1La présente étude s’appuie sur des observations, des entretiens et des éléments d’analyse recueillis au sein d’un Dispositif Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique (DITEP) qui accueille des enfants et adolescents que nous accompagnons et qui présentent des troubles du comportement dits externalisés venant gravement perturber leur capacité de socialisation et leur accès aux apprentissages.
2Sur le terrain, la question du rapport aux jeux vidéo est quasiment permanente tant du côté des familles que de celui des professionnels du soin et de l’éducatif de l’établissement. Les parents se sentent souvent démunis dans la place que peut avoir l’usage du jeu vidéo, la plupart du temps décrit comme excessif. Dès le début de l’accompagnement, ils semblent habitués aux messages de prévention sur les écrans (temps à limiter), ceux de l’Agence Régionale de Santé pour les recommandations par tranches d’âge, ainsi que les classements Pan European Game Information (PEGI). Également, ils nous disent avoir déjà été alarmés par d’autres institutions (établissements scolaires ou centres de consultation médico-psychologique) des usages excessifs par leur enfant, et disent ressentir une certaine forme de culpabilité. Ils ont tendance à minimiser la réalité du temps passé par ceux-ci devant les écrans lorsque nous échangeons avec eux lors des premières rencontres.
3Du côté des enfants, eux aussi se posent des questions suite à tout ce qu’ils peuvent entendre. Nous ne savons plus à qui appartient leur discours : « Est-ce que j’ai une addiction aux jeux vidéo ? Dis-moi la vérité s’il te plaît. Je suis sûr que j’en ai une. Dis que oui. » Ils entendent en divers endroits le terme « addiction » et les effets néfastes qui y sont associés. Nous relevons un sentiment de dévalorisation.
4Enfin, l’équipe pluridisciplinaire du centre s’interroge sur le bon usage ou l’usage problématique des jeux vidéo. À chaque réunion, le constat est le même : les professionnels évoquent le fait que les enfants jouent trop et que cela explique en partie leurs troubles réactionnels ou certaines dysharmonies développementales. Ils sont « élevés par les écrans » est une expression utilisée couramment par l’équipe.
5En dehors de ces constats, nous remarquons que nous sommes toujours dans le même discours, mais que nous n’avons pas de pistes d’accompagnement nouvelles ni de réflexions différentes. En somme, de manière générale, les jeux vidéo apparaissent aujourd’hui, au sein de l’établissement – pour les professionnels autant que pour les parents – comme des objets problématiques qui peuvent induire ou amplifier certains symptômes comme des comportements d’isolement de la part des enfants, voire des conflits avec les parents.
6Le fonctionnement en DITEP doit permettre aux familles et aux enfants de disposer d’accompagnement au plus près de leur environnement de vie. Ainsi, nous sommes amenés à nous rendre au domicile familial, et donc à interagir avec les ressources de l’environnement proche de l’enfant. Les jeux vidéo en faisant pleinement partie, il est pertinent d’impulser une nouvelle réflexion sur la manière dont parents et enfants pourraient se rencontrer autour des jeux vidéo. Par rapport aux jeux traditionnels, les jeux vidéo semblent plus difficilement partageables, pour autant les potentialités offertes par ces derniers ont été exploitées avec les médiations thérapeutiques dans les institutions de soin – nous entendons ici les médiations qui ont exploité les jeux vidéo dans le référentiel psychodynamique (approche qui vise à résoudre les conflits intrapsychiques). Dans ce cadre, il nous semble intéressant d’explorer la possible triangulation enfant-parent-jeu vidéo et de voir de quelle manière ce médium pourrait avoir des fonctions médiatrices.
7Si le médiateur apparaît comme un intermédiaire, il est nécessaire de comprendre que faire médiation c’est autant partager en deux qu’être au milieu. En effet, le médiateur se positionne dans l’entre, mais le suffixe -tor (mediator), qui se rapporte toujours à une action, met en évidence que le médiateur implique la notion d’agentivité – il a la faculté d’action –, et en ce sens, on peut comprendre ce dernier comme celui qui agit « au milieu ou sur le milieu » (Cardinet, 1998, p. 14) et qui « participe à la fois d’un pôle et de l’autre » (p. 16). De ce fait, on peut l’appréhender sur deux versants, celui de la division et celui de la relation. Il s’agit de comprendre le médiateur comme un intercesseur – du verbe latin intercedere signifiant « intervenir pour, s’interposer » –, c’est-à-dire soit comme celui qui intervient en faveur des deux pôles, soit celui qui s’interpose et n’est plus qu’en faveur de l’un ou de l’autre.
8De la même manière, les jeux impliquent d’emblée l’intersubjectivité, notion ayant un double sens puisque désignant « à la fois ce qui sépare, et ce qui crée un écart, et ce qui est commun, ce qui articule deux ou plusieurs subjectivités » (Roussillon, 2007, p. 91). Alors, en agissant à la fois sur les deux pans, cela met en évidence que le médiateur peut être compris à la fois comme agent du partage en reliant – dans ce cas, le jeu peut devenir un objet de rencontre –, mais aussi celui du départage en séparant – dans ce second cas, le jeu apparaît davantage comme un objet de fracture. À cet effet, pour que le jeu vidéo devienne un médium qui relie et pour qu’il permette la rencontre, nous pensons que le parent peut avoir différentes manières de participer aux pratiques vidéoludiques de l’enfant qui ne se limitent pas à jouer avec ce dernier, mais peuvent également être de l'ordre du s’intéresser à ou en parler, voire de regarder jouer.
9Ainsi, dans cette étude, nous questionnons l’usage des jeux vidéo par les enfants accueillis au sein du DITEP. Et nous faisons l’hypothèse que ces médiums, bien qu’ils apparaissent comme des objets contrastés pouvant, comme dit précédemment, avoir des répercussions problématiques ou symptomatiques, peuvent a contrario également devenir, de différentes manières, des objets de rencontre entre l’enfant et le parent en ouvrant aux possibilités de socialisation et de communication. Les données recueillies durant notre étude ont permis de mettre en lumière différentes modalités relationnelles parent-enfant autour de l’objet vidéoludique, et cela nous a permis de définir plusieurs pratiques que nous aborderons tout au long du présent article : les pratiques ludiques spectatorielles, langagières, transmissives, structurantes, dialogiques et contractuelles.
10Après avoir explicité la méthodologie, nous explorerons dans un premier temps ces différentes pratiques ludiques en les abordant sous le versant des fonctions médiatrices que peut offrir le jeu vidéo dans l’articulation entre le réel et le virtuel. Dans ce cadre, nous aborderons le cas des pratiques ludiques spectatorielles et langagières en montrant la manière dont le jeu vidéo peut devenir, pour le parent, un objet à regarder et pouvant conduire à différentes formes de communication avec l’enfant. Nous verrons ensuite le cas des pratiques ludiques transmissives en mettant en lumière que le jeu vidéo permet l’acquisition de compétences, et peut également être un objet de partage, d’héritage et de transmission intrafamiliale. Dans un second temps, nous explorerons les fonctions médiatrices du médium vidéoludique en abordant, cette fois-ci, la rencontre parent-enfant par les règles et l’usage du jeu. Cela nous conduira à définir le cas des pratiques ludiques structurantes en mettant en évidence que le jeu vidéo, par son usage, peut permettre au parent de définir un cadre symbolique, et qu’il peut, par son continu, favoriser le processus de développement de l’enfant. Enfin, nous verrons le cas des pratiques ludiques dialogiques et contractuelles en montrant d’une part, la manière dont le jeu vidéo peut ouvrir à des possibilités de dialogue qui dépassent le strict contenu du jeu lui-même, et d’autre part, la façon dont il peut agir comme un contrat implicite entre l’enfant et le parent. Pour finir, nous interrogerons plus largement les possibilités offertes pour se rencontrer au regard des différents supports de jeu (traditionnel, hybride, vidéo) tant d’un point de vue spatial que symbolique. En somme, nous verrons qu’il existe des modalités de rencontre plurielles qui sont autant de manières dont le parent pourrait se saisir du jeu vidéo pour (re)trouver une place auprès de l’enfant.
11La population accueillie au sein du DITEP est constituée d’enfants âgés de six à douze ans et présentant des troubles et symptômes pouvant être classés en trois catégories (Georgelin, 2021) : (a) les agir violents (autoagressivité et/ou hétéroagressivité ; dégradations et destructions d’objets, cruauté envers les animaux, comportements sexualisés, violence verbale) ; (b) les conduites antisociales (actes de fugues, de vols, de mensonges, d’oppositions et/ou de provocations) ; (c) les expressions somatiques (les blessures, les troubles du sommeil, les troubles du comportement alimentaire, l’instabilité psychomotrice, l’hyperactivité, l’énurésie et l'encoprésie). Par ailleurs, les traits caractéristiques souvent retrouvés chez ces enfants sont une très faible estime de soi, un contrôle excessif sur leur environnement, un type de relation d’objet caractérisé par un important lien de dépendance et un besoin impérieux de s’appuyer sur l’autre dit anaclitique, des capacités d’attention restreintes, une intolérance à la frustration, et/ou un trouble de l’attachement, selon les cas rencontrés.
12La présente étude repose sur des fragments cliniques issus d’entretiens – semi-directifs, mais aussi informels – avec des parents et enfants accueillis au sein de l’établissement. Pendant les entretiens, les données ont été recueillies de manière manuscrite par le professionnel de santé, et complétées à la fin des rencontres.
13Les données recueillies sont exploitées selon une démarche hypothéticodéductive. L’étude des données a été réalisée selon une approche qualitative par l’exploration des fragments cliniques dans l’objectif de rendre compte de l’expérience vécue des enfants présentant un de ces troubles dans la démarche d’une psychopathologie dite compréhensive (Bioy, Castillo et Koening, 2021). Les données recueillies donnent également une place importante au vécu subjectif du clinicien et intègrent de fait la question de l’intersubjectivité. La position interprétative met en lumière la manière dont le sujet vit son expérience vis-à-vis du jeu, mais aussi avec autrui. L’approche des professionnels qui réalisent les entretiens est portée par le référentiel psychanalytique – défini comme ce qui « accorde une place fondamentale au symbolique, au déguisement du symbolique que revêt l’inconscient » (Orgiazzi Billon-Gallan, 2003, p. 183) – et par la phénoménologie clinique – dans laquelle est portée « une attention prioritaire à la façon d’être au monde du patient, à la relation qui le lie à soi, aux autres, à l’historicité de sa vie, autrement dit aux fondements même de son expérience vécue » (Brokatzky, Gennart et Thonney, 2015, p. 701). L’apport de cette approche nous a permis de saisir les données de l’ordre du sensible, afin d’analyser l’ambiance et les points d’avènement d’une rencontre intersubjective.
14La triangulation enfant-parent-jeu vidéo a fait l’objet de nombreux travaux de recherches et d’ouvrages, principalement avec les psychothérapies par la médiation du jeu vidéo. Ainsi, dans un cadre thérapeutique, nous savons qu’il est possible de faire de cette triangulation une médiation. Comment penser la médiation de cette triangulation dans le cadre familial ? Si, dans le cadre du soin, le jeu vidéo est comme un accélérateur de l’alliance thérapeutique, pourrait-il, dans le cercle familial, constituer un élément favorisant la rencontre entre parent et enfant, le partage mutuel dans une place repérée ?
15Une caractéristique de la population accueillie au sein du DITEP est la difficulté pour les enfants de trouver leur place dans la famille et tout particulièrement dans la fratrie. L’enfant est souvent décrit par le parent comme tout-puissant, tyrannique, voulant être le chef de la maison – au travers de contrôles excessifs, de colères, de crises, de comportements dits troublés. Comment laisser de la place à l’autre dans ce sentiment de maîtrise ou de contrôle que peut induire la pratique individuelle et cloisonnée du jeu vidéo ?
16Donald Winnicott va au-delà des dichotomies qui existent traditionnellement entre le moi et le non-moi et entre le dedans et le dehors, pour mettre en évidence une troisième aire qu’il désigne comme étant « l’aire intermédiaire d’expérience ». Celle-ci doit être comprise au sens, non pas d’un état, mais d’un processus dynamique « à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure » (Winnicott, 2002, p. 30). Cette aire se trouve donc dans l’entre-deux entre le subjectif et l’objectivement perçu, et l’activité de jouer (playing) se situe pleinement dans celle-ci parce que le jeu se déploie dans un cadre spatiotemporel qui lui est propre, et en ce sens, il ne fait ni partie du dedans, ni du dehors : « Cette aire où l’on joue n’est pas la réalité psychique interne. Elle est en dehors de l’individu, mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur » (p. 105). Ceci fait notamment écho aux réflexions de Johan Huizinga (1998) et Roger Caillois (1992) qui voient le jeu comme se situant dans un cadre spatiotemporel séparé de celui de l’ordinaire. Le jeu apparaît alors comme un « cercle magique » (Huizinga 1998) dans lequel l’individu qui joue n’est ni au-dehors ni au-dedans du cours normal de la vie. En ce sens, quelle est dans le jeu la part de liberté et de plaisir qui permet non pas au jeu d’être un simple défouloir ou une bulle d’isolement, mais plutôt qui permet une aire intermédiaire d’expérience entre soi et le monde pouvant favoriser une rencontre ?
17Souvent, lorsque nous demandons aux enfants si leurs parents jouent avec eux aux jeux vidéo, ils sont étonnés, comme si cette idée ne leur avait jamais traversé l’esprit. Ceci rejoint ce que Nathalie Roucous (2019, p. 37) avait déjà relevé dans son étude sur « le jeu (vidéo) dans l’espace familial » lorsqu’elle souligne que si les enfants « apparaissent comme les principaux initiateurs des pratiques ludiques en famille », cela est plus rarement le cas lorsqu’il s’agit des adolescents, et encore moins lorsqu’il s’agit du jeu vidéo. Lorsque nous les questionnons davantage, les enfants répondent que cela n’intéresse pas leurs parents. Il semblerait cependant que ce ne soit pas le jeu qui n’intéresse pas, mais plutôt la dimension globale de l’objet virtuel que constitue le médium jeu vidéo : pour les adolescents, ce dernier semble inaccessible pour les parents tant d’un point de vue de la posture ludique que cela induit (communauté de joueurs) que du sens de l’expérience ludique (Roucous, 2019).
18Comme dans le jeu théâtralisé, le jeu vidéo repose sur ce que Jean-Marie Schaeffer (2005) appelle la « feintise ludique partagée » au sens où l’expérience se déploie dans un contrat de « faire comme si… ». Il s’agit d’une mise en scène des liens groupaux : une mise en scène qui peut alors apparaître nouvelle et différente des façons d’être quotidiennes – parfois automatisées ou répétitives en raison de mécanismes de défense installés. Ainsi, le lien parent-enfant peut se manifester de manière transformée au cours du jeu. Le « faire comme si » propre au jeu vidéo favorise l’émergence du plaisir, notamment parce que celui-ci « est fait d’images dans lesquelles on peut jouer, tout en nous racontant une histoire » (Stora, 2006, p. 218). À cet effet, nous proposons d'interroger le rapport au plaisir dans l’articulation réel-virtuel-imaginaire et les possibilités de rencontre parent-enfant, en abordant dans un premier temps le cas des pratiques ludiques spectatorielles et langagières, et dans un second temps celui des pratiques ludiques transmissives.
Fragment clinique
19Avant-propos : Maxence a dix ans, il est accueilli dans le service depuis deux ans. Il vit avec sa mère, ainsi que son beau-père qui partage sa vie depuis plusieurs années. À son arrivée dans l’établissement, Maxence manifeste une intolérance à la frustration et se cache beaucoup. Il manifeste de l’agressivité et des colères froides envers certains de ses pairs. Ses colères se sont petit à petit raréfiées. Aujourd’hui, il est davantage souriant, dans le partage. Il est encore dans le contrôle et la maîtrise. Il a une bonne relation avec son beau-père. Celui-ci se montre patient face aux difficultés de Maxence.
Nous rencontrons le beau-père de Maxence dans le cadre d’un échange avec les familles du DITEP autour de la question « comment les jeux vidéo peuvent-ils passer d’un objet de fracture à un objet de rencontre ? ». Dans un premier temps, il nous explique que Maxence ne fait pas beaucoup de jeux vidéo, seulement Minecraft. Comme remarqué habituellement lors du premier temps, il préfère minimiser la réalité du temps passé sur le jeu.
Nous expliquons ensuite l’ambition de cet échange : dédramatiser les jeux vidéo et discuter de la manière dont nous pouvons partager et être ensemble autour de cet objet. Le beau-père explique alors qu’il aime lui-même beaucoup les jeux vidéo. Il montre d’abord que tout est encadré. Il raconte qu’il regarde jouer Maxence à Minecraft sur l’ordinateur installé dans le salon de la maison. Même dans les moments où il ne regarde pas directement l’écran, il est dans la même pièce que lui et il échange avec l'enfant à propos des commentaires que celui-ci fait sur sa partie en cours. Il précise que Maxence adore les constructions (et en effet, Maxence passe son temps à faire des constructions, à jouer aux Lego). Quand nous interrogeons davantage leurs interactions, il nous explique que Maxence leur raconte absolument tout ce qu’il fait dans le jeu.
Il explique qu’avant, « Maxence confondait le réel et l’imaginaire, mais maintenant, beaucoup moins ». Nous prenons note que le virtuel est alors confondu avec la notion d’imaginaire. Le beau-père continue à raconter que ce n’est pas de la violence des jeux dont il a peur, car il sait qu’on fait la différence : il a peur des jeux en ligne dans lesquels nous jouons avec d’autres : « on peut avoir trop de problèmes ». Il ne comprend pas pourquoi Maxence regarde des vidéos sur YouTube de personnes qui jouent à Minecraft. Lorsque c’est possible d’interagir avec des personnes qui jouent, il a l’impression que les limites entre la réalité et le virtuel sont plus complexes à comprendre pour un enfant : « Il se retrouve avec des gens qui, dans la réalité, disent n’importe quoi et que des conneries, au sujet de quelque chose de virtuel. Alors que dans un jeu hors ligne, tout est virtuel. ». Il pense que ces interactions n'aident pas son beau-fils à distinguer le réel du virtuel.
20Ainsi, comme nous l’évoquions en introduction, la rencontre parent-enfant autour du jeu vidéo ne se pratique pas nécessairement dans le jouer ensemble, et peut se faire de bien d’autres manières possibles. Dans ce cas-ci, nous avons identifié une pratique ludique que nous qualifions de spectatorielle et langagière. Premièrement, spectatorielle, d’abord au sens où l’a déjà défini Alexis Blanchet (2015) et qui consiste à regarder un autre joueur jouer, ce qui est le cas de l’enfant qui regarde des vidéos en ligne de streamers. Mais surtout, et c’est ce qui nous intéresse ici, au sens où le parent peut participer au jeu en adoptant lui-même une attitude spectatorielle envers l’enfant qui joue. Deuxièmement, langagière, car comme on l’identifie dans ce fragment clinique, l’enfant, quant à lui, adopte une attitude dans laquelle il verbalise au parent ce qu’il fait en jouant et ce qui se passe dans le jeu.
21Yann Leroux, qui envisage le jeu vidéo comme un ludopaysage – c’est-à-dire comme l’entrelacement de trois espaces : « celui de l’ici-et-maintenant du jeu proprement dit, l’espace psychique du joueur, et l’espace de jeu » (Leroux, 2008, p. 133) –, soutient que le jeu vidéo est lié au fantasme. Il écrit à ce propos :
Dessiner une course poursuite entre des policiers et des voleurs et y jouer sont deux expériences très différentes. Le jeu vidéo réduit au maximum l’écart entre le fantasme et la réalité, entre perception et représentation. On est tenté d’y croire. L’immersion sonore et visuelle y concourt grandement (p. 131).
22En ce sens, nous pensons que dans le jeu vidéo, l’articulation du réel avec le virtuel est un élément qui pourrait favoriser la rencontre ou la nouvelle modalité de lien entre parent et enfant. Selon Marc Richir (2004, p. 512), « le jeu est doublement menacé, et par l’imaginaire et par le réel » ; il part de ce postulat en analysant les travaux de Winnicott, et constate que le jeu est en lui-même excitant par cette précarité propre qui se fait entre le subjectif (proche de l’hallucination) et l’objectivement perçu (la réalité effective ou partagée).
23À ce titre, si le jeu repose sur la feintise ludique partagée, cela ne signifie pas pour autant que l’expérience n’opère pas des modifications qui, elles, sont réelles. En effet, comme le souligne Nathalie Zaccaï-Reyners (2005), « compter pour du faux ne signifie pas que l’expérience n’ait aucun contenu cognitif ou émotionnel ». Ainsi, dans le « faire comme si » propre au jeu, la dimension thymique – relative à l’humeur – vaut autant que la réalité. De cette manière, le sentir peut nous relier au réel dans cette conception d’abord virtuelle que l’on se fait du jeu vidéo. Henri Maldiney évoque la fonction de la représentation qui intervient dans un second temps, après le sentir : « la représentation a pour fonction de constituer l’existant en objet. Mais elle ne le peut que parce que l’existant est d’ores et déjà révélé » (Maldiney, 2012, p. 137). La mise en mots, dans l’après-coup, peut favoriser l’accès à de nouvelles représentations mentales en lien avec ce qui a été vécu, au cours du jeu, via le sentir : en somme, peut modifier notre rapport à la réalité. Et c’est à ce moment-là que la modalité s’intéresser à dans la triangulation enfant-parent-jeu vidéo paraît intéressante. Si le parent s’intéresse au jeu et incite l’enfant à mettre des mots (du sens) sur l’expérience vécue (via le sentir), il pourra exister un intérêt à partager cette expérience. En cela, et comme le soulignent Alexandre Chabot, Julie Achim et Miguel Terradas (2015, p. 221), le jeu peut permettre à l’enfant de « relier son expérience interne à la réalité externe qu’il partage avec autrui ».
24Serge Tisseron (2012a, p. 36) évoquait que les parents ont un rôle important à jouer pour « permettre à l’enfant de découvrir le plaisir qu’il y a à nommer ses émotions et à les faire partager, “à éprouver ensemble” ». Il donne également des exemples de questions pour permettre à un enfant de donner du sens à son jeu, comme verbaliser ce qui a été le plus difficile dans le jeu, ce qui a fait le plus peur, ce qui a fait le plus plaisir à l’enfant, etc.
25En somme, regarder jouer l’autre, ou écouter l’autre nous raconter son expérience vidéoludique, c’est verbaliser et mettre en représentation une expérience vécue via le sentir. C’est en ce sens qu’il s’agit de pratiques spectatorielles et langagières issues d’un objet virtuel qui vient faire monde commun et créer de nouvelles modalités interactionnelles et relationnelles parent-enfant.
Fragment clinique
Une fois que j’accentue l’intérêt que je porte aux différents types de jeux vidéo, le beau-père s’ouvre davantage et raconte les autres expériences vécues avec Maxence. Il explique qu’il joue à la console et fait lui-même partie d’une communauté de joueurs. Je tends une fiche issue d’un guide de prévention à destination des familles, qui présente un tableau récapitulant quels types et sous-types de jeux (de même que des exemples de jeux) permettent d'approfondir telles ou telles compétences. Elle l'intéresse beaucoup, nous la regardons attentivement ensemble. Il raconte alors que Maxence joue également sur sa console à des jeux d’aventure comme les jeux vidéo Lego (TT Games) ainsi que des jeux de rôle, tels que la série des Final Fantasy (Square Enix). Du plaisir (intérêt, sourires) se fait ressentir dans l’évocation de ces expériences mutuelles avec son beau-fils et il s’autorise à raconter de manière plus authentique comment ils jouent ensemble à domicile. Il conclut en disant qu’ils respectent toujours les classements PEGI et que « les jeux vidéo c’est pas que c’est mauvais, c’est que ça ne doit pas être excessif ».
26Dans ce cas-ci, nous avons identifié une pratique ludique que nous pouvons qualifier de transmissive, et ce sous deux versants : celle relevant de la transmission d’aptitudes par le renvoi au réel, et celle relevant de la transmission de l’ordre de l’affect.
27Premièrement, suite à la présentation de la fiche avec le tableau, le parent évoque avec fierté les jeux auxquels joue l’enfant. Il nous apparaît alors que le support qui souligne les compétences pouvant être acquises permet de rendre les jeux vidéo plus légitimes. D’une certaine manière, le parent semble voir le médium vidéoludique davantage comme un objet de transmission, par cet univers virtuel qui agit ici sur la réalité externe. Autrement dit, l’activité ludique a l’avantage de transmettre des compétences qui pourront servir et être utiles à l’enfant dans la vie réelle. Finalement, objectiver l’articulation entre le virtuel et le réel pourrait également être une manière de rendre compte des potentialités du jeu vidéo, afin de le partager plus aisément.
28Deuxièmement, jouer à des jeux de rôle tels que la série des Final Fantasy n’était pas du tout à l’initiative de l’enfant : étant habitué aux constructions, il se tournait plutôt vers le jeu Minecraft. Dans ce fragment clinique, nous pouvons remarquer que le parent est réellement touché par le fait que l’enfant développe un affect de l’ordre de la passion pour certains types de jeu vidéo, pour un pan de cet univers qui est celui du parent. Ce dernier sent à travers cela une manière de communiquer, de partager et d’entrer en contact de manière affective avec l’enfant, car c’est un intérêt commun qui fait qu’ils peuvent se comprendre. Dans ce cas, la transmission se situe principalement au niveau affectif.
29Ainsi, cela nous amène à questionner l’influence du rapport personnel qu’entretient le parent avec les jeux vidéo. Dans l’étude évoquée ci-dessus, Roucous (2019) définit plusieurs types de familles : les « familles de joueurs » faisant écho aux parents qui ont des pratiques ludiques seuls ou avec leurs pairs (amis, proches), les « familles joueuses » qui jouent de manière régulière avec leur enfant, et enfin les « familles non joueuses » où les parents ne jouent ni pour eux-mêmes ni pour et avec l’enfant. Dans le présent cas, le beau-père a lui-même des pratiques ludiques individuelles, mais participe également aux jeux avec Maxence. À cet effet, il nous semble donc que nous pourrions rajouter une autre catégorie aux trois typologies relevées par Roucous (2019) : les familles joueuses de joueurs. Ce quatrième type de famille offre évidemment un cadre privilégié de pratiques ludiques partagées qui permet de rassembler et de créer du lien entre toutes les entités familiales, et ce de manière intergénérationnelle (Rogerson et Gibbs, 2018). Notamment parce qu’il est plus facile pour le parent de jouer avec son enfant à des jeux si ces derniers constituent une sorte de repère, tant dans l’histoire familiale collective que dans sa propre histoire personnelle (Vincent, 2001). Autrement dit, les jeux ont bien souvent un marquage ancré dans une tradition familiale, et en ayant une pratique ludique autonome ou en ayant déjà joué à des jeux durant son enfance et son adolescence, le parent s’est déjà, en quelque sorte, constitué une « encyclopédie personnelle » (Eco, 1985) de jeux dont il connaît partiellement les rouages et les ancrages. Le jeu offre alors des possibilités pour l’adulte et l’enfant de se retrouver dans un système sémantique qu’ils partagent tous les deux.
30En somme, la rencontre parent-enfant autour du jeu vidéo peut se faire selon des modalités qui relèvent de la transmission. D’une part, une transmission au sens où le parent comprend que le médium vidéoludique peut être un support pour développer des aptitudes chez l’enfant : dans ce cas, le jeu vidéo peut apparaître, non plus comme un objet de fracture, mais davantage comme une médiation à la fois entre le parent et l’enfant, mais également entre monde virtuel et monde réel. D’autre part, une transmission dans le cas où le parent est lui-même joueur ou si le jeu s’inscrit dans une histoire familiale : dans ces conditions, le médium vidéoludique peut devenir un objet de rencontre en étant justement un agent du partage. Ce partage est à la fois intellectuel et affectif. Le médium vidéoludique relie enfant et parent au niveau des connaissances et des valeurs, mais aussi au niveau du sensible, de l’affect.
31Il semblerait, au travers de nos entretiens de terrain, que pour penser une médiation de la triangulation enfant-parent-jeu vidéo, réfléchir aux usages de celui-ci soit incontournable. Que pouvons-nous mettre derrière le terme « excessif » – évoqué dans le fragment clinique précédent ? Qu’est-ce qu’un bon usage ou un mauvais usage ? Si le jeu est un contrat social (Zimmerman, 2015), comment peut-on faire de l’usage du jeu un contrat ? Si dans le champ thérapeutique, la médiation par le jeu vidéo est possible, c’est aussi parce qu’il y a toujours des règles et un cadre bien définis : « la liberté n’existe que parce qu’il y a des règles » écrit Michaël Stora (2006, p. 220). Il convient donc de penser les règles, non pas comme une absence de liberté, mais plutôt comme une « légaliberté », pour reprendre le néologisme de Colas Duflo (1997). Le cadre se construit selon les besoins, les exigences, et les attentes de chacun ; et si l’usage d’un jeu de société est d’emblée défini par des règles précises, celles du jeu vidéo peuvent parfois apparaître comme étant plus floues. Suffisent-elles pour créer un cadre dans lequel l’expérience ludique puisse exister ? Et que permet l’expérience ludique en termes de structuration ? En effet, le jeu est utilisé dans les thérapies depuis de nombreuses années. Il permet souvent de favoriser les capacités de symbolisation et de subjectivation importantes pour accéder à l’individuation. Les fragments cliniques qui suivent montrent un échange au sujet des règles, de l’usage et de l’apport de dimensions symboliques.
Fragments cliniques
32Avant-propos : Elyes, 11 ans, est suivi depuis deux ans, suite à des troubles du comportement et des apprentissages. Il vit avec sa mère, le compagnon de celle-ci, et ses deux frères. Elyes a perdu confiance en lui et a peur d’être rejeté, notamment par l’école et ses pairs, du fait de ce qu’il y a vécu (il souffre de stigmatisation et auto-stigmatisation) et par ce qu’il évoque avoir vécu comme des abandons, notamment avec son père biologique à sa naissance.
Les échanges qui suivent se rapportent aux activités ludiques d’Elyes sur smartphone à propos du jeu Roblox (Roblox Corporation, 2016), un jeu en ligne massivement multijoueur :
Psychologue : Tu l’as montré à ta mère ce jeu ?
Elyes : Ouais. Non je l’ai pas montré à ma mère vu qu’elle le sait. C’est le code parental du coup. On joue avec mes frères qui ont leur téléphone. Et en fait c’est des petits eux, mais mon beau-père il a acheté un nouveau téléphone et une tablette, et il leur a donné une tablette, et du coup avec mes frères on joue à Roblox. On joue à BrookHaven. En fait BrookHaven c’est une ville, et Roblox c’est un jeu où t’as plusieurs jeux que tu peux créer dedans. Et en fait BrookHaven c’est un jeu dans une ville tu dois faire des histoires. Par exemple moi avec mes frères on choisit beaucoup l’histoire où c’est soit la police/voleur, on cambriole des maisons, alors que c’est fermé on arrive à rentrer.
Ici, Elyes évoque l’histoire d’un jeu « où tu dois faire des histoires » et dans lesquelles il se dit souvent jouer au policier et aux voleurs. Une thématique qui apparaît symbolique, en rapport avec la transgression, l’autorité. La formulation « faire des histoires » nous renvoie aussi, sur le coup, à toutes les anecdotes que l’enfant raconte en entretien au sujet d’autres joueurs avec qui il a souvent des conflits en lien avec ce qui est joué au sein du jeu – des désaccords sur la manière de faire et de se comporter dans une boulangerie par exemple, ou bien encore des joueurs qui, dans son discours, se mettraient à l’insulter. À ce propos, Elyes raconte souvent qu’il doit bannir des joueurs en les signalant sur la plateforme.
Elyes : [Il continue de parler du jeu], Mais c’était après la sieste hein, pendant la sieste moi je prends pas mon téléphone, j’ai pas le droit.
Psychologue : Ok. Et t’as le droit de quoi, il y a des règles ou pas ?
Elyes : En fait c’est le code parental du coup y’a pas de règles. Parce que le code parental en fait c’est : pour télécharger des jeux je dois avoir le code, et moi j’ai le code parce que maman me l’a donné, pour que je puisse télécharger tranquillement pour pas que je la saoule. Et du coup, sauf que, je te vois venir, tu vas te dire « oh, mais c’est pas très sécurisé ! » et bien si, parce qu’en fait elle sait les jeux que je télécharge et elle sait combien j’ai de batterie, elle sait ce que je regarde, et quand je vais sur la chaîne YouTube, une fois c’était quelqu’un qui parlait de mauvais gens et font des trucs bizarres et quand ils expliquent c’est un peu choquant, ça je peux plus regarder les chaînes. Quand t’appuies dessus ça marche pas, ça te dit « vous ne pouvez pas regarder ces vidéos ».
Psychologue : D’accord, et elle, elle sait quand tu fais les choses parce que c’est écrit sur son truc à elle ?
Elyes : Oui c’est écrit sur le code parental.
Psychologue : Et au niveau du temps c’est réglementé ou pas ?
Elyes : Oui, par exemple on est rentré samedi soir de l’anniversaire de ma mamie, et en fait je regarde mon téléphone et je vais sur YouTube, il était 11h du soir, et là ça m’écrit « il est temps d’aller dormir » et je fais « mais maman pourquoi ça me dit ça ? » et je vois que la vidéo continue quand même, mais en fait ma mère me dit « là la vidéo va continuer, mais crois-moi là ton téléphone il s’est bloqué » et en fait genre ça s’est bloqué jusqu’au lendemain 7h, là ça se remettra.
33Avant-propos : Noah a 13 ans, il vit avec sa mère et ses deux jeunes frères. Ses parents sont séparés et ont toujours été en conflit. La mère de Noah a élevé ses enfants seule, mais elle a récemment rencontré un homme qui vit désormais à domicile depuis un an et demi. Noah présente une pathologie des limites selon la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (Misès et al., 2020).
Nous avons observé un fil rouge au cours des quatre séances, concernant ce que Noah évoque à propos de son beau-père vis-à-vis du jeu vidéo sur console. Souvent, le début des entretiens avec l’enfant commence directement par une plainte et des insultes envers son beau-père parce que celui-ci lui limite les activités vidéoludiques : il dit par exemple, dès qu’il s’assoit que « ça passe trop vite » lorsqu’il évoque le temps de jeu autorisé par jour. Au fur et à mesure des rendez-vous, nous sentons dans les insultes qu’il porte à son beau-père une sorte de reconnaissance ou de marque affective. Même si celles-ci apparaissent, de prime abord, particulières, Noah semble vouloir nous dire par là que son beau-père est présent et qu’il veille sur lui. En effet, suite à l’insulte, il arbore un certain sourire – nous comprenons ce sourire comme le fait que ses gros mots à son encontre ne sont plus aussi sincères et résultent surtout d’une habitude. Par la suite, Noah nous confie que les limites instaurées en termes de temps de jeu vidéo lui font du bien, et que cela lui permet d’éprouver plus de plaisir lorsqu’il joue. Il valorise son beau-père en expliquant que ce dernier est bien organisé et aide à mettre de l’ordre dans le quotidien. Plus encore, nous observons, au cours des différents entretiens, que l’enfant prend plaisir à partager l’univers vidéoludique de son beau-père : il nous raconte que ce dernier a « une PlayStation 4 avec un revêtement en or, donc il faut en prendre soin » et qu’ils discutent ensemble de jeux vidéo en se racontant mutuellement les parties de jeux que chacun fait sur la console.
34Ces fragments cliniques révèlent une autre pratique ludique que nous qualifions de structurante, et que nous allons explorer en deux temps. Premièrement, nous aborderons la question de l’usage du jeu et des règles mises en place par le parent. Deuxièmement, nous verrons que les jeux auxquels joue l’enfant peuvent apparaître comme ayant un potentiel de symbolisation, et plus généralement participent au processus nécessaire d’individuation.
35Au sein du DITEP, les parents nous confient souvent se sentir démunis et ne pas savoir de quelle manière s’y prendre pour limiter le temps des jeux vidéo, et redoutent les crises de leur enfant – ayant fréquemment lieu lorsqu’ils essaient de stopper l’activité ludique. Dans ce fragment clinique, nous assistons à des limites de temps déployées sur deux pans : celles, d’une part, mises en place par le biais de la fonctionnalité du contrôle parental pour les jeux sur smartphone, et celles, d’autre part, imposées verbalement dans le cas de la console de jeux. Nous pouvons observer, ici, l'évolution des enfants face à ces formes de régulation, ainsi que la place cadrante qu’essaient de prendre les parents à travers ces dernières. L’usage du jeu vidéo devient là une pratique ludique structurante pour ces enfants qui ont des difficultés à trouver des limites. La régulation de l’usage par le parent contribue pour l’enfant à intérioriser une autorité symbolique. De fait, l’enfant accepte de laisser une place au parent, et de ne plus se mettre en position de chef à la maison. Il accepte aussi le plaisir et la contrainte, en tolérant mieux la frustration. Il occupe un Je, en tant que sujet désirant et manquant : il lâche prise sur la volonté de maîtrise et de contrôle.
36En plus des modalités de l’usage, c’est également le contenu du jeu qui constitue une pratique ludique structurante. Dans le premier fragment clinique, l’enfant explore des jeux symboliques et interagit avec d’autres jeunes. Il y retrouve des situations sociales où il faut composer avec l’autre. Si le parent participait de manière directe à ces échanges sociaux (en étant devant l’écran), cela pourrait paraître trop intrusif pour le préadolescent. Les jeux vidéo en ligne ne sont ainsi pas que des expériences d’images ou des immersions solitaires, ce sont aussi et surtout des expériences socialisantes : « Et si les parents trouvent leur enfant solitaire, enfermé dans sa chambre devant son écran, de son point de vue, à travers le jeu en réseau, il participe à une expérience collective, et donc fondamentalement sociale » (Virole, 2005, p. 68).
37Au-delà du jeu en ligne, de manière plus générale, jouer aux jeux vidéo favorise le processus d’individuation, nécessaire chez l’adolescent (Gillet et Leroux, 2021). C’est cette expérience subjective et nécessaire, parfois dans une forme de jardin intime, qu’il a besoin de trouver pour continuer à se construire une identité. De plus, le passage de l’enfance à l’adolescence marque un moment important où les modalités relationnelles parent-enfant sont remaniées. Le jeu vidéo agit parfois comme un rituel de passage et peut avoir une fonction de symbolisation à celui-ci (Tisseron, 2012b).
38En somme, au premier abord, le fait de limiter l’activité vidéoludique pourrait sembler davantage faire du jeu vidéo un objet de fracture entre l’enfant et le parent. Néanmoins, comme nous avons pu le voir, cadrer l’usage du jeu peut justement ouvrir à de nouvelles modalités relationnelles – de fait, à une rencontre parent-enfant. En effet, la régulation est structurante pour l’enfant et lui permet de reprendre une place d’enfant au sein de l’entité familiale. Le parent, lui, parvient davantage à se positionner. De cette manière l’objet qui pouvait faire fracture au niveau relationnel ouvre sur du possible. Aussi, le jeu vidéo offre dans certains cas la possibilité pour l’enfant d’explorer le champ des possibles en devenant « un véritable support projectif permettant au sujet de se laisser attraper, tarauder et questionner par les éléments fantasmatiques qu’il véhicule » (Salembier et Peretti, 2020, p. 222) pour lui donner la possibilité de remanier ses expériences de vie et se projeter dans celles à venir (Petruzzellis et Gisclard, 2022). À ce titre, le parent – en ayant connaissance de certains effets bénéfiques que peuvent avoir les jeux vidéo sur l’enfant – serait sans doute plus réceptif aux potentialités qu’offre le médium en appréhendant moins ce dernier comme un objet de séparation.
Fragment clinique
Elyes m’explique qu’il a une copine depuis deux jours, rencontrée sur le jeu vidéo Roblox. « On est ensemble », dit-il. Il en est très enjoué et raconte la manière dont cela s’est fait : ils ont joué toute la soirée ensemble, en ligne, et ont fini par s’échanger leurs numéros de téléphone. Au bout de quelques SMS ils se seraient dit qu’ils étaient ensemble.
Je le questionne sur cette copine, notamment où elle habite, son âge, sa famille. C’est une jeune fille de son âge qui a une tablette pour jouer à Roblox. Il m’explique que l’oncle de cette fille aurait une Ferrari et une Lamborghini. Je lui demande s’il l’a déjà vue, il me dit que oui : ils se sont appelés en visio.
Puis, il dit, en rigolant : « Ma tante elle m’a dit que je suis un “michto” parce que je profite d’elle pour son argent ». Je comprends à ce moment-là, dans la description de l’ambiance, que sa mère et sa tante étaient présentes dans le salon de la maison et que Elyes racontait à la famille ce qu’il vivait avec cette fille. Ils ont l’air d’avoir bien ri autour de cette situation.
Lors d’un rendez-vous organisé avec la mère d’Elyes et une éducatrice de l’établissement, cette dernière raconte à la mère que l’enfant ne parle que de sa copine, et qu’il en est très content, que cela semble lui changer les idées. Sa mère est parfaitement au courant de la situation : « Ah oui, je crois qu’elle habite à Paris, un truc comme ça », « il m’a demandé quand est-ce qu’ils pourraient se voir, je lui ai dit “dans un an s’il est toujours avec” [rire] ». La maman nous dit qu’elle l’a aussi vue en visio.
39Dans ce cas-ci, nous avons identifié une autre pratique ludique que nous qualifions de dialogique et contractuelle. Premièrement, dialogique au sens où le jeu vidéo peut devenir un support de dialogue. Et deuxièmement, contractuelle car il permet également de dresser un ensemble de contrats implicites entre le parent et l’enfant qui permettent notamment de dessiner un cadre. Le cadre représente le contenant grâce auquel le contenu peut émerger.
40En se positionnant pleinement entre le binôme, le jeu permet à l’enfant de faire le récit de son expérience affective de manière plus indirecte. D’une certaine manière, ici le jeu vidéo fait écho à ce que Clare Winnicott (1968) appelle le troisième objet (third thing) au sens où il peut permettre à l’enfant de parler plus librement en présence d’un objet tiers, ou dans ce cas grâce à ce tiers qu’est le dispositif ludique. Le jeu vidéo peut donc permettre d’articuler une dimension dialogique dans laquelle chacun peut se retrouver. Pour Brice Roy (2019), le game renvoie à ce « avec quoi l’on joue » tandis que le play fait écho à ce qui « qui est vécu » lorsqu’on joue. Ainsi, le jeu peut être compris comme une structure par laquelle la production des événements peut être élaborée et ce, justement parce que l’expérience ludique peut être support de médiation et ouvrir à l’action et à la communication, au-delà du contenu du jeu en lui-même. En allant plus loin, il nous semble donc que nous pourrions d’une certaine façon appréhender le jeu comme un turǧumān (truchement), c’est-à-dire comme celui qui sert d’interprète permettant le dialogue entre deux personnes ne parlant pas la même langue. Autrement dit, le game permet le truchement du play en tant qu’il est son traducteur, et en cela, il donne la possibilité d’une rencontre dans la relation parent-enfant parce qu’il peut permettre de « partager un espace sémantique commun » (David, 2016) qui se déploie au-delà de la pratique ludique en tant que tel.
41Dans une autre mesure, l’enfant, en partageant avec sa mère les rencontres qu’il fait via le jeu, cette dernière trouve ainsi une place en tant que parent, dans le fait de pouvoir être au courant de sa vie affective et relationnelle et de pouvoir border cela. Ce lien de confiance qui s’est tissé constitue un contrat par l’alliance trouvée-créée. Le contrat se situe aussi au niveau d’usage non désordonné des jeux en ligne, notamment dans le risque de communication avec les autres, afin que celui-ci reste possible et ludique. Le cadre apparaît bien plus palpable que lorsque nous réfléchissions uniquement en termes de règles strictes d’usage. Ici, l’objet jeu vidéo est davantage un objet de rencontre qu’un objet de fracture. Albert Ciccone (2022), reprenant les travaux de Daniel Stern, écrit :
Stern (1997, 2003) donne une figuration ou une représentation des « moments de rencontre » […] qu’il définit comme des situations qui, à la suite d’un déséquilibre du contexte intersubjectif qui qualifie le lien entre ces deux sujets, vont transformer le paysage intersubjectif et produire un nouvel état d’organisation de l’intersubjectivité. […] Un élément va perturber le « mode d’être ensemble » […] qui produira un nouvel état intersubjectif, une nouvelle connaissance implicite partagée, un nouveau mode d’être ensemble (Ciccone, 2022, p. 85).
42En somme, ces pratiques ludiques dialogiques et contractuelles montrent que le jeu vidéo peut servir d’intermédiaire : il est propice à une communication intersubjective entre parent et enfant, et ce qu’il a permis – une ouverture sur l’intimité de l’enfant – repose sur du commun et sur des possibilités de rencontre qui dépassent, encore une fois, le cadre du jouer ensemble.
43À travers cette étude, nous avons pu explorer et démontrer qu’il existe différentes modalités de rencontre, entre le parent et l’enfant autour du jeu vidéo, qui ne se limitent pas au fait de jouer ensemble. Dans cette dernière partie, nous souhaitons élargir les perspectives en interrogeant la matérialité et les dispositions spatiales offertes par d’autres médiums ludiques – le jeu analogique et le jeu hybride – pour mieux saisir, in fine, les possibilités de rencontre autour du jeu vidéo.
44Selon la littérature scientifique, le jeu traditionnel se déploie comme étant le « pilier du jeu partagé en famille, ce qui en fait presque le symbole » (Roucous, 2019, p. 45) et semble s’inscrire davantage dans une pratique partagée dans le cadre familial, contrairement aux jeux vidéo. Pour autant, cette étude permet tout de même d’identifier que ces derniers peuvent être partagés en famille à plusieurs niveaux. En effet, comme nous l’avons vu à travers les pratiques ludiques transmissives, le médium vidéoludique peut permettre la rencontre entre l’enfant et le parent tant au niveau des valeurs et compétences qu’au niveau de l’affect.
45Il est admis que la matérialité du jeu analogique peut avoir un rôle important au regard du contrat social qui unit l’ensemble des participants lorsqu’ils jouent ensemble : comme le souligne Éric Zimmerman (2015, p. 208) « le matériel ancre l’expérience, et donne à tout le monde un cadrage de références communes », et en ce sens, il permet de dresser le cadre spatiotemporel singulier propre au jeu. Ce cadre est une des premières conditions du médiateur. Aussi, chacune des gestuelles qui composent l’activité – installer le plateau, déplacer des pions, piocher des cartes, etc. – peut être perçue comme une sorte de rituel. Tout comme pour le jeu analogique, dans le jeu vidéo, il existe également la mise en place de rituels – par exemple, y jouer à certains moments, comme une activité venant rythmer ou séquencer la journée, ou bien y jouer avec certaines personnes – c’est ce que nous avons abordé avec les pratiques contractuelles et structurantes. Dans cette optique, il nous apparaît que le jeu vidéo peut, lui aussi, être appréhendé, non pas comme un objet de fracture, mais plutôt comme un actant qui assume également des « fonctions – de médiation, de facilitation, de transformation, etc. – puisqu’il participe, dans une certaine mesure, à l’action » (Petruzzellis et Gisclard, 2022, p. 22). Cela est notamment permis par le biais d’un contrat de confiance permettant de définir un cadre structurant pour l’enfant.
46Par ailleurs, Stewart Woods (2009) soutient que les jeux de stratégie sur table impliquent davantage de métacommunication que les jeux numériques, au sens où les dispositions corporelles – en face-à-face – peuvent plus largement ouvrir au dialogue et aux interactions portant à la fois sur le dedans et sur le dehors du jeu. Autrement dit, ouvrir à des échanges qui sont en lien avec l’activité de jeu à proprement parler, et d’autres qui se rapportent à la vie en dehors de celle-ci. Néanmoins, les pratiques ludiques spectatorielles et langagières que nous avons identifiées montrent que le jeu vidéo – malgré les dispositions spatiales qu’il implique la plupart du temps, c’est-à-dire le côte à côte – permet lui aussi d’ouvrir à diverses formes d'échanges entre le parent et l’enfant. Plus encore, les pratiques dialogiques identifiées ouvrent, elles aussi, aux possibilités de dialogues qui dépassent le cadre du contenu du jeu lui-même.
47Le jeu hybride, à mi-chemin entre jeu analogique et jeu vidéo, en combinant la matérialité de l’artefact avec l’attractivité et l’interactivité offertes par le numérique, pourrait peut-être permettre à l’enfant et au parent de se rencontrer encore davantage pour cette fois-ci jouer ensemble. Si aujourd’hui la littérature scientifique montre que les modalités d’être ensemble paraissent plus faciles via le jeu traditionnel que par le biais du jeu vidéo, c’est en partie dû au fait que ce dernier renvoie à une « pratique de distinction entre les générations » (Roucous, 2019, p. 46). En cela, le jeu hybride pourrait potentiellement permettre à l’enfant et au parent de se retrouver au sein d’un espace de sens et de langage communs : en termes de matérialité et de dispositions spatiales du côté du parent, et en termes d’habitudes digitales pour l’enfant. Ainsi, si comme nous l’évoquions précédemment, l’objet-jeu transforme la temporalité et la spatialité du quotidien en dressant un cadre spécifique qui se distingue du cadre social habituel, le jeu hybride pourrait être pensé comme une médiation en tant qu’il s’interpose formellement et tangiblement dans l’entre de la relation spatiale puisque les joueurs peuvent être en face-à-face. Cela dit, dans le jeu vidéo, le fait de jouer ensemble offre tout de même une expérience commune de découverte, de créativité et de rencontre, en somme, du jeu dans le sens du play. Stora (2006) évoque, à ce titre, la mise en place d’une attention conjointe et d’un plaisir partagé lorsque les regards des joueurs sont, à l’unisson, dirigés vers l’écran de jeu.
48À l’heure actuelle, au sein du DITEP, les jeux vidéo apparaissent encore trop souvent, pour les professionnels ainsi que pour les parents, comme problématiques ou comme des objets de fracture et de conflit. Au regard de notre rôle, qui est celui d’accompagner ces familles en difficulté, il convient de s’interroger sur la manière dont justement nous pourrions faire évoluer les façons de penser les activités vidéoludiques. Nous avons vu en quoi et de quelles manières d’autres types de pratiques ludiques issues de la triangulation enfant-parent-jeu vidéo permettent de penser les modalités d’usage du jeu vidéo, de dédramatiser les représentations que l’on peut en avoir pour tenter de s’en saisir de manière plus confiante et créer de nouvelles potentialités relationnelles adulte-enfant autour de celui-ci. Il peut devenir un objet au cœur de l’éducation de l’enfant, forger la relation en encourageant à communiquer par et autour cet objet, et constituer un support de développement (cognitif, affectif, social).
49James Newman (2002) parle de joueur principal (primary-player) – celui qui agit sur les contrôleurs de jeu – et de joueur secondaire (secondary player) – qui participe au jeu sans le contrôler, en le regardant, en s’y intéressant, en s’engageant autrement dans l’action que par l’interface. En plus de ces deux typologies de joueurs, cette étude nous a permis de dessiner les contours d’autres pratiques vidéoludiques qu’il conviendrait – en tant que professionnels du soin et de l’éducatif – d’expliciter au parent pour favoriser un changement de posture et de nouvelles manières d’appréhender le jeu vidéo : (a) les pratiques spectatorielles – lorsque le parent regarde l’enfant jouer –, (b) les pratiques langagières – lorsque ce dernier lui parle de la manière dont il joue –, (c) les pratiques transmissives – lorsque le parent partage et transmet son expérience individuelle de jeu avec l’enfant (niveau de l’affect) et lorsqu’il comprend que l’activité ludique peut développer des aptitudes (niveau de valeurs et de compétences) –, (d) les pratiques structurantes – lorsque le jeu est source d’expériences maturantes et favorise l’accès à une autonomie et à l’individuation –, (e) les pratiques contractuelles – lorsque l’usage existe par des règles et un cadre co-construit entre le parent et l’enfant –, (f) et enfin, les pratiques dialogiques – lorsque le jeu ouvre aux possibilités de parler d’autres choses que du jeu lui-même.
50Ces dispositions ludiques peuvent apparaître comme plus passives, mais ne sont pas pour autant dénuées de sens, car elles s’articulent justement dans une dimension dans laquelle l’expérience autour du jeu vidéo devient un agent du partage qui permet de relier l’enfant et l’adulte et offre d’autres modalités d’être ensemble. En somme, informer les familles sur ces pratiques et les accompagner dans ce sens pourrait permettre de dépasser les dichotomies existantes afin de dédramatiser les jeux vidéo et justement venir nourrir la relation parent-enfant.