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Dossier thématique

Au-delà de l’engagement moral : Vers un élargissement de l’éthique vidéoludique

Beyond moral engagement: Towards a broadening of video game ethics
Maxime Deslongchamps-Gagnon

Résumés

Les études vidéoludiques ont principalement abordé le concept d’éthique ou de morale avec celui d’engagement moral, qui a émergé en réponse aux exemples de jeux caractérisés par des systèmes de moralité manichéenne. Devant ces exemples qui poussent la morale jusqu’à la caricature, le champ d’études s’est interrogé sur la manière pour un jeu vidéo d’offrir un discours signifiant en la matière. Les débats universitaires se sont toutefois gardés de « s’engager » dans une clarification de leur appareillage conceptuel, notamment en montrant une grande timidité à l’égard des éthiques normatives préexistantes, pourtant instrumentales pour renseigner nos recommandations à propos de ce qu’est un « bon » jeu. Afin de pallier cette lacune, nous allons revisiter l’engagement moral à la lumière de l’éthique de la vertu, qui introduit des questions jusqu’ici négligées dans le champ d’études par rapport au développement des personnes qui jouent, leurs émotions et leur épanouissement. Cette démarche mettra en lumière les insuffisances du concept d’engagement moral et l’intérêt de le remplacer par celui d’engagement au bien.

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Texte intégral

  • 1 Toutes les citations de sources anglophones ont été traduites librement, avec un souci d’inclusion (...)

1Au tournant des années 2010, un programme de recherche s’est constitué au sein des études vidéoludiques autour du problème de l’engagement moral. Préparée par les importants textes de Miguel Sicart, Marcus Schulzke et José P. Zagal, tous publiés en 2009, une portion du champ d’études s’est mise à converger dans une même direction, s’intéressant à la question suivante : comment les jeux vidéo à joueur·euses unique peuvent-ils engager moralement leur public ? Dans les faits, cette question a été formulée de plusieurs façons. En préface d’un ouvrage collectif, Karen Schrier demandait : » Comment créer de meilleurs designs de jeu et les utiliser pour favoriser la réflexion et le discours éthiques ? » (Schrier, 2010, p. xx).1 Portant un regard critique sur des jeux de rôle populaires, Michael James Heron et Pauline Belford s’interrogeaient de leur côté sur « la manière dont les jeux rompent avec leurs conventions traditionnelles en lien à la prise de décision morale et génèrent chez les joueur·euses des occasions pour réfléchir à la signification plus profonde de leurs actions » (Heron et Belford, 2014, p. 2). Malcom Ryan, Dan Staines et Paul Formosa proposaient quant à eux un cadre de travail avec lequel penser « de nouvelles avenues pour engager et mettre au défi le soi moral des joueur·euses » (Ryan et al., 2016, p. 3). Tous ces écrits prennent comme point de départ la présupposition qu’il est possible pour les joueur·euses d’ignorer ou du moins de banaliser la dimension morale des jeux et, en conséquence, d’afficher un manque d’engagement moral durant leur activité. Des jeux vidéo comme Fable (Lionhead, 2004) ont servi à illustrer l’absence d’engagement moral en raison de leur intégration d’un système de moralité imprégné d’une vision manichéenne du monde et instrumentalisable à des fins de (re)jouabilité. En versant dans la caricature, ils ont conçu la morale dans une vision du monde en noir et blanc, sans niveau de gris, neutralisant l’engagement moral. C’est notamment en réponse à de tels jeux que les spécialistes du champ d’études ont commencé à analyser les œuvres au contenu moral plus sophistiqué, qui génère des problèmes d’interprétation et complexifie la prise de décision.

2Quoique les études vidéoludiques aient proposé des solutions intéressantes pour faciliter l’engagement moral, le programme de recherche qu’ont adopté les spécialistes manque de définition. Trop peu d’écrits offrent des considérations réelles sur le concept de morale et encore plus rares sont ceux qui s’ancrent délibérément dans une éthique normative préexistante. Ainsi, ce qui compte en tant que « réflexion éthique » et ce qu’elle devrait contenir demeurent incertains. Il en est de même par rapport à la nature de la « décision morale » et de la direction que devrait prendre le développement du « soi moral ». Afin d’arriver à établir ce à quoi consiste l’engagement moral et à préciser ses conditions de succès, il faut d’abord réfléchir aux visées ultimes de l’éthique et déterminer la manière dont les jeux vidéo peuvent apporter une contribution en ce sens. Chez Aristote et les héritiers de sa pensée, l’éthique revient à obtenir une bonne vie en aspirant au bien suprême, l’épanouissement, et en adoptant une pratique rationnelle de la vertu. Une éthique vidéoludique conforme à ce postulat s’intéressera donc à la possibilité de devenir une personne vertueuse et de s’épanouir à travers le jeu vidéo ainsi qu’aux conditions pour y parvenir. Malheureusement limitées par le problème de l’engagement moral, les études vidéoludiques n’ont pas élevé le débat au-delà de la stricte valeur épistémique des jeux, à savoir les connaissances que les joueur·euses peuvent tirer de leurs jeux. Ce sont des préoccupations qui rejoignent bien sûr l’éthique de la vertu, mais nous verrons que cette dernière s’intéresse à des questions d’un ordre beaucoup plus vaste, nous permettant d’adopter un projet ambitieux : celui de plaider en faveur d’un engagement au bien.

3Avant d’en arriver là, nous effectuerons dans la section suivante un retour sur les débats à propos de l’engagement moral dans la perspective des études vidéoludiques. Nous mettrons en lumière l’importance accordée à la qualité du discours moral des jeux vidéo en nous concentrant sur une recommandation faisant l’unanimité dans le champ d’études, celle de présenter des dilemmes moraux en cours de jeu afin de favoriser l’engagement moral. Parce que cette recommandation témoigne d’une vision restreinte de ce qu’est un « bon » jeu d’un point de vue éthique, la seconde section aura pour but de confronter l’approche des études vidéoludiques avec celle de la philosophie éthique et de reformuler un engagement moral conforme aux postulats de l’éthique de la vertu. Grâce à cette éthique normative, nous pourrons offrir une caractérisation de ce que nous appelons, suivant Annas (2011), l’engagement au bien, qui prend en considération des aspects négligés dans les débats au sein des études vidéoludiques, dont le rôle du désir, de la pratique et de l’émotion dans le développement de la personne qui joue. En ce sens, l’engagement au bien nous demande de penser l’éthique du jeu vidéo comme faisant partie d'une éthique de vie, d’une recherche d’épanouissement qui dépasse l'unique acte de jouer. Nous éviterons toutefois de reproduire l’erreur passée de philosophes qui ont appliqué l’éthique de la vertu au jeu vidéo de façon directe, sans adaptation, manquant de tenir compte des particularités vidéoludiques. Tout ce parcours nous permettra d’insister sur les raisons pour lesquelles l’engagement au bien concerne un domaine beaucoup plus large que l’engagement moral.

L’engagement moral selon les études vidéoludiques

4Les études vidéoludiques semblent avoir compris l’engagement moral en tant que participation active et critique au potentiel discours moral d’un jeu vidéo. C’est ce qui transparaît dans un article de Dan Staines, Mia Consalvo, Adam Stangeby et Sâmia Pedraça, qui définit le concept en question :

Un·e joueur·euse engagé·e moralement considère la signification morale de ses choix en jeu, n’approche pas l’acte de jouer au jeu d’une perspective purement instrumentale, mais essaie de comprendre les règles et les suppositions constituant le cadre éthique du jeu et les contemple à la lumière de cadres éthiques du monde réel, auxquels nous sommes tou·tes, dans une certaine mesure, sujets (Staines et al., 2019, p. 273).

5Cette définition est constituée de deux parties. L’engagement moral repose dans un premier temps sur la perception de la dimension morale du jeu, à savoir la reconnaissance que les situations de jeu comportent des significations morales. Dans un jeu comme Carmageddon (Stainless Software, 1997) où frapper des piétons avec son bolide permet d’obtenir des points pour l’améliorer, un engagement moral nécessiterait de percevoir les piétons pour ce qu’ils sont avant tout, des êtres vivants, et non simplement pour leur valeur au sein de l’économie du jeu. La dimension morale d’un jeu est ignorée si la personne qui joue se concentre uniquement sur l’acquisition de pouvoirs et de récompenses ou encore sur l’accomplissement des objectifs du jeu. Dans un second temps, l’engagement moral demande une base comparative. Dans les mots de Staines et al. (2019), il s’agit de confronter le cadre moral ou éthique interne au jeu avec un autre qui lui est externe. Si Carmageddon somme d’écraser les piétons du jeu, il va de soi que la personne qui joue a reçu au préalable un enseignement contraire. Cette dernière est engagée moralement en faisant usage de ses connaissances morales antérieures, interrogeant ses actions selon la moralité du sens commun, une maxime quelconque ou n’importe quel autre cadre avec lequel elle est déjà familière. Elle joue en sachant que ces actions sont en temps normal répréhensibles.

6Ce ne sont toutefois pas des jeux transgressifs comme Carmageddon qu’ont tendance à valoriser les spécialistes des études vidéoludiques. La définition de Staines et al. (2019) ne suffit donc pas à cerner complètement l’engagement moral tel qu’il est compris dans le champ d’études. Bien que n’importe qui puisse, de manière autonome et peu importe le jeu joué, s’engager moralement dans son activité, les études vidéoludiques cherchent à connaître les déterminants à l’engagement moral en provenance des jeux eux-mêmes : qu’est-ce qu’une œuvre vidéoludique doit contenir pour garantir ou du moins encourager l’engagement moral ? Et surtout, quel est le bénéfice retiré par les joueur·euses ? C’est parce que la contribution des jeux comme Fable est nulle que ceux-ci ne sont pas valorisés par le champ d’études. Comme nous allons le démontrer plus loin, la recherche vidéoludique suggère que l’engagement moral entraîne un gain de nature épistémique, qu’il apporte des connaissances aux joueur·euses. Dès lors, cet engagement s’inscrit dans ce qu’Alexandre Declos appelle le « cognitivisme vidéoludique », caractérisé ainsi :

En vertu de leurs caractéristiques ludiques et/ou fictives, les jeux vidéo stimulent une activité cognitive permettant aux joueur·euses de tirer des apprentissages du monde externe. En conséquence, les jeux vidéo peuvent avoir une valeur épistémique : ils peuvent nous amener à acquérir de nouvelles connaissances, à raffiner nos croyances, ou à approfondir notre compréhension (Declos, 2021, p. 8).

7Bien qu’il soit impensable qu’un·e joueur·euse ne puisse considérer la signification morale de Carmageddon et la mettre en parallèle aux prescriptions de la société, car là se trouve le plaisir même de la transgression, personne ne défendra que ce jeu est doté d’une quelconque valeur épistémique à propos de la morale ou de l’éthique. Les conditions à l’engagement moral sont plus exigeantes que celles explicitées par Staines et al. et c’est pour satisfaire cette exigence que les études vidéoludiques ont présenté comme principale solution l’intégration de dilemmes moraux en jeu. En tant qu’expériences de pensée, ceux-ci permettent de discerner des propositions morales insoupçonnées et d’élargir ainsi ses connaissances en la matière. Ils s’avèrent donc de forts représentants du cognitivisme vidéoludique.

8L’un des intérêts du dilemme moral pour le jeu vidéo spécifiquement est que la personne qui joue se voit octroyer un pouvoir de décision. Au lieu d’être strictement témoin des dilemmes auxquels font face les personnages, elle est forcée de les trancher elle-même. Faisant part de cette remarque, Zagal défend la contribution du dilemme moral envers ce qu’il nomme les « jeux éthiquement notables », c’est-à-dire des jeux incluant « des occasions pour encourager le raisonnement et la réflexion éthiques » (Zagal, 2009, p. 1). Autrement dit, ce sont tout simplement des jeux qui engagent moralement. Le chercheur repose son propos sur la définition suivante du dilemme moral : « une situation dans laquelle un agent a le devoir moral de faire A et de faire B, mais ne peut faire les deux, soit parce que faire B est simplement ne pas faire A, soit parce que des caractéristiques contingentes du monde l’en empêchent » (p. 1). Si les Fable de ce monde présentent des situations dont la binarité est mise en évidence, seule l’une des deux options étant moralement tenue d’être réalisée, les dilemmes moraux sont de nature sophistiquée, ambiguë et épineuse. Il n’est pas étonnant qu’un consensus se soit érigé dans les études vidéoludiques autour de cette solution par ailleurs privilégiée dès les premiers textes sur l’engagement moral (Schulzke, 2009 ; Sicart, 2009).

9Un exemple de bonne intégration vidéoludique de dilemme moral, auquel le champ d’études s’est fréquemment référé (Ryan et al., 2016 ; Schuzlke, 2009), est celui de la quête secondaire « Oasis » du jeu de rôle à monde ouvert Fallout 3 (Bethesda, 2008). Au sein d’une Amérique postapocalyptique, où les bombes nucléaires ont laissé place à un désert de ruines dans lequel les formes de vie sont principalement mutantes, se trouve une forêt paradisiaque, maintenue en vie par Harold, un homme-arbre. Fatigué d’être enraciné depuis des décennies, il supplie le personnage jouable de mettre fin à ses jours. Cependant, Harold est idolâtré par une communauté humaine, car il rend la terre avoisinante féconde à nouveau, alors que la nature est incapable de reprendre son cours dans le reste de la région. Le dilemme peut être réduit à la structure suivante : ou bien nous accomplissons la volonté de l’homme-arbre, lui donnant la mort au risque de menacer d’exil la communauté humaine avoisinante, ou bien nous ignorons sa requête, le laissant cloué sur place dans sa misère. Il est impossible de délivrer l’homme-arbre de sa souffrance tout en épargnant la qualité de vie de la population réfugiée dans la forêt. À travers ce scénario hypothétique, le jeu soulève une réflexion sur les motifs valables pour justifier l’euthanasie et sur la valeur d’entretenir de la souffrance individuelle au nom du bien commun, tel que l’indique Schulzke (2009). Il contraint aussi la personne qui joue à prendre une décision afin de compléter la quête. Néanmoins, cette dernière est libre de demander l’avis des personnages non jouables et d’explorer des solutions alternatives, bénéficiant du temps nécessaire pour délibérer sur la question et, ultimement, effectuer un choix informé.

10La quête « Oasis » est vantée pour d’autres raisons. L’une d’entre elles est que le système de moralité du jeu (appelé « Karma ») s’abstient d’assigner des points aux choix offerts aux joueur·euses. La quête refuse de les séduire avec une promesse de récompenses venant altérer la délibération, tel est le cas du « dilemme » des Petites sœurs dans BioShock (2K Games, 2007), un exemple fréquemment décrié (Sicart, 2009, p. 158-163). Les choix disponibles dans le cas de BioShock sont les suivants : nous pouvons soit extraire une substance améliorant les habiletés du personnage jouable à partir de jeunes enfants à moitié mutants, les « Petites Sœurs », ce qui exige de les tuer dans le processus, soit les épargner et les soigner du lavage de cerveau qu’elles ont subi, refusant de gagner égoïstement en puissance. Comme Ian Schreiber, Bryan Cash et Link Hughes l’observent, cette situation n’a rien d’un dilemme moral (Schreiber et al., 2011, p. 76). Une seule obligation morale se présente à nous : celle de préserver la vie d’innocents. La difficulté de la situation découle du conflit entre un choix moralement bon et un choix moralement mauvais aux avantages ludiques intéressants. Autrement formulé, seule « l’égoïste » possibilité de progresser plus facilement en jeu complexifie la décision. Si l’on suit les recommandations des études vidéoludiques, les jeux vidéo devraient préserver la véritable nature du dilemme moral.

11L’une des principales aspirations derrière la solution du dilemme moral est d’accorder un grand degré d’autonomie aux joueur·euses. Sicart rappelle que le problème des jeux présentant des systèmes de moralité est qu’ils privent les joueur·euses d’une « réflexion éthique », la valeur morale de leurs choix étant mesurée et signalée d’avance (Sicart, 2009, p. 211-212). Au contraire, en intégrant et respectant l’esprit du dilemme moral, un jeu évite de s’invoquer comme autorité en faisant la distinction entre le bien et le mal à la place des joueur·euses. Vers le dernier tiers de son ouvrage, Sicart offre un plaidoyer en faveur des designs de jeu « ouvert », dont l’approche éthique se résume à une philosophie du « laissez faire, laissez passer » (p. 218). Le dilemme moral est une solution conséquente à ce plaidoyer, car il invite à réfléchir librement, à se former soi-même une opinion sur un problème moral, sans se conformer à la figure d’autorité du jeu qui, en fin de compte, est susceptible d’être à son tour contestée.

12Parmi les trois types de cognitivisme vidéoludique exposés par Declos (2021, p. 9-12), le propositionnalisme est celui qui correspond le mieux à la stratégie du dilemme moral, dont la valeur épistémique est d’acquérir de potentielles connaissances représentées par des énoncés linguistiques. La quête « Oasis » de Fallout 3 est intéressante, car, en tant qu’expérience de pensée, elle donne l’occasion d’accéder à des propositions morales particulières telles que (« Il est mal que la souffrance d’Harold serve la communauté de l’Oasis. »), de les généraliser (« Il est mal que la souffrance individuelle serve le bien commun. ») et d’en évaluer la véracité (« Est-ce vrai qu’il est mal que la souffrance individuelle serve le bien commun ? »). À propos des expériences de pensée que mettent au point les jeux vidéo, Declos écrit :

En invitant leurs publics à imaginer et explorer des scénarios contrefactuels, certaines œuvres les amènent à saisir la vérité ou fausseté de certaines propositions à propos du monde. Puisque les expériences de pensée sont ordinairement comprises en tant que véritables sources de connaissances propositionnelles dans d’autres contextes (p. ex., en science ou en philosophie), il en va de même lorsqu’elles sont introduites dans des œuvres d’art (Declos, 2021, p. 11).

13Une raison pour laquelle des universitaires comme Schreiber et al. insistent sur l’importance de transposer en jeu des dilemmes moraux sans les altérer est justement de conserver l’intégrité de leur valeur épistémique. Ainsi est renforcée l’idée que la contemplation des joueur·euses devrait être pleinement absorbée par la dimension morale de la situation, sans que des éléments ludiques (récompenses, pénalités, etc.) influent sur le raisonnement et appauvrissent la cognition. Néanmoins, il est injuste d’exiger des jeux vidéo qu’ils produisent des dilemmes moraux « purs », excluant tout facteur en lien à la jouabilité, puisque ce serait de les dénaturer à leur tour. Après tout, si l’une des attitudes fondamentales des joueur·euses est celle de vouloir progresser dans leur jeu, cette question devrait peser dans la balance de tous leurs choix et raisonnements. Un dilemme moral pur, évacuant toute motivation de réussir le jeu, n’est qu’une parenthèse, un interlude ou encore ce que Cédric Astay (2016b) appelle une « saynète morale » au sein de l’expérience vidéoludique dans lequel il apparaît. Le risque est de séparer de façon mutuellement exclusive des dimensions morales et ludiques au sein même du jeu : certaines actions auraient des visées purement morales, d’autres des visées purement ludiques.

14Il vaut même la peine de se demander si l’engagement moral devrait avoir comme unique objectif de combler des déficits de connaissance propositionnelle ou de faire contempler des questions moralement complexes. Par-dessus tout, une éthique vidéoludique devrait porter attention à la contribution du jeu vidéo dans notre épanouissement à nous, les personnes dont le jeu occupe une partie de leur vie. Elle devrait promouvoir un engagement au bien, à ce qui possède de la valeur pour le développement de l’ensemble de notre personne. Pour ce faire, nous devons élargir notre conception de l’éthique vidéoludique au-delà de la valeur épistémique des jeux vidéo pour inclure des questions par rapport à la manière de bien vivre sa vie.

L’engagement au bien selon l’éthique de la vertu

15Dans la philosophie de l’antiquité grecque, l’éthique se centrait surtout sur la réalisation de l’eudaimonia, un terme souvent traduit approximativement par « épanouissement » ou « bonheur », faute de mieux, et principalement développé de nos jours dans la tradition aristotélicienne de l’éthique de la vertu, selon laquelle l’eudaimonia est le plus grand bien accessible à l’être humain et la vertu sa constituante la plus fiable. Chez Aristote, l’épanouissement est l’objectif ultime d’une vie qui se suffit à elle-même : « c’est ce qui, pris à part de tout le reste, rend la vie désirable et n’ayant besoin de rien d’autre » (2017, p. 60 [I.5 1097b]). On ne pourrait équivaloir l’épanouissement à un simple état de plaisir, de bien-être ou de satisfaction, des candidats trop éphémères et subjectifs pour le représenter, ni au concept de qualité de vie, de nature circonstancielle, ni à celui de succès ou de réussite, évalué en fonction de ce qui possède une valeur extrinsèque, comme l’argent et la réputation (Annas, 2011, p. 127-140 ; Baril, 2014, p. 19 ; van Zyl, 2019, p. 42-44). Il s’accompagne plutôt d’une activité structurante et pratique de sa vie individuelle, d’une réflexion personnelle à propos de la manière de vivre sa vie et d’un exercice de ses vertus, telles que la justice, l’honnêteté et la générosité, qui s’avèrent en d’autres mots des dispositions du caractère. D’après la néoaristotélicienne Julia Annas, l’engagement au bien (commitment to goodness) est une condition essentielle à cette pratique.

16Qu’est-ce que signifie de s’engager au bien ? Annas (2011) développe le concept au septième chapitre de son livre Intelligent Virtue. La pratique de la vertu entraîne un engagement à mettre en œuvre quotidiennement. Devenir vertueux demande de choisir consciemment la vertu, de lui accorder la valeur qui lui revient et d’adapter sa conduite en conséquence. Personne n’est vertueux par accident ou par routine. Si l’on prend en exemple la personne généreuse, il va de soi que celle-ci est disposée à cette vertu d’abord et avant tout parce qu’elle pense qu’il est important pour elle de donner du sien, de faire profiter les autres de ses aptitudes ou de son temps. En raison de la grande importance qu’elle attribue à cette vertu, elle s’empêche d’y faire exception et coordonne ses objectifs pour rester cohérente avec celle-ci. Son engagement à la générosité structure ainsi sa vie individuelle. Étant vertueuse, elle cherche à concilier l’objectif ultime d’une vie épanouie avec des objectifs personnels à long terme, comme garder la santé, avoir une carrière ou faire le tour du monde, et à court terme, comme aller à la salle d’entraînement, lire un manuel scolaire ou planifier son voyage. La personne vicieuse, au contraire, sans démontrer nécessairement un engagement au mal, témoigne généralement d’un manque d’engagement tout court. Lorsqu’elle perçoit l’occasion d’être généreuse, elle ferme l’œil, reste dans l’indifférence ou s’invente des excuses pour la laisser passer. En éthique comme ailleurs, un manque d’engagement est, entre autres, un manque de motivation.

17L’engagement au bien s’exprime également dans la manière d’être. Une personne qui est généreuse n’est pas qu’une personne qui agit avec générosité, la différence étant qu’elle fait preuve d’une attitude cohérente avec ses actions. Lorsqu’elle donne de son temps ou de son argent, elle le fait avec plaisir, son action étant préparée par une sincère préoccupation pour la vertu et par une émotion appropriée, qui correspond à la réalité de la situation et amène une chaleur au cœur, que ce soit de la compassion ou de la tendresse. La personne qui agit simplement avec générosité doit, quant à elle, possiblement surmonter des désirs et émotions contraires à ce que la situation demande. Par exemple, elle doit lutter avec elle-même pour réprimer son regret de devoir suspendre ses occupations personnelles ou de ne pas pouvoir dépenser son argent autrement. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote (2017 [VII]) affirme qu’une telle personne s’avère continente, car elle a besoin de maîtriser chacune de ses occurrences émotionnelles mal ajustées. En revanche, la personne véritablement généreuse est libre de conflits internes par sa pratique antérieure de la vertu et son développement émotionnel, tous stimulés par un engagement au bien. La vertu lui vient alors aisément. L’épanouissement s’accompagne ainsi d’une harmonie intérieure (puisque la vertu est portée par les mouvements convergents de différentes parties de l’âme) et d’une harmonie pratique (puisque tous les objectifs de la personne sont subordonnés, puis assimilés à la visée ultime qu’il représente).

18L’éthique de la vertu se détache de conceptions communes de l’éthique notamment par son approche développementale. Dans son ouvrage, Annas montre que la vertu se forme de manière semblable à l’habileté : à travers la pratique, avec effort, aspiration et engagement, en s’inspirant de modèles et en étant guidé par des mentors, en sachant pourquoi il faut s’exercer de telle ou telle façon, etc. Connaître la vertu se rapproche davantage de la possession d’un savoir-faire que de la formulation d’une théorie éthique. Son développement intervient sur plusieurs niveaux psychologiques, incluant la rationalité pratique, les désirs et les émotions, comme mentionné ci-dessus, ainsi que les habitudes, les attitudes et la perception. On ne pourrait donc le résumer à l’apprentissage d’un certain nombre de propositions et de règles générales. Le développement de la vertu est de plus motivé par la réalisation personnelle d’une bonne vie, par l’épanouissement. La raison pour laquelle nous enseignons la vertu à nos enfants est qu’elle est bénéfique à la personne qui la possède. Tel que Roselind Hursthouse (2001, p. 175-177) le souligne, nous voulons que nos enfants deviennent des personnes courageuses, justes et honnêtes, car c’est dans leur intérêt de l’être, c’est ainsi qu’iels auront une meilleure vie. Nous le faisons pour leur propre bien, non pas par calcul, et en sachant que l’engagement au bien puise sa force dans l’épanouissement, non pas dans les croyances morales, incapables à elles seules d’entraîner un passage à l’action. Il faut que la vertu se rattache à quelque chose d’attirant et d’inspirant pour engendrer de la motivation. La position d’Aristote est claire à ce sujet : « La pensée par elle-même n’imprime aucun mouvement » (Aristote, 2017, p. 298 [VI.2 1139a]). La vertu naît d’un désir.

S’épanouir à travers le jeu vidéo ?

19À la lumière de l’éthique de la vertu, l’engagement moral en jeu vidéo ne suffit pas à développer ses vertus et à connaître une bonne vie, car il n’exploite et ne communique pas ces désirs. Tel qu’il sera détaillé plus loin, la nature de l’engagement moral reste principalement perceptuelle (les joueur·euses doivent discerner la dimension morale d’un jeu) et cognitive (iels doivent retirer du jeu des connaissances propositionnelles à propos du monde externe). Suivant l’engagement au bien, il est plutôt question de valoriser les œuvres qui permettent de poursuivre la recherche individuelle du bien suprême, de s’épanouir en jouant à des jeux. Cette visée repose néanmoins sur une prémisse importante : qu’il soit possible de pratiquer la vertu dans un contexte vidéoludique. Aristote portait un regard dépréciatif sur le jeu, le réduisant à un délassement, un moment de détente avant de retourner aux choses sérieuses et donc une pause dans l’activité vertueuse (2017, p. 540-544 [X.6]). Si c’était vrai, la vertu et le jeu seraient incompatibles. Nous n’étudierons pas le commentaire du philosophe qui, de toute façon, ne découle pas de considérations réelles sur le jeu, sans compter qu’il n’est pas nécessaire de l’intégrer dans une adaptation contemporaine de l’éthique de la vertu. Il s’agit seulement ici d’indiquer quelques conditions, au nombre de trois, sous lesquelles la vertu est praticable en jeu vidéo dans une perspective néoaristotélicienne.

20La première condition concerne la transversalité du développement des vertus. Dans The Ethics of Computer Games, Sicart (2009) propose une liste de vertus spécifiquement ludiques, faisant de l’éthique vidéoludique un projet ludologique. Au total, sa typologie inclut : la recherche de l’accomplissement, la curiosité d’exploration, une nature sociale, l’agression modérée, un souci pour l’équilibre de jeu et l’esprit sportif (p. 101). Bien qu’un certain nombre de problèmes émerge de cette liste de vertus, examinons la possibilité qu’il y ait des vertus « pertinentes seulement pour l’expérience de jeu » (p. 94), en commençant par relever une éclairante remarque d’Annas sur le rapport entre la vertu et son contexte d’apprentissage. Comme elle le fait savoir : « une vertu implique plus que l’activité déployée dans la situation où elle est apprise en premier lieu : elle implique quelque chose de la part de la personne » (Annas, 2011, p. 84). Autrement dit, la vertu traverse les contextes, même celui du jeu. Au lieu d’appartenir à un domaine ou une spécialisation, elle caractérise la personne elle-même. Une personne juste, par exemple, l’est dans toutes les sphères de sa vie, au travail, à domicile et dans ses loisirs, sans quoi on ne pourrait la qualifier ainsi ou, du moins, affirmer qu’elle est fiable en matière de justice. Sa vertu demeure intacte en jouant à des jeux vidéo. Elle ne devient pas une autre personne, comme si elle revêtait un masque de joueur·euse qui la transformait temporairement. Des dispositions ludiques comme l’agression modérée, le souci d’un jeu équilibré et l’esprit sportif consistent simplement en l’expression d’une seule vertu, à savoir la justice, car elles visent toutes à respecter l’égalité des chances. La personne qui joue ne pourrait puiser dans ces dispositions sans avoir au préalable un caractère minimalement juste, forgé dans une variété de situations, ludiques ou non. Si les vertus étaient spécifiquement ludiques, nous devrions admettre qu’elles font de nous seulement des meilleur·es joueur·euses, perdant de vue le concept de personne, pourtant indispensable à l’approche développementale de l’éthique de la vertu.

21La vertu est donc praticable dans un contexte de jeu à condition qu’elle soit de nature transversale. Le défi qui s’impose désormais est celui d’être en mesure de cibler des occurrences de vertu dans l’expérience vidéoludique ou, en d’autres mots, de départager les comportements ludiques qui reflètent la vertu de ceux qui ne la reflètent pas. Une piste de solution envisageable serait de pointer des actions normalement considérées comme vertueuses et de les retrouver dans les jeux vidéo, en particulier celles qui s’avèrent fidèlement représentées et performées. Cette piste de solution se fonde entièrement sur ce que nous pouvons appeler suivant Garry Young (2009) une erreur d’adéquation, qui met sur un pied d’égalité le statut normatif des actions faites en jeu et celui des actions faites hors jeu. Les premiers philosophes à s’aventurer sur le terrain de l’éthique vidéoludique ont commis cette faute en évaluant les jeux vidéo au contenu violent :

Les aspects interactifs, immersifs et sociaux [des jeux vidéo] permettent aux joueur·euses d’exercer leurs capacités (et d’en délaisser d’autres) d’une manière très similaire à ce qui surviendrait dans le monde réel. En ce qui concerne l’habileté […], la différence entre le numérique et le non numérique, le virtuel et le non virtuel n’est plus pertinente. Des personnes améliorent des habiletés violentes et détériorent leur empathie. Par conséquent, même si elles ne reproduisent pas des actes violents dans le monde réel (c’est en vérité extrêmement rare), leur développement moral en vue de devenir de bons êtres humains, épanouis, est affecté (Coeckelbergh, 2011, p. 97).

En prenant part à des simulations d’actions démesurées, complaisantes et mauvaises, nous cultivons une mauvaise sorte de caractère. La position aristotélicienne expliquerait que l’holo-pédophilie ou l’holo-meurtre renforce des habitudes et des dispositions dépouillées de vertu (McCormick, 2001, p. 285).

22Supposant une relation d’adéquation, toutes les actions vicieuses imaginables, comme agresser, voler ou tuer, le restent même lorsqu’elles sont accomplies dans un monde fictif. Peu importe le contexte de jeu, elles renforcent chez les joueur·euses un caractère vicieux. La même logique s’applique aux actions vertueuses. Dans l’objectif de former des personnes vertueuses, les jeux vidéo auraient à sommer leurs joueur·euses de réaliser des gestes bons en apparence, par exemple, de faire rire les habitants d’Albion dans Fable ou d’offrir des cadeaux à des personnages non jouables dans Animal Crossing: New Horizon (Nintendo, 2020). Par contre, il est permis de douter que l’accomplissement banal de telles actions exerce le caractère d’une quelconque manière. Au-delà d’être motivées par la progression en jeu ou par l’obtention d’une récompense, ces actions ne requièrent tout simplement aucun effort particulier chez la personne dont les vertus sont minimalement développées, alors que l’analogie de la pratique suggère l’importance du contraire.

23Avant de revenir à cette analogie, insistons sur le fait que les actions ludiques ne sont jamais de parfaites adaptations d’actions extra-ludiques, ce qui nous interdit de fonder nos jugements normatifs uniquement sur ce qu’elles représentent superficiellement. Il faut alors élargir nos perspectives en faisant appel à des principes qui tiennent compte de leur nature fictive et de leur constitution psychologique. Le principe d’adhésion développé par Sebastian Ostritsch (2017, p. 122-125) stipule notamment que les œuvres de fiction, les jeux vidéo y compris, présentent toujours une vision normative du monde. Au lieu d’évaluer simplement les actions fictives des joueur·euses, il faut en outre interpréter le point de vue porté par l’œuvre sur celles-ci. Par exemple, s’il est demandé aux joueur·euses d’accomplir un acte horrible, d’une grande violence, il faut déterminer si, globalement, le jeu souscrit à l’action fictive qu’il fait faire, que ce soit en l’esthétisant ou en l’épousant narrativement. Cette adhésion est en outre susceptible d’être communiquée à la personne qui joue à travers ce que Maude Bonenfant et Dominic Arsenault (2016) nomment la rhétorique processuelle, qui la «  “fait être” […] en exigeant une adhésion à des idées ou valeurs plus profondes ».

24Rappelons que l’éthique de la vertu concentre justement ses évaluations sur la manière d’être de la personne plutôt que sur ses actions isolées. Le principe d’adhésion a l’avantage de tenir compte de cette particularité. Par exemple, des jeux antiguerres comme Spec Ops: The Line (Yäger, 2013) et This War of Mine (11 bit studios, 2014) cultivent la vertu même si l’un force les joueur·euses à assaillir un campement militaire à l’aide de bombes au phosphore blanc et l’autre les entraîne à voler des personnes âgées parce que tous les deux exposent une adhésion contraire aux actions effectuées. Cette désapprobation est évidente considérant qu’ils orchestrent une expérience émotionnelle de culpabilité, d’indignation et de désespoir (Smethurst 2017 ; Bjørkelo 2018). Que ce soit sur le coup ou après-coup, les joueur·euses sont amené·es à désavouer ce qu’iels font dans le jeu en raison de leurs émotions vécues. Suivant l’éthique de la vertu, le caractère d’une personne s’exprime justement dans ses désirs et émotions et c’est là que se trouve également le locus de la pratique vertueuse en jeu vidéo. Les émotions précédentes révèlent une disposition à la justice et, par extension, à réagir négativement aux traitements des êtres humains durant la guerre. L’erreur d’adéquation néglige la rhétorique processuelle des jeux, voire toute leur dimension émotionnelle. Afin de l’éviter, nous devons faire appel au principe d’adhésion, absolument central à l’exercice de la vertu en jeu vidéo.

25Une dernière condition porte sur la non-trivialité actionnelle. Il ne faudrait pas confondre la pratique de la vertu à la routine vide d’esprit, comme Annas (2011, p. 13-15) l’indique dans l’analogie qu’elle construit entre la vertu et l’habileté. La pratique porte fruit entre autres lorsqu’elle déploie un effort particulier en vue de combler un déficit, que ce soit de vertu ou d’habileté. Elle s’avère efficace en plaçant l’apprenant·e devant un élément inconnu ou une situation inhabituelle qui, tout en demandant un savoir-faire préalable, l’invite à améliorer sa pratique en apportant des ajustements ou en corrigeant d’imparfaites habitudes. L’éthicienne de la vertu Hursthouse (2001, ch. 4) témoigne dans le même sens en affirmant que la vertu brille dans les circonstances difficiles : quand la pauvreté fait obstacle à la générosité, quand une phobie s’interpose dans le courage, quand le deuil anesthésie la compassion, et ainsi de suite. Il n’y a donc rien de bien admirable à offrir un cadeau aux personnages non jouables dans New Horizon ou à leur donner de la joie dans Fable en raison de la clémence des circonstances. Ce sont des actions sans bémol, qui peuvent de toute façon être faites pour des raisons autres que la vertu. Le caractère des personnes qui jouent n’est aucunement testé.

26Dans d’autres jeux, au contraire, de telles actions le mettent à l’épreuve en comportant le risque d’échouer. C’est le cas de Papers, Please (Pope, 2013), qui donne aux joueur·euses le rôle d’un·e agent·e de douane au sein d’un pays totalitaire. Dans ce jeu, laisser certains personnages traverser illégalement les frontières, comme Katya, qui craint pour sa vie, mais n’a pas les documents requis pour passer la douane, peut entraîner des problèmes avec les autorités et nuire au bien-être du personnage jouable, celle de sa famille et possiblement mettre fin à la partie. En faisant brandir le spectre de l’échec, Papers, Please crée une tension au sein de laquelle la personne qui joue doit trier ses désirs, réorganiser ses objectifs, trouver la manière de jouer à son jeu tout en gardant un œil sur la vertu. Contrairement à ce qu’affirment des défenseur·es de l’engagement moral, il est plus que pertinent d’intégrer des dilemmes moraux impurs en jeu, de faire miroiter des tentations en lien au succès et à l’échec vidéoludique. À cet égard, nous aurons la chance d’offrir quelques explications supplémentaires en revisitant l’engagement moral à la lumière de l’éthique de la vertu. Il suffit de conclure ici en réaffirmant que la vertu et le jeu ne présentent aucune incompatibilité.

Vers un élargissement de l’éthique vidéoludique

27La démarche précédente a permis d’établir de façon non exhaustive trois conditions au cœur de la pratique de la vertu en jeu vidéo, que nous pouvons appeler en peu de mots les conditions de transversalité, d’adhésion et de non-trivialité. Ces conditions représentent des dénominateurs communs entre l’engagement moral et l’engagement au bien, quoiqu’elles ne soient pas justifiées pareillement. Dans les deux cas, l’apprentissage des joueur·euses dépasse le domaine du jeu vidéo, sauf que l’engagement moral suppose que cet apprentissage consiste en l’acquisition de connaissances générales à propos de la morale alors que l’engagement au bien se concentre sur le développement personnel de la vertu. Les deux nous empêchent également de limiter nos considérations normatives au contenu fictif d’une action ludique qui, en soi, reste en inadéquation avec son référent extra-ludique. D’une part, des actions comme donner la mort ou laisser souffrir doivent être contextualisés dans le cadre d’un dilemme moral et peuvent nous aider à faire sens de nos obligations morales. D’autre part, l’attitude ou la manière d’être derrière l’action devrait toujours être l’objet de nos évaluations en matière de vertu. Enfin, par rapport à la dernière condition, tous deux proposent de mettre au défi la personne qui joue, soit en lui demandant d’explorer mentalement un scénario complexe, aux implications délicates, soit en exposant en elle des désirs contradictoires, notamment entre celui d’obtenir du succès et celui de bien jouer (lire : de bien vivre). L’engagement moral et l’engagement au bien partagent donc certaines bases, mais divergent dans leurs explications. Une raison à cela est que l’éthique de la vertu couvre un vaste terrain, faisant en sorte que l’engagement au bien est nécessairement plus englobant que l’engagement moral. Effectivement, l’engagement au bien tient mieux compte de points cruciaux en lien à l’éthique vidéoludique, dont le développement de la personne qui joue, les motivations qui l’habitent, la normativité de nos évaluations et la pleine valeur épistémique des jeux. Examinons de plus près ces quatre points en majeure partie interreliés pour saisir toute la pertinence de réformer le concept d’engagement moral.

28Premièrement, si le développement de la vertu rend l’entièreté de la personne meilleure, la contribution du dilemme moral en ce domaine s’avère en revanche moindre. D’après Hursthouse (2001, p. 47), les traditions éthiques valorisant le dilemme moral, à savoir la déontologie et l’utilitarisme, se concentrent sur l’évaluation de l’action prise en isolation au détriment de la vie intérieure, ignorant la possibilité qu’il existe des dilemmes moraux insolubles. À bien y penser, il est vrai que les dilemmes moraux ne contiennent généralement aucun choix que nous pourrions juger comme bon et constitutif de l’épanouissement. Considérons à nouveau la quête « Oasis » : soit il faut laisser Harold dans sa prison d’écorce, soit il faut expulser une communauté humaine de ses terres. Il y a peut-être un choix moins mauvais que l’autre, mais il n’y en a pas de bon. Devant ce dilemme insoluble, comment la vertu est-elle censée être communiquée ? C’est un problème auquel les études vidéoludiques n’ont pas porté attention. Hursthouse signale que, dans une telle situation, la personne vertueuse hésite, considère toute alternative supplémentaire, tranche la question avec regret et s’engage à trouver un moyen de réparer les torts causés (p. 48). Ainsi, la pertinence du dilemme moral en jeu serait d’encourager une manière d’être plutôt qu’une recherche de « bonne réponse ». C’est ce que démontre par moments la première saison du jeu The Walking Dead (Telltale, 2012), dans laquelle le personnage non jouable de Clementine, une fillette attachante que les joueur·euses côtoient tout au long de leur expérience, agit en tant que « boussole morale ». Cette métaphore de Sarah Stang (2017, p. 176) réfère aux réponses constantes de l’enfant vis-à-vis les mauvais choix (parfois inévitables) des joueur·euses, qui occasionnent en elle de la détresse, que ce soit des inquiétudes verbalisées ou des pleurs inconsolables. Témoin de nos moindres faits et gestes, Clementine nous incite à vivre un certain chagrin de ne pouvoir résoudre des situations hors de notre contrôle, sinon de la culpabilité envers le pire de nos propres réponses. Là se trouve une possibilité de former notre personne, en particulier nos dispositions émotionnelles.

29En règle générale, le dilemme moral ne se présente jamais comme une fausse question marquée par l’insolubilité et ne puise pas, sinon trop faiblement, dans notre motivation éthique fondamentale, celle de devenir de bonnes personnes et de nous épanouir de cette façon. Sans nier que le dilemme moral est susceptible de piquer la curiosité et de susciter des réflexions absolument intéressantes, il demeure un exercice de jugement dépouillé de désirs. Pour reprendre les catégories d’Aristote, il stimule plutôt une pensée d’ordre contemplative, intéressée par la vérité, qu’une pensée d’ordre pratique, soutenue par un désir et orientée par un but (2017 [VI.2]). Même en faisant partie d’une simulation ou d’une mise en situation vidéoludique, l’acte de choisir A ou B dans un dilemme moral tout à fait hypothétique et impersonnel ressemble davantage à ce que l’élève accomplit devant une question à choix multiples : il s’agit de trouver la bonne réponse, de discerner le vrai du faux. Mais l’élève ne devient pas une meilleure personne en réussissant ses examens tout comme le philosophe ne devient pas un modèle après avoir passé sa vie à étudier les dilemmes moraux ! Au contraire, les situations propices à développer la vertu concernent la personne elle-même, car en désirant mener une bonne vie, cette dernière doit organiser la conduite de celle-ci en fonction de ses circonstances et de ses autres désirs, que ceux-ci relèvent du jeu ou non.

30Ceci nous amène au deuxième point en lien aux motivations dans lesquelles l’engagement au bien intervient. Bernard Perron (2016) note que les joueur·euses vont développer, durant leur expérience de jeu, principalement des préoccupations pour iels-mêmes, leur succès et la manière de l’obtenir, ainsi que pour les autres, les personnages avec lesquels iels ont tissé une relation. Toujours selon Perron, ces préoccupations s’avèrent les conditions sine qua non à l’occurrence d’émotions chez les joueur·euses : sans se soucier de leur réussite et de ce qui arrive aux personnages, iels ne vibrent pas au rythme des situations du jeu. En ce sens, il est peu probable que le dilemme moral « pur » entraîne des réactions émotionnelles chez iels, car la décision n’a aucun impact dans la progression du jeu et ne concerne que des figures côtoyées ni avant ni après la situation donnée. Il demeure une expérience de pensée tout à fait abstraite, voire scolaire. Si nous nous penchons à nouveau sur l’exemple de Papers, Please, ses « dilemmes » touchent cependant les joueur·euses en exploitant leurs désirs en lien à la progression dans le jeu. D’une part, les joueur·euses sont intéressé·es à terminer le jeu, mais pas à tout prix. D’autre part, iels veulent protéger des personnages comme Katya, mais sans compromettre leur activité avec un écran « game over ». Papers, Please fait ainsi appel à la pensée pratique à propos de la meilleure manière de jouer à son jeu, oblige à concilier un bien de nature ludique, à savoir la réussite du jeu, avec le bien ultime, l’épanouissement. En plus de demander d’articuler leurs objectifs personnels, l’avantage d’exploiter les préoccupations vidéoludiques des joueur·euses est de les amener à clarifier leurs propres émotions, de les harmoniser avec ce qui est véritablement important. Le dilemme impur de Papers, Please met les joueur·euses dans l’embarras, les oblige à se demander : « suis-je vraiment prêt·e à ignorer la requête de Katya, tout alarmée, pour garantir ma progression en jeu ? ». Leurs préoccupations gardent une nature vidéoludique, mais s’imprègnent de vertu. De nouveau, c’est dans leur manière d’être que les joueur·euses exprimeront un engagement au bien, en hésitant au lieu de faire un choix précipité, en regrettant de ne pouvoir donner un coup de main au personnage en détresse ou bien en espérant poursuivre la partie malgré la perte de ressources ludiques découlant de l’aide apportée. Voilà tout l’intérêt pour le jeu vidéo de présenter des dilemmes moraux impurs.

31Troisièmement, l’expression « engagement au bien » renferme très clairement des visées normatives que les études vidéoludiques se sont gardées de discuter à travers l’engagement moral. Une éthique du jeu vidéo devrait pouvoir nous guider dans les questions « qu’est-ce qu’un bon jeu ? » et « qu’est-ce qu’un jeu bien joué ? ». Avec l’éthique de la vertu, nous pouvons appuyer nos jugements normatifs sur les concepts centraux de vertu et d’épanouissement, affirmer qu’un bon jeu est celui qui cultive la vertu et que bien jouer demande une manière d’être constitutive de l’épanouissement. Sauf que les études vidéoludiques témoignent d’un certain « désengagement » envers ces questions, s’abstenant, comme nous l’avons observé en introduction, d’apporter des clarifications autour de concepts tels que la « réflexion éthique », la « décision morale » ou le « soi moral ». Quel bien l’engagement moral poursuit-il et pour quelles raisons le poursuit-il ? Telles sont des questions négligées par le champ d’études.

32Nous avons compris que le cognitivisme vidéoludique apparaît comme la seule réponse suggérée. L’engagement moral a pour but de faciliter les apprentissages moraux, de rendre les joueur·euses moins ignorant·es en la matière. Un bon jeu serait celui qui stimule la pensée contemplative et génère ainsi des connaissances théoriques à propos de la morale. Qu’est-ce que serait un mauvais jeu, suivant cette logique ? D’après le cas de Fable, ce serait un jeu qui, sans nécessairement véhiculer de mauvaises croyances, n’encourage pas une réflexion productive à propos de la morale. Ici, nous pouvons constater que les études vidéoludiques ne proposent pas un cadre approprié pour critiquer les jeux vidéo. Elles fondent leurs évaluations normatives sur la qualité du discours explicitement moral des jeux, négligeant la rhétorique processuelle de ceux-ci, les transformations qu’ils opèrent en nous sans avoir recours au logos. L’éthique de la vertu affirmerait qu’un mauvais jeu est un jeu qui sème le vice, qui sabote la pratique de la vertu ou qui nuit à l’épanouissement, par exemple, un jeu dont la structure est inspirée du casino, entraînant potentiellement chez les joueur·euses une relation pathologique au point où iels ne peuvent plus fonctionner normalement dans leur quotidien. Un tel jeu rendrait les joueur·euses clairement malheureux·euses, non pas en raison de son discours moral (qui est de toute façon inexistant), mais en raison de la manière dont il affecte la vie des personnes qui jouent. Les études vidéoludiques ne peuvent arriver à ce genre de conclusion en se fondant sur le concept d’engagement moral.

33En ce qui concerne le quatrième et dernier point, l’engagement moral comme l’engagement au bien devraient s’inscrire dans un cognitivisme vidéoludique élargi afin de rendre compte de la pleine valeur épistémique des jeux vidéo. L’éthique de la vertu permet d’assurer une telle inclusion en donnant à l’émotion ses lettres de noblesse ainsi qu’en rapprochant la vertu d’un savoir-faire. Pour référer aux stratégies en lien au cognitivisme vidéoludiques présentées par Declos (2021, p. 16-27), nous pouvons affirmer que l’éthique de la vertu appliquée au jeu vidéo accepte aussi l’expérientialisme et le néocognitivisme. Nous arrêter à l’expérientialisme devrait suffire à comprendre ce dernier point. Declos le présente avec le cas de l’empathie, qui véhicule des connaissances expérientielles, ou non propositionnelles, en nous faisant « comprendre “c’est comment” d’être dans telle ou telle situation, d’observer les choses d’une perspective en particulier, de ressentir une émotion donnée » (p. 16). En vérité, toutes les émotions peuvent jouer un rôle similaire étant donné qu’elles représentent un point de vue sur une situation (sous le coup de l’émotion, nous percevons les choses d’un certain angle) et produisent un ressenti (le corps « enregistre » le contenu mental de l’émotion). Même l’approche cognitive des émotions reconnaît l’importance de ces états d’âme par rapport à des processus mentaux strictement rationnels de par leur très grande proximité épistémique avec les propriétés du monde, produisant une expérience de première main de celles-ci (Roberts, 2013). Pour illustrer brièvement, personne ne connaît pleinement sa faute ou le danger d’une situation sans vivre respectivement de la culpabilité ou de la peur. Une émotion laisse une empreinte chez la personne par sa vivacité et son intimité. Par conséquent, en forgeant les habitudes émotionnelles des joueur·euses, les jeux vidéo peuvent les sensibiliser à répondre de manière appropriée à une variété de situations, par exemple, à éprouver du regret envers les circonstances déplorables d’un dilemme moral, pour réitérer la remarque de Hursthouse. À l’inverse des connaissances propositionnelles, les connaissances expérientielles concernent toujours la manière d’être. On ne devrait surtout pas ignorer cette valeur épistémique du jeu vidéo.

Conclusion

34À la lumière de l’éthique de la vertu, l’engagement moral présente autant des contours flous qu’une étendue restreinte. Les études vidéoludiques ont beaucoup à gagner à réformer ce concept en faveur de l’engagement au bien. Cet engagement couvre un domaine beaucoup plus vaste par son approche développementale, son inclusion du rôle des désirs dans la motivation, ses visées clairement normatives et son cognitivisme élargi. L’engagement au bien est une voie sûre vers l’épanouissement, pourvu que le jeu vidéo soit un terrain propice à la pratique de la vertu, ce que nous avons défendu en établissant les conditions de transversalité des connaissances produites en jeu, d’adhésion envers les actions fictives et de non-trivialité actionnelle. Considérant les avantages de l’engagement au bien, le cas du dilemme moral perd quelque peu de son éclat. En plus de se limiter au propositionnalisme, ce symbole de l’engagement moral démontre un degré important d’inarticulation ludique : dès qu’un choix est motivé par l’accomplissement d’objectifs de jeu, il ne serait plus de nature morale ! Sûrement la pertinence d’examiner l’éthique de jeux comme Fallout 3 ne se situe pas seulement au sein des quelques parenthèses morales qu’ils offrent, de ses expériences de pensée isolées du reste du jeu. On ne pourrait délimiter les vices et les vertus qu’ils communiquent à des situations extrêmement précises comme le dilemme moral. Il vaut mieux évaluer ces jeux globalement, en fonction de la somme des émotions qu’ils nous font vivre et des personnes qu’ils nous font devenir. Nous devons alors poursuivre la réflexion au-delà des choix qu’ils mettent à la disposition des joueur·euses, Beyond Choices, comme est intitulé l’ouvrage de 2013 de Sicart, mais aussi et surtout, au-delà de l’engagement moral.

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Notes

1 Toutes les citations de sources anglophones ont été traduites librement, avec un souci d’inclusion des genres.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maxime Deslongchamps-Gagnon, « Au-delà de l’engagement moral : Vers un élargissement de l’éthique vidéoludique »Sciences du jeu [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 13 juillet 2023, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdj/5303 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdj.5303

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Auteur

Maxime Deslongchamps-Gagnon

Université de Montréal et université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

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