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Universités et capitalisme académique : liberté académique, responsabilité sociale et dynamiques inconscientes

Nicolas Tilli

Résumés

Cet article examine comment le capitalisme académique pousse les universités à se comporter comme des acteurs du marché, mettant en péril leur indépendance et leur liberté académique. En abordant les mécanismes inconscients liés au désir et au narcissisme, il montre l’impact des exigences de performance sur les enseignants et les étudiants. L’auteur plaide en faveur de la défense de la liberté académique pour préserver la diversité des idées et assurer le bien-être dans l’enseignement supérieur. Il propose aussi des pistes pour trouver un équilibre entre responsabilité sociale et contraintes économiques. Une lecture incontournable pour saisir les enjeux actuels des universités.

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Texte intégral

1Les Universités et établissements d’enseignement supérieur et de recherche en tant qu’Établissements Publics à caractère Scientifique, Culturel et Professionnel (EPSCP) sont ancrés dans une série de principes et de valeurs axés sur le développement durable et le rôle sociétal. De ce fait, ils ont une responsabilité sociale (RS) comme le remarquent Stadge et Barth (2022), Kantanen (2005) et Loneux (2016), ainsi que le consacrent plusieurs textes nationaux et internationaux. En France la Charte de l’environnement de 2005 reprise en 2010 par la loi portant sur l’engagement national pour l’environnement et le développement durable appuie cet engagement. Sur le plan international, la norme ISO n°26000 de 2010 encourage les organisations à adopter une responsabilité sociale. Les déclarations de Talloires de 1990 et 2005 soulignent l’importance de la responsabilité des EPSCP dans le domaine du développement durable et mettent en valeur aussi leur RS. De même, la déclaration de Rome de 2014, dont les principes ont été repris dans les appels à projets d’Horizon Europe et son prédécesseur (Horizon 2020), réitère l’importance de l’engagement universitaire envers la société. Ces initiatives s’inscrivent dans la promotion d’un avenir plus durable et équitable au travers d’un enseignement et d’une recherche libres, divers et désintéressés impliquant de ce fait la sauvegarde de la liberté académique.

2Cependant, le système capitaliste, en mettant l’accent sur le profit et la concurrence, exerce une influence modificatrice sur les EPSCP, les orientant vers une professionnalisation du savoir ce qui peut affecter leur rôle, leur fonctionnement et leur RS impactant la liberté académique.

3Cette tension entre la mission sociale des EPSCP et les caractéristiques du capitalisme soulève des questions complexes sur leur capacité à maintenir un engagement envers une société indépendante, juste et durable, dans un contexte où les penseurs comme Chomsky (1999, 2019), Stiglitz (2012) et Piketty (2014) ont mis en évidence les effets polarisants du système capitaliste.

4Ainsi, les universités sont confrontées à des défis qui touchent leur autonomie, leur fonctionnement et leur indépendance modifiant ainsi ses principes fondateurs (Bertrams, 2008) et influençant leur mission d’enseignement et de recherche (Althaus, 2019).

5En effet, Marginson et Considine (2000) ainsi que Felouzis (2001) mettent en évidence la manière dont l’économie de la connaissance (Marcus, 1995) entraîne les universités dans une compétition ayant un impact sur les choix des enseignants, chercheurs et étudiants vers des filières et des thématiques de recherche jugées plus rentables. Cette orientation vers la professionnalisation et l’innovation soulève dans cette étude des inquiétudes quant à son impact sur l’enseignement et la recherche à l’université. Elle touche la liberté académique et par conséquent la responsabilité sociale universitaire.

6Enfin, l’analyse psychanalytique révèle comment ce modèle capitaliste, bien que contraire aux notions de liberté académique et de responsabilité sociale, trouve un terrain favorable dans le fonctionnement psychique névrosé. Ce dernier, nourri par un narcissisme débordant, poursuit une quête incessante de plaisir qui s’accorde avec la logique consumériste créant une atmosphère universitaire dominée par des querelles d’idées égocentriques. Cette perspective met en lumière les mécanismes psychiques influençant l’université.

Liberté académique et lien social face aux pressions économiques

Liberté académique et pressions économiques : une dualité au cœur de l’enseignement supérieur français

La liberté académique en France : définition et enjeux

7Les missions du système d’enseignement supérieur français sont définies à l’article L.123-3 du Code de l’éducation (C. éduc.) comme un service public centré sur la formation, la recherche scientifique, la diffusion culturelle et scientifique et la coopération internationale. Ces missions requièrent que les acteurs concernés bénéficient de garanties, notamment la liberté académique. Cette notion de liberté académique est inférée de l’article L. 141-6 du C. éduc. qui stipule que « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ».

8Malheureusement, cette liberté, clé et centrale, semble être une notion vague et floue ne faisant l’objet d’aucune définition per se (Fernandes, 2023) dans le système normatif français. Une de ses grandes caractéristiques est la variabilité. Elle évolue dans le temps, varie selon les circonstances, le contexte social, politique, économique et selon les valeurs de la société. La notion de liberté académique semblerait exprimer tout simplement un contenu axiologique, alors comment la considérer ?

9Sans vouloir rentrer dans un débat de théorie du droit, Dworkin pourrait éclairer la manière d’interpréter cette liberté, non par son contenu, mais par sa nature : serait-ce une norme juridique ou un standard ? Il semble important de considérer que « bien que les « normes » et les standards de type « principe » ou « politique » jouent parfois des rôles très similaires, la seule différence qui les sépare est une question formelle » (Tilli, 2009, p. 1985-1986).

10En France, de nombreux auteurs ont tenté de définir avec rigueur les contours et la portée de cette liberté ainsi que son impact sur les universités, les enseignants-chercheurs, dorénavant universitaires (Beaud, 2021c), et les étudiants (Vedel, 1960 ; Ricoeur, 1968 ; Toulemonde, 1971 ; Rivero, 1978 ; Imbert, 1983 ; Rials, 1996 ; Caporal, 1998 ; Mourgeon, 1994 ; Mouton, 2008 ; Beaud, 2010, 2020, 2021a, 2021b, 2021c ; Dumez, 2011 ; Fernandes, 2017, 2023 ; Maury et Godefroi, 2023 ; Camus, 2023) y englobant notamment les activités de recherche et d’enseignement (Fernandes, 2023).

11Bien que la liberté académique ne bénéficie pas d’une définition normative, elle serait consacrée indirectement d’un côté par l’article L. 952-2 du C. éduc. encadrant l’exercice de la fonction des enseignants (en qualité de fonctionnaires d’état, ils sont régis par les lois du 13 juillet 1983 et du 11 juillet 1984, leur statut est spécifié à l’article L. 414-2 du Code général de la fonction publique -CGFP-). D’un autre côté, le Conseil constitutionnel (DC 83-165 du 20 janvier 1984 et DC 93-3225 du 28 juillet 1993) souligne son rôle fondamental dans le secteur de l’enseignement supérieur.

12À l’échelle internationale, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et l’Organisation internationale du travail en 1966 et 1997, ont émis des recommandations pour la sauvegarde de la liberté académique. La Cour européenne des droits de l’homme a, de son côté, souligné l’importance de la liberté d’expression académique à travers diverses affaires. De plus, plusieurs déclarations de la société civile soutenues par l’UNESCO ont vu le jour : en 1988 la Déclaration de Lima et la Magna Charta Universitatum, en 1990 la Déclaration de Kampala, la Déclaration de Djouba et la Déclaration de Dar Es Salaam, ont marqué un jalon essentiel dans la défense de la liberté académique, mettant en avant le rôle crucial de la RS des universités. En 2015, l’Organisation des Nations unies (ONU) a souligné l’importance de la liberté académique comme pilier de la démocratie et du progrès social, englobant la liberté d’expression, de recherche et de publication des universitaires, et a alerté, sur les menaces croissantes posées par les pressions économiques (Kaye, 2015). En 2020, le Conseil de l’Europe a mis en exergue les menaces à l’encontre de la liberté académique et de l’autonomie des universités en Europe (Karran, 2020).

Les pressions économiques sur l’enseignement supérieur : conséquences et défis

13En France le rôle et l’identité des universités ont été influencés par des réformes législatives, par l’économie de la connaissance et le besoin d’innovation présenté comme une clé majeure de compétitivité (Morillon, 2015) dans la société contemporaine (Clark, 1983).

14La théorie de l’économie de la connaissance positionne la connaissance comme la principale source de développement économique, faisant de l’enseignement et de la recherche des piliers économiques majeurs. Dans ce sens, les universités se transforment en moteurs de croissance économique pour s’adapter aux besoins du marché. Cette évolution pose de nombreuses questions et soulève de fortes inquiétudes quant à l’impact des pressions économiques sur la recherche et l’enseignement, déjà manifestées par l’existence de la logique d’évaluation de la performance dans les universités.

15De même, Slaughter et Rhoades (2004) et Ward (2012) ont mis en évidence comment les universités se transforment en acteurs du marché, soulignant une mutation vers un capitalisme académique (Hackett, 2014) où les impératifs économiques influencent de plus en plus les missions des organisations d’enseignement supérieur (Slaughter et Leslie, 1997). Cette dynamique présente un défi majeur pour les universitaires, qui doivent naviguer entre leurs missions traditionnelles de formation et de recherche, les nouvelles exigences de RS et celles d’un environnement économique en évolution. 

16Face à ce défi, l’article L. 414-2 du CGFP assure l’indépendance des universitaires établissant des exceptions concernant leur évaluation, leur cadre disciplinaire et leur recrutement, des mesures qui devraient protéger la diversité, la liberté et l’indépendance de leurs enseignements et recherches. Cependant, l’efficacité de ces garanties semble être compromise par des réformes législatives progressives introduisant de façon sous-jacente la logique du capitalisme académique dans le fonctionnement universitaire français : renforcement de leur autonomie et incorporation des logiques de marché dans leur gestion (Ginsberg, 2011). Ces changements posent des questions sur l’avenir de l’enseignement supérieur en termes de diversité et d’indépendance des savoirs (Becher et Trowler, 2001).

17Parallèlement, depuis sa création en 2005, l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) joue un rôle central dans le renouvellement de la recherche française, en mettant l’accent sur l’innovation, l’excellence, et la compétition (IEC). L’ANR encourage les projets innovants et les partenariats public-privé (PPP), à travers des appels à projets compétitifs (APC) suivant des critères de sélection rigoureux. L’ANR, en gérant le Programme Investissements d’Avenir (PIA) et le programme France 2030, contribue à la transformation des universités vers une gestion plus managériale. Cette stratégie est particulièrement marquée par les réformes introduites par la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) du 10 août 2007, la loi sur l’orientation et la réussite des étudiants (ORE) du 8 mars 2018, l’introduction de Parcoursup le 15 janvier 2018 et la loi de programmation de la recherche (LPR) du 24 décembre 2020.

18Cette orientation stratégique, associée à la mise en place de dispositifs comme les Labex, Idex, Idefi, Equipex ont intensifié la compétition institutionnelle, menant à une hiérarchisation accrue des universités, des formations et des thématiques de recherche (Guillou et al., 2022). Le rôle du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (chargé d’évaluer les établissements d’enseignement supérieur, les unités de recherche et les formations en France) illustre bien cette évolution vers des logiques de performance et de compétitivité.

La liberté académique et le lien social à l’épreuve du capitalisme académique

Impact du capitalisme académique sur la liberté académique

19La liberté académique devrait être considérée non pas comme un privilège mais comme un droit fondamental pour les universitaires et comme une garantie de RS pour les universités. Toutefois, la liberté académique fait face à des menaces significatives dues aux pressions économiques et à l’impact du capitalisme académique. Des universitaires tels que Leslie (1997), Slaughter (1997, 2004), Felouzis (2001), Rhoades (2004), Marginson et Considine (2000) et Hackett (2014) ont souligné comment cette influence du nouveau prisme économique universitaire peut impacter la liberté académique en limitant la diversité du savoir. Ces auteurs insistent sur l’importance de protéger la liberté académique des influences externes afin de préserver l’intégrité et la qualité de la recherche et de l’enseignement qui devraient être libres de toute contrainte économique ou politique (interne et externe à l’université). Pourtant, en France, le rapport Barré-Sinoussi, Berger (2012) encourage la mise en place des coopérations public-privé pour mener les recherches, assumant l’immission des critères économiques (ICE) dans ce domaine.

20Le capitalisme académique confronte cette liberté, introduisant à l’université des objectifs et indicateurs économiques (OIE), priorisant les performances mesurables et rentables. Justement, l’impact des logiques économiques modernes se reflète dans la lettre de la LRU, l’ORE et la LPR, modernisant le cadre financier, de recrutement et de la recherche à l’université, et dans la création de l’ANR favorisant la recherche appliquée au détriment de la recherche fondamentale (Guillou et al., 2022) et la compétitivité (RC).

21Cette tendance semble menacer la mission première des universités, celle de diffuser un savoir éclairé, divers et responsable socialement, en soumettant de plus en plus fortement la recherche et l’enseignement à des critères quantitatifs pour répondre à la demande du marché.

22Par ailleurs, le savoir se matérialise pour les étudiants à travers les parcours réfléchis autour d’une logique entrepreneuriale : alternance, stages, immersion en entreprise, thèses CIFRE, apprentissage et professionnalisation. Depuis 1987, l’apprentissage s’est ouvert à tous les niveaux de l’enseignement supérieur, au-delà des CAP grâce à la réforme Seguin. Depuis 2005, la création de la Licence et du Master professionnels a fortement accéléré la croissance de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur (Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche-MESR, 2023).

23Dans ce contexte, cette liberté se trouve au cœur d’une tension entre une vision capitaliste de l’enseignement et la recherche en tant que vecteurs de progrès économique et une vision traditionnelle exempte de toute influence du marché (Bertrams, 2008).

Répercussions du discours capitaliste sur le lien social universitaire

24La théorie des discours de Jacques Lacan offre une compréhension profonde de la discursivité la présentant non pas comme de la communication, mais comme le pilier du lien social, structuré autour de positions définies occupées par les sujets comme par les organisations. Cette perspective met en avant le rôle crucial du langage en tant qu’espace (selon une vision foucaldienne) marqué par des dynamiques de pouvoir et d’identité qui façonnent les normes, hiérarchies et relations au sein de la société (Bellahcene, 2012). Cette approche est pertinente pour analyser comment les dynamiques du capitalisme académique influencent les universités et ses membres dans leurs paroles, rôles et interactions.

25En effet, Lacan conceptualise le discours comme le fondement du lien social, révélant comment le symbolique et l’imaginaire sont conditionnés par des positions prédéfinies au sein d’une structure relationnelle. L’auteur explique que le langage façonne le lien social, où chaque individu ou organisation adopte un discours spécifique selon sa position, forgeant des interactions distinctes.

26Lacan distingue quatre discours fondamentaux (celui du maître, de l’hystérique, de l’universitaire et de l’analyste) qui démontrent les différentes façons d’établir des relations sociales (Lacan, 1991). L’introduction d’un cinquième discours le capitaliste (Lacan, 1978) met en avant l’impact du système capitaliste sur le lien social, caractérisé par une quête incessante de plaisir et une logique de consommation (Braunstein, 2011). Le discours capitaliste souligne un narcissisme exacerbé, où le désir insatiable du sujet pour de nouveaux objets alimente un cycle consumériste perpétuel, illustrant ainsi la prédominance de la consommation comme reflet de réussite dans les dynamiques sociales contemporaines (Sauret, 2010) impactant le lien et les interactions sociales.

27Ce discours promeut une vision du monde centrée sur l’individu, où le succès est attribué à l’accumulation des objets consommables plutôt qu’aux facteurs et dynamiques sociaux ou collectifs (Lérès, 2016) ; et révèle une transformation du lien social, où le sujet, en tant que consommateur, est en interaction directe avec le marché, piégé dans un cycle incessant de désir et de satisfaction jamais atteint (Sauret, 2009). Cette dynamique permet au système capitaliste de se perpétuer par l’exploitation de ce désir insatiable, encourageant une quête sans fin de satisfaction à travers la consommation de biens, services, substances, formations, diplômes, articles, et même de personnes, sans jamais parvenir à une satisfaction véritable. Le discours capitaliste, inhérent à la plupart des sociétés contemporaines, promet une jouissance insaisissable, un plus-de-jouir (Sauret, 2020) dont la satisfaction est proposée de plus en plus par les organisations constitutives de nos sociétés, dont les universités. Ces quelques exemples de réponse à cette quête de jouissance incontrôlable dans le domaine universitaire : l’IEC, les PPP, les APC, l’ICE, des OIE, des RC, le PIA, l’Idex, l’Equipex, le Labex, l’Idefi (cf. supra), l’EPI, la PR et l’IE (cf. infra), la labélisation, l’accréditation, les classements, les revues scientifiques classées (imposant parfois aux chercheurs de payer des frais de publication pour leurs propres travaux, Althaus, 2019), sont autant de marqueurs du nouveau symptôme capitaliste (Watters, 2011) universitaire : l’excellence (qui reflète une logique de compétition malsaine).

28Cette réorchestration des liens sociaux au sein et autour des universités reflète une transformation de l’université passant d’un centre de réflexion et de débat à une entité orientée vers la production de connaissances quantifiables, favorisant l’efficacité, la productivité et l’innovation (EPI). Pourtant, ce réaménagement ne démontre pas clairement son efficacité. Qu’est-ce qui prouve que cette métamorphose universitaire améliorera la qualité de l’éducation et de la recherche ? Comment garantir une répartition équitable des ressources sans désavantager les universités moins favorisées ? Comment s’assurer que les mesures d’efficacité, de productivité et d’innovation ne compromettent pas l’autonomie académique et la liberté de recherche ?

29Cette transformation impacte la structure organisationnelle et fonctionnelle des universités, risquant de compromettre la liberté académique, donc leurs RS, mises en péril par des forces marchandes privilégiant une quête de performance et de rentabilité (PR) dont l’utilité sociale n’est pas démontrée.

Capitalisme académique : entre course à l’excellence et financement

Capitalisme académique : course à l’excellence et financement de la recherche

La course à l’excellence académique : enjeux et critiques

30Felouzis (2001) critique le capitalisme académique pour avoir réduit l’enseignement supérieur à une marchandise, centrée sur la préparation des étudiants à entrer sur le marché du travail, compromettant la capacité des universités à promouvoir une pensée critique désintéressée, conséquence de la liberté académique et de la RS des universités.

31Le défi est là : d’un côté, les universitaires et les étudiants accèdent à un capital culturel (Bourdieu, 1979) aligné sur les attentes du marché, qui marginalise les connaissances et limite les formations, parcours et axes de recherches qui ne s’inscrivent pas dans ce cadre. D’un autre côté, les collaborations grandissantes avec le secteur privé largement encouragées peuvent avoir un effet positif sur le capital social (Bourdieu, 1979) des étudiants et des universitaires, en favorisant les réseaux professionnels et les connexions, qui jouent un rôle essentiel dans la réussite universitaire et professionnelle.

32Dans ce contexte, la course pour l’excellence universitaire, créé dans le discours et fonctionnement universitaire une obsession pour les classements, les accréditations et les labélisations (Letiche, Lightfoot et Lilley, 2017) tout en soulignant une préférence pour les domaines d’enseignement et de recherche jugés économiquement rentables. Par conséquent le risque est de voir une réduction de la diversité académique et un bridage du développement de la pensée critique (Bhattacharya, Packalen, 2020).

33Cette course à l’excellence universitaire peut aussi s’expliquer par la volonté d’améliorer le positionnement de la France qui est au 10e rang des contributions aux publications scientifiques mondiales en 2021 et son indice d’impact, qui mesure la fréquence des citations des articles scientifiques publiés, se classe également 10e parmi les principaux producteurs. La France a une part de publications en Sciences de la vie et en Sciences physiques et ingénierie, qui reflète celle observée au niveau mondial (aligné sur le dogme du capitalisme académique), avec un indice de spécialisation, qui mesure la concentration relative de publications scientifiques dans un domaine spécifique par rapport à la moyenne mondiale, proche de 1 dans ces domaines. En revanche, en Sciences humaines et sociales (SHS), la part des publications françaises est plus faible avec un indice de spécialisation de 0,8 (MESR, 2023).

34Cette orientation, sous la pression des impératifs économiques à court terme et de l’amélioration du positionnement international de la France, souligne la tension entre économie et liberté académique, expliquant la disparité entre les sciences et techniques (ST) et SHS. Les ST sont favorisées pour leurs retours rapides et mesurables, répondant aux attentes économiques immédiates, tandis que les SHS offrent des retours plus diffus et à long terme, souvent moins quantifiables économiquement.

Financement de la recherche : impacts sur l’autonomie et la diversité académique

35La tendance actuelle, mise en lumière par Slaughter et Rhoades (2004), de favoriser les domaines d’enseignement et de recherche économiquement rentables pourrait entraîner une uniformisation de l’offre éducative et des thématiques de recherche investies. Cette orientation influencée par les partenariats public-privé, par une logique des financements ciblés et par l’économie de la connaissance pourrait restreindre la diversité des savoirs et limiter l’exploration des formations et domaines de recherche considérés moins lucratifs, reflétant la standardisation d’un savoir jugé économiquement viable.

36Prüm et Ergec (2010) rappellent que le système de financement de la recherche en France est marqué par sa complexité et son hétérogénéité, et s’inscrit dans une logique de gestion orientée vers l’innovation et l’excellence (IE) uniformisant les axes globaux de recherche financée. En 2020, 57 % des financements contractuels de la recherche publique, provenaient du secteur public. Plus de la moitié de ces fonds (54 %) étaient issus de financeurs publics directs comme l’ANR, l’Ademe. Les entreprises françaises ont fourni 1 milliard d’euros de financements, avec 45 % destinés aux EPIC, tandis que les contributions internationales (Union européenne, organisations internationales, opérateurs hors France) représentaient 1,2 milliard d’euros, soit 24 % des financements. En 2021, la Commission européenne a introduit Horizon Europe, le successeur du programme H2020, marquant une augmentation de plus de 20% par rapport au programme précédent (MESR, 2023). Parallèlement, d’autres programmes tels que PNR EST, l’IReSP, Open Research Area et LabCom encouragent la recherche et la collaboration université-entreprise.

37Alors que la question des risques de fragilisation de l’autonomie et de la diversité de la recherche se pose inévitablement en présence d’une concentration et d’une orientation des moyens, elle reste ignorée par les promoteurs de ces nouvelles politiques.

38Dans ce contexte, Marginson et Considine (2000) mettent en garde contre la transformation des universités en centres de formation professionnelle privilégiant les ST, ce qui pourrait dévaloriser d’autres disciplines et axes de recherche.

Le capitalisme académique : dynamiques inconscientes et rôles de consommateurs et prestataires

Étudiants consommateurs et universitaires prestataires : une nouvelle dynamique universitaire

39En 2022 l’ANR a contribué avec 1,1 milliard d’euros aux ressources contractuelles des administrations de recherche, représentant 22 % de ces ressources, dont près de la moitié (49 %) étaient destinées à l’enseignement supérieur. En 2023, selon le MESR, les dotations budgétaires de l’État constituaient 66 % des ressources des établissements d’enseignement supérieur et de recherche. La gestion centralisée des fonds, notamment par l’ANR caractérise la lourde bureaucratie de la recherche dans l’hexagone (Camus, 2023). Dans ce contexte, les indices d’impact et de spécialisation (cf. supra), et le compte fractionnaire, qui attribuent des crédits proportionnels aux contributions des différentes institutions, occupent une place importante dans les finances des institutions françaises d’enseignement supérieur.

40Cette orientation utilitariste semble considérer de façon sous-jacente les étudiants et les universitaires comme des agents économiques, soulignant l’éclipse du développement intellectuel critique désintéressé et accentuant la victoire des principes capitalistes dans les universités (Hayes et Wynyard, 2002).

41Cette ascendance du discours capitaliste dans l’enseignement supérieur impacte la création et la transmission des connaissances et modifie la position des étudiants, des universitaires et des universités dans leurs discours, affectant ainsi le lien social (Terral, 2003). Cette dynamique semble transformer les étudiants en consommateurs de connaissances et compétences pratiques, les assimilant à des clients de l’économie de la connaissance, tandis que les universitaires deviennent des prestataires de services, influencés par les exigences d’une logique économique guidant le contenu de leurs enseignements et les thématiques de recherche. Quant aux universités : elles s’alignent de plus en plus sur une logique de marché privé. Cette tendance pousse les universitaires à aligner leur recherche et leurs enseignements sur les préférences des clients, des financeurs et des partenaires privés, interrogeant encore une fois le contenu de la liberté académique (Guillou et al., 2022) et impactant de ce fait la RS des universités.

42Selon Hayes et Wynyard (2002), cette évolution marque un tournant majeur dans la place occupée par les étudiants à l’université. En effet, leur la satisfaction semble dépendre du contenu enseigné mais aussi de leur moyenne et du feelling avec l’universitaire ce qui déterminerait les notions de qualité et d’excellence. Les évaluations, mises en place par les universités pour évaluer la personne de l’universitaire et/ou son travail, reflètent cette évolution. Cette approche client-centrée incite à la satisfaction des besoins utilitaristes plutôt qu’à l’indépendance intellectuelle guidée par la pensée critique.

43Arum et Roksa (2011) notent que cette évolution réduit l’engagement des étudiants dans leurs apprentissages, favorisant la recherche de résultats immédiats (satisfaction immédiate du plaisir) plutôt qu’un engagement profond dans leurs études (Trapani, 2018). Cette dynamique altère le lien, la communication et l’interaction entre universitaires et étudiants brouillant les rôles, mélangeant les places et uniformisant les statuts dans l’université.

Dynamiques inconscientes du capitalisme académique : désir, identité et narcissisme

44Le capitalisme académique, analysé à travers le prisme de la notion du désir, de l’identité, du narcissisme et du lien social (Sauret et al., 2015) éclaire les changements contemporains dans les universités.

45Ce regard permet d’affirmer que le désir humain est une quête incessante visant à combler un manque intrinsèque, une quête jamais entièrement satisfaite, ce qui résonne avec la logique du capitalisme qui crée un cycle perpétuel de consommation pour répondre illusoirement à ce manque structurel. Dans le contexte universitaire, cette dynamique se manifesterait par exemple par l’acceptation (active ou passive) des universitaires de la pression (officielle et/ou officieuse) exercée pour produire des résultats mesurables et quantifiables : nombre des publications dans des revues classées, quantité de directions et soutenances des thèses et des HDR, organisation de colloques, séminaires, journées d’études, obtention de financements, chaires, bourses oscillant « entre obligations, incitations et injonctions » pour l’universitaire (Morillon, 2015). Ces résultats impactent les évaluations et les dotations budgétaires des centres de rattachements, des UFR et des universités, sans oublier que l’avancement de la carrière des universitaires est souvent mesuré par ces indicateurs. D’ailleurs, les campagnes universitaires d’identification des publications en sont un bon exemple car elles influencent directement le budget annuel des laboratoires, attribuent le statut de « publiant » à l’universitaire ce qui a un impact sur les classements, les labélisations et les financements.

46Mais le désir n’est pas isolé, il est en lien avec la notion d’identité de l’universitaire qui est profondément influencée par le regard des autres, c’est-à-dire la manière dont l’universitaire se perçoit à travers les yeux de son entourage, ses pairs, l’institution d’appartenance et même les étudiants (Tajfel et Turner, 1986). Cette identité est influencée par le lien social capitaliste (Terral, 2003) impactant le narcissisme de l’universitaire.

47En effet, Lacan décrit un narcissisme où le sujet aspire à un moi idéalisé, influencé par l’Autre et les normes sociétales. Dans ce contexte, la notion d’« excellence », aspiration exacerbée dans l’environnement compétitif académique, pousse à la performance individuelle de l’universitaire et promeut un narcissisme professionnel démesuré parfois source de mal-être mettant en péril la santé du collectif universitaire (en France les études sur la souffrance au travail des universitaires demeurent rares). De plus, selon la théorie du lien social de Lacan, les interactions sociales influencent la construction d’identité et le narcissisme du sujet le plaçant dans le discours capitaliste en objet interchangeable.

48Le capitalisme académique affecte aussi profondément les étudiants en les plongeant dans un environnement où la performance et la compétition prévalent dès la Licence. Cette atmosphère compétitive peut impacter leur désir et leur identité mais aussi induire un besoin démesuré de narcissisme capitaliste, car ils se retrouvent constamment à mesurer leur réussite et leur valeur à travers des critères de performance et de reconnaissance pour accéder aux parcours dits « d’excellence ». Les étudiants, évoluant dans un environnement compétitif dès la Licence, sont souvent traités comme des clients dans un système académique capitaliste. Cela les pousse à se conformer aux exigences sans approfondir leurs connaissances ni développer une pensée critique. La compétition favorise des succès superficiels plutôt que l’investissement réel dans l’apprentissage, créant une illusion de dynamisme académique tout en sacrifiant l’approfondissement des savoirs.

49Les études universitaires, plutôt que d’être vues comme un chemin vers l’acquisition de connaissances, le développement personnel et la formation des citoyens avec un esprit critique et libre, deviennent un moyen de se distinguer et de réussir dans un système où la valeur individuelle est souvent jugée sur la base de réalisations académiques et professionnelles tangibles.

50Le désir, l’identité et le narcissisme constituent des piliers fondamentaux pour saisir l’impact des discours prédominants autour de l’excellence sur la communauté universitaire et son bien-être psychique. Malheureusement, malgré le fait qu’en France, la promotion du bien-être et de la santé mentale à l’université a été identifiée comme une priorité de la politique de santé publique, les études qui lui sont consacrées sont rares (Tilli, Marino, 2024 ; Tilli, Villar, 2023, 2024).

Conclusion

51D’un côté, l’université joue dans sa RS un rôle actif dans le développement des citoyens via l’enseignement et la recherche. D’un autre côté, le capitalisme académique semble modifier la façon d’investir l’enseignement et la recherche. En effet, le capitalisme académique exploite le désir humain, créant une pression sur les universitaires et les étudiants, affectant leurs identités, leurs rôles et leur positionnement, tout en alimentant un narcissisme insatiable.

52Ce contexte semble dévoiler une tension évidente entre les impératifs du capitalisme académique et la promotion et protection de la liberté académique comme garantes de la RS universitaire. Dans ce paysage marqué par des réformes législatives qui appliquent au service public des recettes de management des entreprises privées (Le Cornec Ubertini et al., 2023), il devient impératif de comprendre l’impact du changement du lien social qui en découle sur l’essence même de l’enseignement supérieur et la RS des universités. Face à cette situation, il est essentiel de réaffirmer la valeur de la liberté académique comme pilier de l’enseignement supérieur. Cette liberté favorise la diversité des idées et des approches, enrichissant le débat intellectuel et stimulant la résistance des savoirs « de rupture » (Guillou et al., 2022, p. 20) : savoirs qui remettent en question les théories établies et conduisent souvent à de nouvelles façons de comprendre et d’interpréter le monde. Deux grandes voies s’offrent aux universitaires, résister ou « préférer ne pas voir » (Sauret, 2021).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Tilli, « Universités et capitalisme académique : liberté académique, responsabilité sociale et dynamiques inconscientes »Sciences de la société [En ligne], 109 | 2022, mis en ligne le 02 juillet 2025, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sds/14190 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1499f

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Auteur

Nicolas Tilli

MCF en Sciences de l’information et de la communication, IDETCOM, Université Toulouse Capitole (UTC)
nicolas.tilli@ut-capitole.fr

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