissement. Au stade de l’assujettissement, la personne conserve sa subjectivité. Au niveau de l’asservissement, sa subjectivité se dilue à un point où il n’est même plus question d’individu, mais de « dividu » devenu pièce et rouage dans le système d’ensemble. À ce stade, ce ne sont plus des idées, croyances, et représentations aisément circonscriptibles qui circulent, mais des signaux de toutes sortes (influx nerveux, signaux électriques, composants a-signifiants) qui affectent l’individu à un niveau infra-conscient. Chez Deleuze et Guattari (1980), c’est du modèle cybernétique stimulus-réponse dont il est question, lequel s’applique également à la pratique vidéoludique : en s’appropriant les mécaniques d’un jeu vidéo, les joueur·ses finiraient par intérioriser une logique algorithmique qui opère au cœur de leur subjectivité (Galloway, 2006 ; Manovich, 2001). Reformulons cette idée dans nos propres termes : le jeu vidéo se présente comme un appareil idéologique dont la logique algorithmique s’exprime avec différents mots d’ordre qui interpellent le·la joueur·se au cours de sa pratique, laquelle est réglée par des rituels et des routines qui l’habituent à certaines formes de représentation idéologiques et à un certain type de gymnastique mentale. Cette proposition est séduisante, mais mérite qu’on y ajoute de la nuance, ne serait-ce que pour se dégager du pessimisme althussérien fondé sur le postulat d’un sujet totalement manipulé par l’idéologie et incapable de rompre avec son assujettissement.
11Nous proposons à présent notre propre définition de l’interpellation vidéoludique qui ne soit pas seulement assujettissante, mais également capacitante. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les travaux de Jean-Jacques Lecercle (2019) qui a élaboré une synthèse remarquable des thèses althussériennes sur l’idéologie en voyant dans l’interpellation l’exercice d’une force, plus précisément une force d’adresse qui vise l’interpellé et lui assigne un rôle et une place :
Si l’idéologie n’est pas seulement un contenu (un ensemble d’idées) ni une forme (la forme du renversement, comme dans une camera obscura), mais aussi une force, et si l’interpellation est le nom de cette force qui recrute et transforme (toujours-déjà) les individus en sujets, qui leur assigne leur place dans la langue comme dans la structure sociale, on peut considérer cette force comme force d’adresse. (Lecercle, 2019, p. 45)
12L’influence de la pragmatique linguistique est évidente dans la proposition de Lecercle. En effet, l’interpellation se présente comme un acte de langage performatif qui a un effet perlocutoire en ce qu’il vise à influencer le vécu psychique de la personne interpellée (Austin, 1962) en lui forçant à reconnaître que c’est bien à elle que l’on s’adresse. Mais il va plus loin et nous invite à réfléchir l’interpellation comme exercice d’une force qui « subjective l’individu par saisie corporelle, en le prenant littéralement au corps, par l’intermédiaire des sens, de tous les sens » (Lecercle, 2019, p. 73). L’interpellation a un caractère éminemment sensoriel. Elle capte l’attention en frappant les sens de l’interpellé. Ce prolongement du concept althussérien d’interpellation est d’une grande actualité dans un contexte où l’attention visuelle et auditive des individus hyperconnectés est assiégée de toutes parts, à chaque instant. La pratique vidéoludique offre de ce point de vue un terrain d’étude privilégié pour aborder l’interpellation sensorielle (gestes, sons, images, sensations tactiles).
13Inspirés par les travaux de Lecercle, nous proposons de définir l’interpellation comme un processus communicationnel au cours duquel un agent X « appelle » un individu Y qui se sent et se reconnaît comme sujet interpellé. Dès lors, dans notre schéma, l’interpellation suppose deux moments : 1) la mise en place et l’utilisation d’une série de techniques par l’agent visant à capter l’attention ; et 2) l’effet de ces techniques sur le destinataire qui se reconnaît comme personne interpellée. Quelques clarifications terminologiques s’imposent donc ici.
14La notion d’agent indique que X n’est pas forcément une personne, mais peut être une image, un avatar, un outil technique ou encore une ligne de dialogue qui médiatise l’interpellation en provenance de l’interpellateur·trice. Il satisfait en outre au principe d’affordance, dans la mesure où sa conception, son design, ses actions présentent sciemment un caractère interpellateur. Autrement dit, le·la joueur·se se trouve dans une situation où tout est mis en place pour qu’il n’ignore pas la présence de cet agent qui a la vocation de capter son attention.
15La notion d’appel est une référence à la théorie du langage proposée par le psychologue Karl Bühler. Dans sa théorie du langage, Bühler (2009) propose de distinguer trois fonctions propres aux langages : « représentationnelle » (le·la locuteur·trice se sert du langage pour parler des objets et des états de choses dans le monde), « expressive » (le·la locuteur·trice se sert du langage pour exprimer son état intérieur ou un vécu psychique qui lui est propre) et « appellative » (le·la locuteur·trice se sert du langage pour influencer la vie affective et émotionnelle du récepteur, pour provoquer chez lui un comportement normalisé). La fonction appellative du langage est celle qui vise à produire un effet perlocutoire, soit l’exercice d’une force qui subjective la personne en lui assignant un rôle et une place spécifiques. Nous avons vu avec Lecercle que cette force atteint le corps par tous les sens. L’appel de l’agent interpellateur n’est pas seulement porté par le langage, mais est d’abord impressions auditives, tactiles, visuelles. Autrement dit, il présente un caractère éminemment sensoriel dans la manière de capter l’attention des joueur·ses reconnu·es pour avoir un système perceptif (notamment visuel) aux aguets (Hauck et Lien, 2022).
16Si la perception de l’appel relève généralement de l’automatisme, la compréhension des motifs de cet appel et des attentes qui lui sont associées n’a rien d’immédiat puisqu’elle dépend des savoirs et des compétences des joueur·ses interpellé·es. Le concept de « lecteur modèle » issu de la sémiotique de la réception d’Umberto Eco (1989) s’avère utile ici. En effet Eco pose que chaque texte présuppose une forme de coopération de la part du·de la lecteur·trice dans l’actualisation des intentions et des stratégies textuelles de l’auteur·trice. Si bien que l’auteur·trice – que Eco nomme « empirique » – se trouve dans la situation de devoir anticiper un lecteur modèle doté de compétences réputées essentielles pour agir interprétativement sur le texte. Les compétences constituent l’encyclopédie du·de la lecteur·trice et sont fondées sur des données très variées (culturelles, sociales, esthétiques, éthiques, etc.). Nous posons que cette coopération interprétative est également à l’œuvre dans l’interpellation vidéoludique. L’interpellateur empirique prévoit un interpellé modèle ayant la faculté de comprendre que c’est bien à lui que l’on s’adresse. En d’autres termes, les compétences encyclopédiques dont il est question ici mobilisent des capacités de reconnaissance qui s’édifient sur un arrière-fond évolutif d’exigences normatives. Et la reconnaissance, comme l’a bien montré Honneth (2015), est toujours reconnaissance d’autrui dans sa vie affective, culturelle et morale.
17Nous posons que l’interpellateur et l’interpellé nourrissent des attentes de reconnaissance déterminées par des savoirs, connaissances et expériences qui s’inscrivent dans un système d’idées, de croyances, de valeurs et de normes, bref dans un champ idéologique. Interpellé·e comme consommateur épanoui dans The Sims, le·la joueur·se doit comprendre qu’il·elle devra actualiser les différentes opérations et stratégies ludiques prévues en amont par les concepteurs de ce jeu. Les personnages non-joueurs, règles, objectifs et notifications en tout genre constituent les agents responsables d’appeler et de rappeler au·à la joueur·se sa place ainsi que son rôle dans un univers de consommation joyeuse. Mais que se passe-t-il quand l’interpellé empirique ne correspond en rien à l’interpellé modèle dès lors qu’il refuse de coopérer et résiste à la manière dont on cherche à le déterminer en tant que sujet ? Autrement dit, comment passe-t-on du seuil de la fausse conscience à la conscience critique ?
18Il y a dans le concept d’interpellation une certaine forme de déterminisme, tout droit hérité de la théorie de l’idéologie althussérienne : être sujet, c’est être assujetti. Or, cet assujettissement n’est jamais ni total ni définitif, car il ouvre la possibilité d’un agir qui résiste à la force qui cherche à l’aliéner. Face à un appareil idéologique, l’interpellé a un droit de réponse qui se concrétise dans ce que Lecercle propose d’appeler une « contre-interpellation » et nous invite ici à penser de manière dialectique : « Une interpellation assujettissante (à l’idéologie), qui est source d’aliénation subjective, mais qui est néanmoins capacitante en ce qu’elle ouvre la voie à la subjectivité pleine, active et non seulement passive, c’est-à-dire capable de contre-interpeller l’instance assujettissante » (Lecercle, 2019, p. 219). Si la contre-interpellation est posée par Lecercle de manière générale comme la réponse effective à un acte d’interpellation, nous préférons lui attribuer les qualificatifs d’actif lorsque la contre-interpellation devenue capacitante participe à lever une méconnaissance pour devenir prise de conscience et de passif lorsqu’elle conforte et renforce l’assujettissement à un système de valeurs et de représentations idéologiques.
19L’étude de cas de Sicart est exemplaire à cet égard. Pour rompre avec les interpellations assujettissantes du jeu The Sims, elle développe une stratégie pour provoquer sciemment une rupture avec les intentions et les stratégies prévues en amont par les concepteurs. Lorsqu’il joue à The Sims, ce dernier crée un avatar qui mime la vie « punk » tourmentée du chanteur et guitariste Kurt Cobain. Ce faisant, il ne livre pas la performance attendue (travailler, socialiser, consommer). Si bien qu’à un certain moment, le jeu tente de reprendre le contrôle de l’avatar au comportement punk, afin de le remettre dans le droit chemin. Sicart prend alors conscience des limites de l’idéologie : il en révèle la facticité et la précarité, et, par conséquent, dissipe son pouvoir d’attraction. Qu’est-ce qu’il fait avec son avatar punk sinon contre-interpeller de manière active l’appareil idéologique de The Sims pour révéler le contenu idéologique du consumérisme représenté initialement sous la forme d’un bonheur et d’un épanouissement individuel garantis par les joies de la consommation ?
20Nous posons que la contre-interpellation active pourra agir en tant que critique de l’idéologie conçue par Olivier Voirol (2008) comme étant fondamentalement émancipatrice, car elle permet en quelque sorte de remettre les choses à leur place. La critique de l’idéologie produit une forme de distance, un recul, un dégagement de la force assujettissante produite par l’appareil idéologique. Ce faisant, l’individu qui contre-interpelle activement l’appareil idéologique peut être amené à constater un écart, voire une contradiction, entre le rapport imaginaire et le rapport réel qu’il entretient à ses conditions d’existence. Commence la prise de conscience, où le sujet devient pleinement conscient et du fonctionnement de l’idéologie et de sa force assujettissante.
21Nous proposons ici d’établir un lien avec la théorie critique post-marxiste de Paulo Freire qui a développé le concept de conscientisation, ou de conscience critique (appellation que nous privilégions), utilisé notamment dans le domaine de l’éducation populaire. Freire (2021) définit la conscience critique comme la capacité d'intervenir dans la réalité afin de la changer. Cette capacité d’intervention se réalise dans une praxis caractérisée par un processus de réflexion et d’action dans le monde social : « [E]n approfondissant la prise de conscience de leur situation, les êtres humains se l’“approprient” comme une réalité historique qu’il leur est possible de transformer » (p. 67). Cette conscience est dite critique pour deux raisons : i) elle révèle les rapports de domination (qui se jouent chez Freire entre les oppresseurs et les opprimés) déformés par l’idéologie ; et ii) elle libère des capacités qui font de l'individu opprimé l’agent de sa propre libération. De plus, la conscience critique repose sur la mobilisation conjointe de l’action et de la réflexion afin de fournir les outils nécessaires aux personnes opprimées pour reconnaître leur situation. Cette mobilisation s’effectue par l’entremise de la culture, laquelle permet d’expliciter « le niveau de conscience de la réalité » (p. 104).
22Chez Freire, il revient au rôle de l’éducateur·trice d’aider à cette prise de conscience, lequel·le a la charge d’interpeller les individus de manière qu’ils se reconnaissent comme agents de leur propre libération, pour que leur assujettissement devienne en même temps capacitant. Depuis quelques années, de plus en plus de jeux vidéo entreprennent ce rôle pédagogique susceptible de rendre les joueur·ses perceptif·ves à certaines causes sociales (Gordo, 2020 ; Rebolledo-Mendez et al., 2009). Alors que les agents interpellateurs présents dans un jeu tel que The Sims visent à inciter une contre-interpellation passive chez les interpellés modèles assujettis au pouvoir déformant de l’idéologie, ceux provenant des jeux vidéo dits de « conscientisation » cherchent bien plutôt à produire le contraire. Ces jeux proposent des situations ludiques qui font la promotion d’une expérience conscientisante. Cette expérience doit notamment dépasser le stade de la narration qui a tendance à « pétrifier » le contenu et les valeurs conscientisantes (Freire, 2021, p. 53). Afin de favoriser la conscientisation, il vaut mieux « vivre une expérience », laquelle repose sur des situations dialogiques actives qui peuvent interpeller les joueur·ses et stimuler des contre-interpellations actives : « À partir du moment où iels discuteront du monde de la culture, iels expliciteront leur niveau de conscience de la réalité » (p. 104). L’expérience de nouvelles réalités facilite le développement d’un esprit critique pour mieux appréhender le monde. C’est ce que nous nous proposons de voir à travers l’étude de cas du jeu vidéo Celeste.
- 1 Voir aussi : Nathan Grayson, Celeste Taught Fans And Its Own Creator To Take Better Care Of Themse (...)
23Conçu par le studio Extremely OK Games, Celeste s’inscrit dans la lignée des jeux de plateforme ardus de style die and retry [mourir et recommence] dits indépendants, émanant du succès commercial de Super Meat Boy (Team Meat, 2010). Ce jeu présente une esthétique « rétro » constituée de graphiques pixel-art en deux dimensions et reprend la jouabilité simpliste et populaire (courir, sauter, grimper, récolter des jetons, etc.) des jeux de plateforme ayant marqué les années 1980 et 1990 et qui tendent à se complexifier vers les années 2000 (Juul, 2009). Si Celeste propose une jouabilité facile à apprendre, sa difficulté réside au sein de l’agencement de ses niveaux constitués d’obstacles complexes dont la navigation requiert un grand effort de concentration de la part des joueur·ses (Ammouche, 2017). Alors que ce genre de jeu attire habituellement un public constitué de joueur·ses passionné·es (hardcores) cherchant à repousser les limites de leurs compétences vidéoludiques (Paul, 2018, p. 136), Celeste a retenu notre attention en raison de l’importance donnée à certaines procédures d’interpellation ayant comme objectif d’attirer l’attention et de sensibiliser les personnes à de multiples thèmes tels que la dépression, l’anxiété, la solitude, l’inclusivité ou encore l’identité de genre (Simon, 2020)1. Dans notre cas, ces procédures seront relatives à deux niveaux complémentaires : la narration et la jouabilité.
24Les joueur·ses incarnent le personnage de Madeline, qui souffre de dépression et d’anxiété s’exprimant avec intensité par des crises de panique. L’histoire de Celeste débute au moment où Madeline décide de reprendre le contrôle sur elle-même en entamant l’ascension du mont Celeste. Nous sommes ici face à une métaphore classique : l’ascension de la montagne vécue comme épreuve existentielle de découverte et de développement personnel. L’équipe de conception du jeu utilise abondamment cette symbolique en l’intégrant dans les différentes péripéties, les mécaniques de jeu et surtout dans les interactions avec les personnages non-joueurs. A priori, cette thématique du jeu semble reconduire l’imaginaire néolibérale qui ancre systématiquement l’épanouissement personnel dans une compréhension entrepreneuriale du soi : l’individu est le seul et unique maître de son bonheur, sa performance individuelle est la clé de sa réussite. En d’autres termes, c’est à lui que revient la tâche de s’adapter à son environnement à partir d’une autorégulation affective et d’un autocontrôle permanent (Adams et al., 2019). En réalité, Celeste propose aux joueur·ses de renverser ce postulat en remplaçant l’idéal de performance et de gestion entrepreneuriale de soi par une approche compréhensive et empathique des affects de tristesse liés à l’impuissance, l’échec ou encore l’exclusion et le rejet de soi-même.
25Prenons pour exemple l’opposante principale à l’ascension de Madeline, qui n’est nulle autre que son « double maléfique », soit un reflet négatif de l’héroïne présenté comme une personnification de ses doutes, peurs et angoisses.
Figure 1
Madeline est interpellée par son reflet négatif.
La forme interrogative est un cas exemplaire d’interpellation langagière. Elle cherche à provoquer une réaction qui, dans cette séquence, sera celle de la fuite.
26Nommé « partie de Toi/Moi », communément simplifié par le nom Badeline, ce personnage est l’agent principal qui médiatise l’interpellation de l’équipe de développement. Badeline exprime cette force assujettissante qui aliène le personnage de Madeline, lui forçant à reconnaître son impuissance, ses échecs, ses erreurs ou autrement dit, son inadaptation.
27Sur le plan narratif, les dialogues récurrents entre Madeline et son double constituent autant d'occasions d’appeler l’attention des joueur·ses afin de les rendre sensibles aux troubles et aux difficultés que traverse le personnage qu’ils·elles incarnent et à la résilience requise pour surmonter ces épreuves. Même si les joueur·ses peuvent ignorer les dialogues pour plus rapidement reprendre le contrôle de son personnage, il n’est pas possible d’éviter complètement la confrontation des thèmes principaux autour desquels gravite le jeu Celeste (voir Figure 1). En effet, l’équipe de conception a prévu un interpellé modèle obligé à contre-interpeller de manière active la principale instance assujettissante, en l’occurrence Badeline qui symbolise les problèmes de santé mentale. À mesure que l’interpellé modèle progresse dans le jeu, il·elle réalise que la lutte contre Badeline est inutile. La contre-interpellation active qui résulte de l’opposition entre Madeline et son double prend vers la fin du jeu la forme d’une coopération comprise comme une métaphore de l’acceptation de soi.
28À quelques moments du jeu, Celeste instaure également une rupture dans l’horizon d’attente ludique des joueur·ses alors confronté·es à de nouvelles mécaniques de jeu susceptibles de renforcer le lien identitaire entre eux·elles et le personnage de Madeline. En témoigne, notamment, une séquence particulière au cours de laquelle Madeline, accompagnée du personnage non-joueur Théo, se trouve immobilisée au-dessus du vide dans une nacelle à l’arrêt qui vacille dangereusement en raison de vents violents. Madeline fait une crise de panique que Théo tente de calmer. Madeline est invitée à imaginer une plume dont les mouvements dépendent de sa propre respiration. Sur fond noir, une plume dorée flotte dans l’air (voir Figure 2).
Figure 2
Durant une séquence, le·la joueur·se doit stabiliser la plume dans le rectangle afin de calmer la crise de panique de Madeline.
29Dans ses efforts pour faire progresser la séquence, les joueur·ses découvrent que la plume peut être déplacée indirectement par l’opération de la touche d’action « saut » liée à une mécanique simulant une technique de respiration consciente, la cohérence cardiaque, et permettant de faire voler la plume vers le haut, puis de la laisser retomber doucement. C’est alors aux joueur·ses de prendre la main sur cette séquence qui instaure une rupture ludique avec les mécaniques de jeu habituelles. Cette séquence devient, au complet, l’agent qui les interpelle à reconnaître leur rôle positif dans le jeu. Atténuer la crise de panique de Madeline constitue alors un type de contre-interpellation active récurrente dans Celeste. Le jeu, via cet exercice, propose de plus aux joueur·ses un véritable outil à appliquer dans leur quotidien en cas de crise d'anxiété analogue à celle de Madeline.
30L’interpellé modèle anticipé par l’équipe de conception est alors amené à se sensibiliser aux problèmes de santé mentale et à prendre conscience de sa puissance d’agir dans et en dehors du jeu. Ce faisant, Celeste se rapproche en quelque sorte de certains jeux vidéo sérieux qui ont déjà prouvé leur efficacité dans le milieu éducatif en participant à la réduction des stigmatisations liées aux personnes ayant des troubles psychologiques (Cangas et al., 2019).
31En éveillant l’attention de l’interpellé modèle sur les problèmes de santé mentale et en lui donnant les ressources pour contre-interpeller activement l’instance vidéoludique, le jeu Celeste propose d’ouvrir une réflexion plus large sur le thème de l’inclusivité dans le domaine des jeux vidéo. C’est notamment à partir d’un élément de design particulier que Celeste tend à se démarquer des autres jeux issus du même genre vidéoludique, soit son mode assisté [Assist Mode]. Si pour plusieurs le défi que présente ce style de jeu constitue son principal attrait (Paul, 2018), il va sans dire que le mode assisté de Celeste contribue à la démocratisation du genre vidéoludique die and retry, autrefois inaccessible pour certains en raison de sa difficulté. À cet égard, lorsque questionnée sur le sujet par le site web Vice, la scénariste et créatrice du jeu, Maddy Thorson, explique que pour elle :
- 2 Patrick Klepek, Why The Very Hard « Celeste » is Perfectly Fine With You Breaking Its Rules. Vice, (...)
Le mode assisté brise le jeu. J'ai passé plusieurs heures à peaufiner la difficulté de Celeste, donc les designs m'étaient très précieux. Au final, nous avons valorisé les joueurs et voulu leur donner une bonne expérience de jeu. Parfois, cela signifie qu’il faut lâcher prise2.
32De plus, Thorson mentionne au cours de la même entrevue que le mode assisté devait initialement s’intituler Cheat Mode [« mode triche »], nom qui a cependant été reconsidéré en raison de sa connotation négative selon les dires de la créatrice. Comme l’idée de l’encapacitation [empowerment] des joueur·ses est centrale au design du mode assisté, le fait de qualifier et d’interpeller de « tricheur·euses » ceux·celles choisissant d’en bénéficier auraient pu avoir un effet dénigrant, démontrant un manque de sensibilité envers les personnes ayant des besoins spécifiques pour compléter le jeu. À cet égard, il est intéressant de souligner que le texte descriptif du mode assisté a été révisé par l’équipe de conception lors de la sortie de la version 1.3 du jeu. Le texte initial tentait en effet de convaincre le joueur d’utiliser le mode assisté uniquement en dernier recours alors que la version révisée se veut beaucoup plus inclusive.3
33Il faut bien comprendre ici que le mode assisté de Celeste se distingue significativement des niveaux de difficulté généralement retrouvés dans les jeux où l’on doit choisir un tel niveau préparamétré (ex : facile ; normal ; difficile ; etc.). Ce mode permet alors une modulation de la jouabilité alors que les joueur·ses se voient en mesure d’altérer individuellement plusieurs paramètres du jeu (par exemple, la force gravitationnelle de l’univers du jeu ou l’endurance physique de la protagoniste). Bien évidemment, ce qui nous intéresse plus spécifiquement dans le mode assisté est le processus communicationnel à partir duquel il interpelle les joueur·ses. Nous reconnaissons d’emblée que tout·es les joueur·ses de Celeste ne seront pas systématiquement interpellé·es par l’assistance proposée. D’une part, parce que l’option est présentée pour la première fois lors de la création d’une partie et qu’elle est désactivée par défaut. D’autre part, parce que certain·es peuvent retirer du plaisir aux échecs à répétition au même obstacle, pour ensuite ressentir un fort sentiment d’accomplissement lorsque celui-ci est surmonté (Juul, 2013), sentiment qui pourrait être compromis par l’assistance. Si le mode assisté ne brise pas le jeu en tant que tel, il reconfigure plutôt l’expérience que les joueur·ses en feront puisque, ultimement, c’est eux·elles qui donnent un sens au jeu, aux règles et aux objectifs, en actualisant les différents résultats possibles. Certes, le mode assisté peut banaliser l’amplitude du défi pour certain·es, mais pour d’autres, il rend simplement les conditions de victoire, déterminées par l’équipe de conception, accessibles. En effet, les joueur·ses qui complètent le jeu sans assistance ne gagnent rien de plus que celles·ceux qui choisissent de bénéficier de l’aide proposée. Le message communiqué par le mode assisté dans Celeste vise à susciter chez l’interpellé modèle un type de contre-interpellation active empathique en tant qu’il est appelé à se reconnaître lui-même et les autres comme n’ayant pas toujours les mêmes capacités face à l’adversité et aux nombreux défis qu’ils sont amenés à rencontrer.
34Ajoutons enfin que l’expérience conscientisante proposée par Celeste, telle qu’elle se déploie à travers sa jouabilité, son histoire, ses dialogues ou encore ses personnages, est avant tout introspective. Elle reflète en réalité les problèmes de dépression et d’anxiété qui ont affecté Maddy Thorson et inspiré les thèmes du jeu. Le développement de celui-ci a permis à Thorson (interpellatrice et interpellée empirique) une mise en abyme de ses propres troubles psychologiques, mais lui a également permis de prendre conscience de sa transidentité. Outre le processus de création du jeu, la réaction positive de la communauté queer a eu une influence décisive sur Maddy Thorson qui a découvert une nouvelle facette de son identité (Signor, 2021). Comme l’a bien montré Anna Anthropy, conceptrice du jeu Dys4ia (2012), le jeu vidéo indépendant queer offre la possibilité à leurs concepteur·rices d’exprimer et partager des expériences et visions du monde par l’esthétique, la narration ou encore le gameplay (Anthropy, 2012). Ces jeux sont totalement imprégnés de la vie, des inspirations, défis et dilemmes de leurs créateur·rices (Ruberg, 2020). Celeste en constitue un bon exemple : la mise en place et l’utilisation de techniques d’interpellation susceptibles d’attirer l’attention des joueur·ses aux thèmes du jeu ont engagé Thorson dans une forme d’auto-interpellation active lui permettant d’atteindre un niveau de conscience de son identité de genre qui résonne dans les dialogues, la narration, l’histoire et la jouabilité. Fondé sur une approche compréhensive et empathique, le jeu Celeste se présente donc comme une œuvre culturelle qui a réussi à instaurer un dialogue indirect entre l’équipe de conception et les joueur·ses appelé·es à reconnaître leurs propres situations affectives et morales.
35Dans cet article, nous avons cherché à mieux comprendre la dimension idéologique de certaines interactions qui peuvent émerger lorsque les joueur·ses sont appelé·es à prendre place dans des univers ludiques qui donnent forme à des représentations, des idées et des croyances qui les interpellent en sujets sociaux. En adaptant les analyses d’Althusser et de Lecercle, la définition de l’interpellation vidéoludique que nous avons proposée visait très précisément à mettre en évidence les différentes étapes de cette inscription des joueur·ses dans l’ordre symbolique vidéoludique : i) captation de leur attention visuelle, auditive, tactile ; et ii) reconnaissance de leur rôle et de leur place, lesquels déterminent et orientent les schèmes de pensées et d’actions prescrites et proscrites.
36Pour rompre avec le déterminisme althussérien suivant lequel le sujet social est un être essentiellement aliéné, il nous a fallu ajouter une troisième étape, soit la réaction de l’interpellé relative à ce que Lecercle a proposé de nommer la contre-interpellation. Confronté à un appareil idéologique, l’individu assujetti a toujours la possibilité de renvoyer l'interpellation à l'instance assujettissante. Dans le domaine vidéoludique, le cas du sim punk de Sicart illustre avec force un type de contre-interpellation qui rompt avec l’agir de l’interpellé modèle prévu en amont par les concepteur·rices du jeu. En nous appuyant sur l’étude de cas du jeu Celeste, nous avons proposé de distinguer des contre-interpellations actives et passives pour penser positivement le rôle de certains jeux vidéo qui cherchent à provoquer des contre-interpellations qui soient capacitantes et prise de conscience.