Navigation – Plan du site

AccueilNuméros109La liberté académique à l’épreuve...

La liberté académique à l’épreuve de l’académo-militantisme

Nathalie Heinich

Résumés

La question de la liberté académique a été beaucoup discutée depuis trois ans à la suite des déclarations de deux ministres (Jean-Michel Blanquer pour l’Éducation nationale, Frédérique Vidal pour l’Enseignement supérieur et la recherche) concernant l’islamogauchisme à l’Université. Pour certains, elles relevaient d’une atteinte à la liberté académique des enseignants-chercheurs. Pour d’autres, elles ne faisaient que rappeler le cadre pertinent pour l’exercice de cette liberté, à savoir la production de connaissances objectives et non la diffusion d’opinions politiques. La présence de cette question dans l’actualité est donc à mettre en relation avec la montée en puissance de ce que j’ai nommé l’« académo-militantisme ». Cet article a pour objet l’analyse précise des textes encadrant la liberté académique à la lumière de la nouvelle configuration créée par l’introduction de perspectives ouvertement militantes dans l’enseignement supérieur et la recherche. Il vise notamment à examiner la différence entre liberté d’expression et liberté académique, arène civique et arène scientifique, ainsi que le rôle de l’impératif de « neutralité axiologique ». L’analyse repose sur l’analyse d’un certain nombre de textes, soit illustrant l’utilisation de l’argument de la liberté académique à l’appui de positions militantes, soit définissant au niveau légal ce qu’est la liberté académique. Il devrait ainsi permettre de statuer plus précisément sur ses limites et ses conditions de possibilité.

Haut de page

Texte intégral

1Un exemple lié à l’actualité récente illustre parfaitement les contresens commis envers la notion de liberté académique. Il permettra de mettre en évidence les fautes de raisonnement qui produisent ces contresens, puis de définir la liberté académique par la négative, à partir de ce qu’elle n’est pas.

Un appel d’« académo-militants »1

  • 1 J’ai proposé dans Ce que le militantisme fait à la recherche (2021a) de nommer « académo-militants  (...)

2En octobre 2023 a été lancé en France un appel intitulé « Défendre les libertés d'expression sur la Palestine : un enjeu académique ». Rédigé par des « chercheur·ses, juristes, anthropologues, sociologues, historien·nes, géographes, économistes, politistes, spécialistes des sociétés du Moyen-Orient et des mondes arabes, ainsi que nos collègues de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche solidaires », il a été signé par environ mille personnes. Précisons que la rédaction est en « écriture inclusive », ce qui signale aujourd’hui en France un engagement militant dans le mouvement « DEI » (diversité, équité, inclusion).

3Le texte dénonce « des intimidations, qui se manifestent par l’annulation d'événements scientifiques, ainsi que des entraves à l’expression d’une pensée académique libre. Nous recensons de plus en plus de messages envoyés par les directions des universités, des laboratoires de recherche, du CNRS et par le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche lui-même, invitant les chercheur·ses et enseignant·es-chercheur·ses à signaler l’expression des idées jugées non conformes ». Cette situation « a pu engendrer des phénomènes d’autocensure chez les chercheur·ses, entravant notre réflexion intellectuelle et remettant en cause notre déontologie professionnelle, dans une conjoncture où celle-ci s’avère d’autant plus cruciale ». Il est affirmé également que « la recherche libre, qui est une garantie du bon fonctionnement démocratique d’une société, a pour objectif d’informer et d’éclairer des réalités au moyen d’outils d’analyse historiques, géographiques, anthropologiques, sociologiques, économiques, juridiques et politiques. Ces outils nous permettent de produire des connaissances et des regards critiques et pluriels sur le monde. […] Notre éthique de chercheur·ses repose sur le droit à exposer nos travaux et analyses sans détournement, interruption et procès d’intention ». C’est pourquoi « nous demandons à nos tutelles de veiller à ce que cessent les intimidations, diffamations et restrictions de la parole scientifique et que nos collègues puissent être protégé·es dans leur mission de diffusion des savoirs scientifiques ».

4Voilà un texte qui semble illustrer parfaitement une demande légitime de protection de la liberté académique, dans une situation où elle serait menacée par des pressions extérieures au monde scientifique – pressions religieuses, politiques ou économiques. Qui d’entre nous ne signerait pas un tel texte ?

5Mais à y regarder de plus près, les choses sont beaucoup moins claires. Le contexte de l’appel (« des faits graves de censure et de répression auxquels nous assistons dans l'espace public français depuis les événements dramatiques du 7 octobre ») éclaire ce qui a été à l’origine de cet appel : des prises de position en faveur du Hamas émanant d’un syndicat étudiant, soutenues par des enseignants, qui nient le caractère terroriste de l’attaque et considèrent qu’elle était un acte de « résistance » face à Israël. Ces positions ont été condamnées par les responsables universitaires comme relevant d’une « apologie du terrorisme » et coupables d’antisémitisme (deux comportements passibles en France de poursuites pénales), et leurs auteurs ont été menacés de sanctions. Les auteurs de l’appel le reconnaissent d’ailleurs : « Des accusations graves d’antisémitisme ou d’apologie du terrorisme ont déjà été proférées à l'encontre de certain·es collègues spécialistes de la région ». Remarquons que les auteurs de l’appel ne nient pas avoir fait l’apologie du terrorisme et avoir tenu des propos antisémites : ils s’insurgent contre le fait qu'on puisse le leur reprocher.

6La première question qui se pose, à ce stade, est la suivante : des responsables universitaires ont-ils le droit de sanctionner des collègues dont les comportements ou les propos tombent sous le coup de la loi ? Je précise que les sanctions viennent de l’intérieur du monde académique et non pas d’autorités extérieures – politiques ou judiciaires. Il n’y a donc pas infraction à la liberté académique au sens strict, mais régulation interne par le monde académique. C’est là une première torsion argumentative de l’appel : il confond contrôle externe et régulation interne.

7Deuxième remarque : le texte dénonce « la police de la pensée qui s’est installée dans le monde académique français depuis plusieurs années, dans la continuité de l’invention de l’islamo-gauchisme pour disqualifier certains discours scientifiques ». Il fait ici référence à une polémique engagée à l’automne 2020 après l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty par un islamiste, qui avait entraîné une dénonciation par le ministre de l’Éducation nationale de l’« islamo-gauchisme » régnant à l’Université. Ce qui est frappant dans cette phrase, c’est le mot « discours scientifiques » : en effet elle semble considérer comme évident que les meetings et les tribunes dans les journaux tenus après le 7 octobre relèvent du « discours scientifique », ce qui ne laisse pas d’interroger quant à la qualité et au statut même de ces « discours » : comment peut-on élaborer un « discours scientifique » en quelques jours, à propos d’un événement aussi complexe, aussi chargé d’émotions et de valeurs ? Et d’ailleurs, dans le même paragraphe le texte met ces « discours scientifiques » en regard des « tribunes, articles et communiqués » de « collègues non spécialistes », dénonçant la différence de traitement puisqu’ils ont pu, eux, s’exprimer « sans réelle contradiction ».

8Voilà donc une deuxième torsion argumentative : l’appel confond « discours » au sens d’expression d’opinions et « discours » au sens de textes relevant du travail scientifique. Et, ce faisant, il prétend conférer aux opinions politiques la protection académique accordée aux travaux scientifiques pour peu qu’elles soient exprimées dans l’enceinte universitaire ou par des universitaires. Il y a donc confusion entre, d’une part, le lieu de publication et le statut des auteurs de discours (arène universitaire) et, d’autre part, la nature des discours incriminés (opinions politiques). Cette nouvelle torsion argumentative néglige la spécificité de la science par rapport à l’opinion, et donc le principe même permettant de justifier l’existence du monde académique.

9L’appel affirme également que « les dynamiques inquiétantes que nous observons au sein de la sphère académique reflètent un phénomène structurel plus large de répression des paroles et d’expressions de pensées non hégémoniques ». Ce terme de « non hégémonique » trahit là encore une incompréhension de la logique du monde scientifique, tenu au contrôle de ce qui s’y produit en fonction non pas de son caractère « hégémonique » ou « non hégémonique » (une propriété relevant plutôt du monde politique), mais de son respect des procédures de validité propres à la science. Il y a là, à nouveau, une confusion entre le monde académique et le monde politique, assise sur une profonde méconnaissance des règles de production du savoir scientifique.

10Voici une autre affirmation hautement révélatrice de cette confusion : « Les censeur·ses ont un biais idéologique qu’ils et elles imposent sans précaution, en refusant l’échange intellectuel, qui est au cœur de nos pratiques ». Tout d’abord, le terme de « censure » n’a pas de sens dans le monde scientifique, qui est régi par le contrôle par les pairs (et non par des autorités extérieures, comme dans le cas de la censure) et en fonction de critères non pas idéologiques mais méthodologiques, conceptuels, argumentatifs, logiques, etc. L’usage même du terme de « censure » démontre donc une fois de plus l’ignorance des règles propres au monde académique des auteurs de cet appel (alors qu’ils sont pourtant des universitaires). Par ailleurs, accuser leurs opposants de « biais idéologique » relève typiquement de l’inversion accusatoire : accusés de défendre une idéologie tombant sous le coup de la loi, les « académo-militants » se défendent en accusant leurs accusateurs d’être des idéologues. Et quant à « l’échange intellectuel » érigé en norme académique à défendre, on se demande quelle place il peut avoir dans des meetings politiques destinés à unir des militants autour d’une cause… Là encore, l’argument s’abrite derrière des protections attribuées au travail scientifique pour les réclamer s’agissant de prises de position politiques, fussent-elles exprimées par des chercheurs spécialisés dans l’aire géographique concernée. Les auteurs de l’appel ignorent donc que le statut d’un discours n’est pas dicté uniquement par le statut de celui qui le tient, mais aussi par son contexte d’énonciation et, surtout, les termes dans lesquels il opère.

11Fort logiquement, l’appel exige donc « la libre expression de nos paroles, analyses et positions politiques », contre « ce climat de menace qui engendre peur et autocensure » : voilà encore un déni de la spécificité du savoir, dont la production est à l’opposé de la « libre expression » d’opinions politiques puisqu’il n’existe que sous le contrôle des pairs et repose sur l’exigence de neutralité axiologique. La chose est dite d'ailleurs encore plus nettement à la toute fin de l’appel : « Nous souhaitons également réaffirmer notre droit de pouvoir soutenir des causes et exprimer nos solidarités à titre individuel, comme tout·e citoyen·ne ». Autrement dit, l’appel exige pour les enseignants-chercheurs le même droit à la liberté d’expression que celui octroyé à tout citoyen, tout en réclamant de n’être pas soumis, au nom de la liberté académique, aux régulations de cette même liberté auxquels les citoyens sont soumis : c’est ce qu’on appelle vulgairement « vouloir le beurre et l’argent du beurre », en l’occurrence le beurre de la liberté d’expression du citoyen et l’argent du beurre de la liberté académique, l’une et l’autre confondues comme si, dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignants-chercheurs, ils s’exprimaient en tant que citoyens. C’est dire qu’ils nient la spécificité du statut académique lorsqu’il risque de les contraindre, tout en le revendiquant quand cela les arrange.

De quelques confusions concernant la liberté académique

12Cette invocation de la liberté académique au profit de causes militantes trahit plusieurs confusions.

13La première confusion est la « confusion des arènes », entre l’arène scientifique de la production des connaissances et l’arène civique de l’expression d’opinions politiques. Les deux ont leur légitimité, à condition d’être clairement distinguées. L’arène scientifique s’inscrit dans des revues spécialisées, des colloques, des ouvrages universitaires ; l’arène politique s’inscrit dans la presse, dans les réseaux sociaux, dans la rue éventuellement. La différence est donc claire pour peu qu’on prenne en compte les contextes de publication ou d’expression des idées.

14Cette confusion des arènes entraîne en outre une méconnaissance ou un mépris de l'impératif de neutralité du chercheur, sans laquelle ne peut exister aucun savoir objectif. Ce mépris de la neutralité repose sur l’utilisation floue des mots « idées », « discours » ou « débats », qui confondent le concept scientifique et l’expression d’opinions.

15En outre, la confusion des arènes entraîne automatiquement la confusion de la liberté académique, propre à l’arène scientifique, avec la liberté d’expression, propre à l’arène civique et qui concerne tous les citoyens. Or la liberté académique est le droit de produire des connaissances hors de tout contrôle extérieur au contrôle par les pairs. Ce qui signifie que cette liberté ne peut être revendiquée qu’à condition d’accepter ce contrôle par les pairs, qui est le contraire d’une liberté absolue : paradoxalement, la liberté académique exige pour pouvoir être revendiquée la soumission à des contraintes de production bien supérieures aux contraintes qui pèsent sur l’expression des opinions. La liberté académique est donc tout le contraire d’un libre jeu des opinions.

  • 2 Cf. aussi Beaud Olivier, 2010a, 2022.

16Cette nécessité de la contrainte est constitutive du monde académique. Je cite à ce sujet notre collègue Olivier Beaud : « Il ne peut y avoir de liberté de recherche et d’enseignement accordé à ces individus que s’ils sont fidèles aux méthodes scientifiques de leur propre discipline, et fidèles également aux méthodes de recrutement et d’évaluation de leurs pairs. De cette contrainte découle l’absolue nécessité d’une autorégulation professionnelle qui emporte avec elle la prérogative qu’ont les facultés et les universités de s’autogouverner. […] Cela suppose donc une communauté universitaire suffisamment cohérente et sûre d’elle-même pour se soumettre à des règles internes de discipline, à admettre la validité de procédures de contrôle, à condition seulement qu’elles soient effectuées uniquement par des pairs » (Beaud, 2010b, p. 296-297)2. C’est pourquoi la confusion entre, d’une part, liberté académique de produire et diffuser les résultats de nos travaux et, d’autre part, liberté d’expression d’opinions politiques ou morales, est gravissime : elle sape les fondements mêmes de ce qui justifie la spécificité de notre statut, l’autonomie sans laquelle notre activité ne pourrait s’exercer.

17Cette confusion est présente jusque dans les textes qui régissent le monde académique. Ainsi, en France, le Code de l’éducation, rédigé en 2000, stipule : « Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ». Mais ce « respect de la diversité des opinions » est parfaitement déplacé ici, et témoigne là encore de la confusion entre liberté académique et liberté d’expression : l’opinion selon laquelle la terre est plate, ou selon laquelle c’est Dieu qui a créé le monde, n’a pas sa place dans nos enceintes, et non seulement peuvent mais doivent y être censurées, au nom justement de « l’objectivité du savoir ». En d’autres termes, cet article énonce deux affirmations contradictoires, l’une – le respect de la diversité des opinions – ayant pour conséquence possible de ruiner immédiatement les fondements de l’autre – le respect de l’objectivité du savoir.

18En résumé, non seulement la liberté académique n’est pas la liberté d’expression, mais elle en est l’opposé. Ainsi aucun chercheur ne pourrait se plaindre d’être « censuré » parce que son article a été refusé par une revue académique : il se ridiculiserait s’il invoquait pour sa défense la liberté d’expression (Heinich, 2020).

Restreindre et élargir la définition de la liberté académique

19Pour y voir clair, et parvenir à une définition consensuelle de la liberté académique qui permette d’éviter les dérives constatées dans l’appel cité en introduction, il faut donc la redéfinir, selon un double mouvement contradictoire : d’une part, la restriction de sa définition ; d’autre part, son extension.

20La restriction consiste à limiter la liberté académique à la production et à la transmission des connaissances, à l’exclusion de l’expression des opinions. Doivent donc être exclues de toute protection au titre de la liberté académique, parce qu’elles n’ont pas leur place dans l’arène scientifique, les opinions qui seraient soit non conformes aux contraintes d’établissement d’un savoir collectivement et professionnellement contrôlé (par exemple le créationnisme, ou le négationnisme), soit porteuses de normes morales ou politiques (par exemple l’obligation d’utiliser l’écriture inclusive, ou de citer des auteurs en raison de leur sexe ou de leur race, l’interdiction d’utiliser des termes jugés politiquement incorrects, etc.).

21Quant au second mouvement de cette redéfinition, à savoir l’extension de la définition de la liberté académique, elle doit tenir compte du fait que le contexte actuel n’est plus le même que celui dans lequel avait été élaborée, dans l’Amérique de 1915, la notion d’academic freedom, reprise ensuite dans différents pays européens. À l’époque en effet, ce qui menaçait la liberté des universitaires relevait essentiellement de trois instances extérieures à ce monde : les autorités religieuses, les autorités politiques, et les mécènes qui, du moins en Amérique, assuraient le fonctionnement économique des universités. La défense de la liberté académique visait donc essentiellement des menaces venant de l’extérieur du monde universitaire. Aujourd’hui, il nous faut étendre la sphère de la liberté académique non seulement aux entraves qui proviendraient du monde extérieur à l’université, mais aussi à celles qui proviennent de l’intérieur, c’est-à-dire des universitaires eux-mêmes.

22C’est dire que ce n’est plus le statut de l’objecteur ou même du censeur qui doit constituer le critère de définition de la liberté académique, mais le statut des normes invoquées pour la restreindre. S’il s’agit de normes proprement scientifiques elles ont parfaitement leur place, et les contraintes de rigueur logique, conceptuelle, méthodologique, bibliographique, etc. peuvent et même doivent impérativement s’appliquer. En revanche, s’il s’agit de normes morales, politiques ou esthétiques, elles doivent être radicalement bannies de la discussion : aucun collègue et, moins encore, aucun collectif d’étudiants, ne devrait pouvoir nous interdire d’étudier ceci ou de citer cela, quelques légitimes que soient les causes dont ils se prévalent.

Ce que n’est pas la liberté académique

23En résumé voici ce que n’est pas la liberté académique.

24Elle n’est pas la liberté d’expression, qui concerne tous les citoyens et n’est soumise qu’aux régulations légales prévues par la loi.

25Elle n’est pas la licence donnée à tout universitaire d’exprimer ses opinions personnelles ou de défendre des positions politiques dans le cadre de ses fonctions d’enseignant et de chercheur : cette expression est licite dans le contexte civil de l’espace public, mais pas dans le contexte académique, qui doit rester le lieu du savoir, des connaissances vérifiées, de la science.

26Elle n’est pas la liberté des enseignants et des chercheurs de se soustraire aux exigences d’objectivité scientifique et de neutralité imposées par leurs pairs : ce sont les exigences en provenance du monde extérieur à l’Académie qui sont proscrites.

27La liberté académique consiste à permettre aux savants de résister à ces exigences hétéronomes, propres à la sphère religieuse, morale ou politique. Y compris – et c’est cela la nouveauté – lorsque ces exigences sont exprimées par des membres du monde académique.

Annexe

28Appel d’octobre 2023 :
« Défendre les libertés d'expression sur la Palestine : un enjeu académique

29Nous chercheur·ses, juristes, anthropologues, sociologues, historien·nes, géographes, économistes, politistes, spécialistes des sociétés du Moyen-Orient et des mondes arabes, ainsi que nos collègues de l'ESR solidaires”

30Nous souhaitons interpeller nos tutelles et collègues face aux faits graves de censure et de répression auxquels nous assistons dans l'espace public français depuis les événements dramatiques du 7 octobre. Au sein de nos universités, nous subissons des intimidations, qui se manifestent par l’annulation d'événements scientifiques, ainsi que des entraves à l’expression d’une pensée académique libre. Nous recensons de plus en plus de messages envoyés par les directions des universités, des laboratoires de recherche, du CNRS et par le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche lui-même, invitant les chercheur·ses et enseignant·es-chercheur·ses à signaler l’expression des idées jugées non conformes. Des accusations graves d’antisémitisme ou d’apologie du terrorisme ont déjà été proférées à l'encontre de certain·es collègues spécialistes de la région.

31Le conflit israélo-palestinien est un des révélateurs de la police de la pensée qui s’est installée dans le monde académique français depuis plusieurs années, dans la continuité de l’invention de l’islamo-gauchisme pour disqualifier certains discours scientifiques. Cela a pu engendrer des phénomènes d’autocensure chez les chercheur·ses, entravant notre réflexion intellectuelle et remettant en cause notre déontologie professionnelle, dans une conjoncture où celle-ci s’avère d’autant plus cruciale. Cette (auto) censure ne concerne d’ailleurs pas tout le monde puisque des collègues non spécialistes ont, quant à elles et eux, pu librement multiplier tribunes, articles et communiqués sans réelle contradiction.

32La recherche libre, qui est une garantie du bon fonctionnement démocratique d’une société, a pour objectif d’informer et d’éclairer des réalités au moyen d’outils d’analyse historiques, géographiques, anthropologiques, sociologiques, économiques, juridiques et politiques. Ces outils nous permettent de produire des connaissances et des regards critiques et pluriels sur le monde. Les dynamiques inquiétantes que nous observons au sein de la sphère académique reflètent un phénomène structurel plus large de répression des paroles et d’expressions de pensées non hégémoniques. Les censeur·ses ont un biais idéologique qu’ils et elles imposent sans précaution, en refusant l’échange intellectuel, qui est au cœur de nos pratiques.

33Notre communauté scientifique, constituée en large partie de précaires, doit dénoncer ce climat de menace qui engendre peur et autocensure au détriment de la libre expression de nos paroles, analyses et positions politiques. Notre éthique de chercheur·ses repose sur le droit à exposer nos travaux et analyses sans détournement, interruption et procès d’intention. Nous souhaitons également réaffirmer notre droit de pouvoir soutenir des causes et exprimer nos solidarités à titre individuel, comme tout·e citoyen·ne. Pour cela nous demandons à nos tutelles de veiller à ce que cessent les intimidations, diffamations et restrictions de la parole scientifique et que nos collègues puissent être protégé·es dans leur mission de diffusion des savoirs scientifiques. » (près de 1 000 signatures).

Haut de page

Bibliographie

Beaud Olivier, 2010a. Les Libertés universitaires à l’abandon ? Pour une reconnaissance pleine et entière de la liberté académique, Paris, Dalloz.

Beaud Olivier, 2010b. « Academic Freedom : les chemins américains de la liberté universitaire », Critique, vol. 4, n° 755, p. 291-305.

Beaud Olivier, 2022. Le Savoir en danger. Menaces sur la liberté académique, Paris, PUF.

Heinich Nathalie, 2020. « Les ennemis de la liberté académique et leurs confusions », Qualité de la science française. Disponible sur : https://www.qsf.fr/2020/01/21/colloque-qsf-1er-fevrier-2020-programme/

Heinich Nathalie, 2021a. Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard-Tracts.

Heinich Nathalie, novembre 2021b. Défendre l’autonomie du savoir, Paris, Fondapol. Disponible sur : https://www.fondapol.org/app/uploads/2021/11/fondapol-etude-nathalie-heinich-defendre-lautonomie-de-la-science-11-2021.pdf

Haut de page

Notes

1 J’ai proposé dans Ce que le militantisme fait à la recherche (2021a) de nommer « académo-militants » les universitaires qui importent dans l’arène académique des problématiques, des visées, voire des méthodes d’enquête directement inspirées du militantisme, au mépris du respect de l’autonomie de la science et de l’impératif de neutralité axiologique. Cf. aussi Heinich Nathalie (2021b).

2 Cf. aussi Beaud Olivier, 2010a, 2022.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Nathalie Heinich, « La liberté académique à l’épreuve de l’académo-militantisme »Sciences de la société [En ligne], 109 | 2022, mis en ligne le 02 juillet 2025, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sds/13879 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14999

Haut de page

Auteur

Nathalie Heinich

Directeur de recherche émérite en sociologie, CNRS-EHESS.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search