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Dossier thématique

Créer un jeu vidéo en psychothérapie ?

L’exemple de deux médiations thérapeutiques par la programmation en hôpital de jour et en centre médico-psycho-pédagogique
Creating a video game in psychotherapy?
The example of two therapeutic mediations using programming in a day hospital and a medical-psycho-educational center
Olivier Duris et Clarisse Eloy

Résumés

Les jeux vidéo sont aujourd’hui reconnus par de nombreux cliniciens et chercheurs comme des outils très pertinents dans la prise en charge des enfants et des adolescents. Le présent article a pour objectif de s’inscrire dans la continuité de ces travaux, en cherchant plus précisément à se focaliser sur une utilisation spécifique de ce médium dans la clinique des adolescents : la co-création d'un jeu vidéo. Nous avons ainsi mis en place, dans un centre médico-psycho-pédagogique (C. M. P. P.) et dans un hôpital de jour pour enfants et adolescents, deux ateliers thérapeutiques basés sur l’utilisation du logiciel RPG Maker, afin d’accompagner les patients dans la programmation de leur propre jeu vidéo. Cet article a pour objectif de présenter ce temps de thérapie groupale mélangeant une médiation numérique et une médiation passant par l’écriture (ici sous la forme d’un langage de programmation basique).

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Texte intégral

1Les jeux vidéo sont reconnus comme de formidables outils de médiation thérapeutique dans la clinique des enfants et adolescents (Tisseron et Tordo, 2022 ; Leroux et Gillet, 2021 ; Haza, 2019). Véritables supports d’imagination et de créativité, ils permettent de mettre en place, entre autres, un travail clinique centré sur l’empathie et les capacités narratives des patients (Duris, 2018) en facilitant les possibilités de verbalisation des affects et des contenus subjectifs (Duris, 2022). De plus, leurs aspects innovant et ludique, comparé aux autres médiations thérapeutiques habituellement proposées en institution de soins psychiques, suscite très généralement la curiosité chez les jeunes reçus par les cliniciens, facilitant ainsi l’alliance thérapeutique et la communication (Tordo, Duris, et Labossiere, 2022) ainsi que des moments de plaisir et d’étonnements partagés.

2Partant de ces différents constats, nous avons souhaité pousser plus loin notre réflexion sur la médiation numérique. Profitant du fait que l’offre vidéoludique est riche et variée, nous avons proposé de laisser de côté la pratique vidéoludique dans les ateliers thérapeutiques groupaux afin de proposer aux jeunes patients que nous recevons la création de leur propre jeu vidéo, à travers l’usage d’un logiciel de programmation simplifié. Notre objectif était alors de voir si l’outil numérique pouvait également s’avérer être une alternative innovante aux ateliers d’écriture, en proposant la création commune d’un objet vidéoludique.

3Cet article a pour but de présenter le fruit de nos réflexions théoriques sur la programmation ainsi que nos expériences cliniques respectives. Travaillant chacun dans des institutions différentes et recevant donc des patients avec des tableaux cliniques bien différents (hôpital de jour et centre médico-psycho-pédagogique [C. M. P. P.]), nous montrerons en quoi cette médiation peut être pertinente, à partir du moment où elle est portée par un thérapeute ayant pour intérêt de proposer un nouvel espace de subjectivation, dans lequel chacun peut participer à la coconstruction d’un récit composé de mots, de codes, et d’images.

Les intérêts de la médiation par la programmation informatique

4La programmation est un langage spécifique par lequel l'utilisateur doit écrire des instructions structurées pour que celles-ci soient exécutées ou interprétées par la machine. Elle est perçue par certains psychologues comme un extraordinaire exercice de la pensée, qui devrait faire partie de la formation de tout professionnel du soin psychique (Virole et Radillo, 2010). Ceci s'explique par le fait que la programmation informatique nous oblige à analyser un processus – se présentant comme une succession de lignes de code – sous différentes facettes, en le décomposant, comme il est possible de le faire avec le processus « naturel » du traitement de l'information humain.

5Que ce soit sur un ordinateur, une tablette ou un smartphone, de nombreux outils offrent aux jeunes utilisateurs la possibilité de commencer à apprendre les bases de la programmation. Certaines applications comme Scratch ou Scratch Junior vont ainsi leur permettre de créer directement un code informatique via l’utilisation de briques de couleurs simplifiées, afin de contrôler des petits personnages numériques sur leur écran de tablette ou d'ordinateur. D’autres logiciels plus complexes, comme RPG Maker, proposeront aux enfants de programmer leur propre jeu vidéo par l’entremise d’une interface intuitive. Enfin, plusieurs robots (Nao, Cozmo, etc.) peuvent être programmés avec des applications ou des logiciels spécifiques permettant de les faire bouger, parler, interagir, etc.

6Quel que soit l’outil utilisé avec les patients enfants ou adolescents, l’usage d’une interface permettant la programmation d’un jeu, d’une saynète numérique ou d’un robot apportera de nombreux intérêts cliniques (Duris et Labossière, 2022 ; Duris, 2020).

Une remédiation des fonctions exécutives

7D’un point de vue global, la programmation peut aider certains jeunes à organiser leur pensée afin de trouver diverses façons efficaces de résoudre un problème informatique ou de mener une création à son terme. De plus, la complexité grandissante des programmes peut amener les utilisateurs à développer des solutions et cheminements de pensée personnels et créatifs, chaque programmeur pouvant ainsi trouver sa propre manière de s’exprimer et de conduire à bien son projet. De ce fait, s’il est accompagné par un thérapeute dans un cadre de thérapie à médiation, l’enfant ou l’adolescent s’essayant à la programmation peut trouver une voie d’expression subjective qui lui est propre, à travers un autre langage, et trouver sa propre manière de conduire à bien un programme (Duris, 2020 ; Virole, 2014). La singularité de l’acte de programmation tient en effet au fait qu’il est le produit d’un individu unique qui lui « imprimera sa marque » (Printz, 2005). Le rôle du thérapeute est alors d’accompagner le jeune dans la reconnaissance de cette subjectivité individuelle. La programmation fonctionnant dans un mécanisme d’essai/erreur, il est également possible de travailler avec le jeune sur le développement de son raisonnement critique et sur sa tolérance à la frustration.

8D’un point de vue plus spécifique, les applications de programmation permettent de travailler sur la remédiation de certaines fonctions exécutives (attention, planifications d’actions, contrôle de l’action, etc.). Ces fonctions étant généralement altérées lors du développement autistique, nous pouvons comprendre en quoi cette médiation est intéressante à mettre en place dans un contexte institutionnel tel qu’un hôpital de jour. Ainsi, en codant en avance le mouvement ou l’action qu’il désire voir effectuer par la suite, l’enfant présentant un trouble du spectre autistique (TSA) réalise une intentionnalité d’action, mobilisant ses fonctions exécutives et contribuant à leur harmonisation (Virole, 2014), surtout s’il est pris en charge par un professionnel qui mettra en mots ses actions et qui partagera ses propres émotions. Il l’accompagne dans sa construction subjective via une relation duale. L’anticipation des mouvements ou des attitudes d’un robot ou d’un programme pourra également, au cours de la psychothérapie, s’extrapoler progressivement aux attitudes humaines, virtualisant l’appropriation par les enfants de leur propre corps, voire de leur vie psychique (Tordo, 2018).

9Avec la programmation d’un petit robot ou d’un jeu numérique, le patient peut mettre à l’œuvre de nombreuses capacités cognitives de manière ludique, à partir du moment où il peut profiter de l’observation directe des comportements de l’avatar ou du robot préalablement programmé, afin de se rendre spectateur des actions qu’il a lui-même créées. Il lui devient alors possible de percevoir et d’analyser l’environnement avec lequel il doit interagir – environnement virtuel dans le cas de la programmation d’un jeu vidéo, environnement réel dans le cas d’un robot –, et de se représenter une intention d’action. Pour ce faire, il lui est nécessaire d’identifier un ou plusieurs objectifs à réaliser, tout en focalisant son attention sur les différents éléments à sa disposition, et en mettant de côté les éléments non pertinents dans cette planification. Un certain contrôle visuomoteur est essentiel pour que les commandes puissent être effectuées, ainsi que tout un travail de mémoire. Enfin, la programmation stimule la pensée hypothéticodéductive en laissant une large possibilité d’un apprentissage par essai-erreur qui, s’il est rendu ludique par le professionnel, pourra aussi bien contribuer à l’amélioration de l’estime de soi du sujet qu’à l’augmentation de ses capacités attentionnelles et de la flexibilité de toutes les fonctions exécutives préalablement citées (Virole, 2011).

10Ce travail sur la planification et l’intentionnalité d’action s’enrichit d’ailleurs par la présence du thérapeute, puisque lui aussi montre une intention de pensée qui pourra aider à l’intégration, chez le patient, de la différence entre sa propre intentionnalité émergente et celle de l’autre. De plus, le robot et l’avatar numérique programmés ne vont pas forcément effectuer le mouvement ou comportement imaginé et attendu par le patient, et la perception de cet écart entre l’imaginé par le sujet et l’effectué par l’objet programmé pourra conduire vers une construction cohésive du soi.

Un début d’accès à la communication

11Programmer un robot ou un jeu vidéo permet aux enfants présentant certaines difficultés dans les relations intersubjectives de profiter d'un certain accès au « faire semblant » en jouant avec les capacités de simulation de la machine. Le robot et l’avatar rappellent ici la marionnette sur laquelle se projette une personnalité souhaitée (Chaltiel, 2018). De plus, certains robots et certains logiciels de programmation offrent la possibilité aux enfants qui les programment de prévoir en avance les mots que prononcera l’avatar ou la machine et les gestes qu'il exécutera, ce qui permet à ces enfants, pour lesquels la communication s'avère parfois difficile, de pouvoir passer par un objet tiers rassurant, et offre un début d'accès à la communication par un langage parlé et gestuel sans avoir à se confronter à la prise en compte du corps et de la subjectivité de l'autre. La machine ainsi programmée peut donc être le réceptacle et le porteur de la parole de l'enfant, l'amenant vers une meilleure prise en compte de la conscience de soi (Duris, 2020). Les enfants qui présentent des difficultés à programmer une machine peuvent également demander au thérapeute de le faire à leur place, en lui dictant ce qu’ils désirent que ce dernier inscrive dans le logiciel de programmation afin d’observer le résultat effectué par la machine après-coup.

12Pour revenir plus précisément sur la clinique de l’autisme, il est important de comprendre la place que peut jouer la programmation informatique en tant que nouveau langage accessible à l'univers autistique, car l’acquisition tardive du langage et ses distorsions sont souvent visibles dans la clinique des sujets TSA et font partie des obstacles sévères qui rendent beaucoup plus complexes leurs interactions sociales. Peut-être est-il important de se demander si ce ne sont pas les conventions imposées par les significations usuelles de la sémantique conventionnelle qui pourraient être à repenser (Virole, 2015a). Le langage informatique, ou la programmation par pictogrammes ou boîtes simplifiées que nous pouvons retrouver dans certains logiciels de contrôle de robots, pourrait ici devenir un nouvel univers sémantique dont nous pourrions nous-mêmes définir les lois, afin de nous adapter au rapport différent que les sujets TSA ont avec le monde qui les entoure.

13Les logiciels utilisés pour programmer des outils technologiques proposent d’ailleurs très généralement des environnements clos mettant à disposition de l’utilisateur un nombre restreint de fonctions : parler, se mouvoir, lancer une activité spécifique. Les règles pour la programmation sont précises et immuables, et le résultat, effectué par le robot ou par l’avatar numérique dans le cadre d’une programmation sur écran, sera toujours le même, assurant au sujet TSA de retrouver un mouvement répétitif connu, sécurisant et rassurant. La programmation offre donc un champ des possibles simplifié et maîtrisable, beaucoup plus abordable que l’interaction humaine, et permettant d’explorer la relation avec l’environnement, tout en jouant sur la différence entre le même et l’autre.

Une expérience de co-immersion

14L’immersion est une notion très utilisée par les chercheurs travaillant sur la question du rapport qu’entretiennent les joueurs avec les univers vidéoludiques. Elle est définie par Dominic Arsenault et Martin Picard comme « un phénomène qui se produit lorsqu’une couche de données médiatisée est superposée à celle non médiatisée avec une force et une étendue telles qu’elle [la couche de donnée médiatisée] empêche momentanément la perception de cette dernière [la couche non médiatisée] » (Arsenault et Picard, 2008). La situation d’immersion peut donc être observable lorsqu’un écran – de télévision, d’ordinateur, de téléphone, voire au cinéma – empêche le sujet de percevoir les images qui sont en périphérie de son champ de vision. Cela peut également se retrouver, selon Arsenault et Picard, dans la lecture d’un roman, quand le monde fictionnel décrit fait perdre au sujet pendant un temps la conscience de son propre monde. L’immersion est donc bien la possibilité qu’offre un jeu vidéo pour que la réalité du joueur puisse se réduire à la réalité du jeu : le temps n’a plus la même consistance, de même que l’environnement du sujet est réduit à l’environnement du jeu.

15Selon Benoît Virole (2013), l’immersion est « un processus préconscient centré sur la délégation des intentions d'action du sujet à un avatar numérique », que cet avatar soit anthropomorphe ou non. Jouant sur l’illusion de la réalité proposée dans le monde virtuel du jeu vidéo, la qualité de l’immersion dépend de l’imprévisibilité de l’univers numérique et des actions qui pourront y avoir lieu. La présence du hasard associé à des objets virtuels dotés de propriétés autonomes renforce l’illusion de réalité du jeu, qui n’est pas uniquement le fruit de l’imagination du joueur mais bien un autre monde qui lui est offert.

16Pendant une séance à médiation numérique, le thérapeute et le patient sont assis côte à côte et partagent une expérience commune dans l'univers vidéoludique visible à l'écran. Cette position côte à côte est ici un élément essentiel de la séance, puisque le thérapeute ne se place pas uniquement en tant qu'observateur du jeu du patient, mais se retrouve lui-même immergé dans le monde numérique. C'est cette expérience conjointe de co-immersion qui permettra au patient de rejouer les moments de co-attention mère/enfant que l’on trouve dans la petite enfance, co-attention dirigée vers un objet tiers dans laquelle s'observent un phénomène de couplage des pensées et une synchronisation des actes cognitifs (Virole, 2015b). La situation de co-immersion dans une relation patient/thérapeute est donc un pilier de la thérapie utilisant les jeux vidéo comme médiation.

17La co-immersion avec le thérapeute aura également un fort intérêt thérapeutique, puisqu'elle permettra aux sujets n'ayant pas la capacité de fixer leur attention sur un objet de s'harmoniser dans le jeu avec le thérapeute, lui aussi immergé dans l'univers numérique tout en restant physiquement présent à ses côtés.

18Dans le cadre d’une situation de programmation, il est clair qu’élaborer un code informatique est une action compliquée pour beaucoup de jeunes patients reçus en institution de soins. La présence d’un adulte accompagnant reste essentielle. Cette présence en côte à côte a ainsi un rôle clef dans la thérapie, puisque le thérapeute ne sera pas uniquement observateur des actions de l’enfant ou de l’adolescent, mais sera lui-même animé par la volonté de faire en sorte que le programme fonctionne. De ce fait, le thérapeute et le patient se trouvent dans une expérience conjointe de co-immersion, étant tous les deux attentifs au code, à sa réalisation et à son effet ultérieur, ce qui amène un couplage de leurs pensées.

Une possibilité de prise en charge groupale

19Enfin, un dernier point est que la programmation d'un logiciel numérique ou d'un robot est un type de médiation qui peut très facilement être réalisée en groupe, soit avec plusieurs machines utilisées en même temps, soit avec un seul ordinateur et un seul robot, ce qui demande aux jeunes patients de travailler ensemble sur la création d'un seul programme commun. Dans les deux cas, la présence de la machine dans le groupe rend possible une évolution de la communication des patients, entre eux et avec les thérapeutes, mais également une amélioration de l'expression des affects et une diminution de l'agressivité (De Sant’Anna, Morat et Rigaud, 2012).

Les ateliers à médiation RPG Maker

20Dans le cadre de nos pratiques cliniques à médiation thérapeutique en hôpital de jour et en C. M. P. P., nous avons souhaité expérimenter cette médiation par la programmation. Partant de ce constat, un large éventail de logiciels et de petits robots programmables s’offrait à nous. Étant donné que nous avons tous les deux un intérêt pour l’utilisation des jeux vidéo en thérapie, ainsi qu’une expérience conséquente dans la mise en place de ce type d’ateliers, notre désir s’est plus particulièrement tourné vers la programmation de jeux vidéo, soit vers le fait de proposer aux jeunes patients une médiation à la croisée des médiations numériques et de l’écriture en groupe. Pour ce faire, nous avons décidé de nous pencher sur l’utilisation d’un logiciel spécifique : RPG Maker.

21RPG Maker est une suite de logiciels développée par ASCII puis Enterbrain, dont le but est de permettre aux utilisateurs de concevoir des jeux vidéo de manière simplifiée. L’interface est intuitive et offre la possibilité de s’initier à la programmation, n’imposant pas aux utilisateurs de maîtriser de langage informatique spécifique pour créer leur jeu. Les dernières versions du logiciel comprennent un éditeur de cartes, des éléments de décor et des personnages proposés par défaut pour éviter aux utilisateurs de passer eux-mêmes par le dessin ou le graphisme, ainsi qu’un éditeur d’avatars assez complet. Un langage de script simple est également proposé afin de coder différents événements (dialogues, ouvertures de portes, téléportations, apparitions de véhicules, interactions avec des personnages non joueurs [PNJ], etc.). Pour les utilisateurs qui en ont les capacités, il est possible d’implémenter ses propres éléments graphiques (dessins, créations originales) afin de les intégrer dans le logiciel, dans le but de créer un jeu entièrement personnalisé.

22Notre objectif était ici de proposer aux jeunes de découvrir un autre aspect de la médiation vidéoludique. Ainsi, en plus de s’intéresser au jeu vidéo et à l’expérience subjective apportée par l’incarnation d’un avatar à travers un monde numérique, les jeunes composant les deux groupes avaient pour objectif de produire un objet concret (un jeu vidéo) impliquant un travail sur le langage (langage écrit et langage de programmation) à partir d’un partage avec des tiers, afin d’aboutir à une création jouable par d’autres jeunes (et notamment les jeunes de leurs institutions respectives). Ces ateliers à médiation « programmation de jeux vidéo » avaient pour objectif d’accompagner le processus de subjectivation en favorisant la verbalisation chez ces patients pour lesquels la mise en mots et la prise de parole sont une difficulté majeure, du fait de leurs tableaux cliniques respectifs (TSA, dysharmonies psychotiques, états limites, etc.). Le cadre de l’atelier, contenant et enveloppant, encadré par plusieurs cothérapeutes, offre alors un espace transitionnel (Winnicott, 1971) favorisant l’activité de symbolisation et dans lequel chacun peut déployer un processus créatif, notamment grâce à une dynamique groupale elle-même enveloppante (Anzieu, 2000). Les thérapeutes animant l’atelier prêtent leur propre appareil à penser (Bion, 1983) afin de devenir porte-parole des expressions subjectives individuelles et groupale. De ce fait, les jeunes composant ces deux groupes peuvent mobiliser leur imaginaire dans un espace contenant dans lequel leurs débordements pulsionnels seront supportés et repris par des tiers, et s’exprimer via une production numérique imagée créée dans le but d’être jouée par d’autres sujets, extérieurs au groupe. Ces dispositifs thérapeutiques restaurent la capacité de rêver (Kaës, 2017) de chaque patient par l’intermédiaire d’un médium original qui attire plus facilement la curiosité des patients adolescents.

23Le cadre de nos deux ateliers est facilement descriptible : plusieurs jeunes se retrouvent devant un ordinateur ou devant un écran d’ordinateur projeté sur un mur, encadrés par les cothérapeutes. Un des thérapeutes contrôle majoritairement l’ordinateur : les moments de programmation pure pouvant parfois être compliqués pour ces jeunes, son rôle est alors de concrétiser les demandes du groupe à travers le logiciel. Le groupe est pensé comme un espace de parole où chacun peut s’exprimer, expliquer ce qu’il souhaite voir apparaître dans le jeu, et échanger avec les autres jeunes afin d’offrir une histoire cohérente. Lors des moments de création de décors ou d’avatars, les jeunes prennent, un à un, le contrôle de l’ordinateur, afin de proposer une création personnelle qui doit, bien évidemment, être validée par l’ensemble du groupe. Chaque membre est ainsi invité à discuter, argumenter ses prises de décision, mais aussi à montrer une reconnaissance ou un intérêt aux productions des autres, ainsi qu’à leurs apports dans la production commune. Dès lors, le groupe acquiesce ou refuse, félicite ou contredit, applaudit ou fait part de ses réticences, le tout dans une dynamique groupale valorisant chaque sujet dans son processus créatif et dans ce qu’il peut apporter à l’ensemble du groupe. Ce dernier conduit donc chacun vers un travail d’écriture et de réécriture, dans une volonté d’acceptation par le collectif des idées réécrites et réaménagées.

24La spécificité d’une programmation de jeu vidéo est aussi liée au fait que tout se passe sur un écran, à travers différentes images, ce qui permet de trouver une autre voie de symbolisation que des mots couchés sur papier. Un travail sur l’identification des émotions devient possible, puisque les visages des avatars apparaissent à l’écran pendant les scènes de dialogues que les patients écrivent, demandant alors à chacun de se mettre d’accord sur l’expression qui doit apparaître sur chacun des visages pour que celle-ci soit cohérente avec le dialogue en cours. De plus, le fait que ces images soient contrôlables et modifiables, dans une visée vidéoludique, pousse les jeunes à se diriger vers une production finale à la fois cohérente et esthétique, mais également jouable et répondant aux codes du jeu vidéo (jouabilité [gameplay], déplacement dans l’espace, mise en place d’événements qui viennent s’ajouter au narratif du jeu, etc.). Se retrouvent ainsi, dans la création du jeu, différentes écritures de traces sensorielles, visuelles et auditives, qui pourront faire advenir de nouvelles images et représentations. Certaines expériences subjectives non encore symbolisées peuvent alors prendre sens et être réappropriées par le sujet, grâce aux apports intersubjectifs et à la mise en sens que proposeront les thérapeutes présents. L’atelier RPG Maker est donc à penser comme réunissant les intérêts de trois dispositifs spécifiques précédemment décrits : la médiation par les jeux vidéo, la médiation par la programmation et la médiation par l’écriture.

25Chaque atelier se tient sur un rythme hebdomadaire, à raison de 45 minutes à une heure par séance. À chaque fin de séance, les jeunes sont invités à tester le jeu afin de vérifier que la programmation qu’ils ont écrite en commun fonctionne. À la fin de l’année scolaire, le jeu terminé sera exporté sur des CD qui seront remis à chaque membre, et qui pourront être installés, si les joueurs/créateurs l’acceptent, sur les ordinateurs de l’institution, afin que le jeu soit jouable par les autres patients.

26L’atelier « programmation de jeu vidéo » offre un aller-retour constant entre parole, écriture, lecture, prise de décision commune, programmation et test du jeu en cours de création. Devient alors possible une évolution, dans le groupe, du lieu de l’énonciation subjective et de l’écoute de cette énonciation (de Castro Calvalcante Serafini, 2013). De plus, ce processus de programmation étant inscrit dans une dynamique groupale, il est important, pour chacun, de tenir compte de l’importance d’écrire avec les autres, en plus du fait d’écrire pour soi et pour les autres. L’écriture se faisant en présence de pairs et de quelques thérapeutes, l’échange verbal et le partage de la production de sens deviennent un élément central de la séance, pendant laquelle de nouvelles expressions subjectives pourront émerger et prendre sens à travers la rencontre entre chaque sujet composant le groupe. Alors la création finale pourra devenir une véritable œuvre originale et commune, à travers laquelle chacun aura pu mettre quelques parts de sa subjectivité.

Une médiation RPG Maker en CMPP

27L’atelier groupal « Programmation de jeux vidéo » fut prescrit à trois préadolescents suivis en CMPP. L’année précédente, ces trois jeunes avaient activement participé à un « atelier écriture » dans lequel émergea Les 3 aventuriers, une histoire contant le périple de trois héros qui quittent leur domicile pour voyager et vivre de nombreuses aventures. Une adaptation en jeu vidéo de cette histoire précédemment coécrite leur fut ainsi proposée, afin de leur permettre de transposer leur récit en images numériques, en dialogues programmés et en musique. Le groupe était composé de trois garçons âgés de 11 et 12 ans. Nous les appellerons Antoine, Nathan et Arthur.

28Arthur est assez réservé. C’est un jeune renfermé sur lui-même qui n’a aucune activité pour s’épanouir en dehors de l’école ou de son domicile. Malgré une certaine inhibition, une agressivité réprimée est à noter. Fréquemment, il ne répond que par « oui » ou par « non » et peut facilement nous couper la parole, voire nous attaquer passivement lorsqu’une décision collective ne va pas dans son sens. Il s’amuse également à contredire le reste du groupe et à remettre en question la position d’adulte occupée par les thérapeutes, en mettant à mal, par exemple, chacune des propositions extérieures dans une quête inassouvie d’attention négative.

29Antoine présente des difficultés cognitives, principalement axées sur le plan du langage verbal, ainsi qu’un retard dans les apprentissages. Il est très inhibé et laisse transparaître une certaine tristesse émotionnelle. Néanmoins, c’est un jeune qui a les capacités de s’exprimer, bien que souvent à bas bruit, impliquant le fait que personne ne l’entende. Il s’efface ainsi facilement lorsqu’il est inscrit dans un groupe.

30Nathan a, quant à lui, des difficultés scolaires ainsi que de compréhension : ce qu’il dit est souvent confus et reste très en collage à ses passe-temps vidéoludiques, Nathan ne pouvant parler que des jeux vidéo auxquels il joue à la maison. Son imaginaire étant très débordant, il peine à se focaliser, sans s’éparpiller, sur une construction d’histoires cohérentes. Il s’appuie également sur des scénarios qu’il connaît par cœur (principalement des histoires de jeux vidéo telles que les séries The Legend of Zelda ou Sonic) afin de se rassurer et de ne pas être confronté à ce qu’il ne maîtrise pas.

31Ces trois jeunes étant, tous les trois, très intéressés par les jeux vidéo, la proposition de programmer, à travers un outil numérique, l’histoire qu’ils avaient écrite ensemble l’année précédente attisa leur curiosité. Bien que ces trois profils soient assez hétérogènes, ils présentaient quelques points communs : ils rencontraient des difficultés relationnelles et de socialisation (soit des difficultés pour « faire groupe »), présentaient un retrait social certain qui entravait les possibilités d’intégration ainsi que des troubles du développement et d’ordre psychique (symptomatologie dépressive, versant plus psychotique, angoisse abandonnique et de séparation).

32L’outil RPG Maker pouvait alors s’avérer adapté à ces jeunes, du fait de leurs problématiques respectives. En effet, ce logiciel permet une élaboration de la construction d’un monde imaginaire dans un cadre thérapeutique, à travers un travail collectif. La construction de l’histoire est donc à la fois subjective et commune. De plus, les avatars créés pour ce jeu vidéo devaient se déplacer ensemble, en file indienne, favorisant ainsi les décisions groupales et l’interaction entre les jeunes : personne n’était finalement isolé. En tant que thérapeutes et garants du cadre, nous permettions aux jeunes de mettre en mots leur imaginaire et leur subjectivité, tout en étant contenus et regroupés autour de la création d’une histoire cohérente.

33Nous avons trouvé intéressant de partir de la construction de l’histoire qu’ils avaient écrite ensemble l’année précédente : ceci permettait de passer d’une mise en mots à une mise en images. Toute la difficulté pour ces trois jeunes était, en premier lieu, d’accepter et de comprendre que le logiciel RPG Maker était, certes, un outil flexible, mais qu’il avait également ses limites.

34L’intérêt de partir d’une histoire déjà créée a permis aux jeunes de s’autoriser à se décaler de ce qu’ils avaient inventé l’année précédente, mais aussi de constater que l’apparence de leurs personnages et la représentation qu’ils s’étaient faite, chacun, de l’univers de leur histoire, n’étaient pas identiques. Il leur fallait donc se mettre d’accord, entre eux, afin d’accepter les propositions subjectives de chacun.

35Étant deux cothérapeutes à animer l’atelier, nous interchangions, à tour de rôle, la fonction de programmatrice du jeu et de garante du cadre. À chaque fin de séance, nous lancions le jeu pour que les jeunes puissent se représenter, en images et en mouvements, à quoi ressemblait leur histoire, leur permettant ainsi de vérifier si celle-ci tenait bien la route, tant sur le plan narratif que visuel.

36Lors des premières séances, les trois jeunes parlaient tous en même temps et se déplaçaient sans cesse dans la salle, certains refusant même de s’asseoir près de l’ordinateur. Il leur fut tout d’abord compliqué de comprendre qu’ils n’allaient pas jouer immédiatement sur l’ordinateur, et qu’il fallait adapter en amont, et tout au long de l’année, leur histoire en jeu vidéo. Le climat ambiant du groupe étant donc empreint d’agitation et de frustration.

37La volonté de chacun à vouloir construire sa propre version venait parfois mettre à mal la dynamique groupale : bien qu’ils eussent passé l’année précédente ensemble, à inventer l’histoire de ces trois aventuriers, Antoine, Arthur et Nathan ne semblaient que très peu se reconnaître, voire se connaître. Aucun lien particulier ne semblait les lier, et chacun d’entre eux disait avoir oublié comment s’appelaient les deux autres. Toutefois, ils se souvenaient du prénom et de la fonction des trois héros de leur histoire commune, démontrant ainsi que l’appartenance au groupe et l’existence d’un lien relationnel envers les uns et les autres étaient venues prendre forme à travers ce médium fictionnel et les traces écrites posées sur papier. Ils avaient d’ailleurs, l’année précédente, dessiné leurs personnages respectifs, leur conférant ainsi une apparence concrète imagée.

38Progressivement, l’ambiance confuse du groupe s’est apaisée. Les jeunes avaient besoin de repères, et nous avons repris, étape par étape, la manière dont nous allions organiser et mener les séances jusqu’à la fin de l’année scolaire. Les jeunes ont alors produit un travail collectif, se donnant des conseils et riant ensemble. La construction de l’histoire était passée au second plan : Antoine, Arthur et Nathan se sont plutôt concentrés sur la création des avatars représentant leurs personnages, à partir des dessins qu’ils avaient réalisés l’année précédente. Le fait d’avancer en faisant une chose à la fois a permis au groupe de maintenir une enveloppe et une certaine cohésion, tout en travaillant la concentration et l’attention de chacun. Les fonctions exécutives étaient également bien sollicitées : gestion des imprévus, des situations complexes, travail sur la mémoire à long terme, etc. Nous avons constaté que les jeunes souhaitaient apporter des changements à leurs personnages, par des modifications à la fois physiques, émotionnelles et caractérielles. Il est alors intéressant de pointer qu’en passant de l’écriture à l’outil numérique, les représentations et les fantasmes qui sont rattachés à ces figures les représentant viennent à se transformer. Toutefois, chaque personnage faisait écho à l’histoire personnelle de son créateur ainsi qu’à sa problématique psychique. Ainsi, Arthur créa son avatar sous la forme d’un chevalier tout-puissant, invincible et solitaire. Le personnage d’Antoine, quant à lui, avait une allure fantomatique (cet aspect n’ayant pas pu être représenté au sein du jeu, Antoine a donc accepté de donner forme humaine à son avatar, ce qui lui a également permis d’exister au sein du groupe). Nathan, enfin, avait créé son personnage à l’image de Link, le héros de la série de jeux vidéo The Legend of Zelda.

39En partant d’une histoire déjà coécrite, la difficulté fut également pour ces jeunes d’accepter le fait que le jeu vidéo ne puisse pas reproduire à l’identique certains personnages qu’ils avaient imaginés (notamment les ennemis et les acolytes), ainsi que certaines villes ou paysages. Nous étions fréquemment confrontés à leurs exigences, ceux-ci refusant tout d’abord l’idée de faire la moindre modification sur la carte générale du jeu et sur les caractéristiques physiques des personnages non-joueurs (PNJ). Cependant, une fois la programmation lancée, et après concertation commune accompagnée d’une mise en mots des thérapeutes, tous réalisaient rapidement que de nouveaux désirs pouvaient émerger en eux, leur permettant ainsi de faire légèrement évoluer leurs idées, s’adonnant même parfois à la création de nouveaux personnages et de nouvelles lignes de dialogues, afin de détourner certains éléments non programmables au sein du jeu. Ainsi, en passant par une co-immersion dans l’activité de programmation, ces jeunes parvinrent à traiter et réparer les difficultés qu’ils rencontraient dans la réalité, difficultés ainsi projetées à travers l’écran d’ordinateur.

40Dans cette prise en charge à médiation, les cothérapeutes assuraient un rôle d’accompagnants contenants et de porte-parole confiant au cadre thérapeutique un aspect rassurant et enveloppant qui permettait aux jeunes d’exprimer, en toute sécurité, leur agressivité et leurs mouvements dépressifs, souvent de façon inconsciente.

41Au sein du groupe, ces trois jeunes ont à la fois fait l’expérience de la posture d’acteur, mais aussi de spectateur : écouter les propositions de chacun et accepter le fait que son avis ne soit pas toujours retenu était parfois difficilement accueilli et, à l’inverse, devoir contrôler parfois un imaginaire débordant pouvait générer des frustrations.

42Toutefois, Arthur, Antoine et Nathan trouvaient souvent des compromis et ont pu, chacun, occuper une place qui leur convenait dans le groupe. Antoine, au départ très isolé, peu expressif et s’inhibant sur les propositions d’idées, a pu s’imposer, affirmer et assumer ses choix, afin de rendre le jeu visuellement esthétique et personnaliser son personnage comme il le souhaitait, en faisant abstraction de ce que pouvaient en penser les autres, parfois dans la critique. Pour Nathan, cette médiation lui a permis de se détacher des histoires toutes faites et des jeux vidéo qu’il réutilisait de façon plaquée. Cette ouverture ayant laissé place à un imaginaire débordant et envahissant, il a pu, avec la mise en sens et le cadrage des cothérapeutes, porter son attention sur l’histoire du jeu et proposer des dialogues cohérents, riches et pertinents. Arthur, enfin, a pu laisser son agressivité s’exprimer au sein du jeu, à travers la maîtrise des combats et de la construction d’ennemis monstrueux, qui seraient toujours à vaincre en équipe. Ce jeune adolescent a alors pu se détacher de sa posture de chef tout-puissant, parfois tyrannique : « C’est notre jeu ! », pourra-t-il alors dire lors de la remise du CD du jeu en fin d’année scolaire.

Une médiation RPG Maker en hôpital de jour

43L’atelier de programmation RPG Maker fut proposé à quatre jeunes adolescents de 11 à 14 ans reçus depuis plusieurs années dans un hôpital de jour pour enfants et adolescents : Pierre, Jules, Marie et Youssef (les prénoms sont ici attribués par nous dans un souci d’anonymat). Ces quatre jeunes se connaissaient bien, ayant déjà fait ensemble un atelier à médiation « Jeux vidéo » l’année précédente. Le groupe « Programmation de jeux vidéo » leur fut alors proposé dans la continuité de cette prise en charge, avec le désir de stimuler les capacités narratives de chacun d’entre eux, et leur capacité de travailler, ensemble, sur un projet commun. Pierre et Jules étaient deux adolescents présentant une dysharmonie psychotique, tandis que Marie et Youssef étaient tous les deux diagnostiqués avec un trouble du spectre autistique (TSA). Tous les quatre présentaient un retard cognitif important mais un bon niveau de langage verbal.

44Même si ces quatre jeunes se connaissaient et avaient déjà fait l’expérience d’ateliers à médiation thérapeutique groupaux, leurs problématiques psychiques et psychopathologiques respectives rendaient compliqué pour eux le fait de « faire groupe » et de s’inscrire dans une dynamique intersubjective laissant une quelconque place à un tiers. D’ailleurs, Pierre et Jules se battaient et s’insultaient régulièrement dans les couloirs de l’institution, chacun des deux s’étant positionné en tant qu’objet persécuteur de l’autre.

45Lorsque l’atelier thérapeutique « RPG Maker » leur fut présenté, leur première réaction fut d’exprimer une certaine réticence face à cette nouvelle médiation : « Ça veut dire qu’on ne va pas jouer ? » ; « Mais c’est en classe qu’on doit travailler, pas en jeux vidéo ! » ; « On va s’ennuyer… ». Cependant, dès que l’éditeur de décors et la création d’avatars numériques furent présentés, ils montrèrent chacun une grande curiosité envers le médium. Chacun créa donc un personnage comme il souhaitait être représenté dans l’institution : Pierre créa un héros chevaleresque, aimé et reconnu de tous ; Jules un jeune sorcier intrépide qui contient sa rage pour diffuser le « bien » autour de lui ; Youssef voulait faire entendre sa différence à travers sa couleur de peau : « Je suis le seul adolescent noir du groupe, je veux donc être un chevalier noir ! » ; Marie, enfin, créa un avatar féminin, discrète et mystérieuse : « Il faut bien une fille dans le groupe, comme dans la vraie vie. Mais on ne la remarque pas trop. » Chaque jeune s’inscrivit alors dans le groupe en cherchant à faire entendre sa singularité.

46Pierre étant un adolescent assez violent et toujours en guerre contre les autres patients reçus à l’hôpital de jour, il fit entendre sa volonté de créer un personnage qui pourrait aider son prochain et être, dans cette histoire, aimé de tous pour son caractère jovial et ses actions héroïques.

47Jules, quant à lui, était constamment envahi par des figures monstrueuses tirées des nombreux films et dessins animés qu’il regardait chez lui et dont il parlait toute la journée. Il était également en proie à de nombreuses crises clastiques qui obligeaient ses éducateurs référents à toujours se tenir près de lui pour éviter qu’elles n’atteignent d’autres jeunes de l’institution. Dans cette histoire, Jules voulait donc créer un personnage présentant une certaine agressivité verbale, mais qui réussirait toujours à contenir sa colère pour vaincre les nombreux monstres à qui il pouvait enfin donner vie à travers cette histoire numérique programmée.

48Youssef se sentait différent des autres jeunes : son tableau TSA étant moins « sévère » que ceux des autres jeunes de son unité éducative, il faisait souvent part de sa différence et de sa quête identitaire, inscrivant l’émergence de sa subjectivité dans l’histoire de sa longue prise en charge dans cet hôpital de jour. Il était également très sociable et cherchait souvent à se faire de nombreux amis partout où il se trouvait.

49Marie, enfin, venait d’atteindre l’âge de la puberté, et se questionnait beaucoup sur son rapport aux garçons, et au désir amoureux qu’elle pouvait ressentir envers d’autres jeunes de l’institution.

50Les premières semaines s’écoulèrent très vite, chaque jeune prenant, à son tour, le contrôle de l’ordinateur, sous la supervision du reste du groupe et du thérapeute animant l’atelier, afin de personnaliser l’apparence de son avatar et de créer un lieu qui lui correspondrait : un grand château familial où tout le monde pourrait être accueilli pour Youssef, un lieu désert rempli de pièges mortels pour Pierre, un volcan en éruption pour Jules et un magasin de soutiens-gorge pour Marie ! Une fois ces éléments personnels créés dans le jeu de manière individuelle, il fut demandé aux quatre jeunes de penser, ensemble, une histoire commune qui permettrait de faire du lien entre eux, et de les amener en groupe vers la réalisation d’une quête commune.

51Les jeunes composant le groupe n’ayant pas les capacités et connaissances nécessaires pour programmer depuis un tel logiciel, leur création s’effectuait par l’échange oral et la discussion, pendant que leur thérapeute programmait en direct devant eux, en s’appuyant sur les propositions de chacun après que celles-ci avaient été débattues en groupe. Dans une telle configuration, le psychologue occupe une position de programmeur et créateur, il s’appuie sur l’espace de discussion créé et partagé par les différents membres du groupe, cadre défini comme un espace potentiel permettant au matériel psychique de chacun d’être plus ou moins transformé dans le cadre des échanges et de la relation (Chocron, 2017).

52Les jeunes décidèrent alors de créer l’histoire des « Quatre légendaires », quatre héros décédés depuis des siècles qui reviendraient à la vie pour sauver le monde d’une menace terrible. Cette nouvelle naissance dans l’histoire reflétait alors parfaitement la dynamique du groupe dans lequel ils évoluaient. Ainsi, Pierre put même dire, à propos de cette histoire : « C’est parce qu’avant, on se connaissait mais on ne s’aimait pas vraiment. On s’est même entretués. Mais on a dû être réunis pour faire quelque chose ensemble, et pour sauver le monde on peut bien travailler tous les quatre. » Petit à petit, une enveloppe groupale contenante apparut, les jeunes pouvant proposer au groupe leurs idées, chacun donnant son avis, nuançant les propos des autres, donnant divers conseils, applaudissant les idées pertinentes, etc. Les difficultés de compréhension et d’expression de ces jeunes étant particulièrement importantes, du fait de leurs pathologies respectives et de leur retard cognitif important, l’appui sur les images numériques était d’une grande aide afin qu’ils puissent se rendre concrètement compte des actions qu’ils voulaient programmer et de l’aspect dynamique et interactif des dialogues créés. Ces dialogues programmés venaient d’ailleurs être le lieu de l’expression subjective de chacun des membres du groupe. Ainsi, l’avatar de Jules pouvait s’autoriser à insulter ou à se moquer de certains monstres présents dans le jeu, tandis que celui de Youssef tentait de le calmer ou de rappeler certaines limites : « C’est peut-être un ogre, mais on ne peut pas lui parler comme ça, quand même ! ». Marie, quant à elle, s’amusait à faire parler son avatar de manière à commenter les actions des autres : « Ah, ces garçons… Tous les mêmes. »

53Même si l’histoire commune imposa de nombreuses décisions collectives, il fut tout de même possible pour chaque jeune de laisser, dans ce récit numérique, une part subjective propre, validée par les autres, chacun prenant en compte le désir (et la symptomatologie) des autres membres du groupe : le personnage de Jules était ainsi le seul à pouvoir battre « le grand Kraken tout-puissant », celui de Pierre était le seul à pouvoir sauver la princesse enlevée par le roi-démon, celui de Youssef était le seul à pouvoir calmer les colères des autres personnages et dont la couleur de peau était vantée par tous les PNJ (« Quel beau noir, chevalier ! »). Le personnage de Marie, enfin, était le seul à pouvoir trouver la clef secrète du Donjon final, cachée dans un des soutiens-gorge de son magasin.

54À la fin de l’année scolaire, nous avons pu enfin créer ce jeu et l’installer sur plusieurs CD. Les quatre légendaires était alors un jeu vidéo complet, d’une durée d’environ 1 h 30, présentant une histoire cohérente et complexe ainsi qu’une bonne jouabilité. Les quatre jeunes étaient ravis de venir à leur séance hebdomadaire, et firent part d’une certaine tristesse de voir la fin de l’année arriver. Toutefois, repartir avec leur propre création fut pour eux un réel plaisir. Ils demandèrent en outre à inviter différents jeunes de l’institution dans leur groupe, pour la dernière séance, afin de montrer à tous leur création commune. « Tu verras, dit alors Youssef à l’un de ses camarades, c’est fait par nous et ça parle de nous, mais pas tout à fait ! »

Conclusion

55Le jeu vidéo est un objet culturel présent dans presque tous les foyers, il nous paraît ainsi essentiel de nous en saisir comme objet de relation avec les patients. Cet outil numérique se présente sous tellement de formes que les thérapeutes peuvent aisément adapter leur dispositif, en se basant à la fois sur leur créativité et sur les demandes et intérêts des patients qu’ils reçoivent.

56Cet article avait pour but d’appuyer le constat partagé par de nombreux cliniciens : l’outil numérique, et plus particulièrement l’outil vidéoludique, peut bel et bien être utilisé dans un cadre de création groupale, permettant à la fois d’améliorer la dynamique groupale et les relations entre tous, mais aussi les capacités narratives de chaque jeune présent. De ce fait, un atelier « Programmation de jeu vidéo » peut conduire les jeunes patients à créer, à partir d’une feuille blanche (ici d’un « écran blanc ») une histoire interactive cohérente pour eux, pour le thérapeute qui programme, et pour les éventuels joueurs-témoins qui seront invités à tester le jeu une fois ce dernier terminé.

57Nous pouvons saisir en quoi les thérapies à médiation numérique peuvent aider les jeunes patients à développer leurs capacités d'empathie et à entrer dans un dialogue intersubjectif. Le jeu vidéo se rapproche ainsi du conte et d’un atelier écriture, tout en proposant une prise en main plus « active » du récit par le patient. Ce médium offre la possibilité de passer d'une errance de pensée sans lien à des amarrages dans le cadre et dans le récit, conférant à ce dernier un sens partageable (Lafforgue, 1995). Nous espérons avoir mis en évidence en quoi un atelier programmation peut amener les patients vers ce type de travail de construction narrative.

58Pour conclure, nous avons pu montrer, dans cet article, en quoi le numérique peut être un formidable médium malléable permettant de créer, modeler, transformer, inventer. Avec une médiation « jeux vidéo », les thérapeutes et les patients peuvent partager ensemble une expérience de co-immersion, jouer en groupe, mais également co-construire un récit vidéoludique. Bien évidemment, ce type de médiation s’avère chronophage, notamment pour le thérapeute qui, en dehors des temps de groupe, devra parfois prendre un certain temps pour peaufiner le code, corriger certains défauts de conception (bugs), sans déborder sur le récit créé par ses patients. Un certain apprentissage du logiciel reste nécessaire pour conduire à bien ce type d’atelier à médiation. Toutefois, le plaisir partagé entre chacun lorsque le récit vidéoludique devient enfin jouable et partageable en vaut la peine, et chaque séance dans ce type de dispositif devient un moment d’échanges présentant une richesse clinique certaine. Alors jouons ensemble, innovons dans nos liens aux médiums, et créons ensemble ! Après tout, la force de notre métier n’est-il pas de pouvoir proposer aux jeunes patients, reçus en institution de soins psychiques, des dispositifs thérapeutiques novateurs qui deviennent alors sources d’étonnements et de plaisirs partagés ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Duris et Clarisse Eloy, « Créer un jeu vidéo en psychothérapie ? »Sciences du jeu [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 07 juin 2024, consulté le 23 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdj/6678 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11str

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Auteurs

Olivier Duris

Hôpital de Jour pour enfants André-Boulloche

Clarisse Eloy

SESSAD du Val d’Or et EJA Bastille

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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