- 1 S.E.L.L (syndicat des éditeurs de logiciel de loisir). L’essentiel du jeu vidéo (novembre, 2020), (...)
- 2 Individus déclarant jouer au moins une fois dans l’année aux jeux vidéo.
1Le rapport des adolescents au numérique est aujourd’hui marqué par une très forte prégnance. C’est souvent leur principale activité, monopolisant selon différentes études deux fois plus de temps que leur temps passé à l’école (Spitzer, 2019). Au sein des activités numériques, le jeu vidéo occupe une place significative (5,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires rien qu’en France en 2020 selon le rapport du SELL1 avec un total de 71 % de la population française qui joue au moins occasionnellement2), autant en ce qui concerne les femmes (47 %) que les hommes (53 %). Les effets de cet investissement sont discutés, notamment du point de vue psychologique et psychanalytique (Tisseron et al., 2006, Tisseron, 2012 ; Stora, 2018 ; Gillet et Leroux, 2021 ; Leroux, 2019 ; Haza, 2019), mais aussi du point de vue cognitif (Ducanda, 2021).
2Dans l’opinion commune, entre autres pour bien des parents, comme dans les médias, et pour certains auteurs, cet investissement est décrit comme un problème. Celui-ci prend différentes dimensions, qui peuvent se cumuler, notamment le temps passé qui peut être très important, la nature même de certains jeux (le type d’activité et de projection qu’ils sollicitent), et la dépendance, voire l’addiction qu’ils sont à même de créer (système de récompense, possibilité de rejouer, sentiment d’engagement vis-à-vis d’autres joueurs en ligne, etc.) et donc la difficulté à s’arrêter et à laisser place à d’autres objets. Enfin, il faut souligner la virtualisation de l’existence (Hétier, 2021), non pas au sens d’une perte du principe de réalité, mais d’une désaffection envers le réel, sa complexité, sa résistance, les angoisses qu’il procure (un joueur interrogé évoquait ainsi le fait de « ne pas se salir les mains »).
3Ce dossier vise à mettre en perspective cette dimension potentiellement problématique, en se demandant pour qui cela fait problème, avant de se demander pourquoi cela fait problème. L’investissement des jeux vidéo peut ainsi être analysé comme symptôme ; non pas seulement comme symptôme du joueur « pathologique », mais comme symptôme de la condition de l’adolescent, de la relation entre l’adolescent et ses parents et du cadre éducatif dans la modernité tardive (Rosa, 2018), impliquant tout autant ses parents que lui.
4Dans ce dossier sont présentées des créations et des initiatives thérapeutiques singulières témoignant du fait que le jeu vidéo peut être un objet de rencontre. Par ce terme, il apparaît comme permettant la triangulation relationnelle de communication, de partage entre parent(s) ou professionnel(s) et enfant(s) avec l’objet « jeu vidéo ». Cette triangulation semble possible notamment dans une posture que peut adopter l’adulte en position de s’intéresser aux jeux investis par l’adolescent (quels que soient ces jeux), selon trois occurrences éventuellement complémentaires : s’y intéresser/en parler, jouer ensemble, regarder jouer/être à côté. D’une telle posture, nous allons pouvoir voir dans ces articles, quelles dispositions peuvent permettre de dédramatiser l’investissement du jeu vidéo, nourrir la relation adulte/adolescent (et réduire la fracture générationnelle), limiter l’investissement en cessant d’en faire un objet de séparation.
5L’article « Enfants et parents : des pratiques vidéoludiques plurielles pour se rencontrer » de Stacie Petruzzellis et Anaïs Jacobs initie une forme de réponse au risque d’addiction et de dépendance aux jeux vidéo. Il s’agit en effet de voir de quelle manière le jeu vidéo, plutôt que d’être un objet d’isolement, peut être un objet tiers dans une rencontre et dans la possibilité de réduire la « fracture » (entre adultes-éducateurs et enfants-adolescents). Différentes manières de faire du jeu vidéo un objet de partage et de rencontre sont approchées, notamment par le dialogue et l’échange.
6Olivier Duris et Clarisse Éloy décrivent et analysent un dispositif original, de co-création avec le jeu vidéo dans leur article « Créer un jeu vidéo en psychothérapie ? L’exemple de deux médiations thérapeutiques par la programmation en Hôpital de Jour et en CMPP ». Alors qu’on peut craindre une forme de « passivité » du joueur face à un univers entièrement programmé, l’expérience dont il est rendu compte permet d’appréhender la mobilisation psychique rendue possible par une activité de co-création, en groupe, en hôpital de jour, qui passe par l’écriture de programmes, mais aussi par la narration. Dans l’expérience menée, cette dernière possibilité a favorisé le développement de l’empathie et l’entrée dans un dialogue intersubjectif.
7Allant toujours dans le sens de la rencontre entre adulte et enfant/adolescent, Marion Haza-Pery et Antoine Barsi proposent un investissement tout aussi original, dans leur article « Usage du rétrogaming en médiation thérapeutique : une mise en histoire intergénérationnelle ». Alors que le jeu vidéo peut apparaître comme un objet sans profondeur historique, pur produit du dernier progrès technologique, le réinvestissement de jeux vidéo anciens permet une « historicisation » et plus encore une implication subjective des adultes, qui retrouvent ainsi leurs propres jeux. Le rétrogaming est alors une médiation favorisant le lien intergénérationnel, loin de la fracture redoutée.
8Le dernier article intitulé « D’un traitement possible des phénomènes psychotiques par le jeu vidéo » de Julien Pierre conclut sur l’usage thérapeutique du jeu vidéo. Il évoque entre autres le béquillage singulier du sujet psychotique par l’usage qu’il peut faire de l’objet jeu vidéo. L’auteur identifie nettement le fait que la pathologie est indépendante de la pratique du jeu (elle la précède) et que la médiation du jeu vidéo, par les représentations offertes, notamment par l’image, permet un traitement de l’angoisse et de « faire barrage à un envahissement hallucinatoire ». Cette médiation donne aussi la possibilité de contourner l’obstacle du langage, pour passer progressivement des représentations de choses aux représentations de mots.
9Ces articles viennent témoigner de la force et de la puissance du jeu vidéo aussi bien en ce qui concerne les possibilités de rencontre avec l’autre que dans sa créativité. Ici, les auteurs et autrices illustrent comment ils ont rencontré chaque sujet à travers leur pratique créative. La médiation autour de la rencontre familiale, l’usage du rétrogaming, la création de jeu vidéo en groupe thérapeutique et le bricolage symptomatique autour du jeu vidéo avec un sujet psychotique attestent de cette richesse créative et de la rencontre possible autour du jeu vidéo. Ce dossier nous propose de rejoindre et d’appréhender des dispositifs qui sont allés au-delà de la rupture que l’écran peut opérer, et toucher à ce que le jeu vidéo peut proposer : un espace intermédiaire de rencontre.