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La dégradation des conditions de travail des enseignants-chercheurs comme obstacle à l’exercice de la liberté académique

Arnaud Mercier et Nathalie Pinède

Résumés

Nous présentons ici les résultats d’une vaste enquête par questionnaire sur les conditions de travail des enseignants-chercheurs. Cette enquête a été menée en 2022 auprès de membres de la communauté universitaire française, en s’appuyant sur le relais des différentes sections CNU et d’un certain nombre d’associations savantes disciplinaires. Nous posons comme hypothèse que la dégradation des conditions de travail, sous le poids de multiples injonctions, explicites ou implicites, contribuent à entraver la liberté académique. Nos résultats révèlent un sentiment de mal-être souvent criant et une perte de contrôle de l’agenda contribuant à un sentiment de perte d’autonomie professionnelle. Au-delà des questions d’éthique et d’intégrité, nous avons essayé de démontrer que les entraves à la liberté académique pouvaient aussi se nicher au croisement de logiques managériales et de logiques techno-numériques.

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Texte intégral

1Dans la lignée d’un précédent constat détaillé sur les dérives organisationnelles qui entravent le libre exercice du métier d’enseignant-chercheur (Mercier, 2012), nous observons que les recompositions organisationnelles régulières, les affaiblissements statutaires successifs, les mises en concurrence croissantes internes au champ académique, le bureaucratisme procédural dans la gestion quotidienne des universités, l’importation de logiques néo-managériales dans la gestion des carrières ou encore les failles dans les procédures d’évaluation de recherche ont abouti à une dégradation très palpable des conditions concrètes d’exercice du métier. On peut évoquer notamment : le surmenage, le sentiment d’aliénation au travail par une perte ressentie du sens de nos missions, les injonctions contradictoires qu’il est difficile voire impossible de satisfaire, la pression quantitative à la publication (parfois au détriment de la qualité), les pressions subies pour la quête de financements externes, afin de se donner les moyens d’exercer ce qui n’est jamais que le cœur de nos missions... Le tout dans un contexte de déficit de moyens financiers face à la montée du nombre d’étudiants.

2Si on connaît déjà la difficulté d’exercice du métier pour le corps important des enseignants-chercheurs précaires (Noûs, 2020 ; Annoot, 2011), il nous est apparu indispensable de donner aussi la parole aux enseignants-chercheurs titulaires afin de connaître la réalité de leur ressenti. L’accumulation des facteurs sus-décrits peut aboutir à des situations de souffrance au travail, indépendamment du fait de bénéficier de la garantie de l’emploi associé à un statut de fonctionnaire. L’importation de logiques managériales dans un tissu social qui répond à d’autres logiques (dévouement aux étudiants, goût pour une recherche libre et indépendante, adhésion à un idéal de service public…) peut en effet provoquer des dysfonctionnements collectifs en général (de Gaulejac, 2005) et des souffrances individuelles dans le cadre académique en particulier (Bouderbala et al. 2021 ; Jeantet, 2022). Ces tensions, injonctions et pressions sur les conditions d’exercice sont susceptibles par effet rebond d’entraver la liberté académique de l’enseignant-chercheur, remettant ainsi en cause ses « possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique » (Article L. 141-6 du code de l’éducation).

3Pour tâcher d’apporter des réponses à ce questionnement, nous avons lancé au printemps 2022 une enquête en ligne auprès de la communauté académique dans son ensemble, en utilisant comme relais les CNU (Conseil national des universités) et des associations savantes disciplinaires. Cela a permis de recueillir les avis de plus de 2500 académiques, sous forme de réponses à des questions fermées mais aussi de verbatims pour décrire leur ressenti, sachant que 75 % des répondants considèrent que l’efficacité de leur travail s’est « affaiblie » ou « beaucoup dégradée » et 75 % toujours considèrent qu’ils ont perdu la maîtrise de leur agenda de travail. L’objet du présent article est de restituer les résultats de cette enquête afin d’identifier la manière dont est perçue la dégradation des conditions de travail des enseignants-chercheurs. En guise de propos liminaire, nous pouvons signaler une forme d’incongruité dans la restitution de ce travail : le délai excessif entre la date de l’enquête et sa publication. Ce délai n’est rien d’autre qu’un signe de plus de ce que l’article est censé illustrer : une surcharge et donc une fatigue qui peut paralyser la hiérarchisation des priorités scientifiques et rendre moins urgente la publication d’un rapport qui prétend mettre en évidence des états de surcharge cognitive, en lien avec des responsabilités scientifico-pédagogico-administratives. Et si les deux auteurs confessent que les mathématiques n’ont jamais été leur fort, nous en savons tout de même assez pour nous rendre compte qu’il y a une erreur quelque part, pas forcément dans notre présentation des choses, mais bien dans le système de contraintes imposé. Ce n’est donc qu’à l’occasion de ce numéro sur les libertés académiques que l’impulsion est venue pour exploiter enfin ce riche questionnaire.

  • 1 Soit 2010 € mensuels en 2021 et 2180 € pour les seuls salariés de la fonction publique.

4Soulignons également que la restitution de cette enquête se situe dans un contexte partiellement hostile. Il est en effet de bon ton, dans la société et dans les discours politiques, de se moquer des « profs », en considérant qu’ils et elles ont la belle vie, à l’abri du chômage par le statut de fonctionnaire, à l’abri du besoin par un salaire qui sans être mirobolant est en moyenne au-dessus du salaire net médian en France1, à l’abri de l’usure au travail car les vacances seraient légion et le nombre d’heures de service réduit à la portion congrue (6h par semaine en moyenne). Face à ce tableau idyllique, souvent servi démagogiquement à l’opinion publique, toute complainte serait jugée indécente. Surtout si on ajoute que les universités seraient « budgétivores », fabriqueraient des chômeurs surtout dans les filières littéraires et sciences humaines, seraient des refuges du « wokisme » après l’avoir brièvement été de « l’islamo-gauchisme », fort avantageusement remplacé par l’accusation de refuge de l’antisémitisme à cause de la défense un peu trop voyante ici ou là de la cause palestinienne. Un univers polémique entoure désormais le monde académique. Les ministres en charge de l’éducation et de l’enseignement supérieur appellent de leurs vœux des enquêtes sur les travaux académiques pour débusquer des abus. Un Premier ministre, Gabriel Attal, s’invite brutalement au Conseil d’administration de l’IEP de Paris, pour rappeler que l’État subventionne et que les mobilisations étudiantes qui ne vont pas dans le sens idéologique souhaité doivent être canalisées, voire interdites, sous peine de diminution possible des subventions. C’est ce qu’a décidé Laurent Wauqiez à la tête de la région Auvergne-Rhône-Alpes contre l’IEP de Grenoble, en représailles aux agissements militants de syndicats étudiants jugés inadmissibles.

5Un climat de suspicion, de critique, de moquerie sert donc de bruit de fond aux activités académiques, ce qui délégitime l’expression d’une dénonciation de la dégradation de nos conditions de travail, pourtant bien perçue par nos enquêtés. Même si, bien sûr, il faut s’empresser de pointer que toute étude de ce type peut souffrir de biais déclaratifs, seuls les plus en colère, les plus impactés par les tensions du métier, les plus « usés » pouvant avoir tendance à répondre, car ils se reconnaissent dans le thème de l’étude avant même d’en découvrir les questions. Il n’en reste pas moins vrai que le nombre de réponses reçues (2585) en provenance de toutes les disciplines et zones géographiques, conjugués aux riches verbatims, donnent à cette consultation professionnelle une valeur informative indéniable, un témoignage collectif d’un ressenti de dégradation des conditions de travail en lien avec la sensation d’une perte d’autonomie et donc de liberté académique. Un certain nombre des répondants souligne d’ailleurs le côté « salutaire », voire « essentiel » de cette initiative d’enquête.

6Attardons-nous pour commencer sur quelques données sociographiques présentant l’échantillon obtenu. Au niveau des statuts, les maîtres et maîtresse de conférences sont majoritaires avec 65 % des réponses, 26 % sont professeurs d’université.

7La répartition femmes / hommes est 57,5 % - 42,5 %. La répartition par âge est assez bien distribuée, avec néanmoins seulement 8 % pour les moins de 35 ans. En revanche l’ancienneté dans la carrière montre une tendance plus déséquilibrée en faveur de celles et ceux qui ont le plus d’ancienneté. Les mieux représentés sont les plus de 20 années de carrière (913) puis les 11-20 années.

8Cela signifie donc que 35,5 % de l’échantillon ont plus de 20 ans de carrière, 34,5 % entre 11 et 20 ans, 19,5 % entre 6 et 10 ans et 10,5 % moins de 5 ans. On peut faire l’hypothèse que les plus capés se sont sentis plus concernés par cette enquête par leurs responsabilités plus larges du fait de leur expérience acquise et de leur grade. L’enjeu de la prise de responsabilité a fait l’objet de deux questions car nous faisions l’hypothèse que ce serait une variable discriminante pour les résultats. 41 % déclarent avoir exercé une fonction de direction (labo, composante, département) dans les cinq dernières années. 84 % ont des responsabilités d’encadrement pédagogique, 52 % d’encadrement de projet de recherche, 25 % sont impliqués dans des missions au niveau national pour leur discipline. Nous avons aussi demandé aux collègues de s’autopositionner sur le critère de l’exigence de publication. 52 % déclarent satisfaire aux exigences moyennes de publication dans leur discipline, contre 24 % qui se disent très publiants, et le reste qui admet publier moins que ce qui est recommandé. Les trois-quarts peuvent donc éprouver une certaine pression à la publication.

Un fort sentiment de dégradation des conditions d’exercice et souffrances au travail

9Dès la première question, 92 % des répondants déclarent qu’ils ressentent de plus en plus de difficultés à accomplir correctement leurs missions de chercheur ou d’enseignant-chercheur. Un unanimisme qu’il faut sans doute en partie expliquer par le désir plus fort de répondre à l’enquête par celles et ceux qui vivent mal leur situation, par rapport à leurs collègues plus satisfaits. Néanmoins atteindre un tel résultat prouve qu’un malaise profond existe dans la profession, avec la perception d’une dynamique historique défavorable à l’épanouissement professionnel. En effet, pour 38 % des répondants il est devenu « une évidence » que le métier « n’est plus conforme à l’idéal que vous vous en faisiez ou à ce que vous avez vécu à vos débuts ». 41 % le « pensent de plus en plus souvent ». Pour la moitié de l’échantillon, ce constat désabusé nourrit la perception d’être pris dans un engrenage, où plus les tâches sont difficiles à gérer (par manque d’aide, manque de temps, par excès d’obstacles et de paperasserie…), plus s’impose un sentiment de fatigue, qui rend au final moins performant. 38 % pensent que cet engrenage « décrit exactement leur vie », tandis que 12 % partagent ce constat au point d’avoir décidé d’en tirer les conséquences pour sortir de cet engrenage. Mais ce 50 % ne signifie pas que l’autre moitié ne ressent aucun souci pour son accomplissement professionnel, puisque pour 40 % cet engrenage « peut parfois arriver ». Ce qui veut dire qu’ils le vivent comme cyclique, en alternance avec des périodes plus reposantes et satisfaisantes.

10On comprend donc pourquoi, face aux questions posées sur la santé et la charge mentale au travail, un nombre non négligeable se déclare en souffrance. 27 % affirment être stressés au travail et continuer à en ressentir les effets en rentrant chez soi. 23 % disent stresser « quasiment tout le temps » et 46 % « parfois ». Ce qui laisse un pourcentage résiduel pour celles et ceux qui ne stressent jamais. En corolaire, le sentiment d’épuisement au travail est fort. 21 % le reconnaissent, en affirmant que cet épuisement leur a fait « perdre une bonne partie de leur énergie ». 41 % ressentent de l’épuisement « de plus en plus souvent » car « les coups de chaud se multiplient ». Et le sentiment d’urgence est vivement ressenti par beaucoup d’entre nous, face à des échéances à respecter, imposées dans un calendrier dont nous ne sommes souvent pas maîtres. 29 % enfin reconnaissent des formes temporaires d’épuisement après avoir eu à gérer un coup de feu « où je me suis surinvesti ». Chacun a des exemples en tête : préparer dans la dernière ligne droite une visite du comité Hceres (Haut comité à l’évaluation de la recherche scientifique) ; traiter les centaines (voire plus) de candidatures étudiantes sur une plateforme dédiée en un temps très contraint ; tenir les délais éditoriaux pour une publication, surtout au moment des retours aux auteurs et des modifications à accomplir ; corriger les tombereaux de copies et autres exercices notés de fin de semestre, qui par définition tombent tous en même temps ; remplir un dossier de candidature dans un laps de temps assez court, que ce soit pour une évolution de carrière personnelle ou pour tenter d’arracher un financement pour un projet scientifique ou pédagogique parfois, etc.

11De façon autodéclarative, les enseignants-chercheurs qui ont répondu attribuent des douleurs physiques à cet état de tension et de stress. 24 % en souffrent « très fréquemment », 43 % « parfois, lors de moments de forte tension temporelle ». Les deux-tiers de notre échantillon affirment donc ressentir des douleurs physiques en plus de la fatigue psychique. À la question à réponse libre sur les symptômes ressentis, on obtient un tableau clinique assez inquiétant. 514 évoquent des « douleurs au dos » qui se déclinent des « lumbagos à répétition » au « dos bloqué », voire « mal au dos quasi chronique ». Les migraines reviennent dans 242 questionnaires. Avec des cas divers : « migraines posturales liées à du bruxisme » (grincement ou serrement involontaires des dents), « migraine liée à de la fatigue », « migraines associées au stress », « migraines à répétition », « névralgies cervico-brachiales ». Le lien avec le travail est explicité plusieurs fois : « migraine après un moment de stress ou implication importante sur une tache », « migraines par manque de sommeil », « migraines ophtalmiques (temps d'écran trop important) », « migraines violentes en raison du temps passé devant l'écran ». Les troubles du sommeil sont évoqués par 367 personnes : « troubles de l'endormissement », « mauvais sommeil », « sommeil fortement perturbé », « perte du sommeil ». Ce qui peut être décrit par certains comme la résultante directe du stress professionnel : « manque total de sommeil du fait d'une surcharge de travail », « insomnies régulières absentes en tant de repos estival ». Évidemment les cas de cumul de ces symptômes sont nombreux. Plus d’une réponse sur deux formule au moins deux symptômes quand ce ne sont pas trois ou quatre. Mal de dos, à la nuque ou trouble squelettique sont fréquemment associés à des migraines, de l’anxiété, des troubles du sommeil, de la fatigue, ou à des troubles gastriques.

12Le mot fatigue est utilisé à 162 reprises dans ces verbatims. Pour désigner une « grande fatigue », « très grosse fatigue », une fatigue « importante », « extrême », « excessive », « chronique ». 63 répondants utilisent le terme « épuisement » pour décrire ce type de symptôme. Un « épuisement lié au travail », ou encore un « manque total de sommeil du fait d'une surcharge de travail et donc épuisement ». Cet « épuisement est physique et nerveux » ou bien l’un ou l’autre dans les réponses, le physique semblant aussi affecté que le psychisme en la matière. La montée d’angoisses, de « crise d’angoisse » est également décrite par 64 répondants, et même « angoisse constante ». Là aussi le lien direct avec les conditions de travail est établi : « angoisses pour le travail en retard », « j'ai l'angoisse permanente de la masse de travail devant moi ». 85 collègues utilisent le terme déprime ou dépression. L’un d’eux parle de « dépression chronique, pensées suicidaires », ou d’un « état dépressif pendant deux ans ». Pour 96 personnes c’est même le mot burn-out qui est convoqué pour décrire ces symptômes de malaise profond au travail : « burn-out avec arrêt maladie », « épisodes dépressifs (40 pour l'épuisement professionnel sur l'échelle de burn-out de Maslach) ». L’un des répondants parle d’un « épuisement proche du burn-out mais à partir de missions que j'ai acceptées volontairement sans réaliser l'importance des contraintes associées ». Cela permet de toucher du doigt le fait que tous ces symptômes ne sont pas forcément le fait d’une hiérarchie abusive ou d’un univers professionnel imposant ses vues. Certaines exigences ont été à ce point intériorisées que l’on peut avoir la sensation de se mettre la pression tout seul. Le désir de bien faire et de faire preuve de solidarité et de responsabilité à l’égard des autres collègues, des partenaires, des étudiants… peut nous conduire à ne pas écouter notre corps qui crie alerte, car il faut assurer le maintien du service public, des engagements pris, etc. Dans ce cas, la culpabilisation sert de puissant moteur pour l’acceptation de conditions de travail stressantes et dégradées, puisque nous voulons aller jusqu’au bout, respecter la parole donnée, les engagements pris, ne pas bloquer le système, ne pas nuire aux étudiants. C’est une perversion bien identifiée du néo-management que de faire en sorte que les salariés sous tensions difficiles à supporter s’accusent d’inefficacité plutôt que de mettre en cause un environnement professionnel qui fixerait des exigences presque inatteignables ou accessibles au prix d’un fort sacrifice personnel, pouvant aller jusqu’à la brutalisation de son corps et de son psychisme pour « bien faire ».

13De façon générale, sur la question du sommeil, on obtient des chiffres très clairs sur le lien entre « vos obligations vécues comme stressantes » et « du mal à vous endormir voire de perdre le sommeil ». 59 % déclarent avoir déjà connu « plusieurs fois ce type de problèmes » et 6 % le connaître en ce moment même. Les deux-tiers des enquêtés corrèlent donc stress professionnel et trouble du sommeil, a minima durant des phases de pic d’activité. Souvent, les problèmes de santé se cumulent, puisque des prises en compte de la souffrance sont différées. Ainsi, un répondant nous explique avoir fait un « burn-out il y a 3 ans. « Je n'ai pas pris d'arrêt de travail dû au fait que l'on venait de lancer un nouveau diplôme et que le taux d'encadrement dans notre département était (est toujours) inférieur à la normale ». Le sentiment de devoir combler des lacunes organisationnelles peut donc motiver un enseignant-chercheur à ne pas agir conformément aux indications médicales ou à être pleinement à l’écoute de son corps, même quand celui-ci crie stop.

14On voit là qu’il s’agit d’un problème sanitaire, que la santé au travail de notre profession devrait désormais devenir un sujet de préoccupation pour les ressources humaines.

Un fort sentiment de perte d’autonomie professionnelle

15La question du temps est un des vecteurs majeurs du sentiment de maîtrise ou au contraire d’emprise professionnelle. Il suffit de songer au taylorisme, comme décomposition du travail expert en multiples tâches simples et subalternes pour permettre de fabriquer des ouvriers à la chaîne et substituables et leur imposer des cadences infernales dénoncées par l’absurde, avec l’ironie douce-amère de Charlie Chaplin, dans Les Temps modernes. Subir le temps plutôt que d’avoir le luxe de prendre son temps est un indicateur clé d’une forme d’aliénation au travail. Or le métier d’enseignant-chercheur est associé à un imaginaire du temps qui l’inscrit dans un idéal du temps long et du temps maîtrisé, et qui est percuté par les « temporalités gestionnaires » (Bouffartigue, Lanciano-Morandat, 2013). Le fameux « temps de la recherche » se vit comme une temporalité de moyen voire long terme, celle du recul critique, de l’approfondissement, de fastidieuses études de terrain ou de corpus. Elle prétend se soustraire aux vicissitudes du quotidien, et se donne à voir comme un exercice de persévérance, construisant patiemment ses enquêtes, ses données, ses publications. L’exercice pédagogique, pour renouvelé qu’il soit à chaque leçon, s’inscrit lui aussi dans un idéal du temps long, celui de l’accumulation de connaissances, de la transformation des étudiants au fil des cours et des années de formation. Le rapport au temps se construit dans ce métier comme un rapport maîtrisé, où on peut choisir d’accélérer ou de ralentir, au cours de sa carrière comme au cours d’une année universitaire, élément constitutif de la liberté académique.

16C’est ce rapport au temps qui est vécu douloureusement désormais chez les répondants. 1,6 % seulement affirment « je fais exactement ce que je veux quand je le souhaite » à la question sur la maîtrise de leur agenda. 23 % peuvent encore dire qu’ils maîtrisent « même si c’est devenu difficile de jongler entre toutes les contraintes ». Mais 40 % vivent un sentiment de non-maîtrise de leur agenda, car « je suis souvent en retard et en stress tant les charges s’accumulent ». Pire encore, 35 % vivent cela comme les « obligeant à renoncer à des objectifs » (ne pas rendre un article pré-accepté, ne pas se rendre à un colloque, ne pas participer à un projet collectif…). Sur les 1930 personnes qui répondent non à cette impression de maîtrise de leur agenda, 839 déclarent avoir eu des responsabilités de direction sur les cinq dernières années, et 464 être « très publiants ». Autrement dit 78,5 % des collègues en responsabilité de direction appartiennent à cette catégorie des hors-maîtrise d’agenda et 73 % des « très publiants » ou 78 % de celles et ceux qui cumulent les deux exigences (237 sur 301 au total).

17Sur ces 301 « très bons soldats » de l’académie, 149 déclarent avoir connu plusieurs épisodes de découragements passagers, 99 une profonde et durable lassitude professionnelle et 28 une déprime/dépression devenue paralysante. Donc 91 % d’entre eux ont ressenti ces sentiments négatifs. 208 vivent ou ont vécu des problèmes de sommeil, 210 ressentent des douleurs physiques parfois lors de moments de fortes tensions ou très fréquemment (69 % donc). Répondre aux exigences de prise de responsabilités et de publications se fait souvent en rognant prenant sur les autres postes de son budget temps, au premier rang duquel figure le sommeil, ce qui ne peut que finir par occasionner des troubles chez beaucoup.

18La surcharge temporelle s’exprime dans l’enquête par le fait d’être souvent ou tout le temps débordé par les courriels à gérer : 58 % des répondants. Mais aussi par le fait de prolonger le temps de travail les soirs et les week-ends : 15 % de plus en plus souvent et 62 % c’est « mon vécu ordinaire ». L’exercice du métier représente une forte abolition de la séparation supposée entre temps professionnel et vie personnelle. D’ailleurs 84 % des collègues déclarent qu’il est de « plus en plus difficile de profiter de périodes officielles de vacances pour faire une vraie coupure ». Voilà pourquoi seulement 36 % se sentent « libres de fixer leurs propres objectifs dans [leur] travail académique ». Le reste se répartit dans les trois catégories proposées comme le montre le graphique ci-dessous, avec 10 % qui dit souffrir de ne plus maîtriser du tout son agenda.

19Et lorsque l’on a demandé aux collègues de positionner la proportion de travail contraint sur une échelle allant de 0 % (totalement libre) à 100 % (totalement contraint), la moyenne est à 55 %, avec un pic de positionnement sur l’onglet 70 %. La répartition précise est exposée dans le graphique suivant.

  • 2 Q22- S’il fallait désigner des responsables à la situation de travail dégradée que vous pouvez ress (...)

20Une question sur la désignation des responsables de cette situation de tension proposait plusieurs options de réponses avec la possibilité de formuler sa propre réponse2.

21Cette question a fait l’objet d’énormément d’implication. Beaucoup ont coché plusieurs cases (au moins 2) et 605 collègues (un quart) ont ajouté un verbatim pour compléter l’analyse des responsabilités. 70 % incriminent en premier la pression nationale d’un système d’évaluation et de gestion des carrières. L’autoflagellation arrive en deuxième (37 %) : « j’accepte trop de choses dans un souci de bien faire », suivi de près du constat amer que la hiérarchie donne toujours plus de missions sans les moyens correspondant (32 %). Le grief contre des collègues qui mettraient la pression par émulation ne recueille qu’un faible acquiescement (11 %). Mais sur ce point, une autre forme de récrimination contre les collègues s’exprime, celle du refus de prendre sa part au fardeau commun. Comme toujours en situation organisationnelle dégradée, la tentation existe d’échapper au chaos en se repliant sur soi, en trouvant des échappatoires. Ce qui génère frustration et colère chez celles et ceux qui font face, qui veulent que tout le monde joue collectif. « C'est la faute de certains collègues qui n'assument aucune responsabilité pédagogique ou administrative. Les missions en lien avec l'enseignement sont totalement délaissées par ces personnes, au profit de missions valorisantes pour leur avancement universitaire (recherche, publications...) voire en dehors du cadre universitaire » dit un maître de conférences de plus de 45 ans mais arrivé tardivement à l’université (moins de 10 ans d’ancienneté).

22De ce riche verbatim accumulé, on peut extraire des formulations qui précisent le tableau des responsabilités face à la perte d’autonomie et de liberté dans sa carrière académique. Les maîtres-mots de cette dénonciation sont : manque (il est cité 136 fois) souvent environné du terme moyens ou ressources, bureaucratie (31 fois), augmentation (26), sous-encadrement (15 fois).

23L’une des causes premières des difficultés est « l’augmentation continue du nombre d'étudiants (un autre parle d’une « augmentation sans fin des effectifs étudiants ») à effectif enseignant et biatss constant ». Le nombre excessif étant assimilé à une « organisation industrielle de l'université ». Ce qui est aussi mis en cause c’est « l’augmentation des missions (professionnalisation, gestion de l'alternance, VAE, semestrialisation mal gérée, éparpillement… », vécue comme une « accumulation de tâches annexes » perçues comme indues, et « qui demandent de plus en plus de temps ». « Le manque de personnels support nous oblige à prendre en charge des tâches qui ne devraient pas nous incomber » dit ce professeur d’université ayant une lourde responsabilité. La souffrance au travail est alors associée à un manque de moyens humains, un défaut de recrutement, exactement comme les personnels de santé le dénoncent pour les hôpitaux. Ainsi le « manque de recrutement ne permet pas de répartir les responsabilités et les différentes tâches ». Le constat revient beaucoup : « manque de moyen humain », « sous-encadrement endémique du département », « sous-encadrement dramatique dans mon UFR », « sous-encadrement structurel à l'Université (trop peu de personnel pour trop de tâches) », « un sous-encadrement qui s'aggrave ».

24Parmi ces charges indues, la charge administrative est particulièrement ciblée. « La gestion administrative est de plus en plus lourde, chronophage » nous dit une maîtresse de conférences travaillant en INSPE. D’autant plus lourde qu’est vivement ressentie une dérive bureaucratique. Au final, « le modèle d'organisation de l'enseignement et de la recherche nous contraint à un surcroît de tâches administratives chronophages et pénibles, dans un contexte de pénurie des personnels titulaires, [alors] que notre éthique professionnelle nous contraint à accepter ces tâches collectives pour rendre le service public auxquels les étudiants ont droit » résume un maître de conférences ayant plus de 10 années de carrière. Il décrit un sentiment de piège, où la surcharge est supportée, vaille que vaille, par un idéal moral de dévouement, sur le mode « on doit le faire pour nos étudiants ». Selon la même logique, les cours et TD sont à pourvoir pour assumer les promesses pédagogiques de nos maquettes, ce qui en fait la seconde trappe du même piège : « c'est dû aux heures supplémentaires à prendre par manque de personnel enseignant ».

25Nos enquêtés évoquent aussi une « bureaucratie folle », « bureaucratisation excessive », une « adoption des techniques du New Public Management », une « charge administrative trop lourde, fondée sur un manque de confiance de la hiérarchie (ministère et tutelles directes) se traduisant par du contrôle a priori et a posteriori ». Sont pointées également les « tâches administratives stupides (remplir des tableaux Excel d'indicateurs de performance, refondre des maquettes d'enseignement sur la base de critères abscons…) », ou « l'administration galopante qui génère du formulaire inutile et répété, sous des formats malcommodes et incompatibles entre eux ». « Les injonctions administratives sont franchement de plus en plus incohérentes et incompatible avec le temps dont j'ai besoin pour effectuer mes missions d'enseignement et de recherche ». « C'est un cumul de fautes », à chaque étage, dit une maîtresse de conférences entre 10 et 20 ans de carrière : à son niveau personnel (« je suis trop gentille et trop perfectionniste ») ; au niveau des collègues (« qui prennent les primes de responsabilité pédagogique ou administrative sans assumer les tâches qui vont avec ») ; au niveau de l'université (« lourdeur de certaines procédures et manque de coordination entre les services »).

Conclusion

26Malgré le nombre de réponses reçues, nous avons bien conscience que cette enquête reste exploratoire, et elle mériterait d’être reprise et consolidée, notamment à l’aune du climat de défiance et de précarité budgétaire actuel. Cependant, les constats présentés ici font écho à d’autres, montrant à la fois qu’ils s’inscrivent dans une longue histoire de fragilisation de l’exercice du métier d’enseignement-chercheur (Felouzis, 2001) et dans une aggravation des difficultés que la crise sanitaire de 2020 conjuguée aux effets d’une numérisation croissante des activités (Gallot et al., 2023) contribuent à amplifier. La pression mise sur les enseignants-chercheurs pour accomplir, en même temps, dans l’urgence, en continu, des activités multiples, plus ou moins contraintes, et pour certaines jugées indues, est constitutive d’une aliénation professionnelle remettant lourdement en cause la non seulement désirée mais aussi nécessaire liberté académique. Dans une logique managériale plus ou moins toxique, l’imposition d’un rythme effréné peut être lue comme une façon d’ôter du pouvoir aux enseignants-chercheurs : pouvoir d’initiative et de liberté de création, pouvoir de prendre le temps du recul critique, pouvoir d’arbitrage entre les tâches. Noyé dans le flot des injonctions (qu’elles soient contradictoires ou pas), un profond sentiment de perte d’autonomie domine. La liberté de prendre ou pas des responsabilités est restreinte car il faut bien faire face ; la liberté de gestion de son emploi du temps global est très incertaine et les marges de liberté pour s’opposer aux dynamiques managériales et bureaucratiques sont restreintes par un contrôle hiérarchique et des évaluations de carrière qui ont intégré ces exigences à l’étude des performances professionnelles. Et la liberté académique se retrouve dès lors empêchée par le renforcement de ces cadres et prescriptions dégradant les conditions de travail des enseignants-chercheurs. L’exercice de la liberté académique nécessite le temps d’une pensée ouverte sur le monde, et non l’enfermement dans des injonctions à une production scientifique (notamment sur projet) et à l’absorption d’un surcroît de tâches administratives et pédagogiques, faute de recrutements. Il serait urgent de pouvoir se réapproprier les fondamentaux de notre métier

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Bibliographie

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Bouderbala Amel, Ben Sedrine Doghri Sinda, 2021. « La souffrance au travail conséquence d’un management paradoxant : cas des enseignants chercheurs et des soignants dans le cadre du New Public Management en Tunisie », Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, vol. xxvi, n° 67, p. 23-49.

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Notes

1 Soit 2010 € mensuels en 2021 et 2180 € pour les seuls salariés de la fonction publique.

2 Q22- S’il fallait désigner des responsables à la situation de travail dégradée que vous pouvez ressentir, vous diriez : (plusieurs réponses possibles)
C’est un peu de ma faute car j’accepte trop de choses, par souci de bien faire
C’est la faute de certains collègues qui mettent la pression dans une logique d’émulation collective
C’est la faute de ma hiérarchie qui me donne des missions sans les moyens adéquats de les réaliser dans de bonnes conditions
C’est la faute d’un système national de gestion des carrières qui nous oblige à faire toujours plus pour être bien évalués.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Arnaud Mercier et Nathalie Pinède, « La dégradation des conditions de travail des enseignants-chercheurs comme obstacle à l’exercice de la liberté académique »Sciences de la société [En ligne], 109 | 2022, mis en ligne le 02 juillet 2025, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sds/14042 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1499c

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Auteurs

Arnaud Mercier

Pr. En sciences de l’information et de la communication, Université Paris Panthéon-Assas / Laboratoire CARISM, 87 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris, Arnaud.mercier@u-paris2.fr

Articles du même auteur

Nathalie Pinède

Pr. En sciences de l’information et de la communication, Université Bordeaux Montaigne / Laboratoire MICA, 1 rue Jacques Ellul, 33080 Bordeaux cedex, Nathalie.Pinede@u-bordeaux-montaigne.fr

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Droits d’auteur

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