1Cela fait plusieurs siècles que les jeux sont employés à des fins sérieuses, mais depuis environ 30 ans ce phénomène a pris bien plus d’ampleur (Alvarez, Djaouti et Rampnoux, 2016). Stimulées par les possibilités offertes par les jeux vidéo, toutes les formes de jeux, même non numériques, sont devenues des sources d'inspiration pour résoudre des problèmes. Toutefois, ces solutions sont désormais si variées que l’on peut avoir du mal à s’y retrouver.
2Dans le cadre d’une recherche création, nous avons tenté de répondre, par la conception d’un jeu, à un problème de partage de points de vue sur les forces et faiblesses de plusieurs techniques d’analyse d’imagerie médicale employées pour repérer ou suivre certains cancers. En ce sens, nous avons tenté, à partir de ce travail de recherche, de savoir quelles formes de jeux utilitaires pouvaient contribuer à un partage de points de vue entre experts et surtout quels processus et sous-processus pouvaient être mobilisés pour aboutir à ce résultat.
3Nous sommes partis de l’hypothèse que plusieurs processus de conception relevant du jeu devront être mobilisés. Nous présentons ici l’ensemble du processus suivi, incluant une cartographie des formes utilitaires relevant plus ou moins du jeu que nous rassemblons sous l’expression d’« inspirées des jeux ». Nous y ajoutons un schéma rassemblant une grande partie des processus mobilisables pour concevoir ces formes. Nous abordons ensuite le détail de l’élaboration du jeu en termes de processus exploités. Nous verrons que ce n’est pas moins de sept étapes et processus de conception, dont six distincts, qui ont été nécessaires pour répondre à cette demande de réalisation d’un jeu sérieux.
4Cette recherche a pris place dans le cadre du projet « DoublEffect Diagnostic des métastases cérébrales par TEP (tomographie par émission de positrons) : complémentarité d'un double ciblage NRP-1 & LRP-1 ». Plusieurs équipes et laboratoires de l'université de Lorraine y ont participé, réunissant des chercheurs de différentes disciplines : microscopie (IADI), biologie (CRAN et PTIBC), chimie (LCPM, LRGP), radiomarquage (Nancyclotep), information et communication (CREM). L'objectif global du projet était de développer de nouveaux radiotraceurs sélectifs pour la détection des métastases cérébrales (Gamblir, 2002). Outre les problèmes liés au développement de ce type de diagnostic, la partie portant sur l’élaboration d’un jeu sérieux a eu pour objectif spécifique de permettre à des experts scientifiques de différentes disciplines d’échanger leurs connaissances et leurs points de vue concernant les avantages et les inconvénients de techniques d'imagerie pour la détection du cancer. Le groupe en charge de la conception de ce jeu a été constitué d’un étudiant de 2e année de master information-communication, d’un étudiant de 2e année de BUT informatique et d’un enseignant-chercheur dont les recherches portent sur le jeu et qui avait lui-même déjà participé à la conception de plusieurs jeux sérieux.
5Le problème énoncé pouvait se résumer en trois objectifs principaux : (1) disposer d'un outil visuel permettant de comparer deux à cinq techniques d'imagerie différentes telles que l'imagerie par résonance magnétique (IRM), la tomographie par émission de positons (PET-scan) et le scanner (CT, pour computed tomography), (2) permettre les échanges de connaissances, la confrontation des points de vue et l'évaluation entre experts de différentes disciplines et (3) disposer d'un outil de communication original pour faire la promotion de la technique PET-scan. Cependant, pour débuter sa conception, l’élaboration d’un tel jeu sérieux a posé le problème de la forme qu’il pouvait prendre et a nécessité de s’intéresser aux diverses formes utilitaires plus ou moins inspirées des jeux qui pouvaient être envisagés. Il s’est avéré que leur variété et le nombre de leurs interactions, dans le cadre de l’élaboration d’un jeu, étaient bien plus importants que nous le supposions au début du projet.
6Nous avons commencé par aborder la notion de jeu à partir des travaux de Johan Huizinga (1951) et Roger Caillois (1958), car de nombreux travaux francophones sur les jeux sérieux y faisaient référence. Nous avons aussi noté la distinction entre activité et structure de jeu correspondant, respectivement, aux termes anglais play et game. Si Huizinga et Caillois ont proposé chacun une liste de critères permettant de définir un jeu, la plupart de ces derniers ne s’appliquent pas bien aux jeux sérieux. Il y a eu des essais de synthèse en ce sens, dont celle de Marcin Wardaszko (2013, p. 32) qui a passé en revue les définitions de dix auteurs spécialistes des jeux sérieux ou non. Néanmoins, sur les 16 critères ressortant des définitions de son échantillon, seuls deux ressortent majoritairement : (1) un jeu inclut des règles qui orientent et restreignent les actions des participants et (2) un jeu implique un but ou des résultats à accomplir à la fin du jeu. Nous les avons conservés, mais les trouvant un peu limités nous y avons ajouté le critère de ressemblance avec un jeu existant et reconnu comme tel proposé par Jacques Henriot (1989). Pourtant, nous avons estimé que cela ne nous éclairait pas assez sur ce que nous pouvions concevoir.
7Nous avons ensuite complété notre revue de la littérature pléthorique sur le sujet des formes utilitaires dérivées ou inspirées des jeux pour aboutir à la cartographie de la figure 1. Ce graphique ne représente que notre interprétation de la répartition des différents solutions et processus pouvant être mis en œuvre. Il permet tout de même de partager notre point de vue sur le positionnement de ces derniers, les uns par rapport aux autres sous la forme d’une structure arborescente.
8Dans cette cartographie, une première séparation est réalisée entre ce qui correspond à la conception ou transformation soit, d’une « structure de jeu pour un emploi sérieux » (serious gaming), soit d’une « activité sérieuse passant par le jeu » (serious playing) conformément à la distinction entre game et play. La conception de « structure de jeu sérieux » (serious gaming) consiste à modifier ou élaborer un dispositif, tandis que la conception par « activité ludo-sérieuse » (serious playing) porte sur la manière d’animer ou d’accompagner le déroulement d’une tâche. Cette dernière catégorie se divise en trois sous-ensembles.
9La catégorie conception par activité de jeu regroupe des activités dont l'objectif est d’adapter à un cadre professionnel l'utilisation d’objets dont l'usage habituel relève de l‘activité de jeu. Dans ces contextes, l’apport ludique a pour but de motiver et d’améliorer le bien-être des personnes effectuant les tâches concernées, sans les contraindre ou les manipuler. Le Lego serious play en est la méthode la plus connue (Blairet Rillo, 2016). À l’opposé de cette sous-branche, nous avons les activités relevant d’une « labeurisation » (labourization, playbour, workification) c’est-à-dire toutes les formes de détournements d’activités relevant du jeu qui aboutissent en réalité à un travail (Kücklich, 2005 ; Ferrer-Conill, 2018 ; Törhönen, Hassan, Sjöblom et Hamari, 2019). Ce peut être le cas d’activités professionnelles de diffusion en continu (streaming) de jeux vidéo, de vente de produits conçus ou obtenus dans le cadre du jeu, d’entraîinement de joueurs payés pour participer à des compétitions (de sport ou de sport électronique/e-sport), des concepteurs qui se spécialisent dans la « modification-transformation » (modding) de jeux afin de valoriser leurs compétences professionnelles, etc. La conception d'« activités partiellement ludifiées » (serious playing partiel, partial serious playing) rassemble des activités dans lesquelles on a intégré quelques éléments ludiques. Un « jeu » comme le speed boat en est un bon exemple : sur la base d’un graphique sympathique, sans qu’il soit véritablement ludique, une équipe échange des retours d’expériences en y plaçant des inscriptions via des papiers adhésifs (Hohmann, 2006).
Figure 1
Arborescence des principales formes dérivées du jeu et destinées à des fins utilitaires.
10La partie gauche de la figure 1 présente différentes variantes de conception ou adaptation de « structures de jeux à des fins utilitaires » (serious gaming), c’est-à-dire qu’elle se rapporte à toutes les formes de conception, de détournement, de modification et d’emploi de structures de jeux (Alvarez, Djaouti et Rampnoux, 2016 ; Lépinard et Vandangeon-Derumez, 2019). Nous avons décomposé cette branche « conception de jeux sérieux » en trois sous-branches en nous fondant sur les travaux de Philippe Lépinard et d’Isabelle Vandangeon-Derumez (2019).
11La branche la plus à droite est celle de la « conception de jeux sérieux » (serious game design). Elle consiste en la conception d’un jeu ou de toute autre structure élaborée pour une fin utilitaire et fortement inspirée de celles de jeux. Lorsque la conception vise véritablement à aboutir à une forme de jeu ou de jouet, nous la rattachons à la branche « jeux sérieux complets » (serious game intégral), pour laquelle un jeu sérieux y est considéré comme une structure ludique complète conçue spécifiquement pour accompagner la réalisation d'une tâche utilitaire (Djaouti, Alvarez, Rampnoux, Charvillat et Jessel, 2009). Les jeux à but (game with a purpose ou GWAP) en sont une variante qui se distingue des autres jeux sérieux, car ils sont conçus en tant qu’alternative pour atteindre le même objectif non éducatif qu’une solution non ludique existante, mais non pleinement satisfaisante (Lafourcade, Brun et Joubert, 2015). Ils sont le plus souvent fondés sur une « production participative » ou mobilisation numérique d’une foule de participants (crowdsourcing) (Mollick et Werbach, 2015). Toutefois, il est possible de concevoir des jeux de ce type qui ne font appel qu’à un groupe restreint de participants (micro-crowdsourcing) (Dai, Lin, Mausam et Weld, 2013). Les « jouets sérieux » (serious toys) sont des entités complètes (telle que la Qball qui est une balle en mousse comprenant un micro et une enceinte) conçues soit pour assister une « activité de jeu sérieuse » (serious playing) (Alvarez, Djaouti et Rampnoux, 2016), soit pour agir de manière autonome (Ihamäki et Heljakka, 2021). Les jouets sérieux ressemblent à des jouets et sont censés donner plus de liberté dans leur utilisation que les jeux sérieux (Lelardeux, Panzoli, Alvarez, Galaup et Lagarrigue, 2012).
12Une branche complémentaire rassemble les formes de « détournements de jeux à des fins sérieuses » (serious gaming intégral). Il consiste en un détournement avec peu de changements en dehors du contexte d’utilisation d’une structure sérieuse ou ludo-sérieuse (Lépinard et Vandangeon-Derumez, 2019). On parle aussi de « modifications (de jeu) à des fins utilitaires » (serious modding), lorsqu’il s’agit de transformations et détournements modestes de structures ludiques numériques (Alvarez, Djaouti et Rampnoux, 2016).
13La branche dédiée à la conception d’une structure ludifiée rassemble deux types de processus. Le premier est celui de la ludification (gamification). Ce terme peut être utilisé dans une acception plus ou moins large et se rapporter à une tendance sociétale qui intègre de nombreux éléments ludiques (Bonenfant et Genvo, 2014 ; Seaborn et Fels, 2015). Au sens strict, la ludification est considérée comme l’emploi d’éléments de conception de jeu dans des dispositifs et environnements non ludiques (Deterding, Dixon, Khaled et Nacke, 2011). Les dispositifs ludifiés peuvent mobiliser les usagers en changeant leur perception d’une tâche en la rendant plus sympathique, conviviale ou motivante (Krath, Schürmann et Von Korflesch, 2021). Sebastian Deterding et ses collègues (2011) parlent aussi de « conception de structure ludique » (gameful design) lorsqu’il s’agit de ludification.
14Enfin la branche intitulée « structures partiellement déludifiées » (serious gaming partiel, partial serious gaming) rassemble des dispositifs ludiques qui ont été assez fortement modifiés et ont donc perdu une part de leurs caractéristiques ludiques afin d’atteindre un but sérieux. Les processus amenant à ce résultat portent le nom de disengamement (Goria, 2014), déludification (degamification) (Mosca, 2012 ; Brougère, 2021), ou « outification » (toolification) (Kurihara, 2015).
- 1 Méthode de conception et de gestion de projet (telle que SCRUM, Kanban, Scrumban, DevOps ou AgileP (...)
15Chacun de ces processus permet d’aboutir à un ensemble de formes utilitaires dérivées ou inspirées des jeux. Nous y retrouvons par exemple : les jeux éducatifs (edugames), les jeux d’exercices mentaux ou physiques (exergames), les jeux d’entraînement (training game), les jeux de collecte de données (data games ou datagames), les jeux de simulation de confrontation (wargames) destinés à la formation, à l’entraînement comme à la prospective, les jeux à visée prospective (prospective games), les jeux agiles (agile games) visant à sensibiliser ou à accompagner la mise en œuvre d’une méthode agile1, des jeux d’information (news games ou newsgames), les jeux publicitaires (advergames), les jeux d’encouragement et d’incitation (incentive games), les jeux persuasifs (persuasive games) destinés à convaincre, les jeux empathiques (empathic games) permettant d’aborder une situation en adoptant le point de vue d’une autre personne, les jeux expressifs (expressive games) dont le but est d’inviter le joueur à se poser des questions et à tenter d’apporter ses propres réponses, des jeux de développement d’un esprit d’équipe (team building games) et les jeux brise-glace (icebreaker games). Dans le graphique, nous avons ajouté sur fond blanc, les jeux à but de partage (game with a sharing purpose) au centre de notre projet.
16Après avoir tenté de cartographier la majorité des solutions envisageables, il nous a semblé nécessaire de mieux comprendre les processus de conception mobilisables. En effet, pour identifier quels processus et sous-processus pouvaient être mobilisés pour aboutir à l’élaboration d’un jeu sérieux, la cartographie réalisée ne pouvait suffire. Elle présente une variété de formes et de processus mobilisables, mais pas leurs éventuelles interactions. Or, la littérature à ce sujet aborde cette conception comme un processus cyclique qui a pour objet la conception d’un jeu (Fullerton, 2008 ; Schell, 2010 ; Mader, 2015 ; Lin et Lai 2017 ; Appleget, Burks et Cameron, 2020), l’adaptation d’un jeu (Castronova et Knowles, 2015) ou l’ajout d’éléments de jeu à une structure non ludique (Zicherman, 2013). De fait, quelles que soient ses variantes, ses différentes étapes peuvent être aisément rapprochées de celles d’un processus de démarche inspirée du design (design thinking) (Alvarez, 2024 ; Goria, 2024). Toutefois ces différents travaux ne montrent pas le chemin parcouru par rapport à une situation de départ relevant d’un jeu ou d’un cadre non ludique, ni les transitions éventuelles possibles entre deux processus ou formes. C’est pourquoi nous avons commencé par situer ces éléments et ceux de la figure 1 jusqu’à obtenir le schéma de la figure 2.
Figure 2
Différents processus permettant la conception d’une forme utilitaire inspirée ou dérivée du jeu.
17Ce schéma comprend quatre points de départ et horizons d’arrivée différents, selon un axe horizontal et un axe vertical. À l’extrémité gauche de l’axe horizontal se trouvent les objets et structures non ludiques, avec comme exemple de cas extrême les outils. À l’opposé de cet axe, nous avons les supports de jeux et comme cas extrême les jouets. Le jouet se distingue du jeu, par son design et la fonction que celui-ci met en évidence (affordance) et incite à mener une activité de jeu se rapportant plutôt à l’enfance (Brougère, 2011) et sa structure est dépourvue de règles explicites (Alvarez, Djaouti et Rampnoux, 2016). Son design indique directement comment il peut être manipulé, ce qu’il permet de faire, ce que peut être sa finalité, tout en stimulant l’envie de jouer avec. En dessous de l’extrémité basse de l’axe vertical, nous avons le travail et toute autre action non ludique, avec comme exemple de cas extrême la servitude. À l’opposé, nous avons les activités de jeux et comme exemple de cas extrême l’amusement. Au centre du schéma est située une spirale symbolisant les différentes combinaisons de processus correspondant aux quatre directions pouvant être prises via les axes horizontal et vertical. Le carré central avec la spirale est la zone de conception des jeux sérieux et des activités de jeu sérieuses, avec deux processus particuliers que nous avons situés au centre de la figure : les processus de pure conception d’activités ludo-sérieuses (pure serious play design) et de pure conception de jeux sérieux (pure serious game design). Il s’agit des processus correspondants à la création ex nihilo d’une activité ludo-sérieuse (serious play) ou d’un jeu sérieux (serious game), sans donc partir d’un des quatre points figurant aux extrémités de la figure. De même, à la périphérie de la spirale, nous avons ajouté les conceptions par modifications d’un jeu sérieux (serious game modding) et par modifications d’activités ludo-sérieuses (serious play modding). Ces conceptions concernent des adaptations impliquant des transformations relativement mineures des jeux sérieux ou activités ludo-sérieuses déjà existants.
18Les processus de ludification (gamification) (Bonenfant et Genvo, 2014) consistent en l’ajout d’éléments participant à la structure de jeux ou jouets purement ludiques et pouvant être reconnus en tant que tels. Ces éléments entrent dans la conception de jeux et sont souvent reconnaissables et qualifiables via des marqueurs ludiques (Genvo, 2011 ; Benezech, 2015). Les processus de ludoformation (Bazile, 2018) ou de ludoforming (Aarseth, 2019) se focalisent sur la réalisation des modifications (physiques comme sémantiques) portant sur une structure afin d’aboutir à un tout cohérant en tant que forme de jeu. Les processus de pointification et de badgification sont des variantes moins développées et abouties (en termes de développement d’une structure qualifiable de ludique) qui empruntent surtout à la conception de jeu les systèmes de récompenses fondés sur des badges et des points (George et George, 2022). Celui de funification (Jorge et Sutton, 2017) que nous proposons de traduire par « frivolisation » se focalise sur l’intégration d’éléments qui vont éloigner la structure de la réalité et produire de l’amusement ou au moins se rapprocher d’une forme d’amusement. D’une manière plus poussée que ce dernier, le processus de jouetification (toyification) (Thibault et Heljakka, 2018 ; Törhönen, Hassan, Sjöblom et Hamari, 2019) vise à produire des jouets plus que des jeux et nécessite un développement complet.
19Dans le sens opposé de cet axe, nous avons cinq termes pour trois processus. Ils ont en commun de proposer le retrait de marqueurs ludiques à un jouet ou à un jeu ainsi qu’à l’insertion, dans celui-ci ou dans l’environnement dans lequel il est utilisé, de marqueurs de non-jeu (rappel d’une tâche ou de l’environnement de travail, présence d’un responsable ou d’un enseignant, etc.). Le processus de détournement et de transformation de jeux à des fins sérieuses (serious modding) en est la version la plus limitée. Il consiste en l’adaptation d’un jeu à un objectif utilitaire sans que sa nature ludique d’origine soit trop affectée par les modifications réalisées (Bouko et Alvarez, 2016 ; Souza, 2021). Un autre processus s’oppose à celui de frivolisation ; celui de « sérieusification » (seriousification). Il concerne le détournement d’un jeu pour réaliser des tâches de travail par des joueurs enthousiastes (Ignat et al., 2020). Lorsque les changements apportés sont plus importants et plutôt structurels, les processus impliqués peuvent être nommés de manière générale déludification (degamification) (Mosca, 2012 ; Brougère, 2021) ou plus spécifique par disengamement (Goria, 2014), terme qui pourrait se traduire par « déludification structurelle ». Ces processus peuvent correspondre à l’emprunt d’une partie d’un jeu pour la transposer dans d’autres environnements (Vincent, 2021 ; Aarseth, 2019) ainsi qu’à d’autres emplois où une partie des éléments d’un jeu est extraite ou copiée pour compléter un dispositif. Dans ce dernier cas, nous pouvons parler d’une forme de « ludo-orpaillage » visant à extraire uniquement des composants d’un jeu intéressant pour un autre usage. Ces éléments peuvent être de natures diverses (figures esthétiques, configurations particulières, éléments sémantiques, etc.), mais suffisamment iconiques pour rappeler leur origine. Le processus d’« outification » (toolification) (Kurihara, 2015) revient à une transformation complète d’un jouet ou d’une structure de jeu afin qu’elle puisse remplir une fonction utilitaire tout en gardant quelques traces de son origine ludique.
20Selon l’axe vertical, dans le sens haut bas du schéma (figure 2), lorsque c’est l’activité de jeu qui est modifiée ou détournée, le processus mobilisé est appelé selon les auteurs playbourization (Rossiter et Zehle, 2015) dont il semble difficile de donner un équivalent français, sauf à parler de « transformation d’activité de jeu en travail », de « travaillification » dont le terme anglophone, workification, semble plus explicite (Törhönen, Hassan, Sjöblom et Hamari, 2019 ; Boldi, 2022), de « labeurisation » (laborization) (Dippel et Fizek, 2016) / labourization (Sina et Feng, 2021) ou de déludicisation (Brougère, 2021 ; Potier, 2018). L’appellation playbourization semble plus appropriée pour parler d’« invention d’activité de travail à partir d’un jeu », tandis que « travaillification » convient pour qualifier un processus ou une tâche de travail réalisé(e) en complément d’un jeu ou dans un environnement ludique sans que ce dernier soit considéré comme un labeur en soit. Ces transformations se distinguent d’un processus de déludicisation (deludicization) qui pour transformer un jeu en travail dénatureraient plus profondément l’ambiance ludique en y ajoutant des rappels au travail de manière plus ou moins subtile. Enfin, la labeurisation et les appellations anglophones correspondantes se rapportent à un processus plus extrême menant à l’exploitation de personnes pour qu’elles travaillent gratuitement durant leur temps de loisir. Ces quatre types de processus ont en commun de retirer des marqueurs ludiques à une activité ou, plus souvent, à y ajouter des marqueurs de travail (utilisation de lieux ou d’outils relevant des tâches de travail habituelles, mesure des performances, emplois des titres et intitulés des fonctions des participants, etc.) et autres marqueurs de non-jeu. Vis-à-vis des processus de frivolisation et sérieusification, il nous a semblé manquer un équivalent dans cette direction ; ce serait l’« austérisation » centrée sur le changement d’un cadre pour appeler les participants au sérieux (ou à plus de sérieux), au calme, à l’importance de l’écoute des consignes, etc.
21Dans le sens opposé de cet axe vertical, les processus de ludification d’activités (playification ; Márquez Segura, Waern, Márquez Segura et Lopez Recio, 2016), de ludicisation (Bonenfant et Genvo, 2014) / ludicization (Sanchez, Young et Jouneau-Sion, 2017) ou de « conception de cadre d’expérience ludique » (playful design ; Deterding, Dixon, Khaled et Nacke, 2011) consistent en l’ajout d’éléments ou marqueurs invitant au jeu (et le rappelant) ou à vivre une expérience de jeu. Vis-à-vis du processus d’austérisation, nous avons proposé dans cette direction, celui de playfullnessization ou « enjouementisation » si l’on souhaite en proposer une traduction. Il se rapporterait à l’animation d’une activité ou à son ambiance en visant la création d’un cadre plus joyeux. Il passerait par l’annonce d’une mission ludique, d’une incitation au jeu par l’emploi de vocabulaires associés aux loisirs, par un changement de contexte permettant d’oublier le cadre de travail, etc.
22Comme tous ces processus sont a priori combinables, nous avons imaginé des intitulés (écrits entre parenthèses dans le schéma) pour les combinaisons les plus simples et évidentes, en choisissant des termes synonymes lorsqu’ils se rapportent à des processus allant dans la même direction. Ainsi, le processus de manipulation correspond à la combinaison, par exemple, des processus de ludification et de travaillification. De même celui d’instrumentalisation peut être notamment issu de la combinaison des processus de déludification structurelle et de labeurisation. Dans des cas extrêmes, les structures et activités conçues de la sorte peuvent servir à manipuler des personnes. Les personnes concernées ne sont pas clairement informées sur les tenants et aboutissants du dispositif auquel elles participent ou qu’elles sont obligées d’utiliser (Bogost, 2015). De même, des dispositifs ludifiés peuvent comprendre des composants de types « coups de pouces » / nudges (éléments de design visant un comportement spécifique exploitant certaines caractéristiques humaines, dont des biais cognitifs) (Thaler et Sunstein, 2009). Ces composants peuvent être eux-mêmes ludifiés (Supiot, 2022), mais ils ne peuvent pas être véritablement considérés comme relevant du jeu (Auf, Dagman, Renström et Chaplin, 2021). En direction des activités de jeux, nous avons nommé deux combinaisons de processus. Celui d’affranchissement combine, par exemple, les processus de jouetification et de ludification d’activité, tandis que celui d’émancipation peut combiner les processus d’outification et de ludification d’activité. Au niveau de la théorie, cela correspondait à ce que nous avions pu lire ou déduire des lectures. Il restait encore à reconnaître par l’expérience de création d’un jeu sérieux, comment ces différents processus pouvaient être mobilisés et comment, au fur et à mesure, des cycles de conception ils ont permis d’élaborer un jeu conforme aux attentes du projet considéré.
23Dans le cadre d'une recherche création et action, nous avons réalisé la conception d’un jeu destiné au partage de points de vue et de connaissances à propos de différentes imageries médicales. Nous présentons ici les différentes étapes de sa conception en nous référant aux processus que nous venons d’évoquer ci-dessus. Ces étapes ont été menées par une petite équipe dédiée spécifiquement à la conception du jeu qui a suivi un processus cyclique sur un modèle agile (celui de la méthode Scrum). Des comptes rendus de recherche ont été réalisés selon un rythme hebdomadaire, des échanges dont des tests ont été réalisés avec deux représentants des usagers finaux toutes les trois semaines. Ces derniers ont donné lieu à de nouvelles collectes d’informations et prises de notes. En complément trois réunions de présentation plus importantes ont été menées avec des représentants des différentes parties prenantes du projet (au bout des 4e, 13e et 23e semaines du projet), pour au final donner lieu à une expérimentation avec vingt spécialistes, dont onze ont utilisé la version du jeu avec des cartes dédiées à la collecte des avis. Le test final a consisté à voir si en une seule séance de deux heures, il était possible de collecter des informations simultanément auprès de cinq personnes via le jeu, d’inciter celles-ci à échanger leur point de vue sur les aspects des techniques mises en évidence sur le plateau de jeu et envisager des perspectives nouvelles de développement. Nous ne les avons pas interrogées au-delà de cette mise en situation.
24Dans le projet DoublEffect Diagnostic des métastases cérébrales par TEP, la partie destinée à la conception d’un jeu sérieux s’est vue attribuée trois objectifs principaux : (1) disposer d'un outil visuel permettant de comparer deux à cinq techniques d'imagerie différentes telles que l'imagerie par résonance magnétique (IRM), la tomographie par émission de positons (PET-scan) et le scanner « classique » (CT), (2) permettre les échanges de connaissances, la confrontation des points de vue et l'évaluation entre experts de différentes disciplines et (3) disposer d'un outil de communication original pour faire la promotion de la technique PET-scan. Ensuite, ces trois objectifs ont été reformulés de la sorte : (1) permettre la mise en évidence et la comparaison de plusieurs objets multivariés, (2) permettre des échanges de connaissances entre plusieurs personnes, et (3) proposer un outil de communication ludique et original. Après quelques tests, recherches et échanges entre membres du projet, la conception d’un jeu de plateau sérieux nous a semblé être une bonne solution pour atteindre cet objectif, car son coût de conception est moins important que celui d’un jeu vidéo et il est plus facile d’effectuer des modifications en cours de développement ou même après. Il en existe de toutes sortes qui ont déjà fait l’objet de travaux de recherche (Ma, Vallet, Cluzel et Yannou, 2019 ; Bauserman, Jin, Sheffield et Mattingly, 2021). Il peut s’agir de jeu de loisir modifiés et adaptés pour un besoin plus sérieux comme l’adaptation du jeu CO2 (2012, Giochix.it) pour former des étudiants à propos de la politique climatique (Castronova et Knowles, 2015) ou celle du jeu Telestrations (USAopoly, 2012) / Esquissé ? (Goliath, 2012), adapté pour accompagner une argumentation à propos de projets d’innovation et la priorisation des tâches associées (Sousa, 2021). Il y a aussi des jeux sérieux conçus en s’inspirant fortement d’un jeu comme le Trivial Pursuit (Hasbro, 1979) dont les spécificités vont dépendre de la manière de présenter des questions et la nature de ces dernières propres à un ensemble de connaissances et de compétences à valider ou questionner (Vetter, Choquet, Dillenseger et Zorn, 2020). Il peut aussi s’agir de jeux proposant des approches différentes tel que le jeu sérieux TerriStories (Patrick d’Aquino, 2014) qui est un jeu de gestion de ressources conçu pour questionner les pratiques pour mieux vivre ensemble et dans lequel les joueurs peuvent proposer de changer certaines règles (d’Aquino, 2016). Il y a aussi des jeux de plateau sérieux élaborés pour assister une réflexion géopolitique comme le jeu Baltic challenge (Curry, 2020) qui met en évidence les tensions existantes entre les pays de l’OTAN et la Russie en mer Baltique. Parmi tous ces jeux, nous avions connaissance d’un jeu de plateau sérieux qui permettait d’estimer en parallèle deux produits via une liste de critères (Goria, 2013). Cet outil avait fait l’objet d’une adaptation pour s’appliquer à deux traitements médicaux (Goria et al., 2019). Il traduisait sous la forme d’une sorte de partie d’échecs les réponses d’un questionnaire portant sur deux traitements (figure 3). Nous avons souhaité conserver et adapter ce jeu qui répondait aux objectifs 2 et 3.
25Le principe de fonctionnement de ce jeu « d’affrontement de traitements » (Goria et al., 2019) consiste à établir une liste de variables pertinentes pour les traitements à comparer, ainsi qu’une série d’étapes d’un processus commun et pertinent pour ces traitements. Un ensemble de questions est ensuite généré à l’aide d’une grille croisant chaque étape avec chaque variable. Les questions doivent être des questions fermées imposant une réponse sous la forme d’une échelle de Likert de 0 à 4 complétée de possibilités de réponses telles que : « je ne sais pas » ou « question non pertinente ». Les questions jugées valides sont rassemblées pour constituer un questionnaire qui porte sur les traitements à comparer. Chaque traitement est associé à une couleur de pions et à un côté du plateau dont l’alignement des pions fait face à ceux du traitement opposé (figure 3). Les étapes forment les colonnes du plateau de jeu et chaque colonne est décomposée en sous-colonnes afin d’y placer des pions. Les pions sont positionnés sur le plateau colonne par colonne en fonction des moyennes des réponses obtenues. Ces placements se font de manière symétrique d’un camp par rapport à l’autre en les séparant par trois lignes formant une rivière. Un score de 4 pour un pion permet de le placer sur la ligne des 0 contigüe à la rivière, un score de 3 le place à une case de distance, etc., et un score de zéro élimine le pion. Une fois tous les pions placés, colonne par colonne, les forces en présence sont évaluées. Par différence de 20 % d’un camp à l’autre, un déplacement d’une case, du camp le plus fort vers le plus faible, est effectué, tandis que les pions du camp le plus faible reculent d’autant de cases que ceux de son adversaire avancent. Les conditions de victoires propres à ce jeu sont indicatives et variées. Le franchissement de rivière par plus d’un pion sur une même colonne correspond à une victoire partielle et locale. Si ce franchissement s’effectue sur plusieurs colonnes ou donne lieu à un encerclement de pions adverses, la victoire est bien plus marquée. Ces situations peuvent être des succès momentanés. Pour les interpréter comme des victoires, il faut qu’ils soient envisagés sur au moins deux tours consécutifs.
Figure 3
Exemple de jeu de plateau d’affrontement de traitements permettant de comparer les forces et faiblesses de deux traitements médicaux (Goria et al., 2019).
26Ce jeu n’était pas bien adapté à notre besoin, mais son fonctionnement permettant de traduire des réponses d’un questionnaire sous la forme de positions de pions sur un plateau nous plaisait. Nous avons donc tenté de conserver cette partie de jeu pour la transposer dans un nouveau.
27Nous avons ensuite donné la priorité de conception au premier objectif : permettre la mise en évidence et la comparaison d’objets multivariés. Ne disposant pas de structure non ludique adaptée permettant cette comparaison, nous avons mis en œuvre un processus de conception par déludification structurelle. Selon ce processus (Goria, 2014), il nous fallait identifier un jeu avec suffisamment de caractéristiques intéressantes pour permettre sa transformation en jeu sérieux. En ce sens, nous avons reformulé l'expression « objet multivarié » en « ensemble de pions d'un joueur ». Nous avons ainsi recherché des jeux de société susceptibles de nous inspirer. Pour ce faire, nous avons interrogé la plateforme en ligne Boardgamegeek, ce qui nous a permis de choisir comme modèle d'inspiration, les Colons de Catane (Asmodée, 1995) dans sa variante Marins de Catane. Ce jeu permet à trois ou quatre joueurs de se partager différentes ressources dispersées aléatoirement sur des hexagones et d’y développer des routes maritimes et des villes. Du jeu original, nous avons conservé les hexagones de couleurs différentes, l'utilisation de couleurs et de pions différents pour distinguer facilement les différents éléments du plateau.
28Dès lors, il nous a semblé possible d’ordonner le positionnement des îles en les plaçant en fonction des étapes correspondantes et suivant le sens des aiguilles d’une montre (figure 4).
Figure 4
Exemple de configuration d’îles selon les choix réalisés.
29Nous nous sommes ensuite tournés vers l’élaboration du questionnaire, en attendant de compléter le jeu et disposer d’éléments de tests issus du questionnaire. En effet, il s’agissait d’une étape de conception importante, car les réponses obtenues via ce questionnaire allaient nous permettre de déterminer le placement des pions sur le plateau de jeu.
30Comme nous avons suivi le même protocole que celui du jeu sérieux d’affrontement de traitements, nous parlons ici de travaillification. Le but de ce questionnaire était de comparer des points de vue de spécialistes en activité en centre hospitalier à partir d’un ensemble de forces et les faiblesses de trois techniques d’imagerie médicale (IRM, PET-Scan et CT), puis de traduire ces réponses sous la forme d’un placement de pions. Après concertation et interrogation à ce propos de quelques spécialistes, cinq étapes ont été retenues :
- Connaître une technique et être convaincu de son intérêt ;
- Se former ou être formé et disposer d'une technique ;
- Utiliser et analyser les images ;
- Réaliser le diagnostic et les autres processus associés à l'examen médical ;
- Entretenir, réparer et changer le dispositif médical.
31De même, nous avons retenu les dix variables suivantes :
- Simplicité ou facilité ;
- Autonomie et adaptabilité à des contextes changeants ;
- Sécurité ou perception d’une réduction des risques ;
- Perception positive pour le praticien/spécialiste ;
- Bien-être ou image positive pour le bénéficiaire ;
- Coût ;
- Reconnaissance en termes de tendances ou de traditions ;
- Amélioration de la productivité ;
- Contribution au développement durable ;
- Diversité des choix offerts.
32Puis, en croisant les étapes et les variables, nous avons élaboré des questions qui ont ensuite été rassemblées dans le questionnaire. Par exemple, la combinaison de l'étape 2 (se former ou être formé et disposer d’une technique) et de la variable 1 (Simplicité ou facilité), on obtient la question suivante : « À votre avis, pour un centre hospitalier qui ne l’a pas encore, proposer ce dispositif médical est ? » Pour cette question, une réponse par dispositif est attendue selon l’échelle de Likert et possibilités suivantes : 0 : Très difficile, 1 : Difficile, 2 : Moyennement facile, 3 : Facile, 4 : Très facile, Je ne sais pas, Je ne peux pas me prononcer.
33À partir de ce questionnaire qui comptait 28 questions, nous pouvions concevoir une version plus aboutie du placement des pions sur le plateau.
34À ce moment, nous avons souhaité donner un nom au jeu : RIVER (représentation d’informations par visualisation provenant d’expérimentations et de recherches). En fait, à partir de ce nom, nous pouvions envisager d’affiner l’esthétique du jeu. Ainsi, le plateau et les pions ont été modifiés pour mieux correspondre à cet acronyme. Les hexagones de terre du jeu Les marins de Catane ont été considérés comme des nénuphars, les petits bateaux et le pion « voleur » ont été conservés, les pions « villes » ont été remplacés par des grenouilles et des pions serpents et des cygnes ont été ajoutés (figure 5). Sur la base de ces éléments, un plateau de jeu pouvait être conçu à partir d’îles rassemblant des nénuphars (hexagones) placés sur une étendue d’eau. Il restait à mettre en place un système de règles pour placer les pions.
35Après plusieurs tentatives et tests, un système satisfaisant a été trouvé. Il a impliqué la création d'une règle d'affichage des pions sur le plateau en fonction des données recueillies par le questionnaire :
- chaque technique (interrogée) est représentée sur le plateau par un ensemble de pions de la même couleur en forme de grenouilles et de petits bateaux ;
- chaque nénuphar composant une île doit disposer d’au moins une côte de mer ;
- si pour une question et une étape (donc un nénuphar/hexagone), une technique obtient un score supérieur d'au moins 20 % au second, alors une grenouille de la couleur de la technique d'imagerie est placée sur le nénuphar correspondant ;
- si pour une question et une étape, les deux premières techniques ont une différence entre elles inférieure à 20 %, mais que le score de la deuxième est supérieur de plus de 20 % à celui de la troisième, alors deux grenouilles (une pour chacune des deux premières techniques) sont placées sur le nénuphar correspondant ;
- dans les autres cas, aucune grenouille n’est placée sur un nénuphar ;
- si pour une étape complète, une technique obtient un score supérieur d'au moins 30 % à la seconde, un petit bateau de la couleur correspondante est placé à côté de l'île représentant cette étape à côté du nénuphar ou l’un des nénuphars sur laquelle cette technique est dominante et un bateau supplémentaire par 10 % d’écart supplémentaire ;
- si toutes les techniques obtiennent un score particulièrement bas (inférieur à 1,7 puisque la moyenne est à 2) pour un nénuphar particulier, un serpent est placé sur ce nénuphar ;
- si un problème est signalé dans la compréhension d'une question (un nombre significatif de personnes qui ne se sont pas prononcées), un pion voleur (pion noir) est placé ;
- si une technique semble poser un problème d’évaluation pour plusieurs questions d’une même étape, un cygne est placé à côté de l'île correspondante (ce pion est placé s’il y a un nombre significatif de personnes qui ont répondu : je ne sais pas).
36Avec ce système, il était possible de représenter les réponses au questionnaire sous la forme d’un jeu de plateau (figure 5).
Figure 5
Exemple de configuration du jeu sérieux RIVER.
37Nous disposions ainsi d’un plateau de jeu, mais pas d’un jeu, car une fois les pièces posées, il n’y avait plus rien à faire. Nous avons donc décidé de passer par des processus de conception par modifications d’un jeu sérieux (serious game modding) et de ludification d’activité du questionnaire. C’est pourquoi nous avons adapté un jeu agile de notre connaissance : le Planning poker ou Poker agile qui permet à l’aide d'un jeu de cartes d’estimer en équipe les ressources nécessaires à l'implémentation d'une fonctionnalité (Williams, 2010). Nous avons repris de ce jeu ses éléments fondamentaux. Lorsqu’une question est posée, chaque joueur sélectionne une carte parmi celles de sa main composée de sept cartes prenant pour valeur : 0, 1, 2, 3, 4, « je ne sais pas », « j'ai un problème ». Le principe de l'affichage des estimations des discussions du Planning poker a également été conservé : chaque joueur choisit une carte pour répondre à la question posée, puis tous les joueurs ensemble révèlent la carte qu'ils ont choisie. Les problèmes sont discutés et les joueurs ayant les valeurs les plus extrêmes sont invités à justifier leur choix. Chaque « joueur » est alors libre de modifier son score en changeant sa carte. Si chacun est sûr de son score, les réponses sont enregistrées et on passe à la question suivante. Une fois les réponses collectées, la présentation via RIVER est réalisée.
38Ce système a été testé et apprécié par des experts de différentes disciplines, qui ont ainsi pu mieux comprendre l'opinion de leurs collègues.
39À ce stade, il était encore possible de transformer un peu plus ce jeu, car il pouvait être prolongé en l’orientant dans un objectif de recherche d’amélioration des positions obtenues en incitant à la proposition d’idées nouvelles et de nouveaux échanges de point de vue à ce propos.
40Pour résoudre ce type de problème, nous avions connaissance du système d’argumentaires Pros vs. Cons (« Pour vs Contre ») employé dans les jeux appelés matrix games (Curry et Price, 2014). Avec ce système, un joueur qui souhaite effectuer une action sur le plateau indique ce qu'il a l'intention de faire (quelque chose qu’il souhaite voir se produire) et donne des arguments à cet effet (pourquoi cela pourrait se produire et a de bonnes chances de se réaliser). Les autres joueurs peuvent donner d'autres arguments qui justifieront ce point de vue ou s'y opposeront (pourquoi cela pourrait ne pas arriver). Les arguments sont regroupés et discutés avec l'aide d'un arbitre. Ensuite, en fonction du nombre et du poids des arguments Pour et des arguments Contre, l'action considérée est traitée comme un bonus ou un malus pour un jet de dés à six faces. Une soustraction entre la somme des arguments Pour et la somme des arguments Contre donne un bonus (résultat positif) ou un malus (résultat négatif) à la personne qui a fait la proposition. Avec ce système, il est possible d'utiliser trois dés à six faces pour estimer le succès ou l'échec de l'action (Curry et Price, 2014). Après la phase d’argumentation, le joueur lance les dés. Si la somme des dés est supérieure ou égale à 11 (équivalent à 50 % de chances de réussite) moins le bonus ou plus le malus, alors l'action sera considérée comme un succès, sinon ce sera un échec. Un arbitre peut aider à mener les débats et à estimer les scores à faire en jugeant des arguments et de leur force. Ce système nous a semblé bien adapté pour que RIVER permette davantage d’échanges entre les « joueurs ».
41Finalement, la conception du jeu RIVER s’est effectuée, d’après notre propre interprétation, selon un processus en sept étapes que nous venons de présenter et regroupées dans la figure 6.
Figure 6
Série de processus suivis dans la cadre de la conception du jeu RIVER
42Dans le cadre de la création d’un jeu sérieux non pédagogique dédié au partage de points de vue entre différents experts à propos de techniques d’imagerie médicale, nous avons d’abord parcouru une partie de la littérature dédiée. Cette étape nous a donné l’opportunité de répondre à la question sur la nature et la variété des processus mobilisables ainsi que sur les interactions potentielles que ces derniers pouvaient avoir entre eux, lors de la conception d’un jeu utilitaire.
43Nous avons évoqué ainsi, en première partie de ce texte, différentes formes de jeux utilitaires qu’il était possible d’envisager et leur position relative les unes par rapport aux autres. Nous avons ensuite considéré les processus qui pouvaient être suivis pour concevoir ces formes et la manière dont ils pouvaient être réalisés. À partir de ces investigations théoriques, nous sommes passés à la phase de conception consistant à remplir trois objectifs sérieux propres au projet formant notre contexte de développement. Dans la seconde partie du texte, nous avons présenté l’ensemble du parcours que nous avons suivi pour créer un jeu pour lequel dix spécialistes ont contribué en répondant au questionnaire associé et dix autres en le pratiquant dans son intégralité.
44Ce processus de conception nous semblait a priori simple à mettre en œuvre et à expliquer, mais il nécessita plus d’étapes et d’éléments que l’équipe de design n’avait initialement envisagés. Ainsi, le fait d’avoir élaboré ce jeu en mode agile a permis de concevoir un jeu fonctionnel sans dépasser la durée prévue pour l’emploi de certains membres de l’équipe projet, tout en affinant notre compréhension des processus de conception à mobiliser. Le développement du jeu par cycles (itérations) rapides a donc, comme annoncé dans la littérature, été pertinent. Toutefois, c’est en tentant d’en décrire les étapes que nous avons perçu la complexité réelle du processus de conception dans sa globalité ; ce dernier nous a amené à approfondir notre parcours des travaux portant sur l’élaboration de jeux sérieux et autres formes plus ou moins dérivées ou inspirées des jeux et à modifier nos modèles.
45Nous envisageons de continuer d’explorer les possibilités offertes par le jeu RIVER. Nous pensons d‘ailleurs renforcer le jeu en y intégrant une dimension compétitive ou un défi coopératif. Ce faisant, nous allons continuer à chercher d'autres dimensions cachées et d'autres pistes de conception possibles et évaluer l'intérêt de les intégrer ou non dans nos modèles. Nous avons aussi tenté d’en proposer une version numérique, dont l’élaboration d’un premier prototype n’a pas abouti à un logiciel exploitable. Ceci dit, la multiplicité des processus de conception pouvant être mobilisés et les différences qui existent entre ces derniers nous incitent à continuer leur exploration afin d’identifier des variables permettant de mieux les distinguer.