1Bien que la référence à la psychose ait presque disparu des nosographies infanto-juvéniles actuelles, il n’en demeure pas moins que sur le terrain nous accueillons, en qualité de psychologue clinicien, un nombre croissant de jeunes patients présentant des manifestations psychotiques. Pour beaucoup d’entre eux, énoncer quelque chose de personnel, dialectiser ce qu’ils vivent, reste peu accessible, parfois même source d’angoisse. En revanche, l’objet jeu vidéo est souvent fortement investi de leur part. C’est pourquoi, depuis quelques années maintenant, nous nous laissons enseigner par la piste qu’ils nous indiquent en tendant l’oreille à leur pratique vidéoludique. Un constat s’est alors imposé à nous : pratiquement tous les enfants et adolescents psychotiques adeptes de jeux vidéo que nous avons écoutés nous ont confié que leurs hallucinations cessaient lorsqu’ils jouaient à leur jeu favori. Mais pourquoi ? Comment rendre compte de ces témoignages ?
2Dans cet article, nous souhaitons nous décaler de toute volonté normative ou rééducative afin de faire entendre un autre discours, celui qui émane de la vérité subjective de plusieurs dizaines de joueurs reçus en consultation, la seule vérité qui confère une légitimité à notre écrit. Repérer la fonction qu’un jeu vidéo peut avoir pour son utilisateur sera notre fil conducteur. Ainsi, nous nous attacherons à restituer, dans le respect des trouvailles des patients, du matériel clinique issu d'une expérience de plusieurs années. À l'heure actuelle, nos avancées nous amènent au postulat suivant : pour certains sujets psychotiques, l’intensification symptomatique de leur utilisation des jeux vidéo ferait suite à leur entrée dans la psychose et consisterait en une tentative d’apaiser leur angoisse ou de tempérer le surgissement d’hallucinations. Par conséquent, il serait possible d’envisager, sous conditions, d’élever leur pratique vidéoludique au rang de suppléance.
3Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, nous avons choisi de déplier deux grands cas cliniques parce qu’ils nous ont paru être représentatifs de tous les autres patients reçus pour une problématique similaire, mais aussi parce que nous avions suffisamment d’éléments et de recul dans le temps. La démarche clinique qui est la nôtre implique de prendre appui sur une situation paradigmatique pour venir éclairer les autres. Notre propos ne visera donc pas une généralisation valable pour tous les joueurs de jeu vidéo.
4Dans un premier temps, nous exposerons les outils et concepts que nous avons retenus pour notre démonstration. Puis nous présenterons les situations de Gautier et Wendy – deux jeunes sujets en proie à une décompensation psychotique quand nous les avons rencontrés. Enfin, dans une perspective psychanalytique, nous proposerons une articulation théorico-clinique dans le but de souligner la potentialité supplétive du jeu vidéo.
5D’une façon générale, les cliniciens formés à l’utilisation des outils numériques ont coutume de dire que les jeux vidéo facilitent la parole. À ce propos, Michael Stora écrit : « Ayant observé que beaucoup d’enfants ne trouvaient pas de mots pour évacuer leurs tensions psychiques […], j’ai supposé que je pouvais utiliser les images pour les faire parler. Et j’ai vite perçu à quel point les images font émerger des représentations verbales chez les enfants qui en manquent » (Stora, 2018, p. 123-124). Le canevas du jeu vidéo fournirait donc une sorte de pré-texte susceptible d’amorcer une élaboration.
6Effectivement, nous avons constaté, avec une grande proportion d’enfants et d’adolescents, que les jeux vidéo étaient un levier précieux dans la mesure où ces jeunes patients avaient beaucoup de choses à en dire. Parler des jeux vidéo est moins risqué que de parler de soi directement. Guillaume Gillet et Yann Leroux résument les choses ainsi : « Le jeu vidéo est conçu comme un objet facilitateur de la parole et comme un support de processus projectif des patients dont il diminue les résistances. Son recours permet alors de repérer les enjeux transférentiels et de soutenir la reprise du travail de la pensée » (Gillet et Leroux, 2021, p. 23). Lorsque les patients jouent en séance, c’est encore plus flagrant. Cette médiation familière les rassure. C’est une manière de contourner les défenses et d’avoir accès à du matériel psychique issu de leur monde intérieur ou à des éléments plus ou moins inconscients de leur personnalité. C’est pourquoi, d’après Stora, « l’attention conjointe du thérapeute et de l’enfant à l’écran donne à cet objet une valeur d’accélérateur de la relation de transfert » (Stora, 2018, p. 129).
7Presque systématiquement, afin d’avoir leur accord quant à la médiation numérique, nous expliquons aux parents que notre travail n’a pas changé, qu’il consiste toujours à accueillir et écouter la souffrance de leurs enfants ou adolescents. Quant à ces derniers, ils sont invités à dire ce qu’ils voient, ce qu’ils font (et pourquoi), ce qu’ils ressentent ou éprouvent dans leur corps, à quoi telle ou telle séquence de jeu leur fait penser, qu’est-ce que leur évoque tel ou tel élément présent, comme cela leur vient, librement, sans chercher à intellectualiser. De son côté, le clinicien manifeste sa présence transférentielle au travers de commentaires, de relances, ou d’interprétations lorsque cela s’avère opportun. En relisant l’énoncé de la règle des associations libres élaborées par Freud, nous avons été frappés par l’analogie saisissante que nous pourrions y voir avec une séance à médiation numérique. Voici l’énoncé freudien : « Donc, dites tout ce qui vous passe par l’esprit. Comportez-vous à la manière d’un voyageur qui assis près de la fenêtre [écran] de son compartiment décrirait le paysage tel qu’il se déroule à une personne placée derrière lui » (Freud, 2002, p. 94).
8Un jeu vidéo, dont le ressort reste le faire-semblant, s’organise autour d’images dynamiques prises dans une trame plus ou moins symbolique (scénario) et engage la participation réelle du corps (coordination visuo-digitale, manifestations émotionnelles et physiologiques). Le récit des parties produit indéniablement des signifiants, à partir desquels un espace pour penser peut advenir, apportant ainsi un nouage par la parole de ces différents registres. Puisque les images d’un jeu vidéo peuvent être lues (et traduites en mots) comme le sont les images d’un rêve, cette écoute ouvre un accès à l’inconscient du sujet, c’est-à-dire à sa réalité psychique. En définitive, grâce à leurs « potentialités symbolisantes » (Leroux, 2012, p. 58), à leurs « pouvoirs d’enveloppement » (Tisseron, 2009, p. 596-597), les jeux vidéo deviennent en séance un formidable tremplin vers des thématiques diverses, tout en catalysant l'établissement d'une rencontre transférentielle propice à un véritable travail analytique non sans effet(s) thérapeutique(s).
9La catégorie de l’imaginaire, très prégnante avec les supports imagés, est intimement liée au concept du Moi freudien et au stade du miroir tel que Jacques Lacan en a donné les contours. Ce registre topologique se réfère au narcissisme primaire et à la constitution d’une image totale du corps par un processus d’identification (auparavant l’infans se vit comme morcelé). Lacan nous indique dans son texte intitulé Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je (Lacan, 1999a, p. 92-99) que le Moi n’est rien d’autre qu’une instance imaginaire et qu’il se construit sur la base d’une illusion. Le stade du miroir est donc à la fois un moment fondateur qui structure la vie psychique, organise l’ensemble de la réalité, et le lieu d’une méconnaissance (mirage spéculaire). Par l’appropriation de son reflet dans le miroir, le petit humain pourra, dans un premier temps jubilatoire, se vivre comme un tout unifié et commencer à distinguer ce qui relève du dedans par rapport au dehors. Néanmoins, cette différence entre le Moi et le non-Moi s’établit à partir d’un leurre imaginaire, à savoir un double spéculaire (l’autre en nous). Lacan précisera d’ailleurs que ce stade est à l’origine de l’agressivité humaine dans toute relation duelle.
10Dans un second temps logique, le jeune enfant pourra se dégager, peu ou prou, de cette impasse imaginaire grâce à l’opérativité du registre symbolique qui nomme et détermine la place de chacun dans la filiation, dans l’ordre des générations et dans la différence des sexes. C’est par le langage que le sujet humain réalisera progressivement que l’image dans le miroir n’est qu’un reflet, auquel on ne peut réduire son être. Grâce à la parole d’un tiers « pour qui il compte » (Texier, 2011, p. 328), l’enfant acquerra alors, dans le meilleur des cas, une certaine distance symbolique vis-à-vis de cette image fallacieuse. Mais pas toujours. En effet, la plupart des jeunes psychotiques que nous recevons semblent ne pas être parvenus suffisamment à faire ce pas de côté symbolique. Ils apparaissent comme fixés au premier temps spéculaire, comme prisonniers d’une confusion entre eux et l’image simplement censée les représenter. Cette aliénation serait à envisager par exemple quand ils donnent à voir et à entendre qu’ils sont vraiment l’avatar du jeu (littéralement), en tant que prolongement narcissique. La limite devient floue (transitivisme) voire presque inexistante (collage) dans les cas les plus sévères. Pour Serge Tisseron, quand le joueur ne parvient pas à « traiter les mondes virtuels comme des espaces transitionnels […] il court le risque de se scotcher à son avatar comme à un indispensable compagnon imaginaire qu’il ne veut pas quitter un seul instant » (Tisseron, 2009, p. 600), au point de « constituer avec lui une sorte de dyade numérique » (p. 600). L’avatar participe alors d’un Moi-idéal.
11Lorsqu’un joueur s’engage dans une partie, se réactualise inévitablement pour lui le stade du miroir, notamment au travers de l’identification à l’avatar, sorte d’alter ego, à la fois autre et semblable. Véronique Donard et Éric Simar en attestent lorsqu’ils écrivent : « Le regard que le thérapeute peut porter sur le double proposé à l’écran permet de travailler le rapport du patient à son image, réactivant le stade du miroir » (Donard et Simar, 2012, p. 84). À sa façon, Yann Leroux nous le signale ainsi : « le jeu vidéo est un miroir au sens où il contient et transforme les expériences du joueur. Le joueur est tour à tour dans et devant le miroir » (Leroux, 2019, p. 157). D’où l’importance d’être attentif à ce qui se répète dans le cadre des séances à médiation numérique.
12Dans la psychose, il y a, d’après Lacan, « régression du sujet, non pas génétique, mais topique au stade du miroir » (Lacan, 1999b, p. 46) accompagnée d’une « dissolution imaginaire » (p. 50), c’est-à-dire que l’image du Moi ne tient plus, voire se délite au point d’aboutir à « une fragmentation de l’identité » (Lacan, 1981, p. 112). Francesca Biagi-Chai mentionne que « faute d’un fantasme qui le retienne, le corps se détache. Le sujet perd la consistance de la réalité » (Biagi-Chai, 2010, p. 2). En fait, pour Lacan, ce cataclysme subjectif découle de ce qu’il a appelé la forclusion du Nom-du-Père. Lorsque ce signifiant fondamental est absent et qu’il est convoqué, l’identification soutenant le sujet s’en trouve ébranlée. Et tout l’édifice psychique risque alors de vaciller (décompensation). Lacan précise :
Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet. C’est le défaut du Nom-du-Père à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié amorce la cascade des remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire, jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante (Lacan, 1999b, p. 55).
13Dans la théorie lacanienne, la forclusion se déduit de ses effets, notamment au travers de l’échec de la fonction paternelle (qui limite, régule, nomme) et de la signification phallique qu’elle induit (orientation). L’enfant reste aux prises avec un désir maternel non médiatisé.
14En psychanalyse, une suppléance représente, d’après Christian Hoffman, une « solution subjective à la psychose » (Hoffman, 2009, p. 87) « qui fait tenir la réalité psychique » (p. 89) et selon Biagi-Chai une solution « qui permet d’éviter la dissolution imaginaire et l’effraction du réel dans le symbolique » (Biagi-Chai, 2012, p. 3). Il s’agit de ce qui viendrait à la place de ce qui n’a pu advenir (substitution), qui n’a pu trouver à se représenter, pour assurer, comme l’indiquent Sidi Askofaré et Laurent Combres, « la fonction de nouage normalement dévolue au Nom-du-Père […] en tant qu’il manque sous le mode de la forclusion » (Askofaré et Combes, 2012, p. 28). Dans son séminaire, Lacan parle de « suppléance du symbolique par l’imaginaire » (Lacan, 1998, p. 12) grâce à une figure idéalisée. Mickaël Peoc’h précise, quant à lui, « qu’une suppléance vise toujours à tamponner la faille dans le réel, le manque dans l’Autre, ce qui permet d’exclure du registre des suppléances les symptômes qui parent de façon ponctuelle aux effets des différents phénomènes élémentaires » (Peoc’h, 2020, p. 355). Pour cet auteur, la suppléance doit se situer « du côté de l’invention » (p. 355) et « supposerait un moyen complexe, mettant en jeu différentes compensations ou s’appuyant dessus, pour constituer un symptôme pouvant être mis en circulation et faire lien social » (p. 357). La suppléance correspond donc à une construction permettant de cadrer la jouissance pulsionnelle et de représenter le sujet. Peoc’h conclut que les symptômes de suppléance « nécessitent d’être raffinés pour assurer une meilleure défense contre l’angoisse » (p. 362) et que la responsabilité du praticien consiste non seulement à accepter d’être une adresse, mais encore à « penser comment accompagner, soutenir, voire encourager ce travail auto-thérapeutique » (p. 361). Dès lors, nous comprenons que pour ériger au titre de suppléance toute « béquille imaginaire » (Lacan, 1981, p. 231), il faut que cette création remédie durablement à la défaillance de la fonction paternelle, qu’elle soit élaborée sous transfert et vectrice de relations sociales.
15Lorsque nous le rencontrâmes pour la première fois, Gautier – âgé de neuf ans – était en CM1. D’emblée, nous fûmes frappés par l’étrangeté que ce garçon dégageait. En effet, Gautier évitait de nous regarder, ou alors montrait des yeux blancs révulsés. Sa tenue du corps était raide, ses mouvements comme désarticulés. D’une façon générale, ses propos étaient confus. Son élocution était peu intelligible, il marmonnait fréquemment. Gautier ne s’adressait pas à nous directement et semblait même parler de nous à quelqu’un d’autre en utilisant le pronom « il ». Et, lorsque nous lui posions des questions, Gautier optait pour un langage codé et maniéré, rendant ses explications énigmatiques. Il était donc difficile de suivre sa pensée. En fait, presque sur injonction de l’institution scolaire, sa mère avait fait la démarche de l’inscrire dans le centre de consultations dans lequel nous exerçons. Le motif concernait « des problèmes de concentration et de comportement avec les camarades ». À noter que la psychologue scolaire qui l’avait reçu auparavant l’avait trouvé « complètement envahi » sur le plan psychique. D’après elle, les repères dans le temps et l’espace étaient très précaires. Gautier était « très agité » et sa relation à l’autre « distordue ».
16Bien qu’il ne fût absolument pas à l’origine de la demande, Gautier complétera les dires de sa mère en ajoutant : « ils me disent tous des insultes ». Nous apprendrons par la suite, en individuel, qu’il voit aussi (même en classe) des enfants lui faire « des fucks » (doigts d’honneur), mais que les adultes ne s’en aperçoivent pas ou ne le croient pas. Pour Gautier, c’est « insensé » ce qui lui arrive et c’est le signe d’une « déclaration de guerre ». Par conséquent, il les attaque. De plus, il y pense tout le temps, d’où sa grande difficulté à se concentrer. Gautier nous confiait ainsi son vécu persécutif tout en affirmant voir et entendre des choses que lui seul perçoit.
17Au fil des entretiens, Gautier nous livrera ses idées délirantes s’appuyant sur des mécanismes hallucinatoires. Un « grand chef indien » est arrivé dans sa classe avec « des plumes et une lance ». Gautier a la certitude d’être surveillé en permanence, ce qui ne le laisse pas tranquille. L’ennemi, qui peut aussi prendre l’identité d’un « général » ou d’un « petit soldat » à certains moments, se cache et génère des « illusions » : il fait apparaître des marionnettes ayant l’apparence d’un enfant ou d’un adulte de l’école. D’ailleurs, lorsqu’il en parlait, Gautier nous indiquait qu’il le voyait par la fenêtre sur le stationnement adjacent.
18Il est important de souligner, grâce aux précisions apportées par Gautier, que ces phénomènes avaient commencé quand il était plus jeune. Vers 3-4 ans, il avait l’idée qu’on pouvait deviner sa pensée. Il faisait à l’époque des cauchemars horribles dans lesquels des morts surgissaient sous forme d’apparitions. La menace était donc déjà présente, bien avant que Gautier ne découvre les jeux vidéo. Remarquant le matériel vidéoludique présent dans notre bureau au milieu des autres jeux plus traditionnels, Gautier déclara être « un grand fan de Nintendo ». Nous apprendrons dans la foulée que lorsqu’il joue à Super Mario Bros, il se sent en sécurité et cela l’apaise. « Aspiré par l’écran », il appelle cette activité sa « base secrète ».
19Depuis plusieurs années, Gautier est constamment engagé dans des quêtes que « Le Chef » lui ordonne de faire. C’est toujours une question de vie ou de mort. Une priorité absolue. Par conséquent, Gautier n’est pas disponible pour travailler en classe. Le lien entre angoisse de mort et manque d’attention émerge. Quand il entend « Le Chef » lui parler, les mots sont déformés, ou appartiennent à une autre langue, mais restent toujours très menaçants. La seule solution pour s’en protéger, et avoir un peu de répit, est de se glisser littéralement dans la peau de Mario afin de se cacher dans un monde imaginaire. Autrement dit, quand il joue à ce jeu vidéo, Gautier retrouve un peu de tranquillité d’esprit. Les voix s’arrêtent momentanément. L’activité vidéoludique crée ainsi une sorte de « bouclier » (anti-intrusion) selon ses propres termes. De la même manière, « le gros bonhomme qui vit sur le soleil » ne lui envoie plus de messages d’horreur via un billet de cinq euros dès lors que Gautier peut incarner son super-héros favori. Il est alors aisé de comprendre qu’il cherche à y jouer encore et encore. L’entourage familial et les enseignants de Gautier imputaient au temps de jeu important la cause de son inadaptation scolaire. Or, la réalité psychique de Gautier est tout autre : jouer a une logique précise et salvatrice.
20Ne pouvant formuler de demande directe, Gautier dessina lors d’une séance, sur un morceau de papier, la console de notre bureau afin de signifier son souhait d’utiliser Minecraft (Mojang, 2011). Pour que nous l’accompagnions dans son aventure, il nous tendit une manette. Nous comprendrons rapidement que l’écran de jeu ferait office de tiers dans la relation très anxiogène pour lui au départ. Gautier nous fera entendre combien est rassurant un adulte qui joue avec lui. Et, effectivement, être dans la même équipe a eu indéniablement des effets pacifiants.
21Depuis, pendant les séquences de jeu, Gautier s’autorise davantage à se livrer plus authentiquement. Il a confié notamment que sa mère décide toujours absolument de tout pour lui. Son père n’interviendrait jamais dans son éducation. La fonction paternelle serait-elle hors-jeu pour lui ? Quoi qu’il en soit, les séances à médiation numérique représentent alors un espace transférentiel de liberté pour Gautier (protégé par une confidentialité maintes fois testée). Ce qu’il y fait est son « secret ». Une intimité psychique commence à se constituer. Il ira jusqu’à dire que les rendez-vous lui permettent de « rester en vie ». Au fur et à mesure des parties, nous constatons une évolution très intéressante et positive. En effet, Gautier est dans un échange plus adapté. Son visage devient plus lumineux, quelques regards appuyés apparaissent. Gautier se montre plus ouvert. Les défenses se desserrent. Suite à une de nos sollicitations, Gautier dira que sa situation s’améliore, qu’elle devient vivable. Son entourage le trouve également plus apaisé. Son enseignante le sent moins persécuté.
22En séance, l’objectif principal est de travailler la délimitation entre un intérieur sécurisé et un extérieur malveillant. Au tout début de l’aventure Minecraft, Gautier ne parvenait pas à se défendre, à s’orienter dans l’espace et dans le temps. Il était démuni face au danger. Confronté à une angoisse de mort massive, transférentiellement, il appelait à l’aide (« Protège-moi ! Mon ami, mon frère »). Paradoxalement, il déclarait aussi que nous étions un Creeper (monstre qui explose dans le jeu), ou l’incarnation d’une apparence ou skin légendaire qui le traque de son regard blanc (Herobrine), et qu’il fallait nous tuer, comme s’il répétait au travers du jeu vidéo ce qu’il vivait au quotidien avec ses camarades. Frapper notre avatar servait donc à vérifier que non seulement nous ne faisions pas partie des ennemis, mais encore que nous n’allions pas répliquer en miroir. Le clivage de l’objet dans le transfert était alors patent.
23Pour alléger cette dimension persécutive, Gautier choisira de s’installer complètement devant nous pour éviter que nos regards se croisent. Un jour, nous lui fîmes remarquer et lui demandâmes comment il s’y prenait dans la classe pour être moins gêné par le regard des autres. Gautier répondit laconiquement : « J’ai mes méthodes ! ». Ultérieurement, il nous apprendra qu’il crée par la pensée des illusions qui détournent le regard de ses camarades. Face aux personnages non-joueurs, la projection est massive. Gautier veut tous les tuer dès qu’il les croise. Il construira, dans ce dessein, un poste de surveillance. La reproduction dans le jeu de sa problématique délirante est manifeste. Néanmoins, grâce aux commentaires sous transfert, Gautier reconnaîtra, avec un peu plus de lucidité, qu’il vit en permanence entre le rêve et la réalité, que son imagination lui fait voir des choses trompeuses. Cela nous a semblé être l’indice d’une avancée, d’un léger pas de côté.
24Après plus de deux ans de suivi, la confiance s’est renforcée. Nous sommes devenus une sorte d’allié transférentiel pour Gautier. Observant réflexivement son avatar bardé d’une armure ultrarésistante, il a pris la décision d’affronter activement ses peurs via le jeu ; auparavant il restait très passif et attendait que l’adulte lui fournisse immédiatement la solution. Il est beaucoup plus à l’aise avec les commandes et la manette. Sa coordination main-œil est bien meilleure. Il prend plus la parole (en passant par une demande civilisée). Il s’organise. Par identification, il planifie, prévoit même les choses à l’avance entre les séances. Gautier peut désormais être dans la coopération et l’entraide.
25Au détour d’une séquence aquatique de jeu, Gautier s’est autorisé pour la première fois à aborder sa phobie de l’eau. La proposition d’intégrer un groupe-piscine thérapeutique l’a enthousiasmé. Pour nous remercier, il a un jour apporté le dessin à double face d’un oiseau redevenu vivant (côté coloré) après être tombé dans l’ombre (côté noir). Lorsque nous lui demandions très récemment s’il souhaitait poursuivre les séances, Gautier affirma qu’elles lui permettaient de parler et d’apprendre à se défendre. Le questionnant au sujet du grand chef indien, il répondit : « Oh ça, c’est fini ! ».
26D’une manière générale, le jeu vidéo a donc servi d’intermédiaire à la rencontre et à l’échange. Depuis, les craintes transférentielles (de prédation) se sont largement atténuées. Les voix ne sont plus trop menaçantes, parfois « gentilles ». Gautier fait avec, elles sont devenues supportables. En outre, il est moins solitaire, il a même quelques amis collégiens passionnés de jeux vidéo également. Gautier se réclame dorénavant de la communauté Minecraft, ce qui lui permet d’être dans une forme de lien social. L’impressionnant tableau schizo-paranoïde du départ s’est en quelque sorte estompé.
27Wendy, dont le père venait de décéder quelques mois auparavant, était arrivée en consultation pédopsychiatrique lorsqu’elle avait 6 ans en raison d’une symptomatologie globale particulièrement marquée. Elle était alors en CP. Bien que vive d’esprit, Wendy rencontrait des difficultés pour prononcer certains sons/mots et pour entrer dans l’apprentissage de la lecture. Aux troubles du langage et de la parole s’ajoutaient des problèmes de concentration et de mise au travail à l’école. En classe, elle se balançait, poussait des cris bizarres, écrivait sur son corps et ses vêtements. Du fait probablement de son étrangeté pour les autres, Wendy n’arrivait pas à se faire d’amis ; elle se sentait rejetée pendant les récréations. Wendy présentait également une agitation importante, qu’elle rapporta par la suite au fait que des petites bêtes dans son corps voulaient la manger. En outre, l’énurésie, en lien avec des cauchemars terrifiants de dévoration, était apparue au début de la maladie du père.
28Lors du premier entretien avec la mère et la fillette, nous apprenions qu’au décès de son père Wendy s’était repliée dans « son petit monde » basé sur l’univers fantaisiste des Winx, une série d’animations télévisée dans laquelle six fées apprennent à combattre des forces maléfiques. D’après sa mère, Wendy y pensait tout le temps. Confrontée aux fabulations incessantes de sa fille, Mme F. avait déclaré : « On ne peut plus l’arrêter ! » Désemparée face à l’attitude exubérante de sa fille, elle nous confiait alors : « Je n’arrive pas à lui faire comprendre que son papa ne reviendra pas, elle pense qu’il est devenu un oiseau. » Wendy eut comme réaction de dire : « Mon papa me manque ; les fées c’est mon plaisir ! » Puis elle déclara être « folle, zinzin et toc-toc » et avoir « très peur du noir et d’être abandonnée ». Une fois seule, Wendy précisa l’étendue de sa souffrance au travers d’un dessin édifiant. Elle avait représenté une fleur sans pot, sans eau, sans soleil pour pousser et qui pourrait exploser. Comment ne pas y voir l’allégorie d’un dépérissement psychique ?
29Pendant les séances qui suivirent, Wendy parlait beaucoup, sans retenue et sans filtre (logorrhée). Elle répondait souvent à côté. Ses propos étaient crus ou très explicites. Elle reconnut penser à énormément de choses en même temps et dans tous les sens. Nous avions relevé de nombreuses confusions, notamment générationnelles, des télescopages identitaires et moult bizarreries. Par exemple, il arrivait que Wendy se plaigne de douleurs corporelles étonnantes, comme le fait d’avoir réellement « un arc-en-ciel dans l’œil », à l’intérieur et derrière.
30Wendy était par moments inintelligible tant la confluence des registres était importante. Elle résumait d’elle-même le manque de différenciation symbolique par la phrase « c’est le bazar dans ma tête ! ». Ultérieurement, Wendy évoquera le phénomène fréquent de déjà-vu, quand selon ses dires « le passé et le présent se réalisent », provoquant chez elle un sentiment d’irréalité (déréalisation). Lors de jeux libres avec des figurines, Wendy exprima des relations incestuelles au travers de scénarios chaotiques, peu cohérents et destructeurs. Dans la relation transférentielle, d’une massivité très caractéristique dans la psychose, nous retrouvions aussi par répétition ce manque de distance. De plus, il était toujours difficile pour Wendy d’arrêter la séance et de repartir, c’est-à-dire d’être confrontée à la fin de quelque chose et de pouvoir supporter la séparation par la voie de la symbolisation de l’absence.
31Nous avions repéré la dimension maniaque des défenses que Wendy avait mises en place. Ainsi, elle avait expliqué faire des choses très excitantes pour lutter contre sa douleur morale intense. Sinon elle prenait le risque d’être « fragile de partout ». Par une sorte de pensée magique, Wendy disait vivre dans un monde merveilleux, sans limite et sans interdit dans lequel elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait quand elle le voulait (idée de toute-puissance). Sa position subjective d’exception s’énonçait ainsi : « Je suis la Nature, je dirige le Soleil ! » En fait, au fil des séances, Wendy a précisé le délire de filiation qu’elle cherchait à constituer pour pouvoir continuer à vivre. En nous référant à Freud (1999b, p. 145-171), nous fîmes l’hypothèse que la perte dramatique du père (événement déclencheur) avait entraîné un effondrement mélancolique (décompensation) dont Wendy tentait de se guérir par la création d’une néo-réalité aux allures maniaques dont nous présentons les développements.
32Dans un premier temps, Wendy expliqua être la princesse des fées. Elle s’appelait en réalité Flora. Elle était tombée du ciel et avait une aile blessée qui saignait. Elle et ses amies étaient en guerre. Elle leur parlait au moyen d’un coquillage. Elle était la seule à pouvoir les voir et les entendre. Elle décrivait une sorte de monde parallèle hallucinatoire. Sa mission était de sauver le monde contre des méchants qui pouvaient rentrer dans son corps pour le faire éclater. Wendy disait sentir leur présence, les entendre et les voir à distance. Mais d’avoir des pouvoirs et des potions magiques la rassurait. Elle pouvait se transformer en sirène également et parler aux animaux. Wendy avait la certitude de pouvoir communiquer avec son père-oiseau qui lui envoyait des choses depuis le ciel en réponse à ses lettres (cartable magique). Il existait un ennemi en particulier, « un gros monstre dégoûtant » qui voulait la tuer. Elle risquait de devenir « zombie ». Wendy se sentait sous surveillance (caméras).
33Dans un second temps, Wendy expliqua qu’elle était née dans l’eau et n’être « pas sortie d’un ventre ». Sa mère n’était pas sa vraie mère, mais sa belle-mère. Elle avait une maladie qui n’était pas transmissible aux humains et qui lui conférait le pouvoir de lire dans les pensées des autres, de voir à travers les murs. Un gardien lui parlait par une oreillette non visible, sa voix lui venait de partout. Elle était sur Terre, car elle fuyait le « grand méchant ». Et on l’obligeait à parler français alors qu’elle n’était pas née en France.
34L’aide en orthophonie qui avait été préconisée allait se heurter à cette construction délirante. Wendy ne supportait pas que son orthophoniste reprenne sa façon de parler. Cela la persécutait. Elle se défendait, parfois avec hostilité, du désir de l’adulte de la faire parler correctement selon les codes de la langue française qui lui préexistaient. De toute façon, elle savait déjà tout. Il y avait donc une logique sous-jacente à son refus de prononcer certains sons. Elle ne voulait pas qu’on y touche, car cette caractéristique faisait partie de son identité très spéciale. D’ailleurs, Wendy avait inventé des mots rien qu’à elle et pour elle, sorte de langage privé. Dans son monde des fées, Wendy échappait à la loi, à l’ordre symbolique préétabli. Elle nous laissait ainsi entendre que la fonction paternelle n’opérait pas suffisamment pour elle. Wendy expliqua également qu’elle se rendait à l’école uniquement si sa mère l’avait décidé, sans référence véritable à une quelconque instance tierce.
35L’un des tournants de la cure fut la coconstruction apaisante, à sa demande, d’un mur en Lego, véritable forteresse qui devait la protéger d’une grande menace. Ce fut l’indice pour nous qu’une authentique alliance thérapeutique s’était instaurée avec Wendy, désormais âgée de 8 ans. Elle fera de même plus tard avec Minecraft. Les supports d’expression évoluèrent donc au fil des années et la confiance transférentielle se renforça au fur et à mesure. L’installation du matériel vidéoludique dans notre bureau permit de franchir un nouveau cap dans le travail clinique avec Wendy.
36En effet, Wendy commença à élaborer des plans de constructions pour ses séances à médiation numérique (ce que nous encouragions). Elle les dessinait entre nos rencontres, ce qui maintenait le lien transférentiel dans une permanence et une continuité. Wendy nous indiquait autoritairement ce qu’elle souhaitait que nous réalisions pour son projet presque poétique de constitution de son « petit jardin secret » (intimité virtuelle). Paradoxalement, dans l’espace du jeu vidéo, Wendy se montrait très intrusive. Par exemple, elle enlevait la porte de notre maison, et entrait sans permission dans la chambre virtuelle transférentielle, ce qui était l’occasion de parler avec elle du respect de l’intimité d’autrui, des limites du corps.
37En position de maître, elle nous enseignait comment jouer et nous dirigeait (sous forme d’ordres à l’instar des voix hallucinées). Tandis que nous fabriquions quelque chose (craft en anglais), Wendy se confiait plus spontanément. Un jour, elle expliqua qu’elle avait beaucoup trop d’énergie : elle était « cinq piles au lieu d’une ». Elle venait au centre de soins, « par sécurité », pour évacuer le trop-plein. « Ça me défoule » disait-elle. Quand elle jouait à Minecraft, qu’elle utilisait également intensivement chez elle, Wendy disait ressentir « une sensation de liberté » et « transpirer de plaisir » dans des moments d’exaltation narcissique (modifiant l’angle de vue, elle disait : « j’aime trop Moi ! »). Elle pouvait d’après elle « changer de corps » grâce aux personnages à incarner. Elle faisait apparaître « des collections de loups », « une armée » pour « éviter de tout perdre ». Son père lui manquant terriblement, Wendy expliqua que l’utilisation de la console de jeux était une manière pour elle de se consoler, pour ne pas être submergée par une tristesse incommensurable et en avoir le cœur littéralement brisé. Elle disait se mettre « dans le PC » afin d’échapper au vide laissé par le décès de son père.
38Ces défenses de type maniaque contrebalançaient les moments où Wendy mettait en scène des chutes vertigineuses dans le vide, c’est-à-dire sous la carte (le sol représenté dans le jeu). Lorsque nous reprenions avec des mots la dimension mélancolique qu’elle figurait à l’écran, Wendy disait s’ennuyer énormément au quotidien et vouloir jouer constamment pour ne surtout pas être affligée massivement. À l’intérieur du jeu, lorsque se répétait la mort d’animaux apprivoisés, nous pouvions alors en parler et aborder ce qui s’était passé dans sa vraie vie. En outre, la relation fusionnelle se répétait dans le transfert lorsque Wendy collait son personnage au nôtre et qu’elle déclarait : « Je suis toi, je suis dans toi ! ». Ce matériel clinique devenait une opportunité pour réintroduire de la différenciation symbolique.
39L’indication clinique très précieuse fournie par Wendy, à plusieurs reprises, concerne le traitement de ses hallucinations auditives. En fait, lorsqu’elle joue à Minecraft, les commentaires deviennent beaucoup plus supportables. Soit Wendy parvient à faire avec, soit elle les ignore. Jouer permet de faire diversion. D’où la nécessité psychique pour elle de surinvestir ce jeu vidéo (ce que déplorait sa mère). Et encore plus lors des périodes de flambée de sa psychopathologie. Concernant les voix qui l’assaillent depuis le décès de son père, Wendy a expliqué qu’elle ne souhaitait pas de médicaments qui viseraient à les supprimer. Pour Wendy, elles font partie d’elle, et ont pour fonction de continuer à faire exister son père (dont elle parle toujours au présent). Ces voix la rendent « unique », elle les appelle « ma différence ». Néanmoins, quand elles « dominent », Wendy ne peut travailler en classe ou s’endormir le soir.
40Depuis l’entrée dans la puberté, jouer à Minecraft permet à Wendy de se reposer de son corps. Il s’agit d’une parade contre le surgissement du pulsionnel. Pendant un temps, elle évite de penser aux préoccupations pubertaires source d’une grande angoisse (transformation du corps, émergence de la génitalité et la possibilité d’être enceinte). Le travail en séance a dérivé petit à petit vers la construction d’un mur anti-intrusion (une enceinte). Wendy voulait que nous défendions un village subissant l’assaut de pillards. Il fallait protéger la vie des villageois en dressant des remparts. En d’autres termes, il s’agissait de contrer ensemble une pulsion de mort s’extériorisant par de la destruction. Les personnages non-joueurs se retrouvaient être les dépositaires d’une pulsion désintriquée, impossible à conflictualiser. Il y a quelques mois, Wendy déclarait que nous étions à l’image du Ying et du Yang dans cette entreprise de neutralisation de thanatos. Ayant à l’esprit la formidable lettre de Freud à Einstein (Einstein et Freud, 2018), nous lui proposions de voir notre travail comme un rééquilibrage des forces en présence, agissant en elle. Wendy s’appropria ce commentaire.
41Chaque année, autour de la date anniversaire du décès de son père, le mal-être de Wendy s’amplifiait au point de nécessiter une hospitalisation en raison d’idées suicidaires impérieuses. En fait, elle y était poussée par les voix malveillantes qui avaient pris possession de son corps. Pour la première fois cette année, Wendy a traversé cette période fatidique un peu plus facilement, elle qui croyait ne jamais parvenir à dépasser ce qu’elle appelait sa « phobie ». À l’heure où nous écrivons ces lignes, la psychose de Wendy semble stabilisée. Elle est plus calme et a le projet de devenir décoratrice d’intérieur. Récemment, l’institution scolaire lui a signifié que, compte tenu de ses résultats très faibles, il ne fallait pas y compter. Wendy en fut bouleversée. Nous lui faisions alors remarquer en séance qu’elle faisait déjà virtuellement de la décoration dans Minecraft depuis des mois ! Elle sourit et repartit rassérénée. En outre, Wendy partage désormais sa passion pour Minecraft avec deux camarades. Ils s’échangent des astuces, des techniques, ils se proposent mutuellement des plans de construction, ce qui permet à Wendy d’entrer enfin dans une forme de socialisation.
42Les dires de Gautier et Wendy vont dans le même sens et mettent en évidence que l’intensification de leur pratique vidéoludique a résulté de l’aggravation du processus morbide dont ils souffraient préalablement, ou du moins qu’elle est apparue secondairement, en réaction à un mal-être existentiel préexistant. Pour ces deux sujets psychotiques, l’antériorité de leur problématique psychique par rapport à leur utilisation spécifique du numérique est donc à souligner. C’est en ce sens que Leroux considère qu’« aucun jeu, aussi excitant ou violent soit-il, ne produit de la psychopathie ou de la psychose » (Leroux, 2012, p. 19). Cette étude clinique fait alors apparaître que, pour Gautier et Wendy, passer beaucoup de temps à jouer à leur jeu vidéo favori est venu d’une certaine façon recouvrir une psychopathologie sous-jacente déjà à l’œuvre. Pour la majorité des enfants ou adolescents que nous recevons depuis des années, leur pratique vidéoludique jugée excessive par l’entourage n’est en fait que le reflet d’une souffrance (jusque-là) indicible. Elle en est même l’indice (c’est-à-dire l’un des symptômes).
43Comment comprendre maintenant, à la lumière des deux cas dépliés, que les hallucinations de nombreux jeunes sujets accueillis s’arrêtent quand ils jouent aux jeux vidéo qu’ils ont élus ? Dans leur ouvrage, Gillet et Leroux nous ouvrent la piste économique du contre-investissement, au sens métapsychologique du terme. Ils écrivent : « […] chez des sujets souffrant de psychose, le recours aux écrans numériques semble atténuer les hallucinations et contenir les angoisses d’anéantissement en renforçant les stimulations extérieures » (Gillet et Leroux, 2021, p. 71). De notre côté, retenant que les phénomènes hallucinatoires sont pour Lacan la réapparition dans le réel de ce qui a été rejeté du symbolique, nous allons proposer une piste complémentaire.
44Étant donné que l’expérience vidéoludique réactive le stade du miroir, les sujets psychotiques peuvent y chercher une solution pour réparer ce qui s’est fissuré, s’est dénoué dans leur structure subjective. Le recours à l’avatar, en tant que seconde peau psychique, peut offrir une compensation pour tenter de réaffirmer cette instance imaginaire en perdition qu’est le Moi. La coloration virtuelle du corps peut permettre d’éviter que l’imaginaire ne se détache et que le réel fasse effraction. Les deux patients que nous avons présentés en témoignent. Incarner un super-héros à l’écran (sous une apparence particulière ou skin) et s’immerger dans un monde virtuel parvient à alléger momentanément ce qui les envahit. Françoise Dolto disait au sujet de l’identification à ce genre d’êtres imaginaires, à ces personnages de fiction, qu’« ils constituent pour l’enfant de formidables objets permanents, indestructibles et par conséquent très anti-phobiques et protecteurs » (Dolto et Nasio, 2002, p. 53-54). D’après elle, ces « moi-idéaux sont les vrais soutiens et la garantie d’une sécurité de base » (p. 54).
45Puisque selon Freud « le préconscient joue le rôle d’un écran entre l’inconscient et la conscience » (Freud, 1999a, p. 522), alors nous supputons que l’enveloppe d’un jeu vidéo, en qualité de voile imaginaire, pourrait pallier la défaillance du préconscient à assurer sa fonction de censure et de protection interne vis-à-vis des excitations inconscientes empruntant la voie de la régression hallucinatoire dans les psychoses. Pour Gautier et Wendy, leur activité vidéoludique vient en quelque sorte faire écran à ce qui surgit de leur inconscient « à ciel ouvert » (Lacan, 1981, p. 71). C’est en tout cas ce que l’expérience de Gillet et Jung laisse également entrevoir. À partir de leur travail de thérapie groupale, ces auteurs rapportent en effet une vignette clinique concernant un jeune homme schizophrène qui, au cours d’une séance, fut pris d’hallucinations après avoir assisté à l’atteinte de l’intégrité de l’avatar auquel il s’était identifié et qui probablement soutenait son être. Cette séquence ne révélerait-elle pas, tel un négatif, que cette identification massive au reflet virtuel peut protéger en quelque sorte le sujet des phénomènes hallucinatoires ? Gillet et Jung concluent que l’étayage du groupe et la réponse du thérapeute ont joué le rôle « d’une sorte d’écran suppléant la perte d’un écran intérieur » (Gillet et Jung, 2020, p. 99). En suivant les indications de Lacan, nous dirions que « la structure imaginaire vient à se restaurer » (Lacan, 1999b, p. 46) par la détermination du registre symbolique.
46En nous appuyant sur la thèse de Marie Lenormand relative au jeu-suppléance, nous avançons qu’un jeu vidéo aurait le potentiel « de mettre en forme un réel et d’imaginariser ce qui n’a pu être symbolisé » (Lenormand, 2013, p. 203).
Le dispositif ludique, de par le cadre symbolique qui l’institue comme jeu, c’est-à-dire comme espace à part ou encore comme parenthèse, permet d’apporter un ancrage au retour de ce qui, en souffrance de symbolisation, demeure forclos […], permet de réguler la jouissance du sujet, […] permet à l’enfant de faire l’économie de l’angoisse de persécution (p. 206).
Nous pensons opportun d’appliquer ces considérations aux jeux vidéo, sans nier leurs spécificités, étant donné qu’ils représentent une version moderne de l’activité ludique en général.
47Concernant la volonté des adultes d’intervenir pour que l’enfant ou l’adolescent réduise son temps de jeu – supposé nocif dans le cas des jeux vidéo –, Lenormand (2013, p. 208) ajoute : « Empêcher de jouer un enfant reviendrait à ouvrir, potentiellement, la porte à l’invasion, sous une forme brute, du réel – comme on peut le constater cliniquement chez des enfants qui, punis de jeu par leurs éducateurs, se trouvent alors envahis d’hallucinations. » De plus, selon elle, « tant que la possibilité de jouer est conservée, s’érige donc un ultime rempart permettant de sauvegarder a minima une position subjective » (p. 209). À la lumière des deux cas cliniques présentés précédemment, nous pourrions envisager, en suivant Lenormand, l’activité vidéoludique comme « coupure salutaire […] beaucoup moins précaire que le délire » (p. 208), qui protège d’un « ravage subjectif » (p. 208) et ayant « comme principale fonction de tamiser le réel et d’en assourdir la dimension hurlante » (p. 209). Nous cernons là en quoi un jeu vidéo pourrait faire office de suppléance.
48La fonction d’auto-guérison des dispositifs numériques, comme solution subjective pour traiter l’angoisse, et dont Gautier et Wendy attestent, a également été repérée par Quentin Dumoulin et Yohan Trichet (2020, p. 859-866) dans leurs travaux de recherche. Effectivement, ces auteurs ont mis en évidence comment certains sujets psychotiques dans le cadre de l’élaboration d’(auto)-traitements utilisent les objets numériques et les mondes virtuels pour faire barrage à l’horreur de la pulsion. Pour Gautier et Wendy, cet auto-traitement semble passer par une sorte de « rafistolage imaginaire » (Hoffman, 2009, p. 89) via l’écran et qui consisterait à restaurer une image du corps fragmentée. Tous les deux luttent pour faire tenir une identité précaire, d’accrocher leur être à des repères imaginaires. Cette réappropriation du corps par le biais de l’avatar proposerait un nouage inédit pour, comme le dirait Jean-Claude Maleval, arrimer le sujet grâce à une « figure apte à suggérer dans l’imaginaire ce qui fait défaut dans le symbolique » (Maleval, 2019, p. 31). Il s’agirait de réintroduire dans l’imaginaire, de récupérer par l’imaginaire, ce qui serait rejeté du symbolique tout en tempérant, en la fixant, une pulsion débridée. C’est pourquoi, d’après Maleval, « la prégnance de certaines images peut venir cadrer une jouissance débordante » (p. 11) et ainsi « écraser le réel dans l’image » (p. 170).
49L’usage des jeux vidéo, fréquemment construits comme des mythes, en fournissant un équivalent de fantasme sur un écran, peut permettre d’opérer un rebranchement salvateur sur la dimension symbolique du langage, ce qui est à repérer cliniquement et probablement à soutenir le cas échéant. En fait, lorsqu’il y a carence du fantasme interne à jouer son rôle de tiers protecteur entre le sujet et le monde extérieur, c’est le délire qui en devient le substitut. Freud parle de « tentative de guérison » (Freud, 1995, p. 285). Nous avons pu cerner avec Gautier et Wendy l’effort de création de ces patients pour pallier la défaillance du fantasme en tant qu’écran psychique interne. Tous les deux ont expliqué comment ils traitent via le jeu vidéo ce qui les persécute, comment ils brident les effets envahissants de leurs symptômes psychotiques. L’enveloppe du jeu vidéo vient habiller pour eux quelque chose de bien trop réel, source d’horreur, quelque chose qui a surgi dans la plus grande crudité. En définitive, l’espace du jeu apporte un contenu et un contenant à ce qui a fait effraction.
50Dumoulin et Trichet insistent, à juste titre, sur la dimension transférentielle au cœur du processus thérapeutique. Ils écrivent : « La clinique du numérique pourrait alors s’envisager, pour certains sujets psychotiques, comme voie royale dans la construction d’un pare-psychose voire d’une suppléance qui fasse écran à la jouissance, à condition de trouver l’adresse où cette solution puisse être accueillie » (Dumoulin et Trichet, 2020, p. 865). Et, c’est ce qu’il nous semble que nous avons assumé, en quelque sorte, dans un lien de parole auprès de Gautier et Wendy en nous faisant leurs « secrétaires » (Lacan, 1981, p. 233), le témoin de leur solution. Nous l’avons accueillie, reconnue, parfois homologuée, afin d’en souligner le rôle salutaire. De son côté, Colette Soler nous rappelle que « des conclusions s’imposent quant aux objectifs éventuels d’un traitement de psychotique. Elles vont dans le sens de lui prescrire comme finalité précisément de construire un symptôme de suppléance. Une tâche préliminaire pourrait être dans le cas de stabilisation de repérer cet effort symptomatique curateur » (Soler, 2020, p. 18).
51N’oublions pas que l’assomption d’une image spéculaire, support d’identification, se soutient du registre symbolique. Sa consistance, son authentification, lui sont données par la parole d’un adulte en position d’incarner le grand Autre. Ainsi, en séances, nous avons restitué à Wendy par des mots la constitution via Minecraft d’une intimité psychique, ses efforts d’équilibrage et d’intrication pulsionnels ainsi que ses prédispositions en matière architecturale. À Gautier, nous lui avons restitué comment l’attention conjointe sur l’écran de jeu lui permettait de localiser l’objet regard, tout en l’encadrant, ce qui a eu pour effet de pacifier la relation transférentielle. Autrement dit, la prise directe anxiogène par le regard susceptible de persécuter certains patients, dont le désir à leur endroit reste énigmatique, trouve à se détourner avec les dispositifs numériques. Fréquemment, Gautier, installé devant nous, face à l’écran-miroir, se retourne pour recevoir une validation de notre part, à partir de la place que nous occupons dans son transfert. Pour que les prothèses imaginaires deviennent des suppléances, un travail de perlaboration est donc absolument nécessaire (soit le dépassement des résistances et l’assimilation progressive des commentaires ou interprétations).
52Afin de statuer sur les compensations imaginaires de ces deux patients, visant à rétablir leurs assises narcissiques, un dernier point reste à analyser, à savoir leurs vertus en termes de socialisation. En fait, Gautier et Wendy sont parvenus grâce à leur inscription dans la communauté des joueurs à établir des contacts sociaux favorables. En s’appuyant sur l’univers de Minecraft, tous deux ont trouvé comment s’insérer socialement. Nous leur faisions remarquer encore récemment ce résultat positif. Ils peuvent à nouveau se ranger sous un signifiant faisant tenir leur monde et réussir ainsi à « civiliser la jouissance jusqu’à la rendre supportable » (Soler, 2020, p. 189).
53Lorsque, chez un enfant ou un adolescent en panne de verbalisation, la constitution du fantasme et l’établissement du refoulement sont insuffisants ou inexistants, l’aire du jeu vidéo semble devenir pour eux un substitutif, probablement à différencier d’une expérience transitionnelle banale. Le niveau de résistance des jeunes patients psychotiques s’abaisse à partir du moment où l’on s’intéresse à leur affinité pour les mondes virtuels. Dès lors, ils acceptent plus facilement d’aborder la problématique sous-jacente à leur pratique intensive. Héritée de l’éthique de la psychanalyse, la valeur heuristique d'une telle approche provient du fait que le recours aux images dynamiques des jeux vidéo peut servir d’engrenage dans le travail clinique pour passer des représentations de choses aux représentations de mots. Faire émerger ainsi un espace de subjectivation, dans le cadre d'une relation de transfert, produira alors des bénéfices thérapeutiques. Sachant que ces enfants et adolescents vont être attirés par des contenus qui entrent en résonance avec leurs préoccupations identitaires dans le but de les apprivoiser, il ne s’agit ni de diaboliser les jeux vidéo, ni de les idéaliser à l’inverse, mais simplement de les appréhender comme des surfaces de projection qui se prêtent au déploiement de la parole.
54Dans les témoignages des patients rencontrés, nous n'avons pas retrouvé les réticences avancées par tout un courant de pensée issu de la cyberaddictologie. Bien au contraire, l’utilisation du numérique participe pour la plupart des sujets psychotiques d’une lutte contre l’angoisse qu'il convient de respecter voire de valider transférentiellement au cas par cas. Ce type de parade correspondrait davantage à une manière de masquer l’invasion du réel par une fiction, plutôt qu’à un comportement toxique. Mieux vaut donc être très prudent quand on cherche à intervenir sur cette défense, au risque que tout l’édifice psychique ne s’écroule.
55Finalement, nos recherches démontrent que les jeux vidéo ne créent pas ex nihilo des troubles psychotiques, mais un surinvestissement massif, avec la logique inconsciente qui le sous-tend, signerait une des conséquences possibles de la décompensation première. Qui plus est, pour certains enfants ou adolescents psychotiques, leur pratique vidéoludique pourrait s’apparenter à une suppléance, c’est-à-dire assurer une fonction de remède face à l’irruption d’hallucinations en appliquant à leur vécu un filtre imaginaire, si cette solution élaborée verbalement sous transfert s’avère pérenne et promotrice de lien social.