1Dans son ouvrage Les jeux et les hommes, Roger Caillois déclarait que les joueurs n'avaient pour autre « intention (que) de se divertir et de fuir leurs soucis, c’est-à-dire pour s’écarter de la vie courante… En effet, le jeu est essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l’existence, et accomplie en général dans les limites précises du temps et de lieu » (Caillois, 1991, p. 36). Par ailleurs, il a été reconnu que jouer est une mise en scène des tensions psychiques de l’enfant, une forme de décharge possible par le faire semblant et, de fait, un moyen thérapeutique dans le cadre du transfert. Le jeu peut ainsi être une forme de communication en psychothérapie : « jouer est une thérapie en soi », écrivait Donald Winnicott (1971, p. 102). Avec le jeu vidéo, la relation transférentielle s’établit entre le patient, enfant ou adolescent, et le thérapeute. L'expérience créatrice du jeu, comme le dit Winnicott (1971), s’appuie sur les liens transférentiels, mais aussi sur les qualités du jeu, ici du médium jeu vidéo rétro.
2Si l’usage du jeu vidéo en thérapie commence à être pensé (Gillet et Leroux, 2021 ; Haza, 2019 ; Huerre et Constantino, 2017 ; Stora, 2009 ; Vlachopoulou et Missonnier, 2018), celui du jeu vidéo rétro reste encore en friche, dans la clinique et dans la théorie. C’est donc ce champ-là que nous proposons d’explorer précisément ici. De nos jours, le jeu vidéo est d’une beauté inégalée, d’une finesse graphique et d’une jouabilité absolue, au point que les adolescents de la nouvelle « génération » (nés au xxie siècle) jouent dans ce qui est appelé communément une « réalité virtuelle ». Toutefois, si évoquer les noms d’Amstrad CPC 6128, Amiga 500, Atari ST, Super Nintendo, Megadrive, Gameboy ou encore PlayStation 1 parle à beaucoup, tout comme les jeux Pacman (Namco, 1980), Tetris (Alekseï Pajitnov, 1984), Donkey Kong (Nintendo, 1981), etc., c’est que différents aspects du rétrogaming sont entrés dans un bagage culturel commun. La question de la transmission est centrale dans ce texte, permettant à des enfants et adolescents de pouvoir créer du lien avec un objet du passé ou avec un adulte ayant eu à faire à cet objet dans le passé. En effet, par ses caractéristiques, le rétrogaming en thérapie permet de travailler tant des enjeux régressifs qu’intergénérationnels. Le cas de Danny viendra montrer comment ce type de jeu vidéo peut s'offrir comme support associatif face à la perte d’un parent.
3Pour saisir les enjeux du rétrogaming, il est primordial de commencer par comprendre l’histoire du jeu vidéo et définir ce que l’on nomme le rétro, au sens de l’ancien, du désuet, du dépassé.
4Commençons par décrire le contexte des années 1970 à 2000 et l'avènement vidéoludique domestique en France. Trois grandes périodes de l’industrie du jeu vidéo en France sont décrites par Colin Sidre (2020, p. 35) :
[U]n marché reposant principalement sur l’importation de machines et de jeux de 1975 à 1983 ; une éclosion des structures industrielles (en particulier des éditeurs de jeux) de 1983 à 1988 ; enfin, de 1988 à 1995, une polarisation du marché français autour de nouveaux entrants ou d’acteurs auparavant marginaux qui procèdent à une concentration verticale de leur chaîne de production et de distribution (Nintendo et Sega).
5Depuis, l’industrie du jeu vidéo n’a eu de cesse d’évoluer par la production importante de supports et de jeux vidéo.
- 1 Nous utiliserons le terme « gamer » pour désigner les joueurs des jeux vidéo et les distinguer des (...)
6Le mot « rétro » désigne, pour Clara-Doïna Schmelk (2018, p. 68), « une entité que la mémoire collective rattache au passé, mais qui surgit dans le présent ». Le rétrogaming se base sur les mêmes enjeux : le joueur de jeu vidéo (gamer)1 actuel peut jongler et jouer entre deux univers, l’un présent, l’autre passé. Le rétro est ce qui marque un retour vers une époque passée, un souvenir, c’est-à-dire, un élément de mémoire, qui se rapporte généralement à un événement ou à un épisode particulier, rattaché, ou non, à des affects positifs ou négatifs, de plaisir ou de déplaisir. Le souvenir renvoie à un épisode du passé, pouvant être, en l'occurrence, le temps de l’enfance. Mais, ce passé ne relève pas seulement du souvenir mentalisé : il peut se matérialiser et prendre une forme concrète, palpable à travers des objets numériques : console, ordinateur, Joystick, cassette, etc.
7Le jeu vidéo dit rétro serait ainsi un modèle archéologique pour les différentes générations de gamer. Le jeu, appartenant à un passé commun, deviendrait une sorte de lien perceptible par toutes et tous à travers le prisme des héros qui ont traversé les époques : un Mario, un Link, un Pacman ou bien encore une Lara Croft ont pu être dépoussiérés et permettre aux générations nouvelles de pouvoir incarner ces personnages. Pour autant, chaque génération de gamers aura une histoire qui lui est propre avec un personnage. L'émergence d’une histoire du média jeu vidéo s’articule autour des expressions publiques de la mémoire – en tant que « passé personnel » (Todorov, 1995). Le rétrogaming rentre alors dans une sorte d’aire de la mémoire individuelle intégrée dans un mouvement de mémoire collective : le joueur s’intègre dans un lien entre son vécu personnel (ses parties) et le jeu collectif (que tout le monde connaît).
8De fait, regarder dans le rétroviseur du jeu vidéo, c’est pouvoir se rapprocher de ce moment privilégié de l’être avec son personnage ou avatar du passé. C’est créer du lien avec l’histoire d’un moment unique, capté par une sauvegarde. Le rétrogaming « constitue une offre d’expérience du “temps alternatif” : là où la nostalgie plonge entièrement le joueur dans le passé, le “rétro” permet au joueur de basculer de manière réitérée et inaltérée entre le présent et le passé » (Schmelk, 2018, p. 68). Le gamer contemporain n’est donc pas figé dans le temps passé, mais peut l’élaborer en s’y plongeant, dans un travail de mémoire, comme nous le verrons dans le cas de Danny.
9Le rétrogaming se présente comme une sorte de nostalgie active contemporaine (Suominen, 2008 ; Heineman, 2014) d’une partie des gamers, issue d’un siècle non connu par les nouvelles générations. Le rétrogaming est une expérience vidéoludique particulière, à partir de jeux vidéo rétro, c’est-à-dire anciens, désuets, qu’on ne trouve plus dans le commerce (à l’exception des boutiques spécialisées). Jouer avec un matériel du passé enjoint le gamer à redécouvrir la joie d’ouvrir une pochette de jeu (physique), sur lequel il aura sans doute la chance d'apercevoir un prix encore notifié en francs.
10Dans les jeux dits rétro, soit le jeu est solitaire et permet ainsi un lien privilégié entre le gamer et son avatar ; soit le jeu est partagé et ainsi les deux gamers s’affrontent directement, leurs écrans de jeu connectés de façon physique via un cordon ou partageant le même écran cathodique. Les joueurs partagent alors simultanément la même expérience d’une temporalité et d’un lieu tangibles. Le lien, le cordon qui relie les deux manettes à la console, connecte les deux gamers qui communiquent en direct. Jouer dans cette configuration de présence physique dans le même environnement facilite le partage et le décryptage des émotions des joueurs.
11La contrainte de l'émulateur (logiciel permettant l’accès aux jeux retro), de la télévision à faisceau cathodique, du joystick ou bien de la manette à brancher avec un fil devient ainsi source de plaisir par leurs aspects désuets. L’allumage de la console ou de l’ordinateur, le bruit de la télévision ou de l’écran qui crépitent, les pixels qui s’unissent pour établir une forme, des couleurs, un jeu, le temps de chargement, vont nous intégrer directement dans un univers. Une saveur particulière se présente alors au gamer qui s’immerge dans un jeu aux contours, aux textures, aux traits vieillissants (Alvarez et Haudegond, 2013), mais intenses. Pour le rétrogamer, l'expérience offerte n’a de fondement que le jeu et ce que cela entraîne de plus brut : le plaisir de s’amuser. La difficulté est certaine, la frustration une obligation, que le gamer devra dépasser pour prendre plaisir.
12Par ailleurs, avec le rétrogaming, la relation redevient directe et physique, charnelle. Le gamer ne fait plus face à une réponse transmise par l’objet écran, mais face à une émotion directe, visible et palpable par l’autre. La chamaillerie pour s’opposer, une tape dans le dos pour rassurer, un câlin pour réconforter ou un coup pour exprimer son mécontentement : le tout se fait dans un moment unique qui n’a de sens que pour ceux qui le vivent directement.
13À la différence des jeux vidéo en ligne en réseau, comme nous l’avons observé, l’insulte, le coup, le fait d'éteindre le jeu sont des moments de réalité partagés dans un même espace-temps physique, et non dans une oasis partagée qui disparaît lorsque chacun se déconnecte de la partie en étant installé chez soi. La relation directe était subordonnée par la présence physique de l’autre, le déplacement, mais aussi le fait de recevoir chez soi. La connexion s’établissait ainsi dans l’accueil, dans le branchement, mais aussi l’installation commune. Aucune connexion internet ne séparait les joueurs : là où les gamers d'aujourd'hui voient en internet une connexion virtuelle, le rétrogamer voit une séparation.
14Autre séparation qui a une importance majeure, c’est la perte du cordon qui reliait les gamers à leur console ou PC : l'apparition des manettes ou souris en Bluetooth a séparé physiquement les gamers de leur outil principal. Le jeu devenait un espace où chacun pouvait jouer à la distance qu’il désirait : l'entremêlement des cordons, la proximité, le lien disparaissait ainsi pour des gamers qui n’y voyaient que confort et facilité.
15Enfin, une particularité du rétrogaming réside, à partir du moment où la technologie le rend possible dans les années 1980, dans les caractéristiques de la sauvegarde vidéoludique : « Les systèmes de sauvegarde donnent au joueur la possibilité d’arrêter la partie en cours (librement ou bien à des moments prédéterminés, selon les jeux) pour la reprendre plus tard au point où il l’avait laissée » (Ter Minassian, 2016, p. 324). La sauvegarde, ce lien entre le passé, le présent et le futur est, dans les jeux rétro, un fonctionnement personnel et individuel puisque les gamers découvrant le rétrogaming, apprennent à manipuler les moments de sauvegarde au gré de leurs envies, de leurs peurs et de leurs certitudes, et pas seulement selon les aléas technologiques : les points de contrôle ou checkpoints n'existant que très peu, le joueur se sent ainsi responsabilisé et acteur majeur de son jeu. Ainsi, il prend le dessus sur une expérience vidéoludique qui ne lui échappe plus, car inscrite dans le temps et permettant une répétition du jeu.
16Pour situer la suite de notre propos, précisons que, dans la lignée des auteurs cités en introduction, le soin psychique intégrant le jeu vidéo en médiation permet de ne plus s’asseoir en face de lui mais bel et bien à côté, pour le soutenir lors d’une partie de sa vie. Parler à travers le prisme du jeu vidéo favorise un « ensemble », un « avec » : regarder dans la même direction, avancer ensemble. La conversation sur l’outil numérique est une pièce maîtresse de cette nouvelle forme de thérapie car « il y a des situations où le patient ne peut associer et où la seule manière possible de développer un espace analytique est de converser avec lui, sur un mode qui ne soit ni pédagogique, ni animé du désir de guérir » (Roussillon, 2005, p. 365). Les contenus numériques ainsi que la jouabilité (gameplay) convoquent de nombreux éléments pour travailler la problématique des patients de façon indirecte.
17Comme dans toutes les médiations numériques, assis à côté de son patient, regardant tous les deux dans la même direction, vers la télévision, le thérapeute pourra saisir pendant les séances de jeu vidéo, les signes de frustration, de mal-être, ou bien encore de stupeur, de joie, de bien-être, d’apaisement, etc. Comme nous l’avons vu plus haut, jouer, partager un moment autour d’un outil, créer, par la narration, une aire de transition entre le monde tangible et le monde virtuel fait partie intégrante de la médiation vidéoludique utilisable en thérapie.
- 2 Temps d’attente de chargement ou de passage à une nouvelle plateforme.
18C’est ainsi que le rétrogaming prend un rôle central dans notre pratique thérapeutique : au-delà de la simple création d’un lien, il permet d’instaurer une distance avec le moment présent qui semble insupportable et douloureux. Travailler et jouer en séance avec une console du siècle précédent permet un saut dans un temps. Le ou la jeune patient·e qui joue à Street Fighter, à Spyro le dragon, à Metal Gear Solid, à Gran Tourismo, pourra se divertir, se projeter, s’identifier, se confier et ainsi créer du lien avec des personnages aux allures carrées, pixélisées, aux couleurs passées. Le patient qui connaît et maîtrise bien les nouvelles technologies de jeu, dans lesquels l'esthétique, le design, le sens du détail et de la précision dominent, devra laisser place aux pixels, au lag,2 nécessitant une adaptation technique et psychique pour arriver à prendre plaisir à maîtriser un nouvel objet.
19Avoir dans les mains un objet d’un temps passé, un objet que l’un ou l’autre des parents a pu posséder et utiliser devient alors source de plaisir et d’échanges indirects. La discussion possible avec le parent ou le membre de la famille ayant joué au jeu dans un autre espace-temps crée une projection dans le passé représentée par cet objet numérique passé. L’objet, ici la console ou l’ordinateur rétro, centralise une attention sur un moment partagé présent dans deux univers distincts : l’un dans le passé et l’autre dans le présent. Le moment d’une séance, le temps s’arrête, les peurs du quotidien, la souffrance mais aussi le mal-être disparaissent pour faire place aux insécurités internes, aux conflits intrapsychiques de l’enfant qui pourront être détoxiqués, c’est-à-dire transformés par le thérapeute.
20L’usage de la médiation numérique de type rétrogaming invite à penser la régression engagée dans la thérapie : nous faisons l’hypothèse que le rétrogaming en thérapie participe à la dynamique de soin psychique du fait de ces caractéristiques de régression. Ces régressions sont rattachées, bien évidemment, aux régressions classiques en séances, mais aussi aux caractéristiques physiques et sensorielles du médium jeu vidéo rétro, décrites précédemment.
21Si l’on se réfère au vocabulaire de la psychanalyse, nous pouvons considérer que le rétrogaming participe à une régression selon différents niveaux : en tant que retour dans un temps antérieur, à un stade précédent ; en tant que retour à des formes antérieures du développement de la pensée et des relations d’objet ; enfin, en tant que mouvement psychique amenant d’un jeu conscient à des éprouvés inconscients.
22Le premier point nous fait penser que le rétrogaming renvoie, du fait de la régression temporelle, à l’infantile, révélé d’autant plus du fait des interprétations et des enjeux transférentiels. Rappelons avec Bernard Brusset (1994, cité par Guignard-Bégoin, 2017, p. 148) que « l’infantile comme catégorie de la causalité psychique est en position intermédiaire entre l’inconscient hors le temps et l’histoire singulière de l’enfance ». Ainsi, le rétrogaming se réfère à une ère antérieure, appartenant aux générations précédentes, mais il renvoie également à l’infantile selon la définition de Florence Guignard-Bégoin (2017, p. 149) : « Étrange agrégat d’histoire personnelle et de condition universelle, creuset des fantasmes originaires et des expériences sensori-motrices primaires, l’Infantile est le lieu psychique des émergences pulsionnelles premières et irreprésentables. » La nostalgie inhérente au rétrogaming articule des va-et-vient et des télescopages entre le présent, le passé et le futur. La jouabilité (gameplay) spécifique et les caractéristiques sensorielles du rétrogaming renvoient à une part de l'infantile, à l’archaïque et au pulsionnel.
23Par la qualité du médium jeu vidéo rétro, la médiation numérique engage donc cette régression temporelle qui nous amène au second niveau de la régression, le niveau formel. Par son appel à l’infantile, le rétrogaming amène du côté des pulsions, libidinales ou agressives, non contenues et expulsées dans la jouabilité (gameplay).
24Enfin, c’est le troisième niveau de régression, le niveau topique, qui engage dans une dynamique psychique à l’œuvre dans la thérapie vidéoludique rétro. Les représentations et les affects archaïques s’élaborent et participent à la construction du sujet, à son positionnement identitaire et dans la filiation, comme cela fut à l’œuvre chez Danny, avec l’implication de trois générations, nous le verrons.
25Danny est un garçon âgé de 10 ans lorsqu’il vient pour la première fois au cabinet. Ses parents ont pris rendez-vous, inquiets, décrivant leur fils comme s’isolant et passant trop de temps sur les écrans. Danny joue aux jeux vidéo sur sa Nintendo Switch et est tombé sur une 3DS qui appartenait à son père. Il aime aussi « se balader » sur YouTube, comme il le dit si bien. Les parents paraissent inquiets pour le devenir de leur fils qui ne souhaite plus sortir et qui dit ne pas avoir d’ami à l’école. Le passage prochain au collège est une préoccupation majeure pour les parents.
26Une proposition de thérapie par le jeu vidéo rétro est faite à la famille, aux parents mais surtout à Danny, qui vont découvrir ensemble, à la suite du premier entretien, la chambre de jeu rétro (gaming room). Les parents sont surpris et très intéressés par cet espace figé dans le temps (rempli de posters des années 1990, de figurines vintages, de comics books, etc.). Ils reconnaissent certains jeux et valident auprès de leur enfant l’espace qui lui est offert. Les parents vont alors échanger brièvement sur leur passion pour le jeu vidéo et se rappeler ainsi leur statut de gamers dans les années 1990. Ces moments évoqués sont teintés de tendresse pour les deux parents, qui semblent avoir passé de longs et bons moments devant l’écran. Ils n’indiqueront pas si l'expérience de jeu était commune, l’un avec ou contre l’autre.
27Comme le rappelle Jacques Le Goff (2009, p. 175), « chaque génération vieillissante, regardant le monde qu’il a connu depuis son enfance et le comportement des générations nouvelles, éprouve le sentiment d’une rupture dans les façons de vivre et de penser ». Aussi, même s’ils ont été gamers, les parents de Dany sont inquiets. L’inquiétude majeure se porte, nous l’avons noté, sur le temps passé sur les écrans et le retrait social de l’enfant. Ces parents qui ont joué, et qui jouent encore (de façon modérée), font un transfert négatif sur la pratique de leur fils. En effet, ils associent sur leurs pratiques anciennes et le souvenir de longs moments passés devant les écrans (console et ordinateur) ressurgit : les parents expliquent que la solitude était alors désirée et recherchée, car les jeux dits solos demandaient un repli ; en revanche, ils ne comprennent pas que Danny se renferme sur lui-même puisqu’il joue à des jeux connectés (via Internet).
28La découverte de la chambre de jeu (gaming room) remet au centre de la famille, un objet culturel important, intéressant et pouvant ici (en thérapie) permettre de créer du lien, de la discussion positive à propos de l'expérience de jeu, de la difficulté, de la remémoration des différentes musiques présentes dans les jeux vidéo (comme celui de l’allumage de la PS1). Lors d’un instant, le jeu vidéo n’est plus perçu comme la cause des difficultés sociales de Danny mais un socle majeur sur lequel l’enfant et ses parents vont pouvoir s’appuyer pour avancer psychiquement en famille. Ce moment inscrit dans le passé, mais en mouvement, va ainsi pouvoir se prolonger sur plusieurs séances et permettre un regard différent sur le jeu vidéo et l’impact positif qu’il peut avoir. Le cadre thérapeutique est posé, avec comme outil le rétrogaming et des séances toutes les deux semaines, dans lesquelles Danny pourra discuter de ce qu’il souhaite à travers le prisme du jeu vidéo.
29Lorsque Danny revient à la seconde séance, seul, je lui propose le jeu Spyro le dragon sur la PS1 : la symbolique du jeu prend une place importante dans le choix de cette proposition. Danny incarnera un jeune dragon, Spyro, qui va voir les adultes l’entourant se figer dans le marbre et se retrouvera seul. Spyro va devoir dépasser sa condition de petit dragon pour devenir le sauveur, celui qui va pouvoir, seul, combattre et libérer son peuple. Comme l’écrit Caillois (1991, p. 61), « le jeu peut consister, non pas à déployer une activité ou à subir un destin dans un milieu imaginaire, mais à devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence ».
30L’avatar, le personnage, le héros ou l'héroïne incarné devient alors une partie de soi, le temps d’une partie, mais aussi une partie de tous ceux qui ont pu incarner cet être virtuel. Le joueur devient ainsi le descendant virtuel de tous les joueurs ayant déjà joué à ce jeu. Chaque joueur de Spyro aura une histoire individuelle avec cet avatar, mais en même temps une histoire collective, car l’avatar est commun à tous les joueurs. Le fait d’incarner un personnage (ici le dragon) qu’on ne peut modifier et créer à notre image (ou non) rassemble les joueurs sous la même identité : Spyro. Ici, Danny devient Spyro, tout comme son père le fut, nous l’apprendrons, il y a quelques années de cela.
31Danny va rapidement se prendre au jeu, dépassant ses objectifs et percevant la difficulté montante des niveaux. Le jeu est ici un facilitateur de discussion : les défenses psychiques sont assouplies et Danny peut évoquer un manque de confiance en lui et une difficulté à établir du lien social. Jouer à un jeu vidéo que ses parents connaissent et valident prend une dimension particulièrement teintée d’émotions pour lui. Il pourra être frustré, en colère, comme content et impatient d’avancer et de découvrir. Les moments de débriefing avec ses parents sont extrêmement importants pour Danny, qui va prendre plaisir et mettre en avant une certaine fierté à montrer son évolution dans le jeu, mais aussi dans son fonctionnement interne.
32Danny va perdre son père, des suites d’une longue maladie. Le rétrogaming va alors prendre une nouvelle dimension dans la thérapie par l’apparition d’un objet rétro connectant Danny à son père : une carte mémoire PS1 retrouvée dans les affaires de son père. Ce père était un grand joueur de PS1 et le souvenir, lors de la première séance, de la (re)découverte de cette console mythique et chère à son cœur avait suscité une émotion palpable. Le jeune garçon va amener la carte mémoire en séance, l'agrippant comme un objet des plus précieux. Danny fait alors la demande de pouvoir explorer la carte mémoire grâce à la PS1 utilisée dans la thérapie. Ici la carte mémoire prend le rôle d’« objets-souvenirs », traces matérielles du passé de Danny et de son père. « Ces objets fonctionnent à la manière des archives, ils se meuvent en métonymie du geste de mémoire et viennent ainsi pointer, tels un déictique, une supposée valeur de certification historique : Comme si […] on avait obtenu le privilège de toucher le réel » (Fantin, 2018, p. 74).
33En effet, Danny, via cet objet de sauvegarde, va découvrir les jeux auxquels son père jouait : des sauvegardes de Formula 1 97, de Resident Evil, de Tomb Raider 3, de GTA 2 (alors que les parents refusaient l’accès à ce jeu à leur fils – ce qu’il s’est empressé de dire lorsqu’il a découvert la sauvegarde), mais aussi de Spyro le dragon. La connexion entre le père et le fils s’établit ainsi réellement dans un présent dépourvu de ce père. Une sorte de fil d'Ariane tissé entre un passé que Danny n’a pu connaître que par les dires de son père et un présent que lui maîtrise et découvre encore. Danny découvrira ainsi que son père s’était arrêté (sur cette carte mémoire) à un niveau plus « faible » que le sien, le fils dépassant ainsi son père. Danny a connecté une partie sauvegardée il y a une vingtaine d'années de cela et put continuer la partie de son père pour le faire progresser et ainsi symboliquement le faire continuer à vivre.
34Danny peut endosser l’identité virtuelle de son père via cette console du siècle précédent : ce jeune dragon, Spyro, exploité selon les mêmes règles du jeu dans les déplacements et dans les missions, à des âges et à une époque différente, revêt ainsi le rôle d’un soi virtuel partagé de manière intergénérationnelle qui permet à Danny de comprendre, en l’incarnant virtuellement, une part de l’identité du père. Le personnage Spyro est le trait d’union entre Danny et son père. Spyro qui avait un rôle de libérateur de la confiance en soi, se transforme ainsi en lien intergénérationnel et cette sorte de personnage mythique relie une partie du passé de Danny, son présent et son futur. Le rétrogaming offre cette possibilité de vivre de nouveaux types d’interactions inscrits dans le temps par la sauvegarde, caractérisés « notamment par la désindividuation et la capacité à jouer avec l’image de soi » (Guegan, Buisine et Collange, 2017, p. 11).
35L’émotion de Danny fut intense, le plaisir ainsi que la fierté de dépasser son père furent importants pour son travail de confiance en lui. Lors de la fin de cette séance, Danny a évoqué à sa mère la découverte de la carte mémoire rangée dans les affaires de son père et le contenu de celle-ci. Les deux ont pu se prendre dans les bras : la découverte de ce trésor du passé avait tissé un lien de plus avec ce père parti. Danny continuera sur les séances suivantes à jouer à Spyro le dragon et à prendre plaisir à découvrir des endroits que son père n'avait pas pu découvrir.
36La mère de Danny a pu évoquer à son fils qu'elle avait aussi participé aux jeux et que la carte mémoire contenait certaines parties partagées. Lors de la séance suivante, la grand-mère paternelle de Danny a souhaité venir participer à un temps de la séance : cette grand-mère a alors découvert la chambre de jeu (gaming room), dont elle avait tant entendu parler. Elle aussi a validé ce média thérapeutique en reconnaissant l’attrait de son fils pour les jeux vidéo. Ainsi, les trois générations de la famille de Danny ont su dialoguer autour de cet outil rétro et faire ressurgir des souvenirs familiaux communs.
37C’est donc ce qui nous amène à penser les enjeux intergénérationnels de cette médiation. Revenons avec Alain de Mijolla (1975) sur les « fantasmes d’identification » : à partir de rêveries inconscientes, chaque enfant se crée des récits du passé concernant ses parents et les générations précédentes, ce qu’ils ont vécu petits, la rencontre des parents, grands-parents, etc. Les enfants imaginent ces histoires à partir de ce qu’on leur raconte ou justement de ce qu’on ne leur raconte pas. Alors,
chacun d’entre nous se fabrique les représentations des événements de sa « préhistoire » et des personnages qui en ont constitué les principaux acteurs, vivants ou morts. […] C’est autour de cette préhistoire que se transmettent alors les récits familiaux, événements et légendes aussi bien que les « secrets » qui en constituent les éléments (Mijolla, 2001, p. 17).
38Jean-Yves Chagnon précise que « la personnalité se constitue avec ce matériau d’images composites qui reviendront peut-être un jour l’envahir, sous la forme de visiteurs du Moi » (Chagnon, 2002, p. 813).
39Les usages et représentations du jeu vidéo font aujourd’hui partie de cette préhistoire imaginée, comme on le retrouve chez Danny, percevant l’usage du jeu vidéo chez son père, revenant le visiter avec la découverte de cette vieille carte mémoire après son décès. C’est cette transmission intergénérationnelle qui joue dans la constitution de l’identité.
40Pour aller plus loin dans notre réflexion, à l’instar d’André Ruffiot (1982, p. 90) qui évoque le holding onirique familial, nous proposons de penser un holding numérique familial, forme de portage numérique familial. Avec le rétrogaming et son ancrage intergénérationnel, certains vécus enkystés peuvent alors être repris et « re-expérienciés ». Le holding numérique familial peut alors participer à une mythopoïèse inconsciente du groupe familial, déclenchée notamment par le caractère régressif du jeu vidéo rétro et ses renvois à des éléments archaïques. À ce propos, David Benhaïm (2007, p. 20) interroge dans son texte le trajet des traces mnésiques archaïques : « S’agissant d’héritage archaïque, nous sommes en droit de nous demander où se conservent les traces mnésiques et comment elles se transmettent. »
41Avec le rétrogaming, ces traces peuvent s’ancrer et se figurer dans les cartes mémoires, permettant la conservation, la découverte, mais aussi la transformation des éléments hérités. C’est ce que fait Danny quand il joue la partie de son père à Spyro le dragon, s’identifiant à lui, mais également introjectant cette partie en la faisant sienne, en se l’appropriant. Ceci corrobore la pensée freudienne appuyée sur les paroles de Goethe dans Faust (1808 et 1832) : « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le afin de le posséder. » Comme le dit Freud (cité par Benhaïm, 2007), la réception de l’héritage n’est pas passive, elle requiert l’engagement actif du sujet pour se l’approprier. Dans le partage intergénérationnel du jeu vidéo rétro, cette activité est manifeste.
42Cette introjection semble permettre à Danny de trouver son existence propre. Rappelons avec Jean-Claude Rouchy que l’introjection s’apparente à une appropriation subjective alors que l’incorporation peut amener crypte et fantôme transgénérationnel. Elle est constituée de
ce qui est passé sous silence, par la censure familiale, d’histoires inavouables, de meurtres, d’inceste, de suicide, de viol, ou de toute autre tare ne devant sous aucun prétexte passer à la postérité, et qui viennent hanter la descendance sous forme de symptômes, de somatisations, de délire, par un processus mystérieux de communication d’inconscients et d’incorporation, parfois à plusieurs générations de distance (Rouchy, 2006, p. 51).
43Dans la situation de Danny, crypte et fantômes (Abraham et Torok, 1978) peuvent être pensés, la crypte concernant un événement auquel le sujet a participé, mais dont il a enterré le souvenir sans sépulture légale, le fantôme ayant pour particularité « de ne jamais avoir été conscient […] et de résulter du passage […] de l’inconscient d’un parent à l’inconscient d’un enfant » (Rouchy, 2011, p. 29). La pratique vidéoludique en thérapie engage alors à penser ces concepts : comment l’enfant par un symptôme rattaché au jeu vidéo – supposée addiction déclenchant la prise en charge thérapeutique – vient-il mettre en scène cet héritage psychique venant des générations précédentes, contenant hontes et secrets familiaux ? Ou encore, comment par le jeu vidéo figure-t-il la crypte cette « sorte de caveau interne d’une expérience inavouable, indicible et pourtant vitale pour le sujet » (Rand, 2001, p. 9), qui peut trouver place sur une carte mémoire servant de conteneur ?
44Le rétrogaming est une médiation numérique aux enjeux spécifiques qui permet de faire lien intergénérationnel. Ne parle-t-on pas d’ailleurs de console « nouvelle génération » pour décrire les nouveautés technologiques ? Les objets numériques ne sont donc pas hors temps, mais innovent dans une continuité, dans une histoire et préhistoire du jeu vidéo, qui retentit également dans les mythes familiaux. L’investissement du jeu vidéo par les ancêtres, de passionnel à négatif laisse des traces chez les enfants et adolescents, qui se retrouvent dans leurs propres rapports au média. Relever ces éléments et entendre ce qui se dit dans les modes et intensités de jeu vidéo permet alors de retravailler le lien familial intergénérationnel.
45En outre, en thérapie, le jeu rétro permet ainsi de créer un lien thérapeutique particulier : jouer dans ces conditions renvoie à une expérience de traversée dans le temps. Il s’agit toujours d’une expérience créative, expérience qui se situe dans un continuum espace-temps, renvoyant autant à l’histoire singulière qu’à l’histoire transgénérationnelle. Le thérapeute amène une part de l’histoire de l’enfant, inconsciente, à pouvoir ressurgir grâce à cet outil qu’est le jeu vidéo rétro, d’un autre temps, écho au passé. Les fantômes s’échappent et s’inscrivent dans le psychisme, mais aussi de façon consciente dans la mémoire de la console. La carte mémoire devient un vestige figuratif des conflictualités psychiques et des conflits intergénérationnels.
46Le rétrogaming en thérapie, co-construit avec le clinicien, peut amener à développer la mythopoïèse familiale (Ruffiot, 1980), cette capacité qu’a la famille à construire des mythes, des fantasmes, des rêveries de façon créatrice et imaginative. Autour du jeu vidéo, de l’enfant ou de leur enfance ou adolescence, les parents peuvent associer et faire lien entre les générations, montrant les ressemblances et les différences et s’étayant sur l’appareil psychique familial. C’est là le sensible travail du thérapeute d’arriver à lier ces générations autour de ce médium.